Différences entre les versions de « Claude Harmel:La pensée libérale et les questions sociales »

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Mais les ouvriers avaient été payés. »
Mais les ouvriers avaient été payés. »
== La liberté de la consommation ==
Le salaire assure aussi à l'ouvrier la liberté de la consommation, car de son salaire, il fait ce qu'il veut. En dépit des laudateurs du temps passé, du temps où le compagnon mangeait à la table du maître et couchait dans un coin de son logis, en dépit aussi des rêveurs du socialisme dont l'idéal serait que la société prît en charge tous les individus et les pourvût de tout (« à chacun selon ses besoins ») sous prétexte de les libérer de toutes les servitudes matérielles, le salaire, c'est-à-dire la rémunération en espèces, la rémunération en monnaie, constitue l'un des fondements nécessaires des libertés individuelles.
Certes, lent d'abord, puis brusquement accéléré avec l'abolition définitive des corporations en 1791, aggravé ensuite par l'apparition du capitalisme industriel, ce passage d'un type de rémunération (le compagnon à la charge du maître) à un autre (« voilà ton argent, arrange-toi à ta guise ») a provoqué dans toute une partie des classes ouvrières un sentiment d'abandon, de déréliction qui a profondément et durablement marqué les consciences, dans toutes les classes de la société. On vit nombre d'employeurs (le mot ne sera d'usage courant que beaucoup plus tard) pratiquer ce qu'on appelait le patronage, ce qu'on appelle aujourd'hui avec une nuance de dénigrement le paternalisme, dont l'une des pratiques (les « économats » où les ouvriers de l'usine trouvaient tout à meilleur prix) constituait indubitablement dans les faits un retour indirect au paiement en nature.
Les libéraux peuvent bien souvent aller chercher l'expression de leur propre pensée jusque chez ceux qui font profession de la condamner. On leur a tant emprunté, sans le dire! Et ce qu'ils énoncent est si conforme à la nature des choses qu'on est bien forcé d'y revenir dès que la réalité ébranle les idéologies et s'impose aux esprits.
C'est donc à des socialistes que nous nous donnerons le luxe de demander la défense et illustration du salaire en argent, du salaire direct... du salaire libéral.
En 1886, les mineurs de Decazeville firent une grève demeurée lugubrement célèbre dans les annales du mouvement ouvrier parce qu'elle fut marquée par la défenestration mortelle du sous-directeur de la compagnie, l'ingénieur Watrin. Le fondateur du syndicalisme des mineurs dans le Nord, Émile Basly, député de Paris depuis 1885, dénonça à la tribune du Palais-Bourbon les pratiques de l'économat (géré par la Compagnie) qui faisaient que la plupart des mineurs touchaient la plus large part de leur salaire, la totalité parfois, sous forme de jetons et de bons qui n'avaient cours que dans les magasins de l'économat, et il réclama la suppression de cet économat qui, dit-il, confisquait « la liberté de consommation ».
Un an plus tard, rapporteur du projet de loi concernant l'institution de délégués à la sécurité dans les mines, Jean Jaurès (qui, il est vrai, n'avait pas encore donné son adhésion au socialisme collectiviste) évoquait à son tour ces ouvriers qui n'avaient jamais été payés qu'en nature, qui étaient rivés à une sorte de compte courant perpétuel et qui n'avaient jamais « vu reluire dans un peu d'or une peur de liberté ».
Bastiat était donc bien fondé à écrire que les classes laborieuses s'étaient « élevées jusqu'au salariat » et que c'était là un des progrès de la civilisation, même si elles ne devaient pas en rester là dans leurs efforts pour acquérir la sécurité.
A la fin du siècle, P. Leroy-Beaulieu sentira encore la nécessité de défendre l'honneur du salariat et consacrera des pages à montrer que de tous les contrats humains, le salaire, c'est-à-dire la rémunération ,fixée d'avance, soit d'après le temps de travail, soit d'après un tarif pour chaque unité d'ouvrage fait, est le contrat le plus répandu, le plus général, celui gui s'adapte aux occupations les plus diverses, qui a cours dans les pays les plus différents..., nul [autre] contrat n'ayant à un pareil degré un caractère de généralité, approchant presque de l'universalité .
Ce qui était vrai en 1896 l'est plus encore cent ans plus tard. Les PDG eux-mêmes sont aujourd'hui des salariés et tiennent à l'être; et l'ironie des choses a même fait que l'action syndicale menée sous le signe de l'abolition du salariat a elle-même contribué puissamment à la consolidation et à la généralisation de cette forme de revenu, toute chargée qu'elle fût de la malédiction socialiste.
== L'organisation du marché du travail ==
Libérateur en soi, le salaire n'en restait pas moins terriblement aléatoire en ces premiers temps d'extension au salariat. Il était soumis aux lois du marché, et cela dans les conditions les plus défavorables, car, non seulement l'Assemblée constituante avait, en 1791, par le décret d'Allarde, aboli définitivement les corporations et proclamé la liberté du travail, mais encore, sous l'influence, non plus cette fois de la pensée libérale, mais des doctrines quasi totalitaires de Jean-Jacques Rousseau, elle avait, prise d'une sorte de phobie, interdit toutes les associations, les associations de capitaux aussi bien que celles des ouvriers salariés, tout comme les associations politiques. Elle n'avait pas toléré qu'aucun « corps » se formât entre les individus citoyens d'une part, l'État de l'autre; et, bravant la nature humaine, incontestablement sociale, sa Déclaration des droits de l'homme et du citoyen avait délibérément ignoré le droit d'association.
Qui plus est, émue par une grève des charpentiers parisiens (mais alors on ne disait pas encore grève) elle avait, à l'appel de René Le Chapelier, député de Rennes, interdit non seulement les grèves, les cessations concertées et collectives du travail, mais les associations professionnelles, aussi bien d'entrepreneurs que d'ouvriers et compagnons, nos syndicats, et elle avait stipulé que ce que nous appelons le contrat de travail ne pouvait être qu'un accord passé « de gré à gré » entre deux individus, le maître et l'ouvrier, sans qu'aucun tiers (ni le gouvernement, ni la loi, ni une organisation quelconque) puisse intervenir dans la discussion et la conclusion de ce contrat.
Quinze ans avant la loi Le Chapelier, Adam Smith avait déjà relevé que, dans cet affrontement entre le maître et l'ouvrier, et bien qu'on eût de part et d'autre des individus libres et égaux en droit, la partie n'était pas égale. Outre que les maîtres peuvent se concerter plus aisément que les ouvriers, fût-ce discrètement, ils sont en état de tenir plus longtemps. Un propriétaire, un fermier, un maître fabricant ou marchand, pourraient en général, sans occuper un seul ouvrier, vivre un an ou deux sur les fonds qu'ils ont amassés. Beaucoup d'ouvriers ne pourraient pas subsister sans travail une semaine, très peu un mois et à peine un seul une année entière. A la longue, il se peut que le maître ait autant besoin de l'ouvrier que celui-ci a besoin du maître, mais le besoin du premier n'est pas si pressant.
Jean-Baptiste Say reprendra en écho dès 1803:
« Les salaires de l'ouvrier se règlent contradictoirement par une convention faite entre l'ouvrier et le chef d'industrie : le premier cherche à recevoir le plus, l'autre à donner le moins qu'il est possible, mais dans cette espèce de débat, il y a du côté du maître un avantage indépendant de ceux qu'il tient déjà de la nature de ses fonctions. Le maître et l'ouvrier ont bien également besoin l'un de l'autre, puisque l'un ne peut faire aucun profit sans le secours de l'autre, mais le besoin du maître est moins immédiat, moins pressant. Il en est peu qui ne puissent vivre plusieurs mois, plusieurs années même, sans faire travailler un seul ouvrier, tandis qu'il est peu d'ouvriers qui puissent, sans être réduits aux dernières extrémités, passer plusieurs semaines sans ouvrage. Il est bien difficile que cette différence de position n'influe pas sur le règlement des salaires. »
Les socialistes n'ont donc pas été les premiers, comme ils se complaisent à le croire, à dénoncer l'inégalité du maître et de l'ouvrier sur le marché du travail. Le mérite en revient aux économistes, et on est injuste, déloyal ou ignorant quand on ne leur en rend pas hommage. Il est permis toutefois de relever qu'il manque quelque chose à leur analyse.
Dans sa confrontation avec son employeur éventuel, l'ouvrier n'est pas défavorisé seulement - ni peut-être même principalement - par son incapacité à « tenir » longtemps sans ouvrage. Il souffre aussi d'être soumis à la redoutable concurrence de ceux qui, comme lui, cherchent une embauche. Il est bien rare en effet que les demandeurs d'emploi (offreurs de travail) soient moins nombreux que les emplois disponibles. L'offre est presque toujours supérieure à la demande. Il s'ensuit donc sur le marché du travail une concurrence des ouvriers entre eux, qui conduit inévitablement à la baisse du prix de la « marchandise » offerte en trop grande quantité, à la baisse des salaires. S'il existe une place libre dans un atelier et dix candidats à la porte pour l'occuper, c'est, à qualité professionnelle égale, celui qui offrira ses services à quelques centimes de moins que les camarades qui obtiendra la place. Bref, sur le marché du travail, l'adversaire pour ne pas dire l'ennemi, ce n'est pas le patron qui « fait travailler » et dont on sollicite un emploi, mais les camarades qui, eux aussi, cherchent un travail et sont prêts à « casser les prix » pour obtenir la préférence.
Les socialistes n'ont pas ignoré cet aspect des choses, mais ils ne s'y sont pas attardés. Marx y fait allusion furtivement deux fois dans le Manifeste communiste. Ils n'auraient pas voulu laisser croire qu'ils pensaient que les ouvriers pussent être pour quelque chose dans leur malheur. Selon leurs dires, la concurrence sur le marché du travail n'avait des effets dévastateurs que parce qu'elle était la conséquence de la concurrence sur le marché des produits. Si les fabricants et manufacturiers n'étaient pas obligés de « serrer les prix » pour résister à la concurrence, ils montreraient moins d' « âpreté » dans la discussion des salaires. Aussi, le salut de la classe ouvrière passait-il aux yeux des socialistes par une organisation de la production et de la distribution qui soustrairait l'une et l'autre aux lois du marché.
Les libéraux, quant à eux, ont cherché la solution dans l'organisation non du travail, mais du marché du travail.
Le mérite de leurs premières démarches à la fois théoriques et pratiques revient à Gustave de Molinari (1819-1912), libéral s'il en fut, futur rédacteur en chef du Journal des Économistes. Tout jeune, il s'était intéressé aux « moyens d'améliorer le sort des classes laborieuses ».
Élevé dans une ville industrielle (il était né à Liège, avait vécu à Bruxelles, avant de s'installer à Paris), il avait pu constater journellement l'inégalité de la situation de l'ouvrier et de l'entrepreneur dans le débat du salaire et les effets de cette situation inégale. Il avait vu de près l'ouvrier dépourvu d'avances et immobilisé dans un marché étroit, obligé d'accepter les conditions qui lui étaient proposées, si dures qu'elles puissent être.
Deux faits sont particulièrement à retenir parmi ceux qui nourrirent sa réflexion: d'abord ce qu'on pourrait appeler l'opacité du marché du travail, l'ignorance dans laquelle se trouvaient le plus souvent les demandeurs d'emploi de l'existence des emplois disponibles (et aussi la difficulté de se rendre là où il y avait des emplois, faute notamment de savoir si ces emplois existaient vraiment) -, puis la pression que les ouvriers à la recherche d'une embauche exerçaient les uns sur les autres sur ces marchés de louage de main-d'oeuvre qu'à Paris on appelait les « grèves ». En présence de leurs camarades, aucun d'eux (par amour propre, par esprit de solidarité, par peur aussi des représailles) n'osait accepter un travail à un prix inférieur à ce qu'il avait été convenu entre eux ou à ce qui se pratiquait normalement dans la profession.
D'où l'idée d'établir, dans les principaux centres d'industrie et d'agriculture, une Bourse du travail où se rendraient les ouvriers qui auraient besoin de travail et les maîtres d'atelier qui auraient besoin d'ouvriers. Le prix du travail pour chaque industrie y serait chaque jour affiché... les ouvriers... pourraient de la sorte connaître, jour par jour, les endroits où le travail s'obtient aux conditions les plus favorables, ceux où ils doivent se porter de préférence pour en demander.
== Autre projet, plus modeste ==
« Nous proposons à tous les corps d'État de la Ville de Paris de publier gratuitement chaque semaine le bulletin des engagements d'ouvriers avec l'indication du taux des salaires et de l'état de l'offre et de la demande, chaque métier ayant sa publication à jour fixe... Nous inviterons nos confrères des départements à publier le Bulletin du travail de leurs localités respectives... Chaque semaine, nous rassemblerons tous ces bulletins et nous en composerons un bulletin général. Chaque semaine, tous les travailleurs de France pourront avoir de la sorte sous les yeux le tableau de la situation du travail dans les différentes parties du pays...
Nous nous adressons avant tout aux ouvriers des corps d'État de la Ville de Paris. Déjà, ils se trouvent organisés et ils possèdent des centres de placements réguliers [Les « grèves » dont nous parlions plus haut]. Rien ne serait plus facile que de livrer à la publicité le bulletin de leurs transactions quotidiennes et de doter la France de la publicité du travail. »
Cette première idée d'une « agence nationale de l'emploi » dut être renvoyée dans les limbes, par suite notamment du refus des ouvriers. Molinari était allé la soumettre à une réunion des tailleurs de pierre. « Malheureusement, écrit-il, ceux-ci craignirent que la publication des prix du travail à Paris n'attirât une affluence plus considérable d'ouvriers dans ce grand centre de population » et ils refusèrent leur concours.
Le projet fut repris à partir de 1875 par la municipalité parisienne, adopté en 1886, après le vote de la loi concernant les syndicats professionnels, un premier local ouvert en 1887 sous le nom d'annexe n° 1, rue Jean-Jacques Rousseau, la Bourse centrale actuelle, rue du Château d'Eau ne devant être inaugurée qu'en 1892. La Bourse jouait un double rôle, celui d'un bureau de placement (ou d'une concentration de bureaux de placement) et d'une maison de Syndicats, ce second rôle que n'avait pas prévu Molinari (et pour cause) devant rapidement éclipser le premier. Durant les premières années, les placements effectués par les syndicats admis à la Bourse se comptèrent par milliers. Mais les différentes factions socialistes qui se disputèrent la direction de la Bourse firent bientôt de celle-ci un centre d'agitation révolutionnaire, décourageant ainsi les patrons de venir y chercher le personnel dont ils avaient besoin et les ouvriers de s'y inscrire.
D'autre part, la municipalité parisienne, qui logeait gratuitement les syndicats dans les deux immeubles de la Bourse du travail, et qui versait à celle-ci une subvention annuelle pour en assurer l'entretien et le fonctionnement, avait mis une condition et une seule à l'admission des syndicats dans la Bourse: qu'ils fissent du placement, et qu'ils le fissent gratuitement.
Idée malencontreuse qui, en obligeant les syndicats à ne pas faire payer les services qu'ils rendaient non à titre collectif mais à titre individuel, a développé chez eux un « subventionnisme » dont ils n'ont jamais pu se défaire : l'habitude de vivre grâce à d'autres ressources que leurs ressources propres, celles-ci devant se limiter aux cotisations des militants, à l'exclusion, répétons-le, du paiement des services rendus aux individus, syndiqués et non syndiqués, alors qu'il aurait été parfaitement justifié de les leur facturer, aux non syndiqués surtout. D'où cette évolution fâcheuse, entamée à peu près dès l'ouverture de la Bourse, d'un syndicalisme utilitaire vers un syndicalisme idéologique, assurément moins ancré dans la réalité, d'autant plus que cette « idéologisation » de type révolutionnaire écartait la grande majorité des ouvriers et des employés qui n'aspiraient nullement à la révolution.
== Le droit de coalition ==
Leur philosophie fondamentale poussait les libéraux non pas à demander au gouvernement ou au législateur de résoudre par le moyen d'arrêtés, de décrets ou de lois les problèmes des ouvriers (non plus que des autres) en fait de salaires ou de conditions de travail ou, comme nous disons, de protection sociale collective, mais à fournir aux ouvriers (et aux autres) les instruments juridiques dont ils avaient besoin pour « faire leurs affaires eux-mêmes » , à tout le moins à faire disparaître de la loi les dispositions juridiques qui faisaient obstacle à la prise en main par les uns ou les autres de la défense des intérêts qui leur en étaient propres.
C'est ainsi qu'ils s'en prirent à la loi Le Chapelier, aux articles du code pénal qui en étaient issus et qu'ils finirent par en avoir raison.
Le 17 novembre 1849 (et bien que « ses poumons ne pussent lutter avec les orages parlementaires »), Bastiat intervint à l'Assemblée législative pour défendre ce qui n'était pas encore le droit de grève : le droit pour un ouvrier de cesser son travail si les conditions de salaire que lui offre son employeur ne lui conviennent pas.
« Quoi ! Je suis en face d'un patron, nous débattons le prix, celui qu'il m'offre ne me convient pas, je ne commets aucune violence, je me retire, et vous dites que c'est moi qui porte atteinte à la liberté du patron, parce que je nuis à son industrie! Ce que vous proclamez là, c'est l'esclavage, car qu'est-ce qu'un esclave si ce n'est l'homme forcé par la loi de travailler à des conditions qu'il repousse.
... Vous dites ensuite que les ouvriers, quand ils se coalisent [quand ils font grève (C.H.)] se font du tort à eux-mêmes et vous partez de là pour dire que la loi doit empêcher le chômage [la cessation du travail (C.H.)]. Je suis d'accord avec vous que, dans la plupart des cas, les ouvriers se nuisent à eux-mêmes. Mais c'est précisément pour cela que je voudrais qu'ils fussent libres, parce que la liberté leur apprendrait qu'ils se nuisent à eux-mêmes. Et vous, vous en tirez cette conséquence qu'il faut que la loi intervienne et les attache à l'atelier. Mais vous faites ainsi entrer la loi dans une voie bien dangereuse.
Tous les jours, vous accusez les socialistes de vouloir faire intervenir la loi en toutes choses, de vouloir effacer la responsabilité personnelle. Tous les jours, vous vous plaignez de ce que partout où il y a un mal, une souffrance, une douleur, l'homme invoque sans cesse les lois et l'État.
Quant à moi, je ne veux pas que parce qu'un homme chôme et que par cela même il dévore une partie de ses économies, la loi puisse lui dire: « Tu travailleras dans cet atelier, quoi qu'on ne t'accorde pas le prix que tu demandes... »
Vous avouez vous-mêmes que, sous l'empire de votre législation, l'offre et la demande ne sont plus à deux de jeu, puisque la coalition des patrons ne peut pas être saisie, et c'est évident: deux, trois patrons déjeunent ensemble, font une coalition, personne n'en sait rien. Celle des ouvriers sera toujours saisie puisqu'elle se fait au grand jour. »
L'assaut échoua, mais il devait être renouvelé quinze ans plus tard, cette fois non sans succès, et ce sont des libéraux qui le lancèrent. Car c'est le très libéral Émile Ollivier - un homme plus grand que son destin - qui convainquit Napoléon III, qui à vrai dire y était tout prêt, qu'il était temps d'abolir toute une partie du dispositif répressif que la Constituante avait construit à l'appel de Le Chapelier.
La loi du 25 mars 1864, dont Ollivier fut l'éloquent, courageux et obstiné rapporteur, abolit le délit de coalition, le remplaça par le délit d'entrave à la liberté du travail, et du coup reconnut la licité de la grève : nul ne pouvait plus être poursuivi devant les tribunaux pour s'être concerté avec ses camarades en vue de cesser collectivement le travail, pas même ceux qui avaient été les « moteurs » de cette coalition, on dira plus tard les « meneurs ».
Sans doute, comme le fit remarquer notamment Jules Simon, un autre libéral, la loi était-elle boiteuse en ceci que, pour se coaliser, pour se concerter, il faut se réunir et qu'on ne pouvait alors se réunir publiquement qu'avec l'autorisation de la police. L'anomalie fut réparée trois ans plus tard. En 1867, la loi reconnut la liberté des réunions publiques, à la seule condition que dans ces réunions, on ne traitât ni de sujets politiques, ni de sujets religieux, mais essentiellement de problèmes économiques et sociaux. La loi était faite sur mesure pour les ouvriers. La même année 1867, l'Empereur étendait aux chambres syndicales ouvrières le régime de la « tolérance administrative ». L'Empire libéral, la conversion de l'Empire au libéralisme depuis le traité de libre-échange conclu avec l'Angleterre en 1860, continuait de porter ses fruits.
