[Cet article était suivi d'un commentaire de l'économiste (du courant autrichien) L. White, article également traduit sur ce site. NdT]
La théorie de l'action humaine, ou praxéologie, constitue le coeur de la pensée de Ludwig von Mises. Elle représente la science générale qu'il cherche à préciser. Au sein de celle-ci, on trouve la catallaxie, ou science de l'échange (Mises [1949] 1996: 1–3 ; noté M par la suite). Pour Mises, par conséquent, tout ce que nous cherchons à étudier en économie provient en définitive du choix individuel, dont la clé est l'économie subjectiviste (issue de la révolution consécutive aux travaux de Menger, Jevons et Walras dans les années 1870). Ainsi, "Choisir détermine les décisions humaines. En faisant son choix, l'homme ne choisit pas seulement plusieurs biens matériels et plusieurs services. Toutes les valeurs humaines sont disponibles. Toutes les fins et tous les moyens [...] sont placés sur une même ligne et soumis à une décision qui choisit une chose et écarte une autre." (M, p. 3). En outre, "L'action humaine est nécessairement toujours rationnelle" (M, p. 19). Il s'agit pour Mises d'une vérité, non d'une hypothèse à tester, qui pourrait être vraie ou fausse. Et ce parce que la praxéologie est neutre vis-à-vis de tout jugement de valeur concernant ses données - c'est-à-dire les fins ultimes choisies par l'action humaine. Par conséquent, il n'existe pas de base objective permettant d'affirmer que les choix de quiconque puissent être irrationnels.
Les externalités (qu'il s'agisse de coûts ou de bénéfices) ne posent pas, en principe, de problème pour Mises, car il a clairement vu, comme Coase, qu'elles impliquent la définition de droits de propriété - le problème d'un bien n'appartenant à personne ou l'accès public libre aux ressources. Le problème consiste à rendre les individus responsables, par engagement, des coûts de l'action humaine que doivent supporter les autres. Mises conçoit le principe de responsabilité comme étant largement accepté et attribue tout prétendu défaut à des lacunes "laissées dans le système" (M, p. 658). Enfin, il faut signaler dans cette esquisse les idées arrêtées et bien connues de Mises contre l'intervention : "Il n'y a quasiment aucun acte de gouvernement interférant avec le processus du marché qui, considéré du point de vue des citoyens concernés, ne puisse être qualifié de confiscation ou de cadeau [...]. Il n'existe pas de méthode juste et équitable pour exercer l'énorme pouvoir que l'interventionnisme met dans les mains des corps législatif et exécutif" (M, p. 734). Nous pouvons aussi apercevoir l'anticipation des concepts de recherche de rente [rent seeking] et de choix publics [public choice] lorsqu'il résume son exposé de la corruption comme étant, inévitablement, "une conséquence habituelle de l'interventionnisme" (M, p. 736). Ainsi, la théorie du choix est bien plus que le côté "économique" du comportement humain - elle est au centre de toute action humaine. J'ai lu Mises pour la première fois quand j'étais en dernière année à Cal Tech, étudiant alors l'électrotechnique. Ce fut l'une des raisons pour lesquelles je finis par me tourner vers l'économie. En lisant Mises 50 ans plus tard, je suis impressionné par le caractère stimulant, pertinent et vif que présente L'Action Humaine dans l'état de l'économie à la fin du deuxième millénaire. Le livre a bien résisté parce que beaucoup de ses thèmes majeurs - droits de propriété, règles de responsabilité, primauté de l'individu - sont devenus des éléments essentiels de la théorie et de la politique microéconomiques. En outre, ces thèmes sont devenus importants grâce à Mises, Hayek, et d'autres auteurs en marge du courant autrichien (e.g., Coase, Alchian,North, Buchanan, Tullock, Stigler etVickrey, pour en citer quelques uns), et non grâce à la théorie économique dominante. Il y a plein de parties à mettre à jour chez Mises, en raison de choses que nous pensons savoir aujourd'hui et que nous ne connaissions pas il y a 50 ans. Mais le message de base de Mises sur le fonctionnement de l'économie est aussi valide de nos jours qu'il l'était alors. Ce qui a énormément changé, ce sont les méthodologies d'étude de la nature de la prise de décision humaine. Dans ce bref aperçu, je vais prendre plusieurs thèmes étudiés par Mises, thèmes que j'utiliserai pour montrer ce changement. J'ajouterai quelques commentaires sur Hayek, cette année étant le 100ème anniversaire de sa naissance. Il y a donc beaucoup à fêter avec les Autrichiens.
L'action humaine et les expérimentations de laboratoire
Les idées de Mises sur les méthodes expérimentales reflètent la vision méthodologique universelle de la profession il y a 50 ans - à savoir que l'économie serait nécessairement une science non expérimentale :
- Il se trouve [...] certains physiciens et biologistes qui condamnent l'économie par ce qu'elle n'est pas une science naturelle et n'applique pas les méthodes et les procédures de laboratoire. [...] Mais la pratique à laquelle les sciences naturelles doivent toutes leurs succès est celle d'une expérience dans laquelle les éléments individuels du changement peuvent être observés de manière isolée [...] alors que la pratique à laquelle la science de l'action humaine est confrontée est toujours celle de phénomènes complexes. On ne peut mener aucune expérience de laboratoire en ce qui concerne l'action humaine. Nous ne sommes jamais en position d'observer les changements d'un élément en maintenant toutes les autres conditions inchangées. [M, pp. 7–8, 31].
