La faim dans le monde, c’est de la faute aux spéculateurs ; l’inflation aussi ; la hausse de l’euro également ; le prix du pétrole, celui du blé ou du lait encore plus. La pire, c’est la spéculation financière sur les marchés à terme de marchandises : spéculer sur « la faim des autres », quel crime en effet ! Comme toujours, Le Monde, fidèle baromètre de l’anti-libéralisme, ouvre le bal : « La spéculation sur les matières premières affole le monde agricole ».
En cause : l’instabilité des cours, déconnectés des réalités et une hausse artificielle des prix. Il y a quelques années, on accusait les spéculateurs de ruiner le tiers-monde en poussant à la baisse des prix ; maintenant, on les accuse du péché inverse. Le directeur de l’Office national interprofessionnel des grandes cultures, F. BOVA, précise : « Les matières premières agricoles se banalisent en tant qu’objets de marché ». L’association générale des producteurs de blé s’inquiète : « Si on laisse les fonds de pension investir dans l’alimentaire, où va-t-on ? ».
Tout cela marque une méconnaissance des marchés à terme. Ceux-ci existent depuis parfois plus d’un siècle. Ils ont été créés pour les besoins des producteurs ou des acheteurs. Ils n’existent que sur des marchés dont les prix des produits varient fortement. Si un marché a spontanément des prix stables, parce qu’offre et demande s’y adaptent en permanence, il n’y a pas besoin de marché à terme. En revanche il est des secteurs où le prix varie fortement d’une période à l’autre. C’est le cas dans l’agriculture, on le sait depuis au moins le XVII° siècle avec la loi de King : le prix s’effondre en cas de bonne récolte, et c’est la ruine des paysans, tandis qu’il fait la prospérité des mêmes paysans en cas de disette. Pour ces secteurs, un marché à terme se justifie, et la « spéculation « a des effets positifs.
Prenons le cas d’un fabricant de chocolats. Il doit envisager, un an avant, de discuter avec ses clients, pour fixer le prix des œufs qu’il livrera à Pâques de l’année suivante. Or il ignore tout du prix du cacao qui lui servira à fabriquer les œufs à cette date. Il ne peut évidemment l’acheter un an avant, cela lui coûterait trop cher, et c’est impossible pour des produits périssables. Il doit donc acheter des contrats à terme de cacao, à un an. Si le prix monte, il ne prendra pas livraison de la marchandise (qui n’est pas forcément de la qualité ou du lieu voulus), mais il vendra son contrat, et avec le gain pourra payer la différence du cours réel. Si le prix baisse, il vendra son contrat moins cher, mais en contrepartie il achètera le cacao moins cher aussi. Le contrat à terme joue ici le rôle d’assureur, garantissant le prix un an à l’avance par exemple. C’est comme une prime d’assurance : si la maison brûle on est content de s’être assuré, si elle ne brûle pas, on a perdu la prime.
En sens inverse, un producteur (par exemple de blé aux USA) peut vendre sa récolte à terme, en vendant des contrats, avant même qu’elle ne soit plantée, de façon à en garantir le prix de vente ; c’est ainsi qu’on a des marchés à terme d’œufs frais, alors que la poule elle-même n’est pas née…C’est donc à la demande des acheteurs ou des producteurs que ces marchés existent : c’est une protection contre le risque sur la variation du prix. Bien entendu, le système fonctionne bien parce qu’il existe un lien avec le réel, c’est à dire qu’une minorité de contrats donne lieu à livraison ou achat de la marchandise, pour garantir le lien entre le marché financier des contrats et le marché du physique, ce qui fait qu’à l’échéance les deux prix coïncident.
Si les entreprises se protègent contre le risque-prix, il faut que quelqu’un assume ce risque ; et c’est là qu’interviennent les « spéculateurs ». Sans eux, pas de marché à terme. Eux font des paris sur les évolutions des prix futurs. S’ils se trompent, ils perdent beaucoup d‘argent ; mais s’ils gagnent, ils peuvent en gagner beaucoup ; voilà ce qui choque les bonnes âmes. Mais si les Français ont moins d’accidents, les assureurs font plus de profits. Pas de marché à terme protecteur sans spéculateurs nombreux.
Toutes les études montrent qu’il y a toujours une corrélation avec le réel : si le blé ou le pétrole montent, c’est parce que la demande réelle augmente ; la spéculation ne fait qu’anticiper, accroître la tendance à court terme, mais on ne spécule pas durablement contre la réalité. Enfin, ces marchés représentent la meilleure estimation possible des cours réels à long terme, supérieure à toutes les prévisions des experts. Des simulations précises montrent que sans marché à terme, les fluctuations seraient plus grandes : ils limitent les variations. Les pays du tiers-monde eux-mêmes auraient pu se protéger en intervenant sur les marchés.
Tout cela n’est pas facile à comprendre ; il faut savoir ce qu’est un marché ; c’est sans doute trop subtil pour le lecteur moyen du Monde. La plupart des gens ne sauraient admettre qu’un marché fait toujours mieux qu’un expert : quel désaveu pour les technocrates ! Sérieusement, qui pense que sans marché à terme, le pétrole serait encore à trois dollars au lieu de 120 ? Mais il est gênant de chercher les vraies causes, donc d’accuser l’OPEP ou encore de prendre acte de ce que le tiers-monde se développe et achète du pétrole. Il est plus facile de dire « c’est la faute aux spéculateurs » ! Soutenir que les spéculateurs rendent un vrai service, ce n’est pas politiquement correct, mais c’est scientifiquement prouvé.