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Philippe Nemo
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Philippe Nemo:La double oligarchie de la Vème République
La double oligarchie de la Vème République


Anonyme


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La France n’est plus une démocratie, comme on l’enseigne dans les écoles, comme on le répète tous les jours dans les médias et comme beaucoup d’honnêtes gens – honnêtes, mais paresseux d’esprit – le croient encore. Si l’on s’en réfère aux typologies classiques des régimes politiques identifiées depuis l’Antiquité, il faut dire, en toute rigueur, qu’elle est devenue une oligarchie, ou plus exactement une double oligarchie. Le pouvoir souverain, en effet, n’y appartient plus au peuple, mais au condominium de la haute fonction publique et des syndicats. Ce sont ces deux groupes qui, seuls, dirigent désormais le pays. Le peuple est hors jeu, alors même qu’il continue de voter. Ceux qui essaient malgré tout de relayer ses problèmes et ses vœux sont stigmatisés comme « populistes » et interdits de parole.

e crois que ce grave déficit démocratique, déjà fâcheux en lui-même, est responsable dans une large mesure du déclin actuel du pays ou du moins de son « décrochage » par rapport aux pays développés voisins et concurrents. J’entends bien que, dans le devenir d’une société, les questions institutionnelles ne sont qu’un paramètre parmi d’autres. Il existe dans la France d’aujourd’hui un éventail de problèmes « lourds », économiques, sociaux, géopolitiques, démographiques, idéologiques, qui ont bien d’autres causes que les défauts du système politique et qu’aucune refonte de celui-ci ne pourra suffire à résoudre. Néanmoins, si la qualité bonne ou mauvaise des institutions politiques ne change rien par elle-même aux problèmes sociétaux, c’elle d’elle que dépend le fait qu’ils soient ou non posés. Si les institutions sont mauvaises, si elles ne permettent pas une respiration démocratique normale, alors des mythes ou des délires collectifs s’installent et s’indurent.

C’est précisément ce qui se passe en ce moment dans notre pays. Une chape de plomb pèse désormais sur le débat public et sur la vie politique. La double oligarchie ne s’occupe que des questions qui l’intéressent et sous l’angle qui lui convient. Elle impose au pays une « pensée unique », fait idéologique et sociologique sans précédent. Le pays légal se refuse à évoquer et à traiter certains problèmes fondamentaux dont souffre le pays réel – comme ceux de l’asthénie économique, du chômage, du poids inconsidéré de la dépense publique dans l’économie, de l’insécurité, de l’immigration, de la ruine de l’éducation, de l’élargissement de l’Europe. Il est bien entendu que l’État n’est pas le seul acteur de la société, donc qu’il n’est pas seul en cause dans tous ces problèmes. Mais sa surdité, sa cécité, sa paralysie les aggravent. Or elles sont dues à un vice institutionnel, le fait qu’il soit devenu oligarchique .

Je crois que ce vice est le fruit non prévu ni voulu des mécanismes institutionnels mis en place en 1958. Il faut se souvenir que la Constitution de 1958 a rompu avec presque un siècle de tradition républicaine. Elle ne s’est pas contentée de remédier à l’instabilité des exécutifs, ce qui était le seul mandat que De Gaulle, appelé pour résoudre la crise algérienne, eût clairement reçu de la nation. Les circonstances tragiques dans lesquelles elle a vu le jour ont permis au Général d’aller plus loin et de mettre en œuvre des réformes institutionnelles profondes qu’il avait eues en vue dès avant-guerre, qu’il avait longuement méditées pendant la guerre et au-delà, et dont l’esprit bonapartiste différait radicalement de celui de la démocratie libérale tel qu’il s’était incarné dans les IIIe et IVe Républiques. Nous verrons que ces nouvelles structures ont engendré, avec le temps, une série d’effets pervers qui ont abouti à l’oligarchisation du pouvoir.

1. La « suppression du Parlement »

Tout commence par le fait que la Ve République – le trait est à peine forcé – a supprimé le Parlement.

