- Vous défendez une « éthique minimale ». Pourquoi ?
Je ne crois pas que la vocation de l’éthique ou la morale (je ne fais pas de différence entre les deux), soit de régenter nos pensées, nos désirs, nos manières de jouir, nos fantasmes ou nos traits de caractère. Une telle extension du domaine de la morale, un tel « maximalisme » moral, risquerait de menacer des libertés individuelles comme celle de faire ce qu’on veut de sa vie du moment qu’on ne nuit pas autrui et celle de penser. Dans un régime de morale maximale on pourrait juger « immorales » non seulement nos actions, mais aussi nos sentiments intimes. On pourrait vous reprocher non seulement ce que vous faites aux autres, mais aussi ce que vous vous faites délibérément à vous-même. Dans un tel monde, il serait parfaitement légitime de vous déclarer «immoral» parce que vous vous moquez d’être « parfait », vous fumez, vous consommez des drogues aussi répandues que l’alcool ou le haschich, vous tombez malade au mauvais moment, vous regardez des films porno, vous gâchez vos talents en préférant les jeux vidéo à la pratique du piano. Qui aimerait vraiment vivre dans un tel monde, où rien de ce qu’on est, pense ou ressent, aucune de nos activités fût-elle la plus solitaire, n’échappe au jugement moral ? C’est ce monde de l’éthique maximale, que je conteste, ainsi que la tradition philosophique qui l’inspire, celle d’Aristote avec ses vertus personnelles et celle de Kant avec ses devoirs moraux envers soi-même.
- L’éthique minimale propose donc un monde moral moins envahissant ?
En effet, elle propose un monde où l’éthique s’abstient de régir toute l’existence humaine à la manière des morales d’inspiration religieuse, qu’elles soient chrétiennes, juives, musulmanes ou autres. Un monde où l’éthique pourrait partir du principe général d’éviter de nuire délibérément à autrui, le reste étant considéré comme du moralisme inutile. En fait, tout ce que je propose de nouveau, si je peux me permettre de le dire moi-même, c’est seulement d’étendre à l’éthique le fameux principe de non nuisance à autrui, le « harm principle » de John Stuart Mill. Dans son esprit, ce principe était purement politique ou juridique et devait seulement servir à régler les relations de l’État aux citoyens. Il n’y a aucune raison à mon avis de ne pas en faire un principe éthique central aussi.
- Cependant l’idée de réduire l’éthique au seul principe de non nuisance est contestable. Cette éthique ne serait-elle pas trop pauvre ? Ne serait-elle pas incapable d’intégrer des principes moraux élémentaires comme celui qui nous demande de porter assistance aux personnes en danger ?
Dire que le principe de non nuisance peut-être un principe éthique central ne signifie qu’il est le seul ou qu’il ne demande pas à être amendé ou précisé. Ce qu’on appelle le « problème du bon samaritain » est certainement embarrassant pour les éthiques les plus minimalistes. Un automobiliste qui passe devant un amas de ferrailles où gémissent des personnes gravement blessées, et ne s’arrête pas pour leur venir en aide ou, au moins, pour prévenir un service d’urgence médical alors qu’il en a les moyens, se retrouve dans une situation de non-assistance à personne en danger. Il pourrait pourtant estimer, si tout ce que l’éthique nous demande est de ne pas nuire intentionnellement à autrui, qu’il ne fait rien d’immoral puisqu’il n’a causé aucun tort direct aux accidentés. Une telle éthique serait probablement trop pauvre. Il faut donc ajouter au principe négatif de ne pas nuire à autrui un principe positif d’assistance. À y réfléchir, mieux vaut le concevoir comme un principe d’égale considération des revendications de chacun, car il partirait alors d’une demande de reconnaissance de droits ou de besoins de chacun, et non d’une offre de bienfaisance ou de charité qui pourrait être jugée « paternaliste » à juste titre.
- L’éthique minimale se résume donc à trois principes ?
Oui.
- Neutralité à l’égard des conceptions du bien personnel, ou, dans la dernière version que je propose, indifférence morale du rapport à soi-même.
- Non-nuisance à autrui.
- Égale considération des revendications de chacun.
Ces principes me paraissent particulièrement adaptés aux sociétés démocratiques, laïques et pluralistes. Ils permettent d’éclairer de très nombreuses questions du débat public.
- Pourrait-on qualifier votre conception comme étant « libérale » au sens progressiste qu’à ce terme dans la philosophie politique anglaise ou américaine ?
Le libéralisme dans ces domaines, celui du célèbre philosophe américain wl:John Rawls par exemple, est une doctrine politique et non morale. Il affirme que l’État doit rester « neutre » à l’égard des idéaux controversés de la vie bonne comme il l’est à l’égard des convictions religieuses. Il est contre l’intervention de l’État dans ces matières. Mais il n’a rien, dans ses principes, contre la stigmatisation morale si elle est privée et ne s’appuie pas sur la force publique. Bref, le libéralisme politique est contre les polices morales d’État, mais il n’est pas nécessairement contre les polices morales privées. Je ne vois pas pourquoi les secondes seraient plus légitimes que les premières. C’est ce qui me sépare du libéralisme politique tel qu’il est généralement compris.