Nous ne dirons pas ici comment ces dispositifs libéraux, mis en place dans l'intention déclarée de fournir aux ouvriers les moyens de mieux défendre leurs intérêts, furent déviés rapidement de leur vocation première par des révolutionnaires de tous genres, les grèves surtout par les blanquistes, le droit de réunion par tous les ennemis du régime impérial, dont le nombre croissait dans ce qu'on pourrait appeler les marges de la classe politique à mesure que la politique de Napoléon III en faveur du monde ouvrier lui gagnait des sympathies dans les élites professionnelles .
== La liberté syndicale ==
Les hommes politiques libéraux ne tardèrent pas à se rendre compte que les coalitions et réunions informelles telles que les lois de mars 1864 et juin 1868 les avaient permises se prêtaient à tous les débordements et désordres auxquels sont portés par nature tous les rassemblements d'individus quand ceux-ci ne sont pas encadrés, structurés, disciplinés par une organisation consciente d'elle-même. Quant aux chambres syndicales ouvrières qui, à partir de 1872, renaissaient de toutes parts, en l'absence des socialistes, après les ravages de la guerre et de la Commune, le régime de la « tolérance administrative » qui ne leur conférait pas la personnalité civile, les laissait sans moyen pour mener dans l'ordre la défense et la promotion des intérêts ouvriers : elles n'avaient même pas le droit d'ouvrir à leur nom un livret de caisse d'épargne et les contrats qu'elles pouvaient signer avec des patrons n'avaient qu'une valeur morale et n'engageaient vraiment personne.
Aussi, fut-il entrepris d'abattre un nouveau pan de la loi Le Chapelier et de permettre ce qu'elle avait interdit, à savoir pour « les citoyens d'un même État ou profession, les entrepreneurs, ceux qui ont boutique ouverte, les ouvriers et compagnons d'un art quelconque », le droit « lorsqu'ils se trouveront ensemble, de nommer présidents, secrétaires et syndics, de tenir des registres, prendre des arrêtés ou délibérations, former des règlements sur leurs intérêts communs », bref de constituer des associations professionnelles, nos syndicats.
La première proposition de loi visant à reconnaître aux syndicats professionnels le droit de se constituer librement et d'obtenir la personnalité civile sans autre formalité que le dépôt de leurs statuts auprès d'une administration publique fut déposée en 1876 par celui des hommes politiques libéraux de la IIIe République qui, après Waldeck-Rousseau, a pris la plus grande part à la politique ouvrière du libéralisme, Édouard Lockroy, un nom tombé dans l'oubli, sauf peut-être pour les biographes de Victor Hugo, qui savent que Lockroy fut le second mari de la veuve de Charles Hugo, et, à ce titre, le tuteur de Georges et de Jeanne, sauf aussi pour les historiens de la tour Eiffel, puisque ce fut Lockroy, ministre du Commerce, qui signa avec l'illustre ingénieur le contrat auquel on doit la tour.
Il fallut huit ans à la proposition de Lockroy pour que, relayée par d'autres propositions, convertie en projet par le libéral Waldeck-Rousseau, alors ministre de l'Intérieur, elle devînt la loi du 21 mars 1884. Huit ans au cours desquels elle se heurta, non seulement à l'hostilité des conservateurs et de patrons aussi aveugles qu'égoïstes, mais aussi, mais surtout aux socialistes de tous bords et à ceux des groupements syndicaux sur qui ils étaient parvenus à étendre leur emprise.
Ils la dénoncèrent comme une « loi de police » parce qu'elle faisait obligation aux syndicats - s'ils désiraient être des entités juridiques légalement fondées - de déposer à la mairie leurs statuts et le nom de leurs administrateurs et l'on voudrait pouvoir citer en entier l'article que Jules Guesde vociféra en mai 1884 dans Le Cri du Peuple contre ce qu'il appelait « une nouvelle loi Le Chapelier ».
Notre bourgeoisie ne désarme pas, assurait-il, au contraire. Elle ne fait que déplacer ses barrières protectrices et les transporter là où elles peuvent être efficaces: sur le terrain politique. Ce n'est pas en réalité l'abrogation de la loi Le Chapelier, c'est sa modernisation, son adaptation aux nouvelles nécessités capitalistes. Sous couleurs d'autoriser l'organisation professionnelle de notre classe ouvrière, la nouvelle loi n'a qu'un but: empêcher son organisation politique.
Mais, concluait-il, « cet empêchement vient trop tard », « le Parti ouvrier est aujourd'hui trop fort » pour que cette manoeuvre machiavélique de la bourgeoisie l'empêche d'aboutir, car Jules Guesde a vécu trente ans dans l'illusion que la révolution socialiste allait éclater le lendemain matin - avant de devenir en 1914 ministre d'État dans un gouvernement d'union sacrée.
Il enrageait à la pensée que la liberté syndicale contribuait à renforcer chez les ouvriers l'idée - l'illusion selon lui - qu'ils pouvaient améliorer leur sort dans le cadre de la société capitaliste, les détournant ainsi de l'action politique révolutionnaire dont il s'acharnait à prétendre qu'elle était « la condition indispensable » de l' « affranchissement économique » de la classe ouvrière.
Ce serait une longue histoire que celle des combats menés contre cette loi par toute une partie des socialistes et la quasi-totalité des anarchistes. Partout où ceux-ci le pouvaient, ils mettaient la main sur les syndicats, mais pour les maintenir en dehors de la loi et leur faire faire une gymnastique révolutionnaire qui les détournait de leur vocation naturelle et écartait d'eux (hélas! pour longtemps, puisque les effets s'en font encore sentir) la majeure partie des travailleurs salariés, peu soucieuse de s'engager dans une aventure vouée à l'échec et dont la réussite aux yeux de plus d'un aurait été une catastrophe.
Quand, en 1900 et 1901, Waldeck-Rousseau, cette fois président du conseil, aidé du socialiste indépendant Alexandre Millerand (pour cette raison traité en renégat et en traître par toute la meute des révolutionnaires) tenta de conforter et d'étendre la loi de 1884, notamment en accordant la personnalité civile aux unions de syndicats, il dut battre en retraite devant l'hostilité des socialistes à la manière de Jules Guesde et de ceux qu'on commençait à appeler les syndicalistes révolutionnaires, ceux-ci « tenant » les directions de la CGT naissante, de la Fédération des Bourses du travail et de nombre de fédérations d'industrie ou de métier.
Pensez donc ! Le projet visait à étendre le droit de propriété des syndicats, leur reconnaissait celui de fonder des sociétés commerciales, des écoles professionnelles, des hospices, des hôpitaux, bref les moyens de mener une action sociale en profondeur. Mais c'était vouloir trans-former les syndicats en capitalistes, les embourgeoiser, les enraciner dans la société présente, faire d'eux des gestionnaires, ce qui rime avec révolutionnaire, mais seulement dans les mots: au niveau des idées, c'est l'antagonisme .
II faudra attendre la loi du 20 mars 1920 pour que les unions de syndicats (c'est-à-dire, entre autres, les confédérations) se voient reconnue la capacité civile.
== Les conventions collectives: les libéraux pour, les révolutionnaires contre ==
Même aventure avec la législation des conventions collectives. Les syndicats étant, dans la pensée libérale, non des machines à faire des grèves, mais des machines à faire des contrats, Édouard Lockroy avait prévu dans sa proposition de 1876 - c'était l'article 4 - que les syndicats d'une même industrie composés l'un de patrons, l'autre d'ouvriers (pourraient) conclure entre eux des conventions ayant pour objet de régler les rapports professionnels des membres d'un syndicat avec ceux de l'autre. Ces conventions auront force de contrat et engageront tous les membres des parties contractantes pour la durée stipulée. Lesdites conventions ne pourront être établies que pour une durée maximale de cinq ans.
Cette proposition n'avait pas été reprise dans la loi du 21 mars 1884, ni dans le projet Barthou de 1902, mais elle fit l'objet d'un important projet de loi déposé le 2 juillet 1906 - donc en pleine guerre de la CGT révolutionnaire contre le gouvernement - par Gaston Doumergue, un libéral lui aussi, alors ministre du Commerce, de l'Industrie et du Travail.
Ouvrons ici une parenthèse. La première pierre du futur ministère du Travail avait été posée en 1886 par É. Lockroy quand il avait enlevé au ministère de l'Intérieur les services concernant les syndicats pour les rattacher au ministère du Commerce, devenu par ses soins ministère du Commerce et de l'Industrie. Même au temps de Waldeck-Rousseau et d'Alexandre Millerand, les services concernant le travail étaient restés rattachés au ministère du Commerce et de l'Industrie. Ce fut Sarrien, un libéral lui aussi qui, en constituant son gouvernement le 14 mars 1906 (six semaines avant le tumultueux 1er mai 1906) éleva ces services à la dignité ministérielle en créant le ministère du Commerce, de l'Industrie et du Travail, confié, on l'a vu, à G. Doumergue. Six mois plus tard, Clemenceau, dont on nous accordera qu'il n'était guère touché de la grâce socialiste, fit le dernier pas en consacrant au Travail un ministère à part entière.
Pensa-t-il se concilier les syndicalistes en confiant ce ministère à un socialiste indépendant, René Viviani ? Si oui, son calcul se révéla faux, car toutes les sectes révolutionnaires, y compris les plus honorables se déchaînèrent contre cette innovation. Hubert Lagardelle, pour ne citer que lui, énonça péremptoirement qu'un « ministère du Travail serait une source de corruption autrement profonde que le ministère du Commerce », qu'il allait « gouvernementaliser la classe ouvrière ». La gouvernementaliser, c'est-à-dire l'aider à sortir des sentiers battus, mais sans issue de la Révolution. Le projet Doumergue, très complet, trop peut-être, portait sur les différents aspects du contrat de travail, et notamment « sur les conventions collectives relatives au contrat de travail ».
« La convention collective du travail, disait l'exposé des motifs, est une forme nouvelle de contrat qui n'a pas encore reçu une consécration légale, mais qui tend à se répandre de plus en plus. [Relevons le caractère libéral de cette démarche législative qui aime que le fait précède la loi.] Elle ne constitue pas un contrat de travail, mais détermine les conditions générales auxquelles devront satisfaire les contrats individuels passés entre employeurs et employés parties à la convention... Très populaire parmi les ouvriers, la convention collective de travail n'a pas moins été favorablement accueillie par les patrons de certaines industries, désireux d'éviter les excès d'une concurrence ruineuse.
... Dans une matière aussi délicate, on ne saurait prétendre avoir fait oeuvre définitive. La convention collective n'est encore qu'en voie d'évolution. On a essayé de tenir compte de ce qu'elle est déjà et de ce qu'elle apparaît devoir être dans l'avenir ».
Là encore, la méthode, prudente et quasi expérimentale, était libérale. La loi ne forcerait rien: calquée sur la réalité, elle ne ferait que codifier ce qui s'établissait de soi-même.
Les syndicats auraient dû se féliciter de ce projet qui allait, non pas régler les problèmes à leur place, mais leur fournir un nouvel outil de travail, et certains en effet exprimèrent leur satisfaction. Mais la CGT était encore à cette date dominée par les syndicalistes révolutionnaires. Elle tint en octobre 1906, à Amiens, un congrès demeuré célèbre parce qu'il adopta la Charte fameuse qui proclamait le devoir d'indépendance de tous ses syndicats et d'elle-même à l'égard « des partis et des sectes ».
Ce premier pas ne l'écartait pas encore de ses convictions révolutionnaires, et le Congrès vota (on ne sait à quelle majorité, le vote s'étant fait à mains levées) la condamnation du projet Doumergue.
« Considérant que les lois ouvrières en projet, sur l'arbitrage obligatoire, la participation aux bénéfices, le contrat collectif de travail, la représentation dans les conseils des sociétés industrielles, ont pour objet d'entraver le développement du syndicalisme et d'étrangler le droit de grève... Considérant que le droit nouveau auquel nous aspirons... ne peut sortir que des luttes ouvrières sur le terrain économique, le congrès invite les fédérations à se préparer à faire une action énergique au moment où elle deviendrait nécessaire contre tout projet tendant à l'étranglement de l'action syndicale . »
Les conventions collectives reçurent enfin une définition légale le 25 mars 1919 :
Ce ne serait pas ici le lieu de retracer l'histoire des conventions collectives et de leur législation: les lois des 25 mars 1919, 24 juin 1936, 23 décembre 1946, 11 février 1950, 13 novembre 1982. Signalons toutefois :
- que la loi de décembre 1946 porte la marque profonde de ses origines socialistes, avec son exigence de l' « unicité » des conventions (une seule convention nationale par profession) et l'abandon au gouvernement du soin de fixer les salaires;
- que les socialistes n'étaient plus au pouvoir quand fut votée la loi du 11 février 1950 qui ouvrait à nouveau le domaine des salaires aux conventions collectives et permettait à celles-ci d'échapper au carcan de l'unicité;
- que ce fut grâce aux conventions collectives et au « paritarisme » qui en est la conséquence logique que l'on put arracher au monopole centralisateur, étatique ou parastatal de la Sécurité sociale, certains éléments de ce qu'on appelle la protection sociale collective, à savoir les régimes de retraites complémentaires et l'assurance chômage;
- que Georges Pompidou avait tempéré son gaullisme d'une bonne dose de libéralisme - comme d'aucuns lui en font reproche aujourd'hui - en ouvrant le 3 août 1967 une des périodes les plus fécondes en fait de négociations collectives.
Jetons un voile sur l'intention qui fut véritablement celle des socialistes et de leurs inspirateurs syndicalistes quand, en 1982, ils instituèrent la négociation annuelle obligatoire dans l'entreprise. Ils croyaient renforcer ainsi la présence des syndicats dans l'entreprise et accroître leur capacité à y conduire une action révolutionnaire, en attendant d'y prendre le pouvoir. C'est l'inverse qui s'est produit. Car, lorsqu'on traite de problèmes concrets en présence des intéressés, les salariés de l'entreprise, peu disposés à laisser sacrifier leurs intérêts immédiats à des calculs politiques ou des rêveries idéologiques, les négociateurs syndicaux doivent laisser au portemanteau les consignes confédérales.
La négociation dans l'entreprise rend aux syndicats (ou à leurs sections d'entreprise) une liberté qu'ils avaient perdue dans la défense des intérêts dont ils ont pris la charge.
Intérêts et liberté, une association qui ne déplaît pas à la pensée syndicale. Aussi doit-on saluer comme une victoire de l'idée libérale, cette convention interprofessionnelle nationale du 31 octobre 1995 proposant la mise en place, dans les entreprises sans implantation syndicale, de dispositifs permettant d'y négocier les salaires et les conditions de travail. Car assurément il ne serait pas libéral d'accorder le monopole de la négociation collective à des organisations syndicales qui n'ont pas su ou voulu gagner la confiance de l'ensemble des travailleurs salariés dont ils prétendent défendre les intérêts.
N'ont signé ce texte libéral ni la CGT rivée au stalinisme même après la chute de l'URSS, ni la CGT-Force Ouvrière livrée à nouveau, par la grâce des disciples de Léon Trotski, à ses démons du début du siècle.
== Deux besoins fondamentaux: communauté et liberté ==
Les socialistes en sont solidement assurés: la « protection sociale collective » est un domaine qui leur est réservé par définition, pourrait-on dire. La pensée libérale ne s'y aventurerait qu'en se trahissant, qu'en se déguisant au moyen de vêtements empruntés au socialisme et qui ne sont plus sur elle que des oripeaux. Les libéraux placeraient l'individu et ses intérêts au centre de tout, et cet individu n'aurait souci des autres que dans la mesure où le soin qu'il en prendrait servirait ses propres intérêts. N'a-t-on pas écrit que, si l'on est passé de l'esclavage au salariat, c'est parce qu'un esclave, il faut en prendre soin, le soigner quand il est malade, le nourrir même quand il ne travaille pas, car un esclave, c'est comme un boeuf : si on le perd, ça coûte, tandis que le salarié est un homme libre (votre liberté, Messieurs les libéraux) et quand on lui a payé ce qui était convenu, on est quitte à son égard: à lui de se tirer d'affaire comme il l'entend, s'il le peut.
Il est vrai que des libéraux du début de l'autre siècle professaient facilement une philosophie de l'homme inspirée d'un rationalisme décharné pour qui l'individu humain n'aurait d'autre mobile que l'intérêt personnel, géré par une intelligence calculatrice. La société elle-même serait née d'un contrat passé à l'origine entre des individus qui auraient trouvé intérêt à se réunir ainsi. Comme si, dès le départ, et même s'ils ne l'ont pas toujours exprimé clairement, penseurs et praticiens du libéralisme n'avaient pas compris que la dimension sociale de l'homme est dans chaque individu antérieure à tout calcul et à tout intérêt personnel, que l'on peut sans doute parler de contrat social parce que l'on a complété, corrigé, couronné si l'on veut, la société naturelle par une société de droit, mais que ce n'est là, comme le diront les solidaristes de la fin du XIXe siècle, qu'un quasi-contrat. On fait comme si les hommes avaient décidé librement un beau jour de vivre en société et qu'ils avaient passé contrat en ce sens devant je ne sais quel notaire éternel. En réalité, toute société est antérieure à tout contrat. L'homme est social par nature et le besoin de solidarité, pour employer un terme à nos yeux trop plein encore de rationalité, le besoin de communauté est enraciné aussi profond dans l'animal humain que l'instinct de la conservation, le besoin de nourriture, les désirs sexuels.
Laissons aux métaphysiciens le soin de décider, s'ils le peuvent, lequel est premier dans l'homme du besoin de liberté individuelle ou du besoin de communauté. Il est vrai que les libéraux ont envie de penser - de croire- que l'instinct de liberté, le moi, sont inhérents à la nature humaine, mais ils savent bien que l'homme n'a d'abord été qu'un élément du corps social : l'affirmation du moi n'est venue qu'après. L'homme est double, à la fois individuel et social, et -curieuse dialectique qui fonde ce qu'on pourrait appeler le paradoxe de la liberté - à mesure que la société se perfectionne, s'enrichit, se libère de la misère et de la peur, elle fait naître chez les individus (délivrés par elle sans qu'ils s'en rendent compte des insécurités et incertitudes premières) un besoin d'indépendance et d'originalité personnelles qui les pousse à se révolter contre toutes les contraintes et obligations de l'ordre social, au risque d'ébranler ou de ruiner cet ordre social sans lequel les libertés individuelles ne seraient pas possibles.
Transposons le mot d'un philosophe: le moi se pose en s'opposant à l'ordre social. Supprimez cet ordre social, et le moi s'effondrera dans le néant. L'ordre libéral se situe au point d'équilibre du besoin de communauté et du besoin de liberté - équilibre précaire, toujours menacé et toujours à refaire.
== La protection sociale collective ==
Les libéraux n'ont jamais nié, quelques moyens qu'ils aient employés pour la justifier, la nécessité d'assurer aux individus une « protection sociale collective », une protection contre les aléas de l'existence dans laquelle il entre immanquablement une bonne part de solidarité, mais ils ont toujours cherché à ce que cette protection s'exerçât avec la contribution aussi large et surtout aussi consciente que possible de tous et de chacun. Volontiers, on écrirait que la protection sociale est pour eux un devoir plus qu'un droit, devoir envers les autres et devoir envers soi-même.
Pourquoi se sont-ils employés, à partir de 1818 (en Grande--Bretagne, ils avaient commencé plus tôt), à créer des caisses d'épargne ? Pour aider les plus humbles, s'ils voulaient faire un effort, à accéder à un peu de propriété et un peu de sécurité. Et sans doute, comme tous les novateurs, avaient-ils fondé sur cette institution de trop vastes espoirs: l'expérience a toutefois prouvé que ces espoirs étaient loin d'être entièrement vains. Qui oserait dire aujourd'hui qu'ils n'ont pas eu raison de braver les sarcasmes des socialistes, ceux par exemple d'un Louis Blanc, à qui nos socialistes français doivent sans doute plus qu'à Marx et qui écrivait :
« On fondait des caisses d'épargne pour solliciter l'ouvrier à l'économie, mais, dans un milieu où la première des maximes était « chacun pour soi, chacun chez soi », l'institution des caisses d'épargne n'était bonne qu'à rendre le pauvre égoïste, qu'à briser dans le peuple ce lien sacré que nous [constatons] entre les êtres qui souffrent la communauté de la souffrance . »
Et vive la misère qui rend les gens solidaires! Comme si l'on ne se battait pas davantage encore devant les mangeoires vides que devant les mangeoires pleines! Nous avons dit plus haut comment, dans leur désir d'étendre aussi largement que possible la propriété et de donner aux ouvriers le moyen de se soustraire à l'autorité d'un maître ou comme l'on commençait à dire, d'un patron, des libéraux s'engouèrent de l'idée d'association ouvrière de production.