En effet, au lieu de rendre les pouvoirs exécutif et législatif indépendants l’un de l’autre comme dans le régime présidentialiste américain, les constituants de 1958 ont entièrement soumis le second au premier par une série de dispositions constituant une véritable rupture avec la tradition républicaine antérieure : désignation discrétionnaire du Premier ministre et des membres du gouvernement par le Président de la République, tant pour les nommer que pour les révoquer (article 8), droit de dissolution de l’Assemblée nationale par décision du seul Président (article 12), énoncé restrictif des matières qui sont du domaine de la loi, seules matières dont le Parlement est autorisé à discuter (articles 34 et 37), maîtrise du gouvernement sur l’ordre du jour du Parlement (article 48), suppression du droit d’interpellation et limitation rigoureuse des conditions dans lesquelles l’Assemblée nationale peut présenter une motion de censure (article 49-2), possibilité donnée au gouvernement de faire adopter une loi sans débats (articles 44-3 et 49-3), etc.

Cette prééminence absolue de l’exécutif a été ensuite consacrée par la réforme constitutionnelle du 28 octobre 1962 instituant l’élection du Président de la République au suffrage universel direct. Dès ce moment, en effet, le Président put se dire aussi légitime que le Parlement et prétendre incarner autant que lui la souveraineté du peuple – plus même, puisqu’il est élu par tous les Français, alors que les députés ne le sont que par leur circonscription.

Il est vrai que la lettre de la Constitution accordait au Parlement des pouvoirs importants, à commencer par celui de faire tomber le gouvernement par une motion de censure. Mais il apparut bientôt qu’il devrait s’aligner sur l’exécutif. En effet, la dynamique présidentielle des institutions se révéla rapidement irrésistible. Comment un Président de la République élu par le peuple tout entier serait-il empêché d’agir par les volontés fractionnistes de tel ou tel groupe politique ? Sans doute les forces politiques qui ont appelé à voter contre lui aux élections présidentielles continueront-elles à combattre sa politique au Parlement. Mais ses propres partisans ne pourront guère s’opposer à lui, leur légitimité personnelle n’étant pas commensurable à la sienne.

Cette prééminence fut bientôt formalisée dans le concept de « majorité présidentielle ». La force parlementaire dominante ne fut plus une coalition de partis représentant différentes sensibilités politiques de l’électorat et s’accordant sur un programme négocié pour la législature. Ce fut une alliance électorale constituée dans le seul but de soutenir le Président, sur son programme à lui, et même si son seul programme est sa personne censée concentrer en elle toutes les sagesses. Bien que la notion ait sensiblement évolué et fluctué de De Gaulle à Pompidou, Giscard, Mitterrand et Chirac, on peut dire qu’elle a fini par s’imposer dans la vie politique de la Ve République, même sous la gauche où, pourtant, les partis communiste et socialiste, lointains héritiers du parti léniniste prétendant à la direction suprême de l’Histoire, avaient toujours considéré leurs élus comme de simples exécutants des décisions du parti. Or, loin que François Mitterrand se comporte comme leur mandataire, c’est eux qui, une fois Mitterrand constitué en présidentiable puis en président, ont dû marcher sous sa baguette. Comme le résume Jean-Louis Quermonne, « depuis 1962, la majorité parlementaire a historiquement procédé de la majorité référendaire ou présidentielle, non l’inverse ».

Non seulement, en effet, les députés élus du camp présidentiel durent se plier aux volontés du Président, mais très vite, de toute façon, avant même d’être élus, et pour l’être, ils durent lui faire complète allégeance. C’était la conséquence imparable du scrutin uninominal majoritaire à deux tours associé au droit de dissolution et à la professionnalisation de la vie politique. Avec ce système, un député ne peut être élu que s’il a reçu l’investiture d’un grand parti composant une des deux coalitions à vocation majoritaire, organisées autour d’un président ou d’un présidentiable. La véritable élection se fait donc dans l’état-major du Président actuel ou futur. Une fois élu, le député de la majorité ne conserve sa fonction et son gagne-pain que si la Chambre n’est pas dissoute. Si elle l’est, il ne retrouvera son investiture et son siège que s’il n’a pas « trahi » le Président. Dans ce système, les députés non dociles n’ont aucune chance de poursuivre longtemps leur carrière politique. Moyennant quoi tous sont dociles, même s’ils mènent quelques frondes sur des sujets mineurs. Sous la Ve République, le pouvoir exécutif tient entièrement dans ses mains le sort des députés, à l’inverse de ce qui se passe tant dans les régimes parlementaires classiques que dans le régime présidentiel américain.