Selon moi, la raison pour laquelle on a cru que l'économie était une science non expérimentale est simplement que presque personne n'a essayé ou ne s'est intéressé à cette idée. L'idée de Mises était alors partagée par tous, et on la rencontre encore fréquemment aujourd'hui. Par exemple, Charles Holt, expérimentateur éminent et distingué, fut prévenu par son directeur de thèse que l'économie expérimentale "était une impasse dans les années 60 et le resterait dans les années 80" (Kagel et Roth 1995 : 428, n. 8). Ce qui n'est pas clair, c'est pourquoi ce qui était une impasse dans les années 1960 survécut pour être une nouvelle impasse dans les années 1980. Dans les derniers mois de 1999, j'attends avec impatience qu'elle soit une nouvelle impasse dans les années 1990. Je me rappelle la blague de Paul Samuelson selon laquelle la science avance par funérailles.
En fait, l'année dernière fut le 50ème anniversaire (passé inaperçu) du premier article sur les expériences de marché en économie (Chamberlin 1948). Ce que Chamberlin pensait avoir montré était que la théorie du marché concurrentielle ne marchait pas. (Bien que les expériences menées dans ses cours étaient destinées à montrer le besoin de disposer de sa théorie de la concurrence monopolistique, ses expériences n'avaient pas montré que les marchés ne réussissaient pas à produire des gains substantiels lors de l'échange). Ma critique et mes modifications de l'expérience de Chamberlin, comprenant l'introduction de récompenses monétaires et un changement de centre d'intérêt vers le rôle des institutions ("organisation du marché") peuvent être trouvées dans Smith (1991 : 1–55). Une fois que l'on reconnaît le rôle important des institutions (les règles d'un marché particulier), il n'y a plus rien d'étrange ou d'exceptionnel dans les résultats de Chamberlin. L'économie expérimentale conforte fortement la théorie des prix de marché de Mises, mais également la théorie de l'équilibre dans des conditions stationnaires et même dynamiquement changeantes. Toute la théorie de l'équilibre était considéré par Mises comme une "construction imaginaire" (M, pp. 250–51). Tel était effectivement le cas, comme pour les nombreuses contributions importantes de Mises. Telle est la nature de la théorie, qui fut entièrement développée sans s'attendre à ce que quelqu'un essaierait de la tester en laboratoire. Pour moi, le résultat des expériences de marché fut de donner vie à cette "construction imaginaire." Devant mes propres yeux, des gens avec une information privée, et qui ne prévoyaient donc pas les résultats qu'ils allaient obtenir, maximisaient les gains issus de l'échange et s'approchaient des résultats de l'équilibre.
Il y a eu depuis plusieurs centaines, probablement des milliers, de démonstrations expérimentales de la capacité des marchés à produire des résultats concurrentiels - particulièrement dans le cas où ils sont organisés sous la forme de l'institution de "double enchère" commune à tous les marchés financiers et à tous les marchés de biens - , mais aussi dans le cas d'offre postée et d'offre de prix scellée pour des marchés en équilibre (voir Kagel et Roth 1995, Davis et Holt 1993, Smith 1991). Ces résultats, répliqués par de très nombreux chercheurs, sont robustes par rapport aux échantillons utilisés : étudiants de divers niveaux, enseignants, femmes et hommes d'affaires ; puis, au milieu des années 1980, nous avons mené une expérience avec des employés de l'administration du Département de l'Énergie, montrant parfaitement que ceux qui réglementent pouvaient eux aussi générer un marché de manière naturelle.
Par ces expériences, nous avons appris que tout groupe d'individus peut être entraîné dans un bureau, stimulé par un environnement économique privé bien défini, se faire expliquer pour la première fois les règles d'une double enchère orale, et finalement créer un marché convergeant habituellement vers l'équilibre concurrentiel et 100% efficace - les individus maximisant les gains résultant de l'échange - en deux ou trois répétitions d'une période d'échange. Et pourtant l'information est dispersée, aucun participant n'étant informé de l'offre et de la demande du marché, ni même ne comprenant ce que cela veut dire. Ceci démontre de manière frappante ce qu'Adam Smith avait appelé "un penchant naturel à tous les hommes [...] à faire des trocs et des échanges d'une chose pour une autre" (Smith [1776] 1909 : 19). De même, cela démontre l'affirmation de Mises selon laquelle "Tout le monde agit dans son propre intérêt, mais les actions de chacun visent à satisfaire les besoins d'autrui autant que les siennes. En agissant, chacun sert ses concitoyens" (M, p. 257).
Évolution et esprit primitif
La compréhension par Mises de l'évolution s'accorde bien avec les interprétations contemporaines, comme celles de la psychologie évolutionniste (Tooby et Cosmides 1992).
- L'esprit humain n'est pas une table rase sur laquelle les événements externes écrivent leur propre histoire. Il est équipé d'un ensemble d'outils destinés à appréhender la réalité. L'homme a acquis ces outils, i.e. la structure logique de son esprit, au cours de son évolution depuis l'amibe jusqu'à son état actuel. Mais ces outils sont logiquement antérieurs à toute expérience. [...] Aucun fait fourni par l'ethnologie ou par l'histoire ne contredit l'affirmation selon laquelle la structure logique de l'esprit est identique chez tous les hommes de toutes les races, de toutes les époques et de tous les pays. [M, pp. 35, 38].