Sans doute l'empruntaient-ils cette idée à Buchez - un catholique social qui avait été saint-simonien, et dont les disciples publièrent pendant dix ans L'Atelier (1840-1850), le premier journal rédigé exclusivement par des ouvriers. Mais, contrairement aux ateliers sociaux que Louis Blanc préconisait à la même époque, la coopérative ouvrière de production devait être soumise, comme toutes les entreprises, aux lois du marché: c'est donc légitimement qu'on peut la faire figurer au catalogue des institutions libérales.
Venons-en à ce qu'on entend plus précisément quand on parle de protection sociale collective. Déjà Bastiat posait le problème :
« Le salaire arrive avec certitude à la fin d'un jour occupé. Mais quand les circonstances, des crises industrielles ou simplement les maladies ont forcé les bras à chômer, le salaire chôme aussi. L'ouvrier devra-t-il alors soumettre au chômage son alimentation, celle de sa femme et de ses enfants ?
Il n'y a qu'une ressource pour lui, c'est d'épargner aux jours de travail de quoi satisfaire aux jours de vieillesse et de maladie. Mais qui peut d'avance, eu égard à l'individu, mesurer comparativement la période qui doit aider et celle qui doit être aidée?
Ce qui ne se peut pour l'individu devient plus praticable pour les masses en vertu de la loi des grands nombres. Voila pourquoi ce tribut, payé par les périodes de travail aux périodes de chômage, atteint son but avec beaucoup plus d'efficacité, de régularité, de certitude quand il est centralisé par l'association que lorsqu'il est abandonné aux chances individuelles ».
Et Bastiat d'entonner une sorte d'hymne aux sociétés de secours mutuels, « institution admirable, née des entrailles de l'humanité avant le nom même de socialisme » , un hymne auquel on ne trouve guère d'allusion dans les manuels scolaires, entêtés à prouver que la mutualité, c'est le socialisme.
Deux orientations s'offraient à l'exercice de la mutualité, d'un côté une conception plus commerciale - ce que nous appelons l'assurance - de l'autre une conception impliquant une plus grande participation directe des individus à la gestion de l'épargne collective, à quoi nous réservons aujourd'hui le nom de mutualité.
Bastiat a fortement montré, dans ses Harmonies économiques, que l'assurance commerciale - l'assurance contre l'incendie par exemple - est aussi une association d'entraide mutuelle, même si les sociétaires n'ont plus entre eux de liens directs, même s'ils ne se voient plus, ne se connaissent plus. Ils contribuent tous au fonds commun qui permettra de venir en aide à ceux d'entre eux sur qui se sera abattu le sinistre. Seulement dans l'assurance commerciale, les sociétaires sont dispensés d'un très grand nombre de tâches et d'obligations, et de ce fait, plus incités à s'inscrire. Et comme, de plus, cette assurance est animée par un industriel qui espère des gains pour lui proportionnels au développement de ses affaires, il apporte plus de zèle à convaincre les gens de la nécessité d'épargner solidairement, en association avec d'autres, que ne le ferait un philanthrope, si dévoué fût-il.
C'est ainsi d'ailleurs qu'est née en France l'assurance contre les accidents du travail. Sous le Second Empire, un industriel de l'assurance, Marestaing, frappé des incroyables difficultés auxquelles se heurtait l'indemnisation des victimes des accidents de travail, imagina d'offrir aux patrons une assurance qui couvrait à la fois les ouvriers de l'entreprise victimes des accidents de travail et le patron contre les indemnités et réparations auxquelles il pourrait être contraint au cas où sa responsabilité serait établie.
Cette assurance se révéla si efficace que, lorsque fut promulguée, le 9 avril 1898, la loi concernant les responsabilités des accidents dont les ouvriers sont victimes dans leur travail, plus de la moitié des entreprises était déjà couverte par une assurance de ce genre.
La loi elle-même fut d'inspiration libérale puisque son économie reposa essentiellement sur l'affirmation de son article premier :
« Les accidents survenus par le fait du travail ou à l'occasion du travail aux ouvriers et aux employés... donnent droit, au profit de la victime ou de ses représentants, à une indemnité à la charge du chef d'entreprise. »
Leur responsabilité ainsi nettement établie, une fois pour toutes, les employeurs n'avaient plus qu'à s'assurer - et ce sont les compagnies d'assurances privées qui, jusqu'au 31 décembre 1945, couvrirent les accidents du travail, avant que ce « risque » ne fût intégré dans le système unique de Sécurité sociale, d'ailleurs avec un statut un peu particulier.
== Victoires funestes du socialisme ==
Il n'était pas impossible, théoriquement du moins, que des sociétés de type commercial assurent pareillement les gens sur la maladie ou leur garantissent une pension pour le temps où ils seraient parvenus à l'âge de la retraite, mais les tentatives qui furent faites en ce sens, sans être tout à fait stériles, se heurtèrent à maints obstacles, et notamment aux convictions que les socialistes d'à peu près toutes les écoles avaient ancrées dans la tête d'une majorité des militants ouvriers: à savoir que l'ouvrier qui ne pouvait plus gagner sa vie parce qu'il était malade, invalide ou trop âgé devait être pris en charge par la société sans qu'il eût versé ni lui ni ses camarades la moindre cotisation. Même les anarchistes se ralliaient à cette conception étatiste, sauvant les apparences en parlant de prise en charge par la société et non par l'État, retrouvant leurs marques quand ils préconisaient la suppression des armées permanentes et de quelques autres institutions inutiles - la présidence de la République, le Sénat, le budget des cultes - pour assurer le financement des retraites pour la vieillesse. Ces prestations perçues gratuitement sans la contrepartie d'une cotisation quelconque, n'était-ce pas déjà un peu de cette « prise au tas » qui serait la loi économique, sociale et même morale de la société libertaire!
Incontestablement, en ce domaine, le socialisme a marqué des points contre la pensée libérale.
Le 5 avril 1910, une loi dont le projet initial avait été déposé par Alexandre Millerand en 1899, institua, assez pauvrement, les retraites ouvrières et paysannes, les ROP, mais la Cour de Cassation, invitée à se prononcer sur des dispositions équivoques de cette loi, arrêta que l'adhésion aux caisses de retraites était facultatif : pour y être inscrit, chaque salarié devait en faire expressément la demande à son employeur l'autorisant ainsi à prélever sur son salaire la part ouvrière de la cotisation, l'obligeant du même coup à y ajouter une part égale au titre de la cotisation patronale.
Cette disposition porte effectivement la marque d'un certain libéralisme puisque les ouvriers n'étaient pas obligés de s'assurer pour leurs vieux jours, et les socialistes pourraient ironiser sur le peu d'efficacité des libertés individuelles: ils ne furent pas nombreux, en effet, les ouvriers qui se firent inscrire, qui demandèrent qu'on leur retînt une partie de leur salaire.
C'est que la liberté, la vraie, n'est pas le laisser-aller, l'insouciance, l'abandon de son propre sort au hasard des circonstances. Elle a toujours quelque chose d'héroïque. Elle demande que chacun fasse un effort sur soi-même, que l'on se contraigne, que l'on gouverne sa vie. Mais allez donc demander cet effort à des ouvriers à qui l'on a répété que s'inscrire ne leur servirait à rien, car ils seraient morts avant l'âge de toucher leur pension (« la retraite pour les morts »), que le gouvernement n'avait cherché qu'à constituer, grâce à la capitalisation, un trésor de guerre au sens étroit du terme (oui, on a lu cela sous des plumes syndicales et non des moindres: la loi des retraites n'était qu'une façon insidieuse de préparer la guerre!). Voilà qui incitait d'autant moins à faire des sacrifices, si petits qu'ils fussent, qu'en même temps la propagande socialiste continuait d'assurer que les temps étaient proches où l'État prendrait en charge l'invalide, le vieillard, la veuve et l'orphelin.
== Échecs et victoires de la pensée libérale ==
Il faudrait refaire du point de vue de la pensée libérale, l'histoire de notre système français de Sécurité sociale pour se rendre compte que si les socialistes ont trop souvent imposé leur façon de penser, quelques--uns des dispositifs de ce système ont porté et même portent encore la marque libérale.
Au lendemain de la guerre de 1914-1918, Alexandre Millerand entreprit de doter les classes laborieuses d'un système d'assurances sociales, projet qui ne devait aboutir que dix ans plus tard; ce fut la loi du 5 avril 1928, promulguée alors que Poincaré était président du Conseil. Le système mis en place était très étatique, et la CGT, qui avait dénoncé cet étatisme tout au long des années d'élaboration de la loi (aidée en cela par la CFTC) continua sa campagne après l'instauration du système. Tardieu, président du Conseil et Laval, ministre du Travail (et ancien avocat de la CGT) donnèrent satisfaction aux syndicalistes - qui, dans cette occurrence, représentait la pensée libérale -en rectifiant le premier texte par une loi du 30 avril 1930.
Il n'y aurait plus un seul régime, mais deux, l'un pour l'agriculture, l'autre pour le commerce et l'industrie. Au lieu d'une cotisation unique, deux cotisations distinctes, l'une pour les risques de répartition (la maladie), l'autre pour les risques de capitalisation (la vieillesse). On conserverait le réseau des caisses départementales d'Etat créées par la loi de 1928, mais à cette caisse, à l'origine unique, pouvaient s'adjoindre dans chaque département des caisses primaires de répartition ou de capitalisation fondées par les sociétés de secours mutuels, les syndicats professionnels d'employeurs ou de salariés, des assurés groupés spontanément, caisses auxquelles l'affiliation des assurés était libre et qui reçurent bientôt la dénomination familière de « caisses d'affinité », la caisse départementale d'État étant assez peu aimablement baptisée « caisse des résidus » . Une caisse de réassurance unique groupait les différentes caisses primaires. Celles-ci étaient gérées selon les principes de la mutualité, ce qui impliquait une certaine liberté pour, dans le cadre des taux fixés par la loi, adapter les dépenses aux ressources, les ressources aux dépenses.
Comment ne pas songer aux recommandations de Bastiat dans ses Harmonies économique s?
« Pour que la surveillance que les associés [membres des sociétés de secours mutuels] exercent les uns sur les autres ait lieu et porte ses fruits, il faut que les sociétés de secours mutuels soient libres, circonscrites, maîtresses de leurs statuts comme de leurs fonds. Il faut qu'elles puissent faire plier leurs règlements aux exigences de la localité. »
Suivait cette mise en garde qu'on a trop peu écoutée :
« Supposez que le gouvernement intervienne. Il est aisé de deviner le rôle qu'il s'attribuera. Son premier soin sera de s'emparer de toutes ces caisses sous prétexte de les centraliser et, pour colorer cette entreprise, il promettra de les grossir avec des ressources prises sur les contribuables, car, dira-t-il, n'est-il pas bien naturel que l'État contribue à une oeuvre si grande, si généreuse, si philanthropique, si humanitaire? Première injustice: faire entrer de force dans la société et par le côté des cotisations, des citoyens qui ne doivent pas concourir aux répartitions des secours. Ensuite, sous prétexte d'unité, de solidarité, il s'avisera de fondre toutes les associations en une seule, soumise à un règlement uniforme.
Mais que sera devenue la moralité de l'institution quand sa caisse sera alimentée par l'impôt, quand nul, si ce n'est quelque bureaucrate, n'aura intérêt à défendre le fonds commun, quand chacun, au lieu de se faire un devoir de prévenir les abus, se fera un plaisir de les favoriser, quand aura cessé toute surveillance mutuelle et que feindre une maladie ne sera qu'un bon tour joué au gouvernement?
Le gouvernement, il faut lui rendre cette justice, est enclin à se défendre, mais, ne pouvant plus compter sur l'action privée, il faudra bien qu'il y substitue l'action officielle. Il nommera des vérificateurs, des contrôleurs, des inspecteurs. On verra des formalités sans nombre s'interposer entre le besoin et le secours. Bref, une admirable institution sera, dès sa naissance, transformée en une branche de police. »
Le langage a un peu vieilli, mais comme il est aisé, un siècle et demi plus tard, de faire la transposition! En 1939, au moment de la déclaration de guerre, on comptait autant d'affiliés aux caisses d'affinité qu'aux caisses de résidus et le nombre des premiers ne cessait de croître. On était dans la bonne voie.
Hélas! à la Libération, l'esprit du temps était à la centralisation sous l'égide de l'État, pour ne pas dire au totalitarisme. Il fut donc décidé que l'ancien système des assurances sociales, encore trop marqué de libéralisme, serait transformé de fond en comble. Non seulement la loi du 22 mai 1946 portant généralisation de la Sécurité sociale étendra à tous les Français résidant sur le territoire métropolitain le bénéfice des législations sur la sécurité sociale - ce qui aurait pu se faire au moyen d'organismes divers - publics ou privés, mais auparavant (et ce fut là la métamorphose essentielle, et l'atteinte décisive au libéralisme) l'ordonnance du 4 octobre 1945 avait imposé « l'unicité des caisses », l'unicité de l'ensemble du système, faisant disparaître d'un seul coup toute concurrence entre les caisses et la possibilité pour les assurés de participer vraiment à la gestion des organismes de Sécurité sociale, condamnés à prendre de plus en plus l'allure et l'esprit d'une administration d'État.
Bref, l'idée directrice était qu'une organisation unique de Sécurité sociale devait assurer tous les citoyens (et même quelques autres) contre tous les risques « en donnant à ce mot un sens très large, puisque, pour s'en tenir à cet exemple, la CGT proposait que les congés payés fussent pris en charge par la Sécurité sociale, celle-ci étant financée par une cotisation unique, unique parce que payée à la fois par les ouvriers et par les employeurs (la part de ceux-ci devant progressivement englober l'ensemble de la cotisation), unique aussi parce qu'elle serait versée à une seule caisse sans affectation particulière à chacun des risques.
Ainsi, une part énorme des besoins des individus serait prise en charge par la collectivité, à travers le système unique de Sécurité sociale. Les hommes ne seraient plus payés selon leur travail. Une partie du prix de leur travail ne leur serait pas remise, mais versée dans une caisse où une administration puiserait pour aider les gens à faire face à un nombre de plus en plus élevé de leurs besoins, et cela en fonction de leur dépenses et non en fonction de leur gain.
C'était un pas décisif vers la réalisation du célèbre principe de Louis Blanc: A chacun selon ses besoins. Certes, dans toute société, fût-elle la plus libéralement gouvernée du monde, l'État prélève une partie des revenus individuels, par l'impôt, direct et indirect, et par diverses cotisations, pour financer des services et équipements collectifs, qui servent indistinctement à tout le monde, quel que soit le revenu de chacun. Tout État est donc dans une certaine mesure socialiste. La différence entre celui qu'on peut dire socialiste et celui qui reste libéral réside dans la proportion selon laquelle s'effectue le partage des revenus personnels, entre le salaire direct et ce qu'on a appelé le salaire social. Un État, une société sont d'autant plus socialistes qu'est plus grand ce qu'on désigne désormais sous le nom de prélèvements, c'est-à-dire la part du salaire qui n'est pas remise à celui qui a gagné ce salaire pour qu'il en use à son gré, mais qui va alimenter une caisse publique qui le reversera à ceux qui en auront besoin.
A partir du moment où le taux des prélèvements atteint un niveau qu'il n'est pas possible de déterminer, mais qui doit être d'autant plus élevé que la société est plus riche, on passe à un autre type de société. Il y a, comme disent les dialecticiens à la mode de Hegel, renversement de la quantité dans la qualité. A partir en effet du moment où les individus ne seront plus rémunérés en fonction de leur travail, formule libérale, mais en fonction de leurs besoins, quel que soit leur apport personnel en fait de travail, de production des richesses, il faut trouver à l'activité économique, à l'effort de production ou de service qu'on demande aux individus, d'autres mobiles que le besoin de gagner sa vie, que la soif du profit, que l'appât du gain: ou un sens civique porté au paroxysme, un dévouement héroïque à la collectivité, ou la peur de la répression, la contrainte universelle - les deux d'ailleurs pouvant s'épauler l'un l'autre, comme on a vu. Bref, dans l'esprit des promoteurs de la Sécurité sociale, la marche au socialisme passait sans doute par la socialisation de la propriété (les nationalisations), mais aussi et peut-être surtout par la socialisation des salaires.
La réalisation de ce gigantesque et funeste projet s'est heurtée tout d'abord à des difficultés matérielles: la France exsangue de 1945-1946 était incapable de financer pareilles dépenses, et il a fallu remettre à plus tard la couverture de certains risques et de certaines catégories de la population. Il a fallu aussi tenir compte des résistances du bon sens, des avantages acquis, de légitimes intérêts.
Les syndicalistes les plus entichés d'unicité ont tout de suite posé que la couverture des accidents du travail devait conserver une autonomie quasi totale au sein du système. De même, on s'est résigné à respecter l'autonomie des régimes de retraite qui existaient déjà, du moins jusqu'au jour où le régime général de la Sécurité sociale serait en mesure de verser des pensions de retraite aussi élevées que les leurs. Ce sont nos régimes spéciaux. Les syndicalistes chrétiens finirent par obtenir qu'une partie fixe de la cotisation fût affectée aux allocations familiales.
Bref, la Sécurité sociale n'a pas été d'emblée aussi totalitaire que le souhaitaient ses fondateurs. Depuis lors, la pensée libérale a connu quelques succès dans l'évolution de la protection sociale. Le 14 mars 1947, une première convention collective (une convention et non une loi) instaurait, pour les cadres, un système de retraites complémentaires extérieur à la Sécurité sociale, et, depuis, d'autres conventions ont mis en place des systèmes analogues pour les diverses catégories de salariés.
Atteinte plus grave encore au monopole de la Sécurité sociale. Ses promoteurs avaient pensé qu'elle couvrirait un jour le risque chômage. La convention du 31 décembre 1958, en créant les Assedic (qu'une autre convention devait coordonner au moyen de l'Unedic) soustrayait, et pour une longue période qui est loin sans doute d'être à son terme, l'assurance chômage au régime général de la sécurité sociale.
On se sentait en droit d'espérer que, les esprits ayant changé, on allait assister par étape à une libéralisation de la sécurité sociale, à un abandon progressif de son principe unitaire, ce qui aurait rendu ses comptes plus lisibles et permit d'intéresser les « assujettis » à la qualité de la gestion des branches et des caisses, de les arracher à l'état d'assisté, d'assisté grincheux et ingrat, mais assisté quand même, et de les élever au rang de citoyen responsable.
Georges Pompidou a tenté cette métamorphose en 1967. Non seulement il a voulu séparer financièrement les diverses branches de la sécurité sociale, ne serait-ce que pour y voir plus clair, mais, par une sorte de retour aux sources mutualistes de la protection sociale collective, il envisageait de conférer aux conseils d'administration des caisses primaires des pouvoirs considérables dans la gestion, jusqu'à celui d'augmenter les cotisations ou de diminuer les prestations pour équilibrer leur budget, dont les déficits ne pourraient plus être comblés par la compensation entre les caisses que dans les limites restreintes.
Sans doute se faisait-il encore quelques illusions sur ce qu'un siècle plus tôt Proudhon avait appelé « la capacité politique des classes ouvrières » (un vœu ou un espoir plutôt qu'un fait). Consultés, les meilleurs des syndicalistes doutèrent de pouvoir trouver dans leurs rangs assez d'administrateurs capables d'assumer de telles responsabilités, capables de résister aux mécontentements des « assujettis », cultivés par les démagogues, et le projet fut aux trois quarts abandonné.
Depuis, entraîné par sa logique interne, le système a repris sa progression dans la voie de l'unification, du monopole - de l'irresponsabilité des assujettis. Ainsi en va-t-il de la réforme mise en train par Alain Juppé en 1995, réforme courageuse assurément, mais mal orientée puisqu'elle engage l'évolution, irréversiblement peut-être, dans la voie d'un service national de santé, financé par l'impôt et, de ce fait, contrôlé et géré tôt ou tard en totalité par l'État.
La partie est-elle perdue pour la pensée libérale dans le domaine de la protection sociale collective ? Rien n'est jamais joué, et il reste permis d'espérer que les Français se souviendront avant le temps des catastrophes que, comme l'écrivait Bastiat, « ce n'est jamais sans créer pour l'avenir de grands dangers et de graves difficultés qu'on soustrait l'individu aux conséquences de ses propres actes ».