Ceci n’a pas été vrai seulement au début de la Ve République, quand régnait la forte personnalité du Général. À cette époque, on appelait les députés du parti gaulliste les « godillots », terme sarcastique qui reflétait l’étonnement de l’opinion publique devant l’alignement systématique des parlementaires sur les positions du gouvernement, comportement qui ne s’était jamais vu sous les Républiques précédentes. On ne l’a plus dit sous François Mitterrand et sous Jacques Chirac, mais ce n’est pas que les choses aient changé, c’est que l’opinion a perdu la faculté de s’en étonner.

Ainsi, sous la Ve République après 1962, non seulement le gouvernement prend les décisions normales d’un pouvoir exécutif, mais en outre il réglemente dans des domaines plus vastes qu’auparavant, et enfin il exerce par personnes interposées le pouvoir législatif. Or, dès lors qu’il n’y a plus de séparation des pouvoirs et que le gouvernement fixe lui-même les règles dans le cadre desquelles il agit, il n’est plus tenu par aucune règle. C’est le rétablissement d’un pouvoir « absolu » – plus étendu, à maints égards, que celui des rois de France sous l’absolutisme.

Certes, dans la pratique, cet absolutisme a été souvent mitigé. Il faut tout de même que l’Assemblée vote, et l’on ne peut lui faire voter n’importe quoi n’importe quand, d’autant que le Sénat vote lui aussi et qu’on ne peut s’offrir le luxe de conflits systématiques. Ces freins se sont d’ailleurs renforcés à partir du moment où le parti gaulliste n’a plus eu la majorité absolue à lui seul et a dû composer avec les démocrates chrétiens d’abord, avec l’UDF de Lecanuet et Giscard ensuite. De même, sous la gauche, le PC a pu poser ses conditions au PS, et celui-ci a souvent été en position d’au moins « négocier » la loi avec Matignon ou l’Élysée.

Néanmoins, l’essentiel du pouvoir du Parlement tel qu’il existait sous les précédentes Républiques a disparu, en ce sens précis que le Parlement n’a plus les moyens juridiques et politiques de tenir en échec le gouvernement ni l’administration. Or s’il est vrai qu’il représente, fût-ce imparfaitement, la société civile, l’impuissance du Parlement signifie que la société civile ne peut plus tenir en échec l’appareil d’État. Elle ne peut limiter ses dépenses, l’empêcher d’étendre abusivement ses missions, l’obliger à régler tel ou tel problème qu’elle juge essentiel. L’État n’est plus pour elle ce qu’il doit être selon l’idéal commun des démocraties, un instrument. C’est l’État, au contraire, qui est en position d’imposer à la société ses volontés – ou pire, comme nous allons le voir, ses simples pesanteurs sociologiques.

2. L’abandon du référendum

D’autant qu’une nouvelle évolution institutionnelle devait priver la société civile de son dernier moyen d’expression.

La Constitution de 1958 prévoit la procédure de référendum. Certes, au regard des principes démocratiques, on sait que cette procédure est ambiguë. Le plébiscite, auquel elle ressemble, a toujours été l’instrument des tyrans, depuis la tyrannie grecque jusqu’aux Césars et aux Bonapartes, puisqu’elle permet à un homme fort s’appuyant sur la masse de prendre à revers toutes les médiations politiques et sociologiques existant entre cette masse et lui et de se faire donner par le peuple un « chèque en blanc », dont rien ne dit qu’il sera utilisé au profit réel dudit peuple. Néanmoins le référendum de la Ve République, comme les référendums suisses, a une valeur démocratique réelle. À la différence des plébiscites des dictateurs, il consiste en élections régulières et sincères, au suffrage universel libre et secret, précédées d’une campagne contradictoire. Le peuple dispose alors, sinon d’un pouvoir positif d’orienter la politique dans le sens de ses vœux, du moins d’un droit de veto. Il faut reconnaître à De Gaulle qu’il a accepté cette logique et ses contraintes jusqu’au bout, puisque c’est à la suite d’un référendum négatif qu’il a volontairement abandonné le pouvoir en 1969, trois ans avant la fin normale de son mandat. Or il se trouve que, sous ses successeurs, la pratique du référendum est tombée en désuétude. Alors qu’il y avait eu cinq référendums de 1958 à 1969, en onze ans, il y en eut seulement quatre dans toute la suite de l’histoire de la Ve République jusqu’en 2004, en trente-cinq ans. Du coup, l’organisation d’un référendum le 29 mai 2005 au sujet du projet de constitution européenne et son résultat massivement négatif ont été un élément singulièrement perturbateur des équilibres de la Ve République post-gaulliste. Nous reviendrons tout-à-l’heure sur leur signification.