Il s'agit essentiellement de la perspective actuelle de la psychologie évolutionniste concernant l'évolution, l'esprit et, plus précisément, le langage naturel. Affirmer que nous acquérons les outils mentaux avant toute expérience est particulièrement bien illustré par l'étude de la façon dont nous apprenons le langage : "Quand des chercheurs portent leur attention sur une règle grammaticale (par exemple, en anglais, les algorithmes qui ajoutent ‘-s' au nom régulier pour former le pluriel et qui ajoutent ‘-ed' pour former le passé d'un verbe régulier) et comptent combien de fois un enfant obéit à cette règle et combien de fois il se trompe, les résultats sont étonnants : quelle que soit la règle, un enfant de trois ans y obéit la plupart du temps" (Pinker 1994 : 271). L'interprétation en est que le cerveau est créé pré-équippé d'un circuit prêt à absorber la syntaxe de n'importe quel langage ; l'initialisation du circuit ne requière que d'être exposé à d'autres personnes en conversation. Les exceptions (erreurs) des enfants de trois ans aident bien à prouver le principe : "two mans are at the door," [au lieu de "two men"] ou "he builded the house." [Au lieu de "he built"] Les verbes et les noms irréguliers doivent être mémorisés, et doublés d'un processus mental qui bloque l'algorithme de conjugaison ou de pluriel, puis ressortent le cas irrégulier de la mémoire. De nombreux cas irréguliers sont rarement utilisés par les adultes : il faut donc du temps pour développer le processus de blocage/substitution et l'enfant de trois ans continue toujours à utiliser l'algorithme des cas réguliers. Voilà comment les modules du langage fonctionnent naturellement dans le cerveau. Les adultes font de même. Combien de fois entendez-vous la forme passée de strive (strove) ou de tread (trod) ? Pour de nombreuses personnes, si peu de fois qu'elles rendent les termes réguliers et disent strived ou treaded (Pinker 1994 : 273–76). En fait, strove et trod tendent à sonner prétentieux à beaucoup d'oreilles, suggérant que celui qui parle ainsi sait quelque chose d'important que vous ne connaissez pas. Notez que l'utilisation d'algorithmes de conjugaison ou de pluriel est la méthode du cerveau pour économiser une mémoire rare et des ressources d'accès. Vous n'avez besoin de conserver en mémoire que les racines et les radicaux de base, puis de faire appel aux algorithmes autonomes pour élever les mots de base en un vocabulaire bien plus étendu. Ainsi, "un élève américain moyen du lycée connaît 45 000 mots - trois fois plus que le nombre de mots que Shakespeare a utilisé [...] dans ses pièces et sonnets" (Pinker 1994: 150).
Certains rejettent cependant ces interprétations du langage, prétendant que notre disposition au langage n'est pas une adaptation mais une exaptation - un mécanisme qui a évolué pour d'autres buts mais qui est utilisé ou recyclé pour un nouveau but (Gould et Vrba 1981). De telles idées, néanmoins, me semblent faire diversion. Les adaptations peuvent être complexes et il est possible que l'utilisation d'un module qui, pour un biologiste, "semble" avoir été développé dans un autre but, ne soit qu'un des nombreux chemins que peut prendre l'adaptation évolutive. Il faut être sacrément malin, en réalité, pour pouvoir dire ce pourquoi un mécanisme biologique donné a évolué à l'origine. Vous n'avez pas besoin de croire que le langage a été développé parce qu'un proto-humain a prononcé un mot qui a augmenté ses aptitudes et que le gène de ce mot s'est alors développé dans la population. Mises ne prétend pas connaître la façon dont l'évolution a créé la capacité mentale de l'homme, mais il est pour lui tout aussi naturel de penser l'esprit comme phénomène ayant évolué que de croire que le processus évolutif a créé des bras et des jambes.
Gould et Lewontin (1979) ont accusé de nombreux biologistes évolutionnistes d'accorder trop d'importance à la sélection naturelle. Les héritiers intellectuels de Mises trouveront amusant le jugement de Pinker (1994: 359) sur l'article influent de Gould et Lewontin : "Un de leurs objectifs était de saper les théories du comportement humain qu'ils trouvaient avoir des implications politiques marquées à droite." Gould, de Harvard, est bien sûr un exemple frappant de ce que disait un certain plaisantin, à savoir que les seuls marxistes qui restent au monde enseignent dans les universités américaines et britanniques. Il semble que les gens de gauche, qui professaient autrefois le caractère perfectible des hommes par le contrôle social (i.e. gouvernemental), craignent les implications attribuant trop d'influence à la nature, alors que les gens de droite (au moins pour ceux qui veulent clairement un gouvernement limité) craignent les implications étatistes du caractère malléable de l'homme. C'est le débat inné contre acquis, qui est chargé de biais politiques sous-jacents. Mises se place du côté de la nature en expliquant que l'esprit a des outils qui ne font pas partie de l'expérience. Mais l'esprit possède ces outils parce qu'ils étaient adaptatifs, parce qu'ils se sont développés dans des environnements qui ne bloquaient pas leur expression. C'est pourquoi une idée contemporaine importante est celle de la co-évolution de la nature et de la culture - la culture influence ce qui survit et se développe, la nature influence ce qui est plus ou moins malléable.