- Vous sentez-vous plus proche des libertariens comme Nozick ou Vallentyne ?
Il faut bien distinguer deux grands courants dans le libertarisme. Le libertarisme de droite (celui de Robert Nozick entre autres) et le libertarisme de gauche (celui de Peter Vallentyne entre autres). Ce qu’ils ont en commun, c’est qu’ils reposent tous les deux sur l’idée de pleine propriété de soi-même : de son corps de sa vie, des fruits de son travail. Mais les libertariens de gauche ajoutent que nous avons aussi chacun, à égalité, la pleine propriété des ressources naturelles. Toute appropriation de ces ressources au-delà de ce qui appartient également à chacun doit, selon eux, faire l’objet d’une compensation. De plus, les libertariens de gauche ne sont pas contre des compensations pour ceux qui n’ont pas eu la bonne fortune d’être nés avec certains talents naturels, qu’ils soient physiques ou psychologiques. De leur côté, les libertariens de droite estiment que le bénéfice des talents naturels revient entièrement à ceux qui les possèdent et que ces derniers ne doivent aucune compensation à ceux qui n’en ont pas. Je me sens plus proche des libertariens de gauche, mais j’estime que la notion de pleine propriété de soi-même, qui est à la base de ces deux conceptions rivales du libertarisme est confuse. Personnellement, je n’y fais jamais référence, ce qui me met finalement en dehors de ce courant de pensée.
- Pourriez-vous caractériser plus positivement votre rapport à ces conceptions ?
En fait, je crois qu’on pourrait résumer mon point de vue en disant que je cherche à débarrasser non seulement les systèmes politiques et juridiques mais aussi les systèmes moraux de ce qu’on appelle en histoire du droit les « crimes sans victimes ». En droit, il y a trois sortes de crimes de ce genre.
- Les conduites qui ne causent des dommages directs qu’à soi-même (comme la toxicomanie ou le suicide).
- Les activités auxquelles nul n’a été contraint de participer et qui ne causent aucun dommage direct à des « tiers » (comme les jeux d’argent ou les relations sexuelles entre personnes consentantes de quelque nature qu’elles soient).
- Les offenses à des entités abstraites ou symboliques (comme « Dieu », la « Patrie », les « signes de la religion », le « drapeau de la nation »).
Dans tous ces cas, on peut en effet se demander « Où sont les victimes ? », c’est-à-dire « Où sont les personnes physiques, concrètes, qui ont directement subi des dommages contre leur gré » ?
À mon avis, il est possible d’étendre ces qualifications au domaine moral et de définir ainsi trois sortes de crimes moraux sans victimes :
- Infractions aux supposés devoirs moraux envers soi-même comme ceux de ne pas se suicider ou de ne pas « gâcher » ses talents naturels.
- Relations auxquelles on a donné son consentement mais qui sont néanmoins supposées « immorales » comme la vente et l’achat d’organes ou de services sexuels.
- Atteintes à des entités abstraites ou symboliques comme la Nature humaine, l’Espèce humaine, l’Ordre Symbolique ou la Dignité humaine.
La question que je me pose par rapport aux libertariens est celle de savoir dans quelle mesure il est nécessaire de faire appel à la notion de « pleine propriété de soi » pour justifier l’exclusion des crimes moraux sans victimes.
Je crois que ce n’est pas nécessaire. C’est évident pour les crimes contre des entités abstraites ou symboliques comme Dieu ou le drapeau de la nation. Je ne vois pas très bien comment l’idée de pleine propriété de soi pourrait servir à débarrasser notre droit et notre morale des crimes de blasphème, de sacrilège et d’outrage au drapeau. Pour l’exclusion des torts qu’on se cause à soi-même, sa légitimité me paraît pouvoir être établie aussi sûrement par l’incohérence de l’idée de devoir moral envers soi-même que par l’appel à l’idée de pleine propriété de soi. Pour l’exclusion des échanges marchands et non marchands, sexuels ou autres, entre personnes consentantes, je me demande seulement si l’appel à l’idée de propriété de soi pour la justifier n’implique pas une idée trop forte ou autodestructrice du consentement.
- Conclusion ?
L’éthique minimale comme je la conçois n’est ni un libéralisme politique (c’est un libéralisme qui est « moral » et non politique ou économique) ni un libertarisme (puisqu’il ne repose pas sur l’idée de propriété pleine de soi-même).
Mais l’éthique minimale prend certainement place dans le même espace logique en philosophie morale, celui qui contient aussi les conceptions de John Stuart Mill.
En fait, j'ai construit mes positions de façon progressive en étendant à l'éthique les principes politiques de Mill et de Rawls, puis en affinant ma critique du libertarisme et de son idée de « pleine propriété de soi-même ».