L'auteur de cet article est Professeur à l'Institut Universitaire de Hautes Études Internationales de Genève. Jusqu'en 1934, il fut professeur d'économie politique à l'Université de Vienne et directeur de la Chambre de Commerce. C'est un savant de célébrité mondiale, un défenseur énergique et spirituel du Libéralisme économique. Son livre "Le Socialisme", critique profonde de celui-ci, a paru, en langue française, à la Librairie de Médicis. "Livre classique et inégalé", ainsi le juge Louis Rougier, l'éminent économe libéral français.
La raison principale invoquée pour justifier le protectionnisme et la lutte pour l'autarcie [1], dans le monde actuel, est la guerre. Lorsque les libéraux recommandaient la liberté des échanges et la division internationale du travail, c'était parce que la paix entre toutes les nations civilisées étaient l'article principal de leur foi politique. Il faut nous rendre compte que la condition sine qua non du libre échange est la bonne volonté et la paix entre les nations. La division du travail entre ses différentes parties et les provinces. Au moyen âge et même plus tard, lorsque la division du travail était à l'état embryonnaire, les contrées et les villes mêmes pouvaient se faire la guerre.
Le nerf de la guerre
Comme chaque partie du pays produisait tout ce qui est nécessaire à la guerre, celle-ci ne suscitait pas de problèmes de fourniture de vivres, d'épuisements et d'armes. Les belligérants avaient besoin d'argent pour conduire la guerre, mais une fois qu'ils en possédaient, ils pouvaient acheter ce dont ils avaient besoin. Il en va tout autrement dans le monde moderne. Les pays européens comptent plus ou moins sur les denrées alimentaires et sur les matières premières importées de l'étranger. La fabrication des armes et du matériel de guerre modernes n'est possible que dans de grandes entreprises, hautement spécialisées, qui doivent exercer leur activité en temps de paix déjà, afin de pouvoir fonctionner en temps de guerre sans surprises.
Lorsque, à partir des années quatre-vingt-dix du siècle dernier, l'Allemagne commença ses préparatifs en vue d'une guerre décisive, ses prévisions économiques se bornaient au ravitaillement en produits alimentaires. L'une des raisons de protéger l'agriculture était alors la nécessité de rendre le pays indépendant des fournitures étrangères en temps de guerre. Mais personne ne s'était avisé qu'un pays belligérant pouvait souffrir de la pénurie d'autres marchandises. C'est la grande guerre qui a enseigné cette leçon.
Matières premières et autarcie
Aujourd'hui les puissances qui considèrent la guerre comme le moyen de satisfaire leurs aspirations "dynamiques" visent à l'autarcie afin de ne pas avoir à faire appel aux fournitures étrangères dans la conflagration à venir. Ce sont ces puissances qui ont systématiquement élaboré la théorie et la pratique de l'autarcie pour les fins de la guerre. Leurs efforts ont été stimulés par la menace de l'article 16 du Pacte de la Société des nations, où sont inscrites les mesures économiques contre l'agresseur. Désireuses de se suffire à elles-mêmes en temps de guerre, ces nations cherchent, dans toute la mesure du possible, à s'affranchir des importations de matières premières. Elles cherchent à remplacer les matières premières qu'elles ne peuvent produire sur le sol national par des succédanés fabriqués dans le pays. Elles ne tiennent pas compte, dans leurs efforts, des prix de revient.
Aux yeux des partisans de cette politique, peu importe que ces succédanés aient un coût de production plusieurs fois supérieur à celui de la marchandise importée. Mais à la base de cette théorie militariste en faveur de l'autarcie, une erreur frappante s'est glissée. Chaque fois que la technique moderne réussit à remplacer une matière première précédemment en usage par un article dont — dans le cas le moins favorable — le rendement n'est pas moins bon et l'utilisation n'est pas plus coûteuse que ceux du produit naturel, il est évident que ce nouvel article a tendance à chasser l'ancien du marché. C'est de cette façon que la garance a été remplacée par l'aniline, que la soie et le coton ont perdu du terrain, qui a été gagné par la rayonne. Dans ces conditions, le nouvel article ne peut plus être appelé un succédané, pas plus que l'automobile n'est le succédané du char ou le canon de l'arc et de la flèche.