Action consciente contre action inconsciente
Dans ce domaine, Mises a été dépassé par les récents développements des neurosciences, car il déclare : "Le comportement conscient réfléchi se sépare nettement du comportement inconscient, c'est-à-dire des réflexes et des réponses involontaires des cellules et des nerfs à des stimuli" (M, p. 10). Il veut affirmer que l'action humaine a un but conscient. Or, ce n'est pas une condition nécessaire à son système. Les marchés accomplissent leur oeuvre que le ressort principal de l'action humaine comporte ou non un choix conscient mûrement réfléchi.
Il sous-estime grandement le fonctionnement des processus mentaux inconscients. Nous ne nous rappelons pas avoir appris la plupart des choses que nous connaissons, et le processus d'apprentissage n'est pas accessible à notre expérience consciente - l'esprit. Un enfant se développant normalement a appris une langue syntaxiquement correcte à l'âge de quatre ans, sans qu'on la lui ait apprise. Comme le note Pinker, "Les enfants sont les premiers à féliciter pour l'apprentissage de la langue qu'ils acquièrent. En fait, nous pouvons montrer qu'ils savent des choses qu'on ne pourrait pas leur enseigner." (Pinker 1994: 40). Même des problèmes de décision importants sont traités par le cerveau en deçà du seuil de conscience. Ceci est visible quand vous luttez pour prendre une décision ou essayer de résoudre un problème, allez au lit et vous réveillez en ayant fait des progrès importants ou même trouvé la solution. Comme l'a clairement noté le spécialiste des neurosciences, Michael Gazzaniga :
- Au moment où nous pensons savoir quelque chose - c'est-à-dire qu'elle fait partie de notre expérience consciente - le cerveau a déjà fait son travail. Il s'agit de vieilles données pour le cerveau, mais nouvelles pour "nous" (l'esprit conscient). Des systèmes présents dans le cerveau effectuent leur travail de manière automatique et largement hors du champ de notre conscience. Le cerveau termine son travail une demi-seconde avant que l'information qu'il traite n'atteigne notre conscience. [...] Nous (c'est-à-dire notre esprit) n'avons pas la moindre idée de tout ce fonctionnement. Nous ne décidons pas ces actions. Nous ne faisons qu'observer le résultat. [...] Le cerveau cache cet aspect du traitement préalable de son fonctionnement en créant en nous l'illusion que les événements que nous vivons se produisent en temps réel - et non avant notre expérience consciente de décider de faire quelque chose. [Gazzaniga 1998 : 63-64]
En réalité, l'un des mystères des neurosciences est de comprendre pourquoi le cerveau trompe l'esprit en lui faisant croire qu'il dirige l'activité mentale. Cependant, rien de tout ceci ne modifie la teneur de l'argument de Mises. Les marchés sont l'un des moyens du cerveau social pour étendre à d'autres cerveaux sa capacité de traiter l'information et pour porter la création de richesse à un niveau supérieur à ce que pourrait comprendre l'esprit. Tout comme l'esprit ne peut saisir la plupart de ce que fait le cerveau, les gens ne comprennent généralement pas que les marchés sont des systèmes auto-organisés, coordonnés par les prix en vue d'atteindre par la coopération les gains résultant de l'échange, sans que quiconque n'en soit responsable. Le fonctionnement de l'économie est tout aussi inaccessible à la conscience de ses agents, y compris les hommes d'affaires, que le fonctionnement de son propre cerveau ne l'est à la conscience d'un individu. Le fonctionnement de l'économie n'est pas, et ne peut pas être, le produit de la raison consciente, qui doit reconnaître ses limites et accepter, pour reprendre les mots de F.A. Hayek, "les implications de ce fait étonnant, révélé par l'économie et la biologie : qu'un ordre généré sans dessein peut surpasser de très loin les plans que les hommes détablissent consciemment." (Hayek 1988 : 8 [p. 13 pour la VF]).
Spécialisation des circuits cérébraux en vue de discerner les coûts d'opportunité, et lien entre raison et émotions
Un thème constant chez Mises est le fait que le choix est basé sur des comparaisons de préférence et des jugements sur ce qui vaut plus (ou moins), le tout effectué par une personne qui pense et raisonne : "L'action est une tentative de substituer un état plus satisfaisant à un état moins satisfaisant. [...] Le coût est égal à la valeur associée à la satisfaction à laquelle on doit renoncer afin d'atteindre l'objectif" (M, p. 97). "L'homme seul a la faculté de transformer certains stimuli des sens en observation et en expérience, [et peut les arranger] en un système cohérent. La pensée précède l'action" (M, p. 177).