Version actuelle datée du 26 mars 2008 à 01:58


Claude Harmel:La pensée libérale et les questions sociales
La pensée libérale et les questions sociales


Anonyme


Tiré du livre Aux sources du modèle libéral français, Perrin, 1997

C'est une idée depuis longtemps ancrée dans les esprits que les libéraux ont toujours ignoré, qu'ils ignorent encore et qu'ils ignoreront toujours les problèmes sociaux, entendus au sens étroit et banal du mot social: les problèmes concernant la condition matérielle et morale des travailleurs salariés, tout particulièrement des ouvriers et des employés de l'industrie et du commerce. Qu'ils les ont ignorés et les ignorent encore et les ignoreront toujours comme par définition, sous l'effet à la fois : - d'une insensibilité au sort des autres qu'aurait cultivée en eux une philosophie de l'homme qui pousserait l'individualisme jusqu'à l'égoïsme du « chacun pour soi » , qui, pour parler comme Marx dans le Manifeste communiste, ne connaîtrait plus « d'homme à homme d'autre lien que l'intérêt tout nu, que l'impassible paiement au comptant, (...), l'eau glaciale du calcul égoïste ». - et d'une idéologie qui les ferait croire (car cette conviction relèverait de la croyance et non de l'analyse scientifique) en la vertu de prétendues «  lois naturelles » dont le libre jeu suffirait pour réaliser les Harmonies économiques, pour résoudre tous les problèmes de la vie des hommes en société, y compris ceux qu'on appellerait indûment « sociaux » pour leur conférer une spécificité qu'ils n'auraient pas - le sort des laissés-pour-compte relevant des oeuvres charitables que la généralisation de la richesse permettrait de financer aisément.

Bref, même si l'on ne la cite plus guère, on en est toujours, pour résumer la pensée des libéraux, à la formule prêtée à Gambetta: « Il n'y a pas de question sociale », formule odieusement travestie, dont le texte authentique oppose admirablement la pensée libérale consciente et amoureuse de la diversité des choses à la simplification de type totalitaire à laquelle la doctrine socialiste incline si aisément: « Il n'y a pas la question sociale, il y a des questions sociales. »

La réhabilitation du travail

Le premier apport de la pensée libérale à l'amélioration de la condition ouvrière (puisque c'est de ce seul point de vue qu'en cette étude nous envisagerons les aspects sociaux de la pensée libérale), ce premier apport fait maintenant partie à ce point de la pensée commune que la plupart des gens ne savent plus d'où il nous est venu: la réhabilitation du travail productif, du travail de production des biens matériels, en particulier la réhabilitation du travail manuel. Réhabilitation est d'ailleurs ici un terme assez impropre, car il laisse entendre que le travail aurait été honoré avant de sombrer dans le mépris. Or, il n'a jamais été à l'honneur. On le tenait pour oeuvre servile, aux yeux de certains, la conséquence et la preuve de la malédiction divine.

Que de fois n'a-t-on pas cité le mot d'Aristote en sa Politique, que le maître n'aurait plus besoin d'esclaves quand les navettes tisseraient d'elles-mêmes. Sans doute penserait-on par cette évocation du philosophe donner ses lettres de noblesse à « la libération de l'homme par la machine ». On ne se rendait pas compte qu'en parlant de la sorte, on avouait implicitement que l'on continuait à penser au fond de soi--même qu'un homme libre ne se met pas au métier, qu'il ne travaille pas de ses mains.

Vivre noblement, ce fut longtemps vivre sinon à ne rien faire, du moins à ne rien faire qui relevât de la production et du commerce, qui ne fût pas gouverner, guerroyer, à un niveau un peu inférieur, administrer, et M. Jourdain, qui se voulait faire passer pour gentilhomme, laissait dire avec délice que son père, qui avait honorablement enrichi la famille dans le commerce des étoffes, n'avait jamais été marchand, mais que « comme il était fort obligeant et qu'il se connaissait fort bien en étoffes, il en allait choisir de tous les côtés, les faisait apporter chez lui et en donnait à ses amis pour de l'argent ». Soixante ans plus tard, la pensée libérale faisait ses premiers pas, et Voltaire ne sera pas seul à penser que « le plus utile à l'État n'est pas le Seigneur bien poudré qui sait précisément à quelle heure le Roi se lève, à quelle heure il se couche et qui se donne des airs de grandeur en jouant le rôle d'esclave dans l'antichambre d'un ministre « , mais le négociant qui enrichit son pays, donne de son cabinet des ordres à Surate et au Caire, et contribue au bonheur des hommes » (Lettres philosophiques Xe siècle). L'activité productrice sortira moins vite de l'opprobre, le mépris des clercs pour les arts mécaniques s'ajoutant ici au dédain nobiliaire, et la cabale qui accompagna tout le long de son règne le roi réformateur, le bon Louis XVI, se gaussera de ce monarque qui s'avilissait jusqu'à travailler de ses mains. Mais le pas n'allait plus tarder à être franchi. Les économistes révélant la nature et les causes de la richesse des nations, la révolution industrielle confortant les analyses des économistes, le travail allait trouver enfin sa place légitime. Désormais, vivre honorablement, ce sera vivre en travaillant, ce sera travailler pour vivre. « Enrichissez-vous par le travail » dira Guizot. Lamartine chantera le travail, « sainte loi du monde » et le titre de travailleur, naguère humiliant, sera porté si haut qu'on se le disputera. Dans ses admirables Lettres sur l'organisation du Travail - un trésor méconnu de la pensée libérale - Michel Chevalier, parlant de l' « amélioration du sort des travailleurs », s'excusera de sacrifier à la mode du jour en disant travailleur là où il aurait dû dire ouvrier, « car un chef d'industrie est un travailleur au même titre que l'homme qui se livre au travail manuel de l'atelier ».

Qu'on n'aille pas croire que ce n'était là que des vues théoriques et qu'on glorifiait le travail sans se soucier du sort matériel des travailleurs! Les socialistes revendiquent pour eux-mêmes quelque chose comme le monopole du coeur. Ce sont eux qui auraient mis les premiers en lumière la misère ouvrière que les beaux esprits de l'économie auraient refusé de voir. Mais les économistes libéraux, - c'était là une expression qui n'avait pas cours au début du XIXe siècle, car elle eût fait pléonasme en ce temps où tout économiste était libéral, où l'économie s'opposait au socialisme et réciproquement, où le socialisme d'avant Marx se présentait comme une anti-économie, niant les lois du marché, ou prétendant qu'on pouvait les abolir. (François Mitterrand ne parlera-t-il pas encore des « prétendues lois économiques » ?)

Les économistes témoins de la révolution industrielle dont ils fondaient la doctrine n'étaient pas insensibles aux misères que multipliait le passage d'une économie à une autre. On pense au Dr Villermé, à son Tableau de l'état physique et moral des ouvriers, témoin d'une préoccupation collective, puisque l'enquête lui avait été demandée par l'Académie des sciences morales et politiques. Ils étaient des libéraux, les parlementaires de la monarchie de Juillet qui votèrent notre première « loi ouvrière », celle du 28 mars 1841, interdisant le travail dans les fabriques des enfants de moins de 8 ans, et limitant à huit heures de travail diurne, le travail des enfants de 8 à 12 ans. Loi difficile, parce qu'il s'agissait de concilier ce qu'on n'avait guère eu à faire jusqu'alors, (et les concepts manquaient) « les principes de la liberté industrielle, les droits des chefs de famille, et les sentiments qu'inspire l'humanité », comme disait le rapporteur de la loi à la Chambre de Paris, le très libéral Charles Dupin. Car tout partisans et propagateurs qu'ils fussent de la division du travail et de l'emploi des machines (seuls capables de permettre l'accroissement presque à l'infini de la production et son bon marché, sans lesquels ils pensaient à bon droit qu'on ne pourrait pas « éteindre le paupérisme »), ils n'en étaient pas moins sensibles aux efforts et aux sacrifices que ces méthodes nouvelles imposaient aux ouvriers, au moins dans un premier temps. Ils montraient - ce qui fut longtemps vrai - que les machines ne supprimaient pas vraiment le travail, mais le déplaçaient et qu'après un certain temps la fabrication dans laquelle les machines ouvrières ont été introduites, occupait un plus grand nombre d'hommes qu'auparavant .

Et qui voudrait croire, parmi nos « politiquement corrects » du forum, de l'université ou du prétoire, qu'il est de Jean-Baptiste Say, l'Adam Smith français, ce texte de 1803 sur les effets de la division du travail :

« Un homme qui ne fait pendant toute sa vie qu'une même opération parvient à coup sûr à l'exécuter mieux et plus promptement, mais en même temps il devient moins capable de tout autre occupation soit physique, soit morale. Ses autres facultés s'éteignent et il en résulte une dégénération dans l'homme considéré individuellement. C'est un triste témoignage à se rendre que de n'avoir jamais fait que la dix-huitième partie d'une épingle (..). La séparation des travaux est un habile emploi des forces de l'homme, elle accroît les produits de la société, sa puissance et ses jouissances, mais elle ôte quelque chose à la capacité de chaque homme pris individuellement. »

La solution, Say l'entrevoyait dans le développement et le meilleur emploi de la partie de l'existence qui n'est pas consacrée au travail- gagne-pain, dans « les facilités qu'une civilisation plus avancée procure à tous les hommes pour perfectionner leur intelligence et leurs qualités morales ».

L'instruction de la première enfance mise à la portée des familles d'ouvriers, l'instruction qu'ils peuvent puiser dans des livres peu chers et cette masse de lumière qui circule perpétuellement au milieu d'une nation civilisée et industrieuse ne permettent pas qu'aucun de ses membres soit abruti seulement par la nature de son travail. Un ouvrier n'est pas constamment occupé de sa profession. Il passe nécessairement une partie de ses instants à ses repas et à ses jours de repos au sein de sa famille. S'il se livre à des vices abrutissants, c'est plutôt aux institutions sociales qu'à la nature de son travail qu'il faut les attribuer .

Cent vingt-cinq ans plus tard, au romancier Georges Duhamel qui déplorait l'organisation scientifique du travail, le taylorisme, on disait en France la « rationalisation », en quoi il voyait - avec bien d'autres - le méfait suprême de la « civilisation », l'abrutissement des hommes par le travail parcellaire et répétitif, l'ouvrier mécanicien Hyacinthe Dubreuil répondait qu'il appréciait quant à lui bien différemment un système qui avait permis aux ouvriers de ne plus passer à l'atelier que huit heures par jour au lieu de dix ou de douze. Signalons ici, parce que nous n'aurons pas l'occasion d'y revenir en ce chapitre, un des éléments de la part d'utopie que comportait la pensée libérale du XIXe siècle : la croyance (le mot s'impose) en la vertu quasi magique d'une formation intellectuelle de type scolaire, on devrait dire cléricale - de clerc qui veut dire intellectuel - trop éloignée du métier et de la vie. Car il ne faut pas oublier que les promoteurs quasi héroïques de l'obligation scolaire furent des libéraux, injustement accusés pour cela par Jules Guesde, l'introducteur du marxisme (et quel marxisme!) dans le mouvement socialiste en France, de chercher à procurer aux exploiteurs capitalistes une main-d'oeuvre plus rentable.

La réhabilitation du salariat

Comme elle a donné au travail productif ses lettres de noblesse, la pensée libérale a puissamment contribué à la réhabilitation morale du salariat. Car le salaire a été considéré longtemps comme une forme inférieure et même dégradante de revenu. Un salarié, c'était quelque chose comme un mercenaire. Le 10 août 1789, Mirabeau avait « blessé la dignité du sacerdoce » en proposant que la nation « salariât les ministres des autels » et il tenta d'apaiser l'ire épiscopale en dénonçant « les préjugés d'ignorance orgueilleuse qui font dédaigner les mots salaire et salariés ». Car il ne connaissait quant à lui que « trois manières d'exister dans la société: mendiant, voleur ou salarié ».

Napoléon se le tint pour dit et, en négociant le Concordat, il veilla à ne pas heurter l'amour-propre des évêques; les prêtres ne recevraient pas de l'État un salaire, mais un traitement. En pleine Révolution de 1848, Bastiat dut se battre pour faire admettre que, « considéré sans son origine, sa nature et sa forme, le salaire n'a en lui-même rien de dégradant ». A juste titre, il faisait grief aux socialistes d'avoir surenchéri sur ce préjugé aristocratique et clérical: « Peu s'en faut qu'ils ne l'aient signalé comme une forme à peine adoucie de l'esclavage et du servage. » Il reprochait à leur propagande d'avoir fait « pénétrer la haine du salariat dans la classe même des salariés », et c'est en effet la source d'une grande misère morale que d'avoir honte de la façon dont on gagne sa vie, si honorablement que ce soit.

Les ouvriers se sont dégoûtés de cette forme de rémunération. Elle leur a paru injuste, humiliante, odieuse. Ils ont cru qu'elle les frappait du sceau de la servitude. Ils ont voulu participer selon d'autres procédés à la répartition de la richesse. De là à s'engouer des plus folles utopies, il n'y avait qu'un pas - et ce pas a été franchi. A la révolution de Février, la grande préoccupation des ouvriers a été de se débarrasser du salaire. Sur les moyens, ils ont consulté les dieux, mais quand les dieux ne sont pas restés muets, ils n'ont selon l'usage rendu que d'obscurs oracles, dans lesquels dominait le grand mot d'association, comme si association et salaire étaient incompatibles.

A la vérité, les socialistes n'étaient pas seuls à considérer le salariat comme un opprobre, et même une abjection. L'excellent Pierre Larousse qui, en son Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle ne cachait pas, affichait plutôt ses convictions libérales (« le beau mot de libéralisme ») écrivait au mot salaire, après avoir multiplié les citations d'auteurs défavorables au salariat (« e salaire n'est que l'esclavage prolongé », Chateaubriand), que seule l'association de production permettrait à l'ouvrier d'échapper « à la tyrannie du salariat, cette forme moderne du servage ». Ainsi s'explique que tant de penseurs, de publicistes et d'hommes politiques libéraux - et non des moins connus jusque de nos jours - menèrent campagne sous la IIe République et le Second Empire en faveur des associations ouvrières de consommation et de production, de celles-ci surtout. Certains allèrent même - Léon Say qui fut l'initiateur, Léon Walras, d'Haussonville, Hippolyte Comte, Casimir-Périer, Jules Simon, Delessert, Récamier, Germain, Benoist-d'Azy, le duc Décazes - jusqu'à fonder de leurs propres deniers en 1864 une « caisse d'escompte des associations populaires » dont l'objet était d'aider, sans but lucratif, les sociétés ouvrières de production et de consommation à réunir leurs premiers fonds. Napoléon III tenta de faciliter les efforts en ce sens avec sa loi des 24-29 juillet 1867, qui, en même temps qu'elle reconnaissait aux sociétés anonymes (associations typiquement capitalistes) le droit de se former sans l'autorisation de la puissance publique, définissait sous le titre énigmatique de « dispositions particulières des sociétés à capital variable » le statut de ce que le langage courant commençait à désigner du nom de « coopératives de production ».

Sans doute les libéraux n'allaient-ils pas, ce faisant, à l'encontre de la pensée libérale, car la coopérative, elle aussi, est soumise à la concurrence et aux autres lois du marché. Et ils pouvaient exciper du fait que (outre que l'ouvrier coopérateur échappait à l' « humiliation » du salaire qui semblait ravaler le travail au rang d'une marchandise ainsi qu'à la tutelle d'un patron) il accédait ainsi à la propriété (et notamment à la propriété de ses instruments de travail), et l'école libérale a toujours souhaité la diffusion la plus large possible de la propriété. Villermé pourtant les avait mis en garde non contre le principe économique de la coopérative, mais contre les difficultés qu'on pourrait dire « politiques » d'un type d'association qui ne pouvait exister qu'à la condition d'une estime, d'une amitié réciproques, d'un accord parfait et d'une certaine conformité de sentiments, de volonté, surtout dans les tendances morales de ceux qui la composent (...)Essayez donc de maintenir constamment unis dans une même opinion et en bonne intelligence seulement dix hommes. Essayez de les plier à une organisation qui les rende solidaires; puis, quand vous aurez vu la persistance, la ténacité qu'il faut avoir, les immenses difficultés de cette tâche, vous nous direz si vous croyez encore à la possibilité d'envelopper dans une même organisation et de rendre sérieusement solidaires des milliers d'individus .

Bref, la réussite d'une association ouvrière ne peut être, en France surtout, qu'une exception, ce mode d'activité économique échouant beaucoup moins à cause des impératifs inexorables des lois du marché que du fait des difficultés du gouvernement des hommes, dont on a trop tendance à oublier que leurs groupements, dès qu'ils parviennent à un certain niveau d'effectif, rapidement atteint, ne peuvent continuer de vivre et de progresser qu'en sécrétant, en quelque sorte, un pouvoir, une direction, pour les gouverner.

Osons dire que cette dérive marginale de la pensée libérale au XIXe siècle n'a pas été sans conséquence sur l'évolution du mouvement ouvrier. Certes, c'est la contamination de l'idée syndicale par la ou les doctrines socialistes et par les rêveries anarchistes qui a conduit le mouvement syndical à la redoutable incapacité de sortir de la contestation que nous lui connaissons aujourd'hui.

Mais on ne peut pas oublier que notre premier syndicalisme, celui de la fin du Second Empire et des débuts de la IIIe République, qui n'était nullement révolutionnaire, nullement étatiste, encore moins « collectiviste », s'est fourvoyé dans la coopération aux applaudissements de certains libéraux. Chaque syndicat se croyait obligé de s'adjoindre un atelier coopératif dont l'inéluctable faillite entraînait à peu près aussi inéluctablement la ruine et la disparition de la chambre syndicale.

Échecs répétés qui auraient pu être formateurs et salutaires si les désillusions qu'ils causèrent n'avaient ouvert une brèche par où s'engouffra toute la démagogie socialiste et son affirmation qu'il n'y avait pas à perdre son temps à rapetasser le vieux monde, maintenant que le collectivisme offrait sa panacée sociale. C'est du temps de ces illusions sur les possibilités de la coopération que date la fameuse formule qui figure encore dans les statuts de la CGT Force ouvrière: « La disparition du patronat et du salariat », car c'était alors l'association ouvrière de production qui paraissait présenter le modèle d'une entreprise sans salarié et sans patron. La coopérative écartée, la formule a permis de rattacher à l'idée syndicale des notions comme celles de nationalisation et de socialisation qui, en fin d'analyse, lui sont étrangères.

Pourtant, les libéraux avaient tendu la main au mouvement syndical pour sa défense du salariat. Bastiat déjà avait souligné que dans leur recherche de la sécurité commune à tous les hommes, dans leur désir « d'être tranquilles sur leur avenir, de savoir sur quoi compter, de pouvoir disposer d'avance tous leurs arrangements », les ouvriers trouvaient un commencement de solution dans cette forme de rémunération qu'est le salaire.

Elle les délivre, si l'on peut dire, de la servitude de la marchandise, car celui qui recevrait pour paiement de son travail la marchandise qu'il a fabriquée devrait attendre de l'avoir vendue avant d'être vraiment rémunéré. Bastiat priait les socialistes de considérer lesquels étaient les plus assurés d'être payés, de l'ouvrier qui reçoit une part du produit ou de celui qui perçoit un salaire. Leroy-Beaulieu lui fera écho à la fin du siècle : « Un salaire présente pour l'ouvrier ces deux avantages: le dégager de l'inconnu des résultats de la production, lui permettre, sans attendre ces résultats, de satisfaire ses besoins qui sont immédiats. »

Et de produire à l'appui cet exemple (qui de surcroît nous rappelle que la construction immobilière à toujours eu une allure chaotique avec des hauts qui peuvent être des pics et des bas en forme d'abîmes):

« De 1879 à 1885, on a construit une douzaine de mille maisons à Paris. Les ouvriers maçons, charpentiers, couvreurs, ont été occupés très activement avec des salaires moyens de 7,8 ou 9 francs par jour. (..) Or, sur dix entrepreneurs de ces travaux si rémunérateurs pour les ouvriers, neuf au moins ont fait faillite ou sont tombés en liquidation, les maisons qui leur avaient prêté ont perdu la moitié de leur avoir, quelques-unes les quatre cinquièmes.

Mais les ouvriers avaient été payés. »

La liberté de la consommation

Le salaire assure aussi à l'ouvrier la liberté de la consommation, car de son salaire, il fait ce qu'il veut. En dépit des laudateurs du temps passé, du temps où le compagnon mangeait à la table du maître et couchait dans un coin de son logis, en dépit aussi des rêveurs du socialisme dont l'idéal serait que la société prît en charge tous les individus et les pourvût de tout (« à chacun selon ses besoins ») sous prétexte de les libérer de toutes les servitudes matérielles, le salaire, c'est-à-dire la rémunération en espèces, la rémunération en monnaie, constitue l'un des fondements nécessaires des libertés individuelles.

Certes, lent d'abord, puis brusquement accéléré avec l'abolition définitive des corporations en 1791, aggravé ensuite par l'apparition du capitalisme industriel, ce passage d'un type de rémunération (le compagnon à la charge du maître) à un autre (« voilà ton argent, arrange-toi à ta guise ») a provoqué dans toute une partie des classes ouvrières un sentiment d'abandon, de déréliction qui a profondément et durablement marqué les consciences, dans toutes les classes de la société. On vit nombre d'employeurs (le mot ne sera d'usage courant que beaucoup plus tard) pratiquer ce qu'on appelait le patronage, ce qu'on appelle aujourd'hui avec une nuance de dénigrement le paternalisme, dont l'une des pratiques (les « économats » où les ouvriers de l'usine trouvaient tout à meilleur prix) constituait indubitablement dans les faits un retour indirect au paiement en nature.

Les libéraux peuvent bien souvent aller chercher l'expression de leur propre pensée jusque chez ceux qui font profession de la condamner. On leur a tant emprunté, sans le dire! Et ce qu'ils énoncent est si conforme à la nature des choses qu'on est bien forcé d'y revenir dès que la réalité ébranle les idéologies et s'impose aux esprits.

C'est donc à des socialistes que nous nous donnerons le luxe de demander la défense et illustration du salaire en argent, du salaire direct... du salaire libéral. En 1886, les mineurs de Decazeville firent une grève demeurée lugubrement célèbre dans les annales du mouvement ouvrier parce qu'elle fut marquée par la défenestration mortelle du sous-directeur de la compagnie, l'ingénieur Watrin. Le fondateur du syndicalisme des mineurs dans le Nord, Émile Basly, député de Paris depuis 1885, dénonça à la tribune du Palais-Bourbon les pratiques de l'économat (géré par la Compagnie) qui faisaient que la plupart des mineurs touchaient la plus large part de leur salaire, la totalité parfois, sous forme de jetons et de bons qui n'avaient cours que dans les magasins de l'économat, et il réclama la suppression de cet économat qui, dit-il, confisquait « la liberté de consommation ».

Un an plus tard, rapporteur du projet de loi concernant l'institution de délégués à la sécurité dans les mines, Jean Jaurès (qui, il est vrai, n'avait pas encore donné son adhésion au socialisme collectiviste) évoquait à son tour ces ouvriers qui n'avaient jamais été payés qu'en nature, qui étaient rivés à une sorte de compte courant perpétuel et qui n'avaient jamais « vu reluire dans un peu d'or une peur de liberté ».

Bastiat était donc bien fondé à écrire que les classes laborieuses s'étaient « élevées jusqu'au salariat » et que c'était là un des progrès de la civilisation, même si elles ne devaient pas en rester là dans leurs efforts pour acquérir la sécurité.

A la fin du siècle, P. Leroy-Beaulieu sentira encore la nécessité de défendre l'honneur du salariat et consacrera des pages à montrer que de tous les contrats humains, le salaire, c'est-à-dire la rémunération ,fixée d'avance, soit d'après le temps de travail, soit d'après un tarif pour chaque unité d'ouvrage fait, est le contrat le plus répandu, le plus général, celui gui s'adapte aux occupations les plus diverses, qui a cours dans les pays les plus différents..., nul [autre] contrat n'ayant à un pareil degré un caractère de généralité, approchant presque de l'universalité .

Ce qui était vrai en 1896 l'est plus encore cent ans plus tard. Les PDG eux-mêmes sont aujourd'hui des salariés et tiennent à l'être; et l'ironie des choses a même fait que l'action syndicale menée sous le signe de l'abolition du salariat a elle-même contribué puissamment à la consolidation et à la généralisation de cette forme de revenu, toute chargée qu'elle fût de la malédiction socialiste.

L'organisation du marché du travail

Libérateur en soi, le salaire n'en restait pas moins terriblement aléatoire en ces premiers temps d'extension au salariat. Il était soumis aux lois du marché, et cela dans les conditions les plus défavorables, car, non seulement l'Assemblée constituante avait, en 1791, par le décret d'Allarde, aboli définitivement les corporations et proclamé la liberté du travail, mais encore, sous l'influence, non plus cette fois de la pensée libérale, mais des doctrines quasi totalitaires de Jean-Jacques Rousseau, elle avait, prise d'une sorte de phobie, interdit toutes les associations, les associations de capitaux aussi bien que celles des ouvriers salariés, tout comme les associations politiques. Elle n'avait pas toléré qu'aucun « corps » se formât entre les individus citoyens d'une part, l'État de l'autre; et, bravant la nature humaine, incontestablement sociale, sa Déclaration des droits de l'homme et du citoyen avait délibérément ignoré le droit d'association.

Qui plus est, émue par une grève des charpentiers parisiens (mais alors on ne disait pas encore grève) elle avait, à l'appel de René Le Chapelier, député de Rennes, interdit non seulement les grèves, les cessations concertées et collectives du travail, mais les associations professionnelles, aussi bien d'entrepreneurs que d'ouvriers et compagnons, nos syndicats, et elle avait stipulé que ce que nous appelons le contrat de travail ne pouvait être qu'un accord passé « de gré à gré » entre deux individus, le maître et l'ouvrier, sans qu'aucun tiers (ni le gouvernement, ni la loi, ni une organisation quelconque) puisse intervenir dans la discussion et la conclusion de ce contrat.

Quinze ans avant la loi Le Chapelier, Adam Smith avait déjà relevé que, dans cet affrontement entre le maître et l'ouvrier, et bien qu'on eût de part et d'autre des individus libres et égaux en droit, la partie n'était pas égale. Outre que les maîtres peuvent se concerter plus aisément que les ouvriers, fût-ce discrètement, ils sont en état de tenir plus longtemps. Un propriétaire, un fermier, un maître fabricant ou marchand, pourraient en général, sans occuper un seul ouvrier, vivre un an ou deux sur les fonds qu'ils ont amassés. Beaucoup d'ouvriers ne pourraient pas subsister sans travail une semaine, très peu un mois et à peine un seul une année entière. A la longue, il se peut que le maître ait autant besoin de l'ouvrier que celui-ci a besoin du maître, mais le besoin du premier n'est pas si pressant.

Jean-Baptiste Say reprendra en écho dès 1803:

« Les salaires de l'ouvrier se règlent contradictoirement par une convention faite entre l'ouvrier et le chef d'industrie : le premier cherche à recevoir le plus, l'autre à donner le moins qu'il est possible, mais dans cette espèce de débat, il y a du côté du maître un avantage indépendant de ceux qu'il tient déjà de la nature de ses fonctions. Le maître et l'ouvrier ont bien également besoin l'un de l'autre, puisque l'un ne peut faire aucun profit sans le secours de l'autre, mais le besoin du maître est moins immédiat, moins pressant. Il en est peu qui ne puissent vivre plusieurs mois, plusieurs années même, sans faire travailler un seul ouvrier, tandis qu'il est peu d'ouvriers qui puissent, sans être réduits aux dernières extrémités, passer plusieurs semaines sans ouvrage. Il est bien difficile que cette différence de position n'influe pas sur le règlement des salaires. »

Les socialistes n'ont donc pas été les premiers, comme ils se complaisent à le croire, à dénoncer l'inégalité du maître et de l'ouvrier sur le marché du travail. Le mérite en revient aux économistes, et on est injuste, déloyal ou ignorant quand on ne leur en rend pas hommage. Il est permis toutefois de relever qu'il manque quelque chose à leur analyse.