Ersatz
Mais, là n'est pas le problème. Les succédanés dont il s'agit appartiennent à une catégorie inférieure et sont incapables de rendre des services meilleurs et à meilleur marché que la marchandise qu'ils sont appelés à remplacer. Leur rendement est, au contraire, moins grand et leur emploi revient plus cher. Les nations, désirant se rendre économiquement indépendantes, croient que ces inconvénients sont compensés par le fait que le pays se libère de la production étrangère et pourra s'en passer, par conséquent, en temps de guerre. Elles estiment que, lorsque des problèmes de défense nationale se posent, il est possible de négliger la question du prix de revient. Toutefois, ce raisonnement est fallacieux.
Il n'est pas vrai qu'il soit sans importance que la production d'une marchandise utile à la guerre soit plus ou moins coûteuse. Les prix de revient plus élevés indiquent que la même quantité de capital et de travail produit moins. Le fait, pour ce pays, d'avoir à employer plus de main-d'oeuvre pour la production de la même quantité de marchandises représentera une véritable calamité. déjà au temps de la grande guerre, les puissances de l'Europe Centrale se plaignaient que la production des matériels de guerre exigeât un trop grand nombre d'hommes jeunes.
Un lourd handicap
Et il y a un deuxième grand inconvénient. Les succédanés sont moins bons que les marchandises qu'ils doivent remplacer. Le fait que l'une des parties est forcée d'utiliser des matériaux moins bons constitue un lourd handicap. La meilleure armée se démoralise à constater que l'adversaire est mieux nourri, mieux armé et mieux protégé contre les dangers qu'elle ne l'est elle-même. Dans la guerre mondiale, rien n'a autant découragé les soldats des puissances centrales que, lorsque après avoir conquis des tranchées sur les Alliés, ils constataient que ceux-ci étaient mieux armés, mieux équipés et mieux nourris qu'eux-mêmes. Enfin , la production des succédanés ne supprime pas le problème des matières premières, elle le transporte seulement dans d'autres branches de la production.
Les pays industriels modernes sont en relation avec le reste du monde de la même façon que les centres industriels sont en relation avec les régions productrices d'articles agricoles et de matières premières de leur propre pays. De même qu'il est impossible pour une ville de faire la guerre à la campagne qui la ravitaille, de même il est impossible pour un pays industriel de faire la guerre au reste du monde.
L'économiste libéral déduit de ce fait la nécessité de la paix internationale. Il est d'avis que la guerre est incompatible avec l'état actuel de division internationale du travail. mais le militariste qui estime que la guerre est l'activité la plus haute et la plus noble d'une nation, croit que cette division internationale du travail est un esclavage pour son pays, parce qu'elle l'empêche de faire la guerre.
Le paradoxe autarcique
Bien entendu, la politique de l'autarcie n'apparaît pas plus raisonnable, si on la considère comme une préparation à la prochaine guerre que si on la considère comme une institution militaire durable. Au point de vue militaire, la substitution des succédanés aux matières premières convenables semble constituer un inconvénient à tous égards. Lorsque les puissances centrales partirent en guerre, en 1914, sans s'être assuré des possibilités de ravitaillement en matières premières étrangères, elles pouvaient compter sur les stocks considérables de ces marchandises que détenaient normalement le commerce et l'industrie. Or, l'un des résultats de la politique d'autarcie et de préparation économique à la guerre sera que ces stocks seront à peu près inexistants.
C'est le paradoxe de l'autarcie d'affaiblir le potentiel militaire de la nation, en diminuant l'efficacité de ses armes. Elle place les nations guerrières devant un dilemme insoluble. Elles doivent considérer d'une part qu'elles ne peuvent combattre, sans importer continuellement des matières premières et des denrées alimentaires, et d'autre part, que le remplacement de ces marchandises importées par des succédanés produits sur place réduit leur force militaire.
Note
[1] Voir aussi le livre du prof. von Mises "Les Illusions du protectionnisme et de l'autarcie" (Paris, Librairie de Médicis)