Je veux attirer l'attention sur le fait qu'un résultat de la recherche sur les hommes et les animaux, remontant à l'année de la publication de L'Action humaine, montre que la base des comparaisons de valeurs auxquelles il faut renoncer se trouve dans le fonctionnement naturel du cerveau animal. Zeaman (1949) rapporte des expériences dans lesquelles des rats furent entraînés à courir vers un but très bien récompensé. Puis, la récompense fut diminuée et les rats répondirent en courant plus lentement qu'ils ne l'auraient fait si on les avaient mis uniquement en présence de la faible récompense. Un second groupe de rats commença par une faible récompense qui fut alors augmentée : ces rats coururent immédiatement plus vite que si seule la récompense importante avait été fournie. Cette ancienne expérience était cohérente avec l'hypothèse selon laquelle la motivation est basée sur des récompenses relatives - coût d'opportunité - et non sur une échelle absolue de valeurs générées par un objectif. A cette époque, cette interprétation ne fut toutefois pas faite. Depuis, des mesures directes d'activité neuronale du cerveau ont révélé l'importance des comparaisons de valeurs relatives dans le fonctionnement du cerveau des mammifères. Ainsi, les cerveaux du rat et du singe répondent tous les deux à des comparaisons différentielles de récompenses. "Les études neurophysiologiques sur les rats et les singes montrent que les neurones des parties à six couches du cortex orbitofrontal (au-dessus des yeux) traitent les événements motivants, distinguent entre les stimuli agréables et désagréables et sont actifs durant l'attente des résultats." (Tremblay et Schultz 1999 : 704).
Il est désormais établi que l'activité des neurones orbitofrontaux des singes leur permet de distinguer entre des récompenses relatives qui sont directement liées à la préférence relative des animaux entre des diverses récompenses comme raisins, pomme et céréales (par ordre de préférence décroissante). Ainsi, l'activité neuronale est plus grande pour des raisins que pour une pomme quand le sujet regarde des raisins et une pomme, de même quand on compare une pomme et des céréales. Mais l'activité associée à la pomme est bien plus grande quand on la compare avec des céréales que quand on la compare avec des raisins. Ceci est contraire à ce qu'on observerait si les trois récompenses étaient codées suivant une échelle fixe de propriétés physiques plutôt que suivant une échelle relative. (voir Tremblay et Schultz 1999 : 706, fig. 4).
Comme les techniques utilisées pour les études sur les animaux sont trop intrusives pour être appliquées aux humains, quelle est la signification pour les hommes de ces résultats sur le fonctionnement du cerveau animal ? La réponse est que d'autres recherches ont montré que le cortex orbitofrontal des hommes et des singes ont de nombreuses fonctions génériques communes. Ceci est indiqué par les études sur des hommes et des singes présentant un dommage de ce tissu : les deux espèces présentent une manifestation modifiée des récompenses et des préférences ainsi que des détériorations de leur comportement pour la prise de décision, de leur comportement concernant la motivation et de leur comportement émotionnel. Tout ceci conduit à des anomalies importantes du comportement social. Comme l'a noté Damasio en résumant cette littérature : "Malgré les différences neurobiologiques notables entre le singe et le chimpanzé, et entre le chimpanzé et l'homme, il existe une nature commune au défaut causé par le dommage préfrontal : le comportement personnel et social est sévèrement compromis" (Damasio 1994: 75).
Les gens aiment croire que de bonnes prises de décision sont la conséquence de l'usage de la raison, et que toute influence des émotions est contraire à une bonne décision. Ce que Mises, et les autres personnes qui soutiennent de même la primauté de la raison dans la théorie du choix, ne comprennent pas, c'est le rôle constructif joué par les émotions dans l'action humaine. Par exemple, Bechara et al. (1997) ont étudié le comportement des patients présentant un dommage du lobe préfrontal dans des expériences de prise de décision en situation d'incertitude, et ont comparé leur comportement avec celui de sujets normaux. [1] Ils montrent que les sujets normaux, quand ils apprennent quelque chose sur leur environnement expérimental, commencent une transition critique au cours de laquelle ils changent leur type de décision. Mais si les tests de conductivité de la peau enregistrent une réponse émotionnelle avant la décision, ce n'est qu'après la décision que les individus sont capables d'expliquer avec des mots pourquoi ils ont effectué ce changement. Par conséquent, le cerveau émotionnel agit avant la décision, alors que la raison, sous forme de rationalisation verbale, se produit après la décision. Les patients atteints d'un dommage au cerveau, au contraire, ne montrent pas de réponse émotionnelle, n'arrivent pas à changer leur méthode de décision et donnent des excuses verbales pour expliquer leur piètre performance. De manière intéressante, un problème générique pour ces patients est une tendance à perdre leur emploi, à faire faillite et à avoir des difficultés à prendre des décisions à long terme. Bechara et al. (1997) pensent qu'il existe des signaux inconscients du cerveau émotionnel (appelé parfois le système limbique) qui guident ou influencent la formation des stratégies cognitives, et que ce circuit est affecté par des lésions du lobe frontal. Par conséquent, les émotions, loin d'être hostiles à la décision rationnelle, peuvent être essentielles pour cette dernière, alors que le cerveau dirigeant le raisonnement conscient est le dernier à être au courant.
Société humaine et coopération
D'après Mises, toutes les relations sociales proviennent de la division du travail, ce qui est rendu possible par l'économie de marché :
- Au sein du cadre de la coopération sociale, les membres de la société peuvent créer des sentiments de sympathie et d'amitié et un sentiment d'appartenir à une communauté. Ces sentiments sont la source des expériences les plus agréables et les plus sublimes de l'homme. Ils constituent les ornements les plus précieux de la vie. [...] Cependant, ils ne constituent pas [...] les agents qui conduisent vers les relations sociales. Ils sont le fruit de la coopération sociale, ils ne se développent que dans son cadre. [...] Les faits fondamentaux qui amènent la coopération, la société et la civilisation, et qui transforment l'homme animal en être humain sont d'une part que le travail effectué sous le mode de la division du travail est plus productif que le travail isolé et d'autre part que la raison est capable de reconnaître cette vérité [M, p. 144].
Je veux apporter un éclairage très différent sur ces sujets, sans, à mon avis, nier ou diminuer la signification principale du message de Mises. Ma version, basée sur des études archéologiques, ethnographiques et expérimentales, offre une perspective différente quant aux origines socio-psychologiques de l'échange, des droits de propriété et de la monnaie. Comme j'ai déjà développé ce thème ailleurs, j'utiliserai cet article pour le mettre à jour et le répéter dans le contexte d'un hommage aux contributions durables de Mises (Smith 1998).
Il est un autre universel humain, venant peut-être uniquement après le langage : les gens entretiennent continûment, de manière inconsciente pour une grande part, des relations réciproques avec des amis, des associés et même des étrangers si le contexte n'est pas perçu comme hostile. Vous invitez des connaissances à dîner, et ils retournent l'invitation. Vous donnez vos places de théâtre à une amie quand vous n'êtes pas en ville, et elle vous donne en retour des billets pour un concert auquel elle ne peut se rendre. Les amis échangent des services, prêtent leur propriété et s'aident entre eux de manière autonome, sans tenir de comptabilité précise. D'où la phrase habituelle : "Je vous dois quelque chose." Les sociétés de cueilleurs-chasseurs étudiées les 100 dernières années sont pleines de systèmes d'échanges sociaux qui ont des conséquences économiques d'une grande portée. Bien que certaines connaissent des formes de monnaie-marchandise, beaucoup n'en ont pas et reposent entièrement sur l'échange social au travers de la réciprocité, afin de tirer les gains de l'échange dans un monde sans monnaie ni procédé de réfrigération. Les formes d'institution varient fortement, mais leur fonction est identique. Il existe une division du travail prononcée entre les générations et les sexes : en général, les femmes et les enfants, ainsi que les hommes âgés cueillent et préparent la nourriture, les hommes et les garçons de plus de 18 ans chassent ; les hommes les plus âgés conseillent pour la chasse et fabriquent les outils ; et les grands-mères aident à l'accouchement et à l'éducation des enfants en raison d'une adaptation biologique caractéristiquement humaine - la ménopause, conduisant à une vie post-reproductive étendue d'aide à la famille et à la communauté. Cet "instinct" de réciprocité a refait surface de manière importante et inattendue au cours de diverses et vastes expériences de laboratoire (Fehr, Gächter, et Kirchsteiger 1996; McCabe, Rassenti et Smith 1996). Comme indiqué plus haut, les recherches expérimentales sur le marché confirment le thème, présent chez Adam Smith, Hayek et Mises, de la coopération au travers des institutions du marché où les droits de propriété exploitent l'intérêt personnel pour créer la richesse. Or, la moitié, voire plus, des mêmes individus qui maximisent sans le savoir les gains issus de l'échange lors d'interactions anonymes via un ensemble de règles du marché, choisissent également d'abandonner l'action égoïste pour atteindre des résultats coopératifs au travers de la confiance et de la loyauté dans le cas de jeux simples à information complète.
Par exemple, dans l'un des jeux de confiance, 12 participants arrivent au laboratoire pour "gagner de l'argent au cours d'une expérience économique." Les participants reçoivent 5 dollars pour arriver à l'heure et sont placés derrière un terminal d'ordinateur, dans une salle contenant 40 machines séparées par des cloisons. Une fois tous les participants arrivés, ils se connectent, et chacun est associé au hasard et de manière anonyme à un autre participant de la salle, et, pour chaque paire, on tire au hasard lequel des deux débutera (joueur numéro 1) et lequel sera le joueur en second (joueur numéro 2).
La partie est jouée une fois Le premier joueur peut choisir de diviser 20 dollars en deux parties égales : 10 dollars pour lui et 10 dollars pour le joueur en second, ce qui termine le jeu. Il peut aussi choisir de donner la main au joueur en second, ce qui double la somme totale à 40 dollars. Le joueur en second a alors deux options : prendre la totalité des 40 dollars et ne rien laisser au premier joueur, ou prendre 25 dollars et laisser 15 dollars au joueur numéro 1. Quel que soit son choix, chaque participant est payé de manière privée et quitte l'expérience. La totalité de l'expérience dure 15 minutes. Aucun participant ne sait avec qui il a été associé. Ce protocole de jeu à un tour, avec association anonyme, est très largement considéré comme le cas le plus favorable à des décisions non coopératives de la part de chaque joueur. La théorie des jeux suppose qu'en l'absence de tours répétés ou d'interaction future entre les joueurs, chacun choisira des stratégies dominantes, et chacun supposera que les autres en feront autant. Par conséquent, l'équilibre (sous-jeu parfait) du jeu est pour le premier joueur de prendre 10 dollars et d'en laisser 10 au second. Autrement, si le joueur numéro 1 passe la main au second, celui-ci choisira de garder les 40 dollars.
