Présentation : Le philosophe Pierre Manent, directeur d'études en philosophie politique à l'EHESS (Ecole des hautes études en sciences sociales), est un disciple de Raymond Aron. Il vient de publier La Raison des nations. Réflexions sur la démocratie en Europe (éditions Gallimard).
LE FIGARO. – La mobilisation contre le CPE n'a cessé de s'intensifier. La France est-elle allergique aux réformes ?
Pierre MANENT. – Le drame n'est pas que nous divergeons sur les réponses, mais que nous ne savons plus quelle question poser. Les libéraux, déclarés ou supposés, comme leurs adversaires, tendent à oublier qu'à la racine, le libéralisme est d'abord un régime politique, un régime qui gouverne en laissant les citoyens libres. Le libéralisme a vocation à gouverner plus et mieux que les autres régimes. Ainsi, dans le premier régime authentiquement libéral de l'histoire – le régime anglais –, les dispositifs libéraux permirent au gouvernement, dès la charnière de 1700, de dégager et de maîtriser une énergie collective prodigieuse, ce qui conféra à l'Angleterre l'avantage sur la France pour plus de deux siècles. Dans la crise actuelle, qui dure en réalité depuis quinze ans, nous ne sommes pas confrontés à une question du type : «De quelle dose de libéralisme avons-nous besoin ?» Ou : «Quelle dose de libéralisme le corps politique français est-il capable de supporter ?» Non, la véritable question se formule plutôt ainsi : «Comment la France peut-elle recommencer à se gouverner elle-même ?»
En quoi la protestation d'une partie de la jeunesse contre le CPE met-elle en lumière cette difficulté de la France à se gouverner ?
On voit de jeunes lycéens exiger la capitulation sous quarante-huit heures du gouvernement et s'enivrer du pouvoir qui leur a été accordé, alors même que l'expérience sincère des choses est celle de l'incapacité de la société française à se saisir enfin d'elle-même. Mise en scène de la toute-puissance du peuple, sentiment intime de notre impuissance croissante. A l'appel adressé aux libertés, à ce que notre jeune république appelait les «talents», on préfère la «mobilisation» pour un refus collectif qui s'épuise dans l'inertie opposée à toute proposition. Mise en scène du «mouvement», réalité d'une sorte d'engourdissement maussade, ou pire. Pourquoi faire croire aux jeunes qu'ils auront accompli quelque chose de noble et de significatif quand ils auront obtenu le retour au statu quo que l'on dénonce par ailleurs ? Une partie de la vertu d'un peuple libre est de laisser gouverner le gouvernement légitime. Dans un régime libre, gouvernement et société ont besoin l'un de l'autre. Si le gouvernement n'a aucune latitude, il ne peut rien apprendre sur la société, et la société ne peut plus guère apprendre sur elle-même.
Mais n'est-ce pas une vertu que de gouverner en dialoguant ?
Comme la palabre visant à l'unanimité est une des grandes causes de l'immobilité de bien des sociétés traditionnelles, la concertation érigée en dogme a contribué à la paralysie du gouvernement représentatif. On ne laisse plus à la majorité en place l'espace nécessaire pour faire ses preuves. L'idée même du mandat adressé au gouvernement ou au parti majoritaire par l'élection s'évanouit. De ce point de vue, nous ne vivons plus sous un régime représentatif. Marcel Gauchet relevait très opportunément que nous traitons notre gouvernement comme, dans les temps prédémocratiques, nos pères se comportaient avec l'administration royale : par la désobéissance, le quolibet et, finalement, l'émeute. Après deux siècles de gouvernement représentatif, c'est un peu décevant ! Il est vrai qu'à la méfiance intérieure envers toute initiative du gouvernement s'est ajoutée une paralysie par l'Europe que le gouvernement lui-même s'est infligée.
Comment les gouvernants français peuvent-ils, d'après vous, échapper à cette paralysie ?
Je suis frappé de voir à quel point les gouvernements se sont laissé paralyser par les règles, aussi bien celles de la concurrence pure et parfaite que celles portées par l'idéologie du service public. Les règles, aussi importantes soient-elles, doivent demeurer au service des fins sociales. Au nom d'une conception mécanique de l'égalité, nous refusons toujours en France la sélection à l'entrée des universités : il s'agit là pourtant d'une mesure évidemment nécessaire, si du moins on veut faire un usage judicieux des faibles moyens que la société française accorde à la recherche et à l'enseignement. Inversement, je ne vois pas pourquoi la Commission européenne fait preuve d'un tel pédantisme de la concurrence en ce qui concerne par exemple l'énergie. Si, dans les années soixante-dix, nous avions été prisonniers du carcan de règles imposées aujourd'hui par la Commission, nous n'aurions jamais pu mener à bien le programme électronucléaire français. Pour avoir entre nous une vraie délibération politique, pour que nous puissions poser clairement la question de ce que nous voulons faire, il faut échapper des deux côtés au vertige de la règle.
Faudra-t-il commencer par rémunérer le travail ?
Le problème français, c'est d'abord le problème du travail et de l'encouragement au travail. Le compromis social a été scellé au détriment des chômeurs, et ce compromis, on le voit, n'est plus tenable. L'impuissance des gouvernements n'est que le reflet du consentement du corps social tout entier à un chômage massif, allégé par les aides sociales. Ce qui a été profondément altéré dans une partie importante de la population, c'est la confiance dans son aptitude à obtenir et garder un travail par ses propres forces. D'où un attachement à des règles qui protègent certains travailleurs en effet, mais diminuent la quantité de travail globale.
A quelles conditions l'«obsession des règles» peut-elle être tenue à distance ?
A condition que soit retrouvé un minimum de confiance entre les acteurs de notre drame politique et social. Le mouvement actuel commet la faute de s'adresser à un gouvernement légitime sur ce ton tyrannique. Il participe d'une mise en scène qui n'a pas de rapport avec la situation réelle du pays ni d'ailleurs avec les sentiments durables des Français. Ce pays se met hors de lui. Nous sommes devenus dans nos disputes les plus insincères des Européens. A gauche, la condamnation fulminante de la précarité est immédiatement suivie de la recommandation de la «flexibilité nécessaire». A droite, l'immensité supposée des réformes à accomplir pour «remettre la France à niveau» dispense de réfléchir sérieusement aux moyens de regagner la confiance des Français qui, depuis quinze ans, ne sont pas à la fête. Délibérer sur ce que nous voulons faire plutôt que d'insister sur l'application de notre règle favorite, et puis nous aimer un peu nous-mêmes... mais je me rends compte que ce que je propose est bien audacieux !