Dans sa confrontation avec son employeur éventuel, l'ouvrier n'est pas défavorisé seulement - ni peut-être même principalement - par son incapacité à « tenir » longtemps sans ouvrage. Il souffre aussi d'être soumis à la redoutable concurrence de ceux qui, comme lui, cherchent une embauche. Il est bien rare en effet que les demandeurs d'emploi (offreurs de travail) soient moins nombreux que les emplois disponibles. L'offre est presque toujours supérieure à la demande. Il s'ensuit donc sur le marché du travail une concurrence des ouvriers entre eux, qui conduit inévitablement à la baisse du prix de la « marchandise » offerte en trop grande quantité, à la baisse des salaires. S'il existe une place libre dans un atelier et dix candidats à la porte pour l'occuper, c'est, à qualité professionnelle égale, celui qui offrira ses services à quelques centimes de moins que les camarades qui obtiendra la place. Bref, sur le marché du travail, l'adversaire pour ne pas dire l'ennemi, ce n'est pas le patron qui « fait travailler » et dont on sollicite un emploi, mais les camarades qui, eux aussi, cherchent un travail et sont prêts à « casser les prix » pour obtenir la préférence.

Les socialistes n'ont pas ignoré cet aspect des choses, mais ils ne s'y sont pas attardés. Marx y fait allusion furtivement deux fois dans le Manifeste communiste. Ils n'auraient pas voulu laisser croire qu'ils pensaient que les ouvriers pussent être pour quelque chose dans leur malheur. Selon leurs dires, la concurrence sur le marché du travail n'avait des effets dévastateurs que parce qu'elle était la conséquence de la concurrence sur le marché des produits. Si les fabricants et manufacturiers n'étaient pas obligés de « serrer les prix » pour résister à la concurrence, ils montreraient moins d' « âpreté » dans la discussion des salaires. Aussi, le salut de la classe ouvrière passait-il aux yeux des socialistes par une organisation de la production et de la distribution qui soustrairait l'une et l'autre aux lois du marché. Les libéraux, quant à eux, ont cherché la solution dans l'organisation non du travail, mais du marché du travail.

Le mérite de leurs premières démarches à la fois théoriques et pratiques revient à Gustave de Molinari (1819-1912), libéral s'il en fut, futur rédacteur en chef du Journal des Économistes. Tout jeune, il s'était intéressé aux « moyens d'améliorer le sort des classes laborieuses ».

Élevé dans une ville industrielle (il était né à Liège, avait vécu à Bruxelles, avant de s'installer à Paris), il avait pu constater journellement l'inégalité de la situation de l'ouvrier et de l'entrepreneur dans le débat du salaire et les effets de cette situation inégale. Il avait vu de près l'ouvrier dépourvu d'avances et immobilisé dans un marché étroit, obligé d'accepter les conditions qui lui étaient proposées, si dures qu'elles puissent être.

Deux faits sont particulièrement à retenir parmi ceux qui nourrirent sa réflexion: d'abord ce qu'on pourrait appeler l'opacité du marché du travail, l'ignorance dans laquelle se trouvaient le plus souvent les demandeurs d'emploi de l'existence des emplois disponibles (et aussi la difficulté de se rendre là où il y avait des emplois, faute notamment de savoir si ces emplois existaient vraiment) -, puis la pression que les ouvriers à la recherche d'une embauche exerçaient les uns sur les autres sur ces marchés de louage de main-d'oeuvre qu'à Paris on appelait les « grèves ». En présence de leurs camarades, aucun d'eux (par amour propre, par esprit de solidarité, par peur aussi des représailles) n'osait accepter un travail à un prix inférieur à ce qu'il avait été convenu entre eux ou à ce qui se pratiquait normalement dans la profession.

D'où l'idée d'établir, dans les principaux centres d'industrie et d'agriculture, une Bourse du travail où se rendraient les ouvriers qui auraient besoin de travail et les maîtres d'atelier qui auraient besoin d'ouvriers. Le prix du travail pour chaque industrie y serait chaque jour affiché... les ouvriers... pourraient de la sorte connaître, jour par jour, les endroits où le travail s'obtient aux conditions les plus favorables, ceux où ils doivent se porter de préférence pour en demander.

Autre projet, plus modeste

« Nous proposons à tous les corps d'État de la Ville de Paris de publier gratuitement chaque semaine le bulletin des engagements d'ouvriers avec l'indication du taux des salaires et de l'état de l'offre et de la demande, chaque métier ayant sa publication à jour fixe... Nous inviterons nos confrères des départements à publier le Bulletin du travail de leurs localités respectives... Chaque semaine, nous rassemblerons tous ces bulletins et nous en composerons un bulletin général. Chaque semaine, tous les travailleurs de France pourront avoir de la sorte sous les yeux le tableau de la situation du travail dans les différentes parties du pays...

Nous nous adressons avant tout aux ouvriers des corps d'État de la Ville de Paris. Déjà, ils se trouvent organisés et ils possèdent des centres de placements réguliers [Les « grèves » dont nous parlions plus haut]. Rien ne serait plus facile que de livrer à la publicité le bulletin de leurs transactions quotidiennes et de doter la France de la publicité du travail. »

Cette première idée d'une « agence nationale de l'emploi » dut être renvoyée dans les limbes, par suite notamment du refus des ouvriers. Molinari était allé la soumettre à une réunion des tailleurs de pierre. « Malheureusement, écrit-il, ceux-ci craignirent que la publication des prix du travail à Paris n'attirât une affluence plus considérable d'ouvriers dans ce grand centre de population » et ils refusèrent leur concours.

Le projet fut repris à partir de 1875 par la municipalité parisienne, adopté en 1886, après le vote de la loi concernant les syndicats professionnels, un premier local ouvert en 1887 sous le nom d'annexe n° 1, rue Jean-Jacques Rousseau, la Bourse centrale actuelle, rue du Château d'Eau ne devant être inaugurée qu'en 1892. La Bourse jouait un double rôle, celui d'un bureau de placement (ou d'une concentration de bureaux de placement) et d'une maison de Syndicats, ce second rôle que n'avait pas prévu Molinari (et pour cause) devant rapidement éclipser le premier. Durant les premières années, les placements effectués par les syndicats admis à la Bourse se comptèrent par milliers. Mais les différentes factions socialistes qui se disputèrent la direction de la Bourse firent bientôt de celle-ci un centre d'agitation révolutionnaire, décourageant ainsi les patrons de venir y chercher le personnel dont ils avaient besoin et les ouvriers de s'y inscrire.

D'autre part, la municipalité parisienne, qui logeait gratuitement les syndicats dans les deux immeubles de la Bourse du travail, et qui versait à celle-ci une subvention annuelle pour en assurer l'entretien et le fonctionnement, avait mis une condition et une seule à l'admission des syndicats dans la Bourse: qu'ils fissent du placement, et qu'ils le fissent gratuitement. Idée malencontreuse qui, en obligeant les syndicats à ne pas faire payer les services qu'ils rendaient non à titre collectif mais à titre individuel, a développé chez eux un « subventionnisme » dont ils n'ont jamais pu se défaire : l'habitude de vivre grâce à d'autres ressources que leurs ressources propres, celles-ci devant se limiter aux cotisations des militants, à l'exclusion, répétons-le, du paiement des services rendus aux individus, syndiqués et non syndiqués, alors qu'il aurait été parfaitement justifié de les leur facturer, aux non syndiqués surtout. D'où cette évolution fâcheuse, entamée à peu près dès l'ouverture de la Bourse, d'un syndicalisme utilitaire vers un syndicalisme idéologique, assurément moins ancré dans la réalité, d'autant plus que cette « idéologisation » de type révolutionnaire écartait la grande majorité des ouvriers et des employés qui n'aspiraient nullement à la révolution.

Le droit de coalition

Leur philosophie fondamentale poussait les libéraux non pas à demander au gouvernement ou au législateur de résoudre par le moyen d'arrêtés, de décrets ou de lois les problèmes des ouvriers (non plus que des autres) en fait de salaires ou de conditions de travail ou, comme nous disons, de protection sociale collective, mais à fournir aux ouvriers (et aux autres) les instruments juridiques dont ils avaient besoin pour « faire leurs affaires eux-mêmes » , à tout le moins à faire disparaître de la loi les dispositions juridiques qui faisaient obstacle à la prise en main par les uns ou les autres de la défense des intérêts qui leur en étaient propres. C'est ainsi qu'ils s'en prirent à la loi Le Chapelier, aux articles du code pénal qui en étaient issus et qu'ils finirent par en avoir raison.

Le 17 novembre 1849 (et bien que « ses poumons ne pussent lutter avec les orages parlementaires »), Bastiat intervint à l'Assemblée législative pour défendre ce qui n'était pas encore le droit de grève : le droit pour un ouvrier de cesser son travail si les conditions de salaire que lui offre son employeur ne lui conviennent pas.

« Quoi ! Je suis en face d'un patron, nous débattons le prix, celui qu'il m'offre ne me convient pas, je ne commets aucune violence, je me retire, et vous dites que c'est moi qui porte atteinte à la liberté du patron, parce que je nuis à son industrie! Ce que vous proclamez là, c'est l'esclavage, car qu'est-ce qu'un esclave si ce n'est l'homme forcé par la loi de travailler à des conditions qu'il repousse. ... Vous dites ensuite que les ouvriers, quand ils se coalisent [quand ils font grève (C.H.)] se font du tort à eux-mêmes et vous partez de là pour dire que la loi doit empêcher le chômage [la cessation du travail (C.H.)]. Je suis d'accord avec vous que, dans la plupart des cas, les ouvriers se nuisent à eux-mêmes. Mais c'est précisément pour cela que je voudrais qu'ils fussent libres, parce que la liberté leur apprendrait qu'ils se nuisent à eux-mêmes. Et vous, vous en tirez cette conséquence qu'il faut que la loi intervienne et les attache à l'atelier. Mais vous faites ainsi entrer la loi dans une voie bien dangereuse.

Tous les jours, vous accusez les socialistes de vouloir faire intervenir la loi en toutes choses, de vouloir effacer la responsabilité personnelle. Tous les jours, vous vous plaignez de ce que partout où il y a un mal, une souffrance, une douleur, l'homme invoque sans cesse les lois et l'État.

Quant à moi, je ne veux pas que parce qu'un homme chôme et que par cela même il dévore une partie de ses économies, la loi puisse lui dire: « Tu travailleras dans cet atelier, quoi qu'on ne t'accorde pas le prix que tu demandes... »

Vous avouez vous-mêmes que, sous l'empire de votre législation, l'offre et la demande ne sont plus à deux de jeu, puisque la coalition des patrons ne peut pas être saisie, et c'est évident: deux, trois patrons déjeunent ensemble, font une coalition, personne n'en sait rien. Celle des ouvriers sera toujours saisie puisqu'elle se fait au grand jour. »

L'assaut échoua, mais il devait être renouvelé quinze ans plus tard, cette fois non sans succès, et ce sont des libéraux qui le lancèrent. Car c'est le très libéral Émile Ollivier - un homme plus grand que son destin - qui convainquit Napoléon III, qui à vrai dire y était tout prêt, qu'il était temps d'abolir toute une partie du dispositif répressif que la Constituante avait construit à l'appel de Le Chapelier.

La loi du 25 mars 1864, dont Ollivier fut l'éloquent, courageux et obstiné rapporteur, abolit le délit de coalition, le remplaça par le délit d'entrave à la liberté du travail, et du coup reconnut la licité de la grève : nul ne pouvait plus être poursuivi devant les tribunaux pour s'être concerté avec ses camarades en vue de cesser collectivement le travail, pas même ceux qui avaient été les « moteurs » de cette coalition, on dira plus tard les « meneurs ».

Sans doute, comme le fit remarquer notamment Jules Simon, un autre libéral, la loi était-elle boiteuse en ceci que, pour se coaliser, pour se concerter, il faut se réunir et qu'on ne pouvait alors se réunir publiquement qu'avec l'autorisation de la police. L'anomalie fut réparée trois ans plus tard. En 1867, la loi reconnut la liberté des réunions publiques, à la seule condition que dans ces réunions, on ne traitât ni de sujets politiques, ni de sujets religieux, mais essentiellement de problèmes économiques et sociaux. La loi était faite sur mesure pour les ouvriers. La même année 1867, l'Empereur étendait aux chambres syndicales ouvrières le régime de la « tolérance administrative ». L'Empire libéral, la conversion de l'Empire au libéralisme depuis le traité de libre-échange conclu avec l'Angleterre en 1860, continuait de porter ses fruits.

Nous ne dirons pas ici comment ces dispositifs libéraux, mis en place dans l'intention déclarée de fournir aux ouvriers les moyens de mieux défendre leurs intérêts, furent déviés rapidement de leur vocation première par des révolutionnaires de tous genres, les grèves surtout par les blanquistes, le droit de réunion par tous les ennemis du régime impérial, dont le nombre croissait dans ce qu'on pourrait appeler les marges de la classe politique à mesure que la politique de Napoléon III en faveur du monde ouvrier lui gagnait des sympathies dans les élites professionnelles .

La liberté syndicale

Les hommes politiques libéraux ne tardèrent pas à se rendre compte que les coalitions et réunions informelles telles que les lois de mars 1864 et juin 1868 les avaient permises se prêtaient à tous les débordements et désordres auxquels sont portés par nature tous les rassemblements d'individus quand ceux-ci ne sont pas encadrés, structurés, disciplinés par une organisation consciente d'elle-même. Quant aux chambres syndicales ouvrières qui, à partir de 1872, renaissaient de toutes parts, en l'absence des socialistes, après les ravages de la guerre et de la Commune, le régime de la « tolérance administrative » qui ne leur conférait pas la personnalité civile, les laissait sans moyen pour mener dans l'ordre la défense et la promotion des intérêts ouvriers : elles n'avaient même pas le droit d'ouvrir à leur nom un livret de caisse d'épargne et les contrats qu'elles pouvaient signer avec des patrons n'avaient qu'une valeur morale et n'engageaient vraiment personne.

Aussi, fut-il entrepris d'abattre un nouveau pan de la loi Le Chapelier et de permettre ce qu'elle avait interdit, à savoir pour « les citoyens d'un même État ou profession, les entrepreneurs, ceux qui ont boutique ouverte, les ouvriers et compagnons d'un art quelconque », le droit « lorsqu'ils se trouveront ensemble, de nommer présidents, secrétaires et syndics, de tenir des registres, prendre des arrêtés ou délibérations, former des règlements sur leurs intérêts communs », bref de constituer des associations professionnelles, nos syndicats.

La première proposition de loi visant à reconnaître aux syndicats professionnels le droit de se constituer librement et d'obtenir la personnalité civile sans autre formalité que le dépôt de leurs statuts auprès d'une administration publique fut déposée en 1876 par celui des hommes politiques libéraux de la IIIe République qui, après Waldeck-Rousseau, a pris la plus grande part à la politique ouvrière du libéralisme, Édouard Lockroy, un nom tombé dans l'oubli, sauf peut-être pour les biographes de Victor Hugo, qui savent que Lockroy fut le second mari de la veuve de Charles Hugo, et, à ce titre, le tuteur de Georges et de Jeanne, sauf aussi pour les historiens de la tour Eiffel, puisque ce fut Lockroy, ministre du Commerce, qui signa avec l'illustre ingénieur le contrat auquel on doit la tour.

Il fallut huit ans à la proposition de Lockroy pour que, relayée par d'autres propositions, convertie en projet par le libéral Waldeck-Rousseau, alors ministre de l'Intérieur, elle devînt la loi du 21 mars 1884. Huit ans au cours desquels elle se heurta, non seulement à l'hostilité des conservateurs et de patrons aussi aveugles qu'égoïstes, mais aussi, mais surtout aux socialistes de tous bords et à ceux des groupements syndicaux sur qui ils étaient parvenus à étendre leur emprise. Ils la dénoncèrent comme une « loi de police » parce qu'elle faisait obligation aux syndicats - s'ils désiraient être des entités juridiques légalement fondées - de déposer à la mairie leurs statuts et le nom de leurs administrateurs et l'on voudrait pouvoir citer en entier l'article que Jules Guesde vociféra en mai 1884 dans Le Cri du Peuple contre ce qu'il appelait « une nouvelle loi Le Chapelier ».

Notre bourgeoisie ne désarme pas, assurait-il, au contraire. Elle ne fait que déplacer ses barrières protectrices et les transporter là où elles peuvent être efficaces: sur le terrain politique. Ce n'est pas en réalité l'abrogation de la loi Le Chapelier, c'est sa modernisation, son adaptation aux nouvelles nécessités capitalistes. Sous couleurs d'autoriser l'organisation professionnelle de notre classe ouvrière, la nouvelle loi n'a qu'un but: empêcher son organisation politique.

Mais, concluait-il, « cet empêchement vient trop tard », « le Parti ouvrier est aujourd'hui trop fort » pour que cette manoeuvre machiavélique de la bourgeoisie l'empêche d'aboutir, car Jules Guesde a vécu trente ans dans l'illusion que la révolution socialiste allait éclater le lendemain matin - avant de devenir en 1914 ministre d'État dans un gouvernement d'union sacrée.

Il enrageait à la pensée que la liberté syndicale contribuait à renforcer chez les ouvriers l'idée - l'illusion selon lui - qu'ils pouvaient améliorer leur sort dans le cadre de la société capitaliste, les détournant ainsi de l'action politique révolutionnaire dont il s'acharnait à prétendre qu'elle était « la condition indispensable » de l' « affranchissement économique » de la classe ouvrière.

Ce serait une longue histoire que celle des combats menés contre cette loi par toute une partie des socialistes et la quasi-totalité des anarchistes. Partout où ceux-ci le pouvaient, ils mettaient la main sur les syndicats, mais pour les maintenir en dehors de la loi et leur faire faire une gymnastique révolutionnaire qui les détournait de leur vocation naturelle et écartait d'eux (hélas! pour longtemps, puisque les effets s'en font encore sentir) la majeure partie des travailleurs salariés, peu soucieuse de s'engager dans une aventure vouée à l'échec et dont la réussite aux yeux de plus d'un aurait été une catastrophe.

Quand, en 1900 et 1901, Waldeck-Rousseau, cette fois président du conseil, aidé du socialiste indépendant Alexandre Millerand (pour cette raison traité en renégat et en traître par toute la meute des révolutionnaires) tenta de conforter et d'étendre la loi de 1884, notamment en accordant la personnalité civile aux unions de syndicats, il dut battre en retraite devant l'hostilité des socialistes à la manière de Jules Guesde et de ceux qu'on commençait à appeler les syndicalistes révolutionnaires, ceux-ci « tenant » les directions de la CGT naissante, de la Fédération des Bourses du travail et de nombre de fédérations d'industrie ou de métier. Pensez donc ! Le projet visait à étendre le droit de propriété des syndicats, leur reconnaissait celui de fonder des sociétés commerciales, des écoles professionnelles, des hospices, des hôpitaux, bref les moyens de mener une action sociale en profondeur. Mais c'était vouloir trans-former les syndicats en capitalistes, les embourgeoiser, les enraciner dans la société présente, faire d'eux des gestionnaires, ce qui rime avec révolutionnaire, mais seulement dans les mots: au niveau des idées, c'est l'antagonisme . II faudra attendre la loi du 20 mars 1920 pour que les unions de syndicats (c'est-à-dire, entre autres, les confédérations) se voient reconnue la capacité civile.

Les conventions collectives: les libéraux pour, les révolutionnaires contre

Même aventure avec la législation des conventions collectives. Les syndicats étant, dans la pensée libérale, non des machines à faire des grèves, mais des machines à faire des contrats, Édouard Lockroy avait prévu dans sa proposition de 1876 - c'était l'article 4 - que les syndicats d'une même industrie composés l'un de patrons, l'autre d'ouvriers (pourraient) conclure entre eux des conventions ayant pour objet de régler les rapports professionnels des membres d'un syndicat avec ceux de l'autre. Ces conventions auront force de contrat et engageront tous les membres des parties contractantes pour la durée stipulée. Lesdites conventions ne pourront être établies que pour une durée maximale de cinq ans.

Cette proposition n'avait pas été reprise dans la loi du 21 mars 1884, ni dans le projet Barthou de 1902, mais elle fit l'objet d'un important projet de loi déposé le 2 juillet 1906 - donc en pleine guerre de la CGT révolutionnaire contre le gouvernement - par Gaston Doumergue, un libéral lui aussi, alors ministre du Commerce, de l'Industrie et du Travail.

Ouvrons ici une parenthèse. La première pierre du futur ministère du Travail avait été posée en 1886 par É. Lockroy quand il avait enlevé au ministère de l'Intérieur les services concernant les syndicats pour les rattacher au ministère du Commerce, devenu par ses soins ministère du Commerce et de l'Industrie. Même au temps de Waldeck-Rousseau et d'Alexandre Millerand, les services concernant le travail étaient restés rattachés au ministère du Commerce et de l'Industrie. Ce fut Sarrien, un libéral lui aussi qui, en constituant son gouvernement le 14 mars 1906 (six semaines avant le tumultueux 1er mai 1906) éleva ces services à la dignité ministérielle en créant le ministère du Commerce, de l'Industrie et du Travail, confié, on l'a vu, à G. Doumergue. Six mois plus tard, Clemenceau, dont on nous accordera qu'il n'était guère touché de la grâce socialiste, fit le dernier pas en consacrant au Travail un ministère à part entière. Pensa-t-il se concilier les syndicalistes en confiant ce ministère à un socialiste indépendant, René Viviani ? Si oui, son calcul se révéla faux, car toutes les sectes révolutionnaires, y compris les plus honorables se déchaînèrent contre cette innovation. Hubert Lagardelle, pour ne citer que lui, énonça péremptoirement qu'un « ministère du Travail serait une source de corruption autrement profonde que le ministère du Commerce », qu'il allait « gouvernementaliser la classe ouvrière ». La gouvernementaliser, c'est-à-dire l'aider à sortir des sentiers battus, mais sans issue de la Révolution. Le projet Doumergue, très complet, trop peut-être, portait sur les différents aspects du contrat de travail, et notamment « sur les conventions collectives relatives au contrat de travail ».

« La convention collective du travail, disait l'exposé des motifs, est une forme nouvelle de contrat qui n'a pas encore reçu une consécration légale, mais qui tend à se répandre de plus en plus. [Relevons le caractère libéral de cette démarche législative qui aime que le fait précède la loi.] Elle ne constitue pas un contrat de travail, mais détermine les conditions générales auxquelles devront satisfaire les contrats individuels passés entre employeurs et employés parties à la convention... Très populaire parmi les ouvriers, la convention collective de travail n'a pas moins été favorablement accueillie par les patrons de certaines industries, désireux d'éviter les excès d'une concurrence ruineuse. ... Dans une matière aussi délicate, on ne saurait prétendre avoir fait oeuvre définitive. La convention collective n'est encore qu'en voie d'évolution. On a essayé de tenir compte de ce qu'elle est déjà et de ce qu'elle apparaît devoir être dans l'avenir ».

Là encore, la méthode, prudente et quasi expérimentale, était libérale. La loi ne forcerait rien: calquée sur la réalité, elle ne ferait que codifier ce qui s'établissait de soi-même. Les syndicats auraient dû se féliciter de ce projet qui allait, non pas régler les problèmes à leur place, mais leur fournir un nouvel outil de travail, et certains en effet exprimèrent leur satisfaction. Mais la CGT était encore à cette date dominée par les syndicalistes révolutionnaires. Elle tint en octobre 1906, à Amiens, un congrès demeuré célèbre parce qu'il adopta la Charte fameuse qui proclamait le devoir d'indépendance de tous ses syndicats et d'elle-même à l'égard « des partis et des sectes ».

Ce premier pas ne l'écartait pas encore de ses convictions révolutionnaires, et le Congrès vota (on ne sait à quelle majorité, le vote s'étant fait à mains levées) la condamnation du projet Doumergue.

« Considérant que les lois ouvrières en projet, sur l'arbitrage obligatoire, la participation aux bénéfices, le contrat collectif de travail, la représentation dans les conseils des sociétés industrielles, ont pour objet d'entraver le développement du syndicalisme et d'étrangler le droit de grève... Considérant que le droit nouveau auquel nous aspirons... ne peut sortir que des luttes ouvrières sur le terrain économique, le congrès invite les fédérations à se préparer à faire une action énergique au moment où elle deviendrait nécessaire contre tout projet tendant à l'étranglement de l'action syndicale . »

Les conventions collectives reçurent enfin une définition légale le 25 mars 1919 : Ce ne serait pas ici le lieu de retracer l'histoire des conventions collectives et de leur législation: les lois des 25 mars 1919, 24 juin 1936, 23 décembre 1946, 11 février 1950, 13 novembre 1982. Signalons toutefois : - que la loi de décembre 1946 porte la marque profonde de ses origines socialistes, avec son exigence de l' « unicité » des conventions (une seule convention nationale par profession) et l'abandon au gouvernement du soin de fixer les salaires; - que les socialistes n'étaient plus au pouvoir quand fut votée la loi du 11 février 1950 qui ouvrait à nouveau le domaine des salaires aux conventions collectives et permettait à celles-ci d'échapper au carcan de l'unicité; - que ce fut grâce aux conventions collectives et au « paritarisme » qui en est la conséquence logique que l'on put arracher au monopole centralisateur, étatique ou parastatal de la Sécurité sociale, certains éléments de ce qu'on appelle la protection sociale collective, à savoir les régimes de retraites complémentaires et l'assurance chômage; - que Georges Pompidou avait tempéré son gaullisme d'une bonne dose de libéralisme - comme d'aucuns lui en font reproche aujourd'hui - en ouvrant le 3 août 1967 une des périodes les plus fécondes en fait de négociations collectives.

Jetons un voile sur l'intention qui fut véritablement celle des socialistes et de leurs inspirateurs syndicalistes quand, en 1982, ils instituèrent la négociation annuelle obligatoire dans l'entreprise. Ils croyaient renforcer ainsi la présence des syndicats dans l'entreprise et accroître leur capacité à y conduire une action révolutionnaire, en attendant d'y prendre le pouvoir. C'est l'inverse qui s'est produit. Car, lorsqu'on traite de problèmes concrets en présence des intéressés, les salariés de l'entreprise, peu disposés à laisser sacrifier leurs intérêts immédiats à des calculs politiques ou des rêveries idéologiques, les négociateurs syndicaux doivent laisser au portemanteau les consignes confédérales.

La négociation dans l'entreprise rend aux syndicats (ou à leurs sections d'entreprise) une liberté qu'ils avaient perdue dans la défense des intérêts dont ils ont pris la charge. Intérêts et liberté, une association qui ne déplaît pas à la pensée syndicale. Aussi doit-on saluer comme une victoire de l'idée libérale, cette convention interprofessionnelle nationale du 31 octobre 1995 proposant la mise en place, dans les entreprises sans implantation syndicale, de dispositifs permettant d'y négocier les salaires et les conditions de travail. Car assurément il ne serait pas libéral d'accorder le monopole de la négociation collective à des organisations syndicales qui n'ont pas su ou voulu gagner la confiance de l'ensemble des travailleurs salariés dont ils prétendent défendre les intérêts.

N'ont signé ce texte libéral ni la CGT rivée au stalinisme même après la chute de l'URSS, ni la CGT-Force Ouvrière livrée à nouveau, par la grâce des disciples de Léon Trotski, à ses démons du début du siècle.

Deux besoins fondamentaux: communauté et liberté

Les socialistes en sont solidement assurés: la « protection sociale collective » est un domaine qui leur est réservé par définition, pourrait-on dire. La pensée libérale ne s'y aventurerait qu'en se trahissant, qu'en se déguisant au moyen de vêtements empruntés au socialisme et qui ne sont plus sur elle que des oripeaux. Les libéraux placeraient l'individu et ses intérêts au centre de tout, et cet individu n'aurait souci des autres que dans la mesure où le soin qu'il en prendrait servirait ses propres intérêts. N'a-t-on pas écrit que, si l'on est passé de l'esclavage au salariat, c'est parce qu'un esclave, il faut en prendre soin, le soigner quand il est malade, le nourrir même quand il ne travaille pas, car un esclave, c'est comme un boeuf : si on le perd, ça coûte, tandis que le salarié est un homme libre (votre liberté, Messieurs les libéraux) et quand on lui a payé ce qui était convenu, on est quitte à son égard: à lui de se tirer d'affaire comme il l'entend, s'il le peut.

Il est vrai que des libéraux du début de l'autre siècle professaient facilement une philosophie de l'homme inspirée d'un rationalisme décharné pour qui l'individu humain n'aurait d'autre mobile que l'intérêt personnel, géré par une intelligence calculatrice. La société elle-même serait née d'un contrat passé à l'origine entre des individus qui auraient trouvé intérêt à se réunir ainsi. Comme si, dès le départ, et même s'ils ne l'ont pas toujours exprimé clairement, penseurs et praticiens du libéralisme n'avaient pas compris que la dimension sociale de l'homme est dans chaque individu antérieure à tout calcul et à tout intérêt personnel, que l'on peut sans doute parler de contrat social parce que l'on a complété, corrigé, couronné si l'on veut, la société naturelle par une société de droit, mais que ce n'est là, comme le diront les solidaristes de la fin du XIXe siècle, qu'un quasi-contrat. On fait comme si les hommes avaient décidé librement un beau jour de vivre en société et qu'ils avaient passé contrat en ce sens devant je ne sais quel notaire éternel. En réalité, toute société est antérieure à tout contrat. L'homme est social par nature et le besoin de solidarité, pour employer un terme à nos yeux trop plein encore de rationalité, le besoin de communauté est enraciné aussi profond dans l'animal humain que l'instinct de la conservation, le besoin de nourriture, les désirs sexuels.

Laissons aux métaphysiciens le soin de décider, s'ils le peuvent, lequel est premier dans l'homme du besoin de liberté individuelle ou du besoin de communauté. Il est vrai que les libéraux ont envie de penser - de croire- que l'instinct de liberté, le moi, sont inhérents à la nature humaine, mais ils savent bien que l'homme n'a d'abord été qu'un élément du corps social : l'affirmation du moi n'est venue qu'après. L'homme est double, à la fois individuel et social, et -curieuse dialectique qui fonde ce qu'on pourrait appeler le paradoxe de la liberté - à mesure que la société se perfectionne, s'enrichit, se libère de la misère et de la peur, elle fait naître chez les individus (délivrés par elle sans qu'ils s'en rendent compte des insécurités et incertitudes premières) un besoin d'indépendance et d'originalité personnelles qui les pousse à se révolter contre toutes les contraintes et obligations de l'ordre social, au risque d'ébranler ou de ruiner cet ordre social sans lequel les libertés individuelles ne seraient pas possibles.

Transposons le mot d'un philosophe: le moi se pose en s'opposant à l'ordre social. Supprimez cet ordre social, et le moi s'effondrera dans le néant. L'ordre libéral se situe au point d'équilibre du besoin de communauté et du besoin de liberté - équilibre précaire, toujours menacé et toujours à refaire.

La protection sociale collective

Les libéraux n'ont jamais nié, quelques moyens qu'ils aient employés pour la justifier, la nécessité d'assurer aux individus une « protection sociale collective », une protection contre les aléas de l'existence dans laquelle il entre immanquablement une bonne part de solidarité, mais ils ont toujours cherché à ce que cette protection s'exerçât avec la contribution aussi large et surtout aussi consciente que possible de tous et de chacun. Volontiers, on écrirait que la protection sociale est pour eux un devoir plus qu'un droit, devoir envers les autres et devoir envers soi-même.

Pourquoi se sont-ils employés, à partir de 1818 (en Grande--Bretagne, ils avaient commencé plus tôt), à créer des caisses d'épargne ? Pour aider les plus humbles, s'ils voulaient faire un effort, à accéder à un peu de propriété et un peu de sécurité. Et sans doute, comme tous les novateurs, avaient-ils fondé sur cette institution de trop vastes espoirs: l'expérience a toutefois prouvé que ces espoirs étaient loin d'être entièrement vains. Qui oserait dire aujourd'hui qu'ils n'ont pas eu raison de braver les sarcasmes des socialistes, ceux par exemple d'un Louis Blanc, à qui nos socialistes français doivent sans doute plus qu'à Marx et qui écrivait :

« On fondait des caisses d'épargne pour solliciter l'ouvrier à l'économie, mais, dans un milieu où la première des maximes était « chacun pour soi, chacun chez soi », l'institution des caisses d'épargne n'était bonne qu'à rendre le pauvre égoïste, qu'à briser dans le peuple ce lien sacré que nous [constatons] entre les êtres qui souffrent la communauté de la souffrance . »

Et vive la misère qui rend les gens solidaires! Comme si l'on ne se battait pas davantage encore devant les mangeoires vides que devant les mangeoires pleines! Nous avons dit plus haut comment, dans leur désir d'étendre aussi largement que possible la propriété et de donner aux ouvriers le moyen de se soustraire à l'autorité d'un maître ou comme l'on commençait à dire, d'un patron, des libéraux s'engouèrent de l'idée d'association ouvrière de production.

Sans doute l'empruntaient-ils cette idée à Buchez - un catholique social qui avait été saint-simonien, et dont les disciples publièrent pendant dix ans L'Atelier (1840-1850), le premier journal rédigé exclusivement par des ouvriers. Mais, contrairement aux ateliers sociaux que Louis Blanc préconisait à la même époque, la coopérative ouvrière de production devait être soumise, comme toutes les entreprises, aux lois du marché: c'est donc légitimement qu'on peut la faire figurer au catalogue des institutions libérales.

Venons-en à ce qu'on entend plus précisément quand on parle de protection sociale collective. Déjà Bastiat posait le problème :

« Le salaire arrive avec certitude à la fin d'un jour occupé. Mais quand les circonstances, des crises industrielles ou simplement les maladies ont forcé les bras à chômer, le salaire chôme aussi. L'ouvrier devra-t-il alors soumettre au chômage son alimentation, celle de sa femme et de ses enfants ? Il n'y a qu'une ressource pour lui, c'est d'épargner aux jours de travail de quoi satisfaire aux jours de vieillesse et de maladie. Mais qui peut d'avance, eu égard à l'individu, mesurer comparativement la période qui doit aider et celle qui doit être aidée? Ce qui ne se peut pour l'individu devient plus praticable pour les masses en vertu de la loi des grands nombres. Voila pourquoi ce tribut, payé par les périodes de travail aux périodes de chômage, atteint son but avec beaucoup plus d'efficacité, de régularité, de certitude quand il est centralisé par l'association que lorsqu'il est abandonné aux chances individuelles ».

Et Bastiat d'entonner une sorte d'hymne aux sociétés de secours mutuels, « institution admirable, née des entrailles de l'humanité avant le nom même de socialisme » , un hymne auquel on ne trouve guère d'allusion dans les manuels scolaires, entêtés à prouver que la mutualité, c'est le socialisme.

Deux orientations s'offraient à l'exercice de la mutualité, d'un côté une conception plus commerciale - ce que nous appelons l'assurance - de l'autre une conception impliquant une plus grande participation directe des individus à la gestion de l'épargne collective, à quoi nous réservons aujourd'hui le nom de mutualité. Bastiat a fortement montré, dans ses Harmonies économiques, que l'assurance commerciale - l'assurance contre l'incendie par exemple - est aussi une association d'entraide mutuelle, même si les sociétaires n'ont plus entre eux de liens directs, même s'ils ne se voient plus, ne se connaissent plus. Ils contribuent tous au fonds commun qui permettra de venir en aide à ceux d'entre eux sur qui se sera abattu le sinistre. Seulement dans l'assurance commerciale, les sociétaires sont dispensés d'un très grand nombre de tâches et d'obligations, et de ce fait, plus incités à s'inscrire. Et comme, de plus, cette assurance est animée par un industriel qui espère des gains pour lui proportionnels au développement de ses affaires, il apporte plus de zèle à convaincre les gens de la nécessité d'épargner solidairement, en association avec d'autres, que ne le ferait un philanthrope, si dévoué fût-il.

C'est ainsi d'ailleurs qu'est née en France l'assurance contre les accidents du travail. Sous le Second Empire, un industriel de l'assurance, Marestaing, frappé des incroyables difficultés auxquelles se heurtait l'indemnisation des victimes des accidents de travail, imagina d'offrir aux patrons une assurance qui couvrait à la fois les ouvriers de l'entreprise victimes des accidents de travail et le patron contre les indemnités et réparations auxquelles il pourrait être contraint au cas où sa responsabilité serait établie.

Cette assurance se révéla si efficace que, lorsque fut promulguée, le 9 avril 1898, la loi concernant les responsabilités des accidents dont les ouvriers sont victimes dans leur travail, plus de la moitié des entreprises était déjà couverte par une assurance de ce genre. La loi elle-même fut d'inspiration libérale puisque son économie reposa essentiellement sur l'affirmation de son article premier :

« Les accidents survenus par le fait du travail ou à l'occasion du travail aux ouvriers et aux employés... donnent droit, au profit de la victime ou de ses représentants, à une indemnité à la charge du chef d'entreprise. »

Leur responsabilité ainsi nettement établie, une fois pour toutes, les employeurs n'avaient plus qu'à s'assurer - et ce sont les compagnies d'assurances privées qui, jusqu'au 31 décembre 1945, couvrirent les accidents du travail, avant que ce « risque » ne fût intégré dans le système unique de Sécurité sociale, d'ailleurs avec un statut un peu particulier.

Victoires funestes du socialisme

Il n'était pas impossible, théoriquement du moins, que des sociétés de type commercial assurent pareillement les gens sur la maladie ou leur garantissent une pension pour le temps où ils seraient parvenus à l'âge de la retraite, mais les tentatives qui furent faites en ce sens, sans être tout à fait stériles, se heurtèrent à maints obstacles, et notamment aux convictions que les socialistes d'à peu près toutes les écoles avaient ancrées dans la tête d'une majorité des militants ouvriers: à savoir que l'ouvrier qui ne pouvait plus gagner sa vie parce qu'il était malade, invalide ou trop âgé devait être pris en charge par la société sans qu'il eût versé ni lui ni ses camarades la moindre cotisation. Même les anarchistes se ralliaient à cette conception étatiste, sauvant les apparences en parlant de prise en charge par la société et non par l'État, retrouvant leurs marques quand ils préconisaient la suppression des armées permanentes et de quelques autres institutions inutiles - la présidence de la République, le Sénat, le budget des cultes - pour assurer le financement des retraites pour la vieillesse. Ces prestations perçues gratuitement sans la contrepartie d'une cotisation quelconque, n'était-ce pas déjà un peu de cette « prise au tas » qui serait la loi économique, sociale et même morale de la société libertaire!

Incontestablement, en ce domaine, le socialisme a marqué des points contre la pensée libérale. Le 5 avril 1910, une loi dont le projet initial avait été déposé par Alexandre Millerand en 1899, institua, assez pauvrement, les retraites ouvrières et paysannes, les ROP, mais la Cour de Cassation, invitée à se prononcer sur des dispositions équivoques de cette loi, arrêta que l'adhésion aux caisses de retraites était facultatif : pour y être inscrit, chaque salarié devait en faire expressément la demande à son employeur l'autorisant ainsi à prélever sur son salaire la part ouvrière de la cotisation, l'obligeant du même coup à y ajouter une part égale au titre de la cotisation patronale.

Cette disposition porte effectivement la marque d'un certain libéralisme puisque les ouvriers n'étaient pas obligés de s'assurer pour leurs vieux jours, et les socialistes pourraient ironiser sur le peu d'efficacité des libertés individuelles: ils ne furent pas nombreux, en effet, les ouvriers qui se firent inscrire, qui demandèrent qu'on leur retînt une partie de leur salaire. C'est que la liberté, la vraie, n'est pas le laisser-aller, l'insouciance, l'abandon de son propre sort au hasard des circonstances. Elle a toujours quelque chose d'héroïque. Elle demande que chacun fasse un effort sur soi-même, que l'on se contraigne, que l'on gouverne sa vie. Mais allez donc demander cet effort à des ouvriers à qui l'on a répété que s'inscrire ne leur servirait à rien, car ils seraient morts avant l'âge de toucher leur pension (« la retraite pour les morts »), que le gouvernement n'avait cherché qu'à constituer, grâce à la capitalisation, un trésor de guerre au sens étroit du terme (oui, on a lu cela sous des plumes syndicales et non des moindres: la loi des retraites n'était qu'une façon insidieuse de préparer la guerre!). Voilà qui incitait d'autant moins à faire des sacrifices, si petits qu'ils fussent, qu'en même temps la propagande socialiste continuait d'assurer que les temps étaient proches où l'État prendrait en charge l'invalide, le vieillard, la veuve et l'orphelin.

Échecs et victoires de la pensée libérale

Il faudrait refaire du point de vue de la pensée libérale, l'histoire de notre système français de Sécurité sociale pour se rendre compte que si les socialistes ont trop souvent imposé leur façon de penser, quelques--uns des dispositifs de ce système ont porté et même portent encore la marque libérale.

Au lendemain de la guerre de 1914-1918, Alexandre Millerand entreprit de doter les classes laborieuses d'un système d'assurances sociales, projet qui ne devait aboutir que dix ans plus tard; ce fut la loi du 5 avril 1928, promulguée alors que Poincaré était président du Conseil. Le système mis en place était très étatique, et la CGT, qui avait dénoncé cet étatisme tout au long des années d'élaboration de la loi (aidée en cela par la CFTC) continua sa campagne après l'instauration du système. Tardieu, président du Conseil et Laval, ministre du Travail (et ancien avocat de la CGT) donnèrent satisfaction aux syndicalistes - qui, dans cette occurrence, représentait la pensée libérale -en rectifiant le premier texte par une loi du 30 avril 1930. Il n'y aurait plus un seul régime, mais deux, l'un pour l'agriculture, l'autre pour le commerce et l'industrie. Au lieu d'une cotisation unique, deux cotisations distinctes, l'une pour les risques de répartition (la maladie), l'autre pour les risques de capitalisation (la vieillesse). On conserverait le réseau des caisses départementales d'Etat créées par la loi de 1928, mais à cette caisse, à l'origine unique, pouvaient s'adjoindre dans chaque département des caisses primaires de répartition ou de capitalisation fondées par les sociétés de secours mutuels, les syndicats professionnels d'employeurs ou de salariés, des assurés groupés spontanément, caisses auxquelles l'affiliation des assurés était libre et qui reçurent bientôt la dénomination familière de « caisses d'affinité », la caisse départementale d'État étant assez peu aimablement baptisée « caisse des résidus » . Une caisse de réassurance unique groupait les différentes caisses primaires. Celles-ci étaient gérées selon les principes de la mutualité, ce qui impliquait une certaine liberté pour, dans le cadre des taux fixés par la loi, adapter les dépenses aux ressources, les ressources aux dépenses.

Comment ne pas songer aux recommandations de Bastiat dans ses Harmonies économique s?

« Pour que la surveillance que les associés [membres des sociétés de secours mutuels] exercent les uns sur les autres ait lieu et porte ses fruits, il faut que les sociétés de secours mutuels soient libres, circonscrites, maîtresses de leurs statuts comme de leurs fonds. Il faut qu'elles puissent faire plier leurs règlements aux exigences de la localité. »

Suivait cette mise en garde qu'on a trop peu écoutée :

« Supposez que le gouvernement intervienne. Il est aisé de deviner le rôle qu'il s'attribuera. Son premier soin sera de s'emparer de toutes ces caisses sous prétexte de les centraliser et, pour colorer cette entreprise, il promettra de les grossir avec des ressources prises sur les contribuables, car, dira-t-il, n'est-il pas bien naturel que l'État contribue à une oeuvre si grande, si généreuse, si philanthropique, si humanitaire? Première injustice: faire entrer de force dans la société et par le côté des cotisations, des citoyens qui ne doivent pas concourir aux répartitions des secours. Ensuite, sous prétexte d'unité, de solidarité, il s'avisera de fondre toutes les associations en une seule, soumise à un règlement uniforme.

Mais que sera devenue la moralité de l'institution quand sa caisse sera alimentée par l'impôt, quand nul, si ce n'est quelque bureaucrate, n'aura intérêt à défendre le fonds commun, quand chacun, au lieu de se faire un devoir de prévenir les abus, se fera un plaisir de les favoriser, quand aura cessé toute surveillance mutuelle et que feindre une maladie ne sera qu'un bon tour joué au gouvernement?

Le gouvernement, il faut lui rendre cette justice, est enclin à se défendre, mais, ne pouvant plus compter sur l'action privée, il faudra bien qu'il y substitue l'action officielle. Il nommera des vérificateurs, des contrôleurs, des inspecteurs. On verra des formalités sans nombre s'interposer entre le besoin et le secours. Bref, une admirable institution sera, dès sa naissance, transformée en une branche de police. »

Le langage a un peu vieilli, mais comme il est aisé, un siècle et demi plus tard, de faire la transposition! En 1939, au moment de la déclaration de guerre, on comptait autant d'affiliés aux caisses d'affinité qu'aux caisses de résidus et le nombre des premiers ne cessait de croître. On était dans la bonne voie.

Hélas! à la Libération, l'esprit du temps était à la centralisation sous l'égide de l'État, pour ne pas dire au totalitarisme. Il fut donc décidé que l'ancien système des assurances sociales, encore trop marqué de libéralisme, serait transformé de fond en comble. Non seulement la loi du 22 mai 1946 portant généralisation de la Sécurité sociale étendra à tous les Français résidant sur le territoire métropolitain le bénéfice des législations sur la sécurité sociale - ce qui aurait pu se faire au moyen d'organismes divers - publics ou privés, mais auparavant (et ce fut là la métamorphose essentielle, et l'atteinte décisive au libéralisme) l'ordonnance du 4 octobre 1945 avait imposé « l'unicité des caisses », l'unicité de l'ensemble du système, faisant disparaître d'un seul coup toute concurrence entre les caisses et la possibilité pour les assurés de participer vraiment à la gestion des organismes de Sécurité sociale, condamnés à prendre de plus en plus l'allure et l'esprit d'une administration d'État.

Bref, l'idée directrice était qu'une organisation unique de Sécurité sociale devait assurer tous les citoyens (et même quelques autres) contre tous les risques « en donnant à ce mot un sens très large, puisque, pour s'en tenir à cet exemple, la CGT proposait que les congés payés fussent pris en charge par la Sécurité sociale, celle-ci étant financée par une cotisation unique, unique parce que payée à la fois par les ouvriers et par les employeurs (la part de ceux-ci devant progressivement englober l'ensemble de la cotisation), unique aussi parce qu'elle serait versée à une seule caisse sans affectation particulière à chacun des risques.

Ainsi, une part énorme des besoins des individus serait prise en charge par la collectivité, à travers le système unique de Sécurité sociale. Les hommes ne seraient plus payés selon leur travail. Une partie du prix de leur travail ne leur serait pas remise, mais versée dans une caisse où une administration puiserait pour aider les gens à faire face à un nombre de plus en plus élevé de leurs besoins, et cela en fonction de leur dépenses et non en fonction de leur gain.

C'était un pas décisif vers la réalisation du célèbre principe de Louis Blanc: A chacun selon ses besoins. Certes, dans toute société, fût-elle la plus libéralement gouvernée du monde, l'État prélève une partie des revenus individuels, par l'impôt, direct et indirect, et par diverses cotisations, pour financer des services et équipements collectifs, qui servent indistinctement à tout le monde, quel que soit le revenu de chacun. Tout État est donc dans une certaine mesure socialiste. La différence entre celui qu'on peut dire socialiste et celui qui reste libéral réside dans la proportion selon laquelle s'effectue le partage des revenus personnels, entre le salaire direct et ce qu'on a appelé le salaire social. Un État, une société sont d'autant plus socialistes qu'est plus grand ce qu'on désigne désormais sous le nom de prélèvements, c'est-à-dire la part du salaire qui n'est pas remise à celui qui a gagné ce salaire pour qu'il en use à son gré, mais qui va alimenter une caisse publique qui le reversera à ceux qui en auront besoin.

A partir du moment où le taux des prélèvements atteint un niveau qu'il n'est pas possible de déterminer, mais qui doit être d'autant plus élevé que la société est plus riche, on passe à un autre type de société. Il y a, comme disent les dialecticiens à la mode de Hegel, renversement de la quantité dans la qualité. A partir en effet du moment où les individus ne seront plus rémunérés en fonction de leur travail, formule libérale, mais en fonction de leurs besoins, quel que soit leur apport personnel en fait de travail, de production des richesses, il faut trouver à l'activité économique, à l'effort de production ou de service qu'on demande aux individus, d'autres mobiles que le besoin de gagner sa vie, que la soif du profit, que l'appât du gain: ou un sens civique porté au paroxysme, un dévouement héroïque à la collectivité, ou la peur de la répression, la contrainte universelle - les deux d'ailleurs pouvant s'épauler l'un l'autre, comme on a vu. Bref, dans l'esprit des promoteurs de la Sécurité sociale, la marche au socialisme passait sans doute par la socialisation de la propriété (les nationalisations), mais aussi et peut-être surtout par la socialisation des salaires.

La réalisation de ce gigantesque et funeste projet s'est heurtée tout d'abord à des difficultés matérielles: la France exsangue de 1945-1946 était incapable de financer pareilles dépenses, et il a fallu remettre à plus tard la couverture de certains risques et de certaines catégories de la population. Il a fallu aussi tenir compte des résistances du bon sens, des avantages acquis, de légitimes intérêts.

Les syndicalistes les plus entichés d'unicité ont tout de suite posé que la couverture des accidents du travail devait conserver une autonomie quasi totale au sein du système. De même, on s'est résigné à respecter l'autonomie des régimes de retraite qui existaient déjà, du moins jusqu'au jour où le régime général de la Sécurité sociale serait en mesure de verser des pensions de retraite aussi élevées que les leurs. Ce sont nos régimes spéciaux. Les syndicalistes chrétiens finirent par obtenir qu'une partie fixe de la cotisation fût affectée aux allocations familiales.

Bref, la Sécurité sociale n'a pas été d'emblée aussi totalitaire que le souhaitaient ses fondateurs. Depuis lors, la pensée libérale a connu quelques succès dans l'évolution de la protection sociale. Le 14 mars 1947, une première convention collective (une convention et non une loi) instaurait, pour les cadres, un système de retraites complémentaires extérieur à la Sécurité sociale, et, depuis, d'autres conventions ont mis en place des systèmes analogues pour les diverses catégories de salariés.

Atteinte plus grave encore au monopole de la Sécurité sociale. Ses promoteurs avaient pensé qu'elle couvrirait un jour le risque chômage. La convention du 31 décembre 1958, en créant les Assedic (qu'une autre convention devait coordonner au moyen de l'Unedic) soustrayait, et pour une longue période qui est loin sans doute d'être à son terme, l'assurance chômage au régime général de la sécurité sociale. On se sentait en droit d'espérer que, les esprits ayant changé, on allait assister par étape à une libéralisation de la sécurité sociale, à un abandon progressif de son principe unitaire, ce qui aurait rendu ses comptes plus lisibles et permit d'intéresser les « assujettis » à la qualité de la gestion des branches et des caisses, de les arracher à l'état d'assisté, d'assisté grincheux et ingrat, mais assisté quand même, et de les élever au rang de citoyen responsable.

Georges Pompidou a tenté cette métamorphose en 1967. Non seulement il a voulu séparer financièrement les diverses branches de la sécurité sociale, ne serait-ce que pour y voir plus clair, mais, par une sorte de retour aux sources mutualistes de la protection sociale collective, il envisageait de conférer aux conseils d'administration des caisses primaires des pouvoirs considérables dans la gestion, jusqu'à celui d'augmenter les cotisations ou de diminuer les prestations pour équilibrer leur budget, dont les déficits ne pourraient plus être comblés par la compensation entre les caisses que dans les limites restreintes.

Sans doute se faisait-il encore quelques illusions sur ce qu'un siècle plus tôt Proudhon avait appelé « la capacité politique des classes ouvrières » (un vœu ou un espoir plutôt qu'un fait). Consultés, les meilleurs des syndicalistes doutèrent de pouvoir trouver dans leurs rangs assez d'administrateurs capables d'assumer de telles responsabilités, capables de résister aux mécontentements des « assujettis », cultivés par les démagogues, et le projet fut aux trois quarts abandonné.

Depuis, entraîné par sa logique interne, le système a repris sa progression dans la voie de l'unification, du monopole - de l'irresponsabilité des assujettis. Ainsi en va-t-il de la réforme mise en train par Alain Juppé en 1995, réforme courageuse assurément, mais mal orientée puisqu'elle engage l'évolution, irréversiblement peut-être, dans la voie d'un service national de santé, financé par l'impôt et, de ce fait, contrôlé et géré tôt ou tard en totalité par l'État.

La partie est-elle perdue pour la pensée libérale dans le domaine de la protection sociale collective ? Rien n'est jamais joué, et il reste permis d'espérer que les Français se souviendront avant le temps des catastrophes que, comme l'écrivait Bastiat, « ce n'est jamais sans créer pour l'avenir de grands dangers et de graves difficultés qu'on soustrait l'individu aux conséquences de ses propres actes ».