Supposons, à l'opposé, que le joueur numéro 1 est une personne dont la politique d'interaction sociale avec les autres est de souvent initier l'échange amical. Dans ce contexte, passer la main au joueur numéro 2 est considéré comme une offre de coopération. Ce joueur numéro 1 risque une perte de 10 dollars pour une occasion de gain de 5 dollars. Ceci peut être interprété comme un signal au joueur numéro 2, impliquant que "je ne suis pas en train d'abandonner 10 dollars parce que je m'attends à ce que vous m'en laissiez 0 ; je vous offre un gain de 250% afin de percevoir un gain de 150% via l'échange. Je fait confiance à votre loyauté." Si le joueur numéro 2 a des dispositions similaires, nous obtenons un échange, rapportant des gains d'échange, où le premier joueur reçoit 5 dollars et le joueur en second reçoit 25 dollars.
Le tableau 1 donne les résultats d'un échantillon de 24 paires d'étudiants de premier cycle et un échantillon de 28 paires d'étudiants de troisième cycle. (Données tirées de McCabe et Smith 1999; voir aussi Gunnthorsdottir, McCabe et Smith 1999). La leçon en est que la moitié de l'échantillon des étudiants d'université, y compris en troisième cycle au États-Unis et en Europe, possédant une formation en économie et en théorie des jeux, font confiance, et que 64 à 75% de leurs associés (joueur en second) sont loyaux. Pourquoi un pourcentage aussi important de ces participants anonymes écarte-t-il l'action non coopérative prédite par la théorie des jeux et la théorie économique ? Nous pensons que la raison est simple : la plupart des gens vivant dans des sociétés relativement stables trouvent qu'il est payant, à long terme, de montrer un visage coopératif et conciliant envers leurs concitoyens. Cette attitude habituelle est tellement forte qu'elle continue même dans un jeu expérimental à un tour, avec interactions anonymes avec des étrangers ; la plupart de leurs associés comprennent le message et retournent la faveur. Nos données montrent que les joueurs en premier qui coopèrent, risquant la défection de leur associé, gagnent en moyenne plus d'argent que ceux qui ne coopèrent pas. [Sur la théorie des jeux à un tour et une tentative de justifier ce type de comportament sur le plan moral, voir David Gauthier, "Morale et contrat", Mardaga. Voir aussi les commentaires de De Jasay à ce sujet dans "Against Politics". NdT]
TABLEAU 1 : Nombre (pourcentage) de paires obtenant les divers résultats, par échantillon Résultat Étudiants de premier cycle Étudiants de troisième cycle (10, 10) 12 (50%) 14 (50%) (15, 25) [a] 9 (75%) 9 (64.3%) (0, 40) [a] 3 (25%) 5 (35.7%)
[a] Nombre de paires obtenant le résultat conditionnel en atteignant la seconde étape du jeu (le joueur numéro 1 passe la main au joueur numéro 2). Ainsi, pour les étudiants de premier cycle, 12 des 24 joueurs en premier ont passé la main au jouer numéro 2, et parmi eux 9 ont obtenu 15 dollars du joueur numéro 2 et 3 n'ont rien obtenu.
Je voudrais suggérer que ce type de comportement a été caractéristique de nos ancêtres, sous une forme en voie de développement, au cours des 2 derniers millions d'années. En fait, je serais d'accord avec Mises pour dire que c'est grâce à l'échange que nous en sommes arrivés à la situation actuelle, si ce n'est que, pour la plus grande partie de notre histoire, l'échange s'est produit via la réciprocité au sein de la famille, de la famille étendue et de la tribu. C'est ce qui a créé la base pour la spécialisation initiale, bien avant l'arrivée des marchés. Par conséquent, quand quelqu'un inventa le troc, et plus tard ce qu'on devait appeler la "monnaie" (qui fut sans doute, comme le langage, "inventée" plusieurs fois), les hommes avaient déjà une vaste expérience de l'échange. Ce qu'a permis la monnaie, ce fut de libérer l'esprit de la comptabilité de la bienveillance - la nécessité de vérifier périodiquement que votre compte de bienveillance avec un ami n'est pas trop déséquilibré. Ce nouvel élément aura rendu possibles les échanges à longue distance, qui culminent aujourd'hui avec les marchés mondiaux et le début de l'ère du commerce électronique. (North 1991).
Le modèle de l'individu présenté plus haut - se comporter de manière non coopérative dans des marchés impersonnels et maximiser les gains issus de l'échange, mais de manière coopérative pour des échanges personnels afin, également, de maximiser les gains de l'échange - permet de comprendre pourquoi les gens essaient d'intervenir sur les marchés afin "d'améliorer" les choses. Leur expérience au cours des échanges sociaux est que bien faire (en étant confiant et loyal) accomplit le bien (gains visibles issus de l'échange social). Lors d'échanges impersonnels du marché, les gains de l'échange ne font pas partie de leur expérience. Comme le notait Adam Smith ([1776] 1909: 19), "Cette division du travail [...] ne doit pas être regardée dans son origine comme l'effet d'une sagesse humaine qui ait prévu et qui ait eu pour but cette opulence générale qui en est le résultat." L'échange impersonnel des marchés tend à être perçu comme un jeu à somme nulle, perception qui ne diminue en rien la capacité des marchés à accomplir le travail expliqué par Adam Smith et Mises. Les programmes interventionnistes, selon moi, résultent de personnes appliquant de manière inadéquate aux marchés leur intuition et leur expérience de l'échange social, et concluant qu'il devrait être possible d'intervenir pour améliorer les choses. Les gens utilisent leur intuition, non leur raison (comme espéré par Mises), en réfléchissant au sujet des marchés. Et ils arrivent à des résultats erronées.
Conclusion
Deux caractéristiques, uniques aux hominidés, sont au centre de l'émergence de la spécialisation (l'ordre coopératif étendu), en tant qu'universel humain permettant à nos ancêtres proto-humains de "domine[r] sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tout animal qui se meut sur la terre." (Genèse 1:26). Ces deux caractéristiques sont : (1) l'usage d'un langage naturel sophistiqué et (2) la réciprocité, ou "le penchant qui les porte à trafiquer, à faire des trocs et des échanges d'une chose pour une autre" (Smith [1776] 1909: 19). Il est difficile d'imaginer qu'elles aient évolué de manière indépendante. Elles font très certainement partie d'un lien coévolutif culturel et biologique, remontant à plus de 2 millions d'années. Cet instinct d'échange explique la survie des systèmes d'échange en Chine, dans l'ancienne Union soviétique et ailleurs, où sévit une répression de l'État avec tentative de pression sociale. Mises et Hayek ont expliqué et énormément enrichi les principes d'Adam Smith à une époque cruciale de ce siècle, quand leur pensée était largement rejetée comme anachronique, impraticable et idéologique. Ils parlaient de liberté quand elle n'avait plus de support populaire ; ils parlaient avec perspicacité et sagesse. Mais ils parlaient de points de vue indépendants, parfois contradictoires. Pour Mises, "la raison [...] est la marque qui [...] a créé tout ce qui est spécifiquement humain" (M, p. 91). Mais pour Hayek, la présomption fatale est "l'idée que l'aptitude à acquérir des compétences est le fruit de la raison. Car c'est l'inverse qui est vrai : notre raison est tout autant que notre morale le produit du processus de d'évolution sélective," mais elle est issue d'un développement quelque peu séparé - "si bien qu'on ne devrait jamais supposer qu'elle est en position de permettre la critique, et que seules sont valides les règles morales qu'elle ratifie" (Hayek 1988 : 21 [p. 32 pour la VF]).
"Si nous voulons comprendre notre civilisation, il nous faut discerner que l'ordre étendu n'est pas né d'une intention ou d'un décion humaine, mais d'un processus spontanément : il est le fruit d'une conformation non intentionnelle à certaines pratiques traditionnelles, et de caractè globalement moral, que les hommes tendent à rejeter et à ne pas comprendre - et dont ils ne pouvaient prouver la validité, mais qui s sont néanmoins assez rapidement répandues par le biais d'une sélection évolutive (l'accroissement comparatif de population et de richesse) des groupes qui s'y sont pliés." (Hayek 1988 : 6 [p. 11 en VF]).
Même si Hayek est, selon moi, le penseur économique le plus important du 20ème siècle, qui a compris ce que devait être le ressort de l'ordre étendu, Mises fut le technicien du choix, et personne n'était mieux à même d'expliquer la primauté de l'individu et la nécessité de définir et de protéger les droits individuels. L'économie expérimentale, créée lors des 50 ans qui nous séparent de la publication de L'Action humaine, est bienveillante vis-à-vis des Autrichiens en ce sens qu'elle permet de démontrer que l'ordre spontané, opérant via les institutions du droit de propriété, offre les caractéristiques souhaitables que les Autrichiens lui attribuaient. Ce pouvoir de démonstration est à mes yeux bien plus irrésistible que l'appel à la raison, particulièrement utilisé par Mises. Les interventionnistes étatistes, après tout, en appellent également à la raison, et la forme de raison qu'ils proposent est à même de dominer l'esprit des gens, à cause de sa correspondance superficielle avec leur expérience, même quand les systèmes ainsi créés s'écroulent autour d'eux, et que les gens se lamentent en disant que tout irait bien si les hommes n'étaient pas si cupides.
Note
[1] Le but des participants est de gagner de l'argent en retournant des cartes sur l'une des quatre tables disponibles. Les cartes des tables A et B rapportent 100 dollars, celles des cartes C et D 50 dollars. Sur les premières, il peut toutefois sortir, de manière occasionnelle, une carte conduisant à une grande perte imprévisible. Les pénalités continuent sans suivre de modèle, et les participants ne savent quand le jeu se terminera. Tous les participants sont reliés à des électrodes qui mesurent la réponse électrique de leur peau (GSR). La réponse émotionnelle aux événements conduit à une plus grande transpiration, ce qui est enregistré sous la forme d'une plus grande conductivité de la peau, mesurée par la lecture d'un galvanomètre. Le premier résultat intéressant de cette expérience est que l'on a pu détecter avec le GSR une réponse émotionnelle des sujets normaux avant leur décision de partir des tables A et B pour aller vers les tables C et D. Ce n'est qu'alors, après la prise de décision, que les participants étaient capables d'expliquer oralement leur choix. La deuxième observation importante est que les patients présentant des lésions du lobe frontal ne décidant pas d'abandonner les tables A et B pour aller jouer sur les tables C et D, ne présentaient pas de modifications des mesures GSR et tendaient à donner des excuses verbales pour leurs piètres résultats, certains signalant que les tables A et B pourraient donner de meilleurs résultats.
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