Il faut bien comprendre que la Constitution de 1958, sans le référendum, devient un système unilatéral où les hommes du gouvernement peuvent faire pratiquement ce qu’ils veulent. Déjà affranchis de la menace d’une censure parlementaire, quand ils veulent faire passer une mesure à l’égard de laquelle ils sentent que le peuple est réticent, ou quand ils refusent de prendre une mesure que le peuple souhaite, il leur suffit… de s’abstenir de consulter celui-ci. Les pouvoirs exécutifs se sont de plus en plus installés dans cette attitude confortable à mesure que les années passaient.

3. L’évanescence du « fait majoritaire »

Il est vrai que les élections présidentielles et législatives – que personne, certes, sous la Ve République, n’a encore proposé de supprimer – demeurent. L’essentiel de la démocratie n’est-il donc pas préservé ? L’analyse va montrer encore une fois ici un effet délétère des institutions.

Le mode de scrutin retenu sous la Ve République pour ces élections – un scrutin uninominal majoritaire à deux tours, avec restrictions pour l’accès au second tour – oblige l’électorat à une bi-polarisation, et même, en ce qui concerne plus spécialement les élections législatives, à une double bi-polarisation.

Cette logique a été bien analysée par Jean-Luc Parodi. Des petits partis dispersés, représentant chacun une minorité d’électeurs, même substantielle, n’ont aucune chance de gagner face à un adversaire qui serait organisé, lui, en un « grand » parti. Au second tour, resteraient alors seulement en lice ce grand parti et, probablement, puisqu’il y a restriction d’accès au second tour, un seul des petits partis du camp adverse. Ce petit parti, n’ayant que ses propres électeurs, serait condamné à perdre. Un mécanisme impérieux oblige donc les partis de chaque grand camp politique de droite et de gauche à s’allier entre eux afin d’avoir chance de gagner le second tour. D’où une première bi-polarisation gauche/droite. Mais en outre, pour figurer au second tour, il faut avoir été le premier de son camp au premier tour. Derechef les petits partis de chaque camp sont incités à s’allier entre eux pour faire front au grand parti du même camp. Chaque camp se trouve à son tour bi-polarisé. D’où l’existence, sous la plus grande partie de la Ve République, de quatre grandes forces partisanes, RPR, UDF, PS, PC. On a parlé avec ironie de la « bande des quatre » pour signifier que ces partis, malgré leurs rivalités, sont solidaires en ce qu’ils doivent leur quasi-monopole au mode de scrutin en place, qu’ils s’entendent, de ce fait, pour ne jamais modifier.

On peut considérer que ce système électoral brime sévèrement l’expression démocratique. Il contraint en effet les électeurs à voter, au second tour, pour des partis dont ils n’approuvent pas les positions politiques, mais auxquels ils sont obligés de donner leurs voix s’ils veulent écarter des forces politiques qu’ils jugent encore plus détestables. De même, au premier tour, ils devront voter pour le candidat que leur propose la coalition à laquelle appartient leur parti, alors que ce candidat peut avoir des idées politiques fort différentes des leurs. Le résultat de ce mode de scrutin est donc que la plus grande part des sensibilités politiques de l’électorat part en fumée de par le mécanisme même de l’élection. Elles ne seront pas représentées dans le « pays légal ». En outre, aggravé par les mesures touchant au financement des partis, le système empêche toute nouvelle force politique d’apparaître, à moins qu’elle ne soit suffisamment proche d’une des forces de l’establishment pour pouvoir s’agréger à elle (comme les Verts à la « gauche plurielle » ; encore n’ont-ils obtenu qu’un étroit strapontin). D’où un évident déficit démocratique.

Lequel induit un nouvel effet pervers. Parce qu’ils ne se sentent plus adéquatement représentés, les électeurs, depuis plusieurs législatures maintenant, boudent les élections. Ils mettent dans l’urne des bulletins blancs ou nuls, ils s’abstiennent, voire ne s’inscrivent pas sur les listes électorales, ou ne font pas suivre leur inscription lorsqu’ils changent de domicile. Ce qui a permis aux observateurs de faire des calculs alarmants. Déjà, au début de la Ve République, quand le taux d’abstention tournait autour de 20%, les « majorités » au pouvoir représentaient seulement, en réalité, quelque 20% des citoyens en âge de voter (car la « majorité » gagnait avec des voix représentant 40% des électeurs inscrits, mais les élus n’avaient véritablement été choisis, au premier tour, que par la moitié de ces 40%). Mais quand – comme cela a été le cas dans les scrutins récents – le cumul des non-inscriptions sur les listes électorales, des abstentions et des bulletins blancs et nuls approche des 50%, le vainqueur du second tour peut n’avoir été véritablement choisi que par une fraction infime des citoyens en âge de voter.

Ainsi, au printemps 2002, Jacques Chirac a obtenu 19,88% des suffrages exprimés au premier tour des élections présidentielles, ce qui représentait 12% environ des électeurs potentiels. Il n’en prétend pas moins « incarner » la nation... Au premier tour des élections législatives de cette même année 2002, l’UMP, qui pourtant regroupe en principe toutes les droites, a obtenu 33,3% des suffrages exprimés. Or cela ne représentait qu’un peu plus de 17% des électeurs potentiels...

Dans ces conditions, parler de « fait majoritaire » résonne comme un singulier paradoxe. Ceux qui détiennent l’intégralité des pouvoirs législatifs et exécutifs ne peuvent sérieusement se prévaloir de l’appui de la majorité du peuple. Le « pays légal » ne représente pas le « pays réel ».

Le mécontentement de l’électorat peut se lire d’une manière indirecte, mais éloquente, dans son étrange comportement depuis une vingtaine d’années. Depuis 1981, en effet, il a changé de « majorité » à chaque élection, dans les deux sens, par d’amples mouvements de balancier. Cette inconstance de l’électorat, cette rage qui donne à penser qu’il veut moins choisir un gouvernement que « secouer le cocotier » afin de faire tomber tous les gouvernements, donne à réfléchir. Sans doute signifie-t-elle que l’électorat a le sentiment confus que le système de la représentation démocratique est déréglé et qu’il n’est plus représenté par aucun gouvernement.

Telle est, croyons-nous, la signification réelle et profonde du « non » qu’il a prononcé lors du référendum sur l’Europe du 29 mai 2005. Ce n’était un « non » ni à l’Europe, ni au libéralisme, ni au socialisme. Au vrai, ce n’était pas une opinion politique, exprimée dans un certain cadre. C’était un refus du cadre lui-même. Par le seul canal qui lui était encore offert, le pays réel entendait signifier au pays légal qu’il ne le représente pas. Diagnostic que va confirmer et éclairer la suite de notre analyse : le peuple ne se sent plus « souverain » depuis vingt ou trente ans parce que le vrai pouvoir, entre-temps, est passé à une oligarchie.

4. Établissement d’une oligarchie. Première composante : les fonctionnaires

Le premier Président de la Ve République était, dans l’âme, un étatiste. Il croyait, comme les absolutistes et comme les socialistes, au primat du politique sur l’économique et le social, et donc à l’omnicompétence de l’État, voué à assurer non seulement des missions « régaliennes », diplomatie, défense, police, justice, mais aussi de grandes politiques économiques, sociales et même culturelles. Pour exécuter les politiques classiques et nouvelles de l’État, De Gaulle avait besoin de fonctionnaires nombreux, choisis parmi les meilleurs talents du pays. Il avait créé dès 1945 l’École nationale d’administration, dans laquelle il puisa. Il prit comme ministres des « grands commis », c’est-à-dire des hommes issus de la haute fonction publique, de préférence aux hommes venus de la société civile. Ce fut la fin de la République des avocats, des professeurs, des médecins et en général des « notables », et la Ve République devint la République des hauts fonctionnaires.

Ceux-ci ne détinrent pas seulement les postes ministériels et les grandes directions de l’administration, mais ils envahirent le Parlement lui-même. En effet, aimés et protégés du pouvoir, ils recevaient facilement l’investiture du parti présidentiel et, dans la dynamique de la majorité présidentialiste, ils étaient facilement élus. À l’Assemblée nationale, ils rejoignirent la cohorte de députés de gauche déjà fonctionnaires, instituteurs et professeurs. Le statut de la fonction publique, héritage du communiste Maurice Thorez qui l’avait établi en 1946, leur facilitait les choses. S’ils n’étaient pas élus ou réélus, ils retrouvaient automatiquement leur carrière administrative normale, de toute façon améliorée par leur passage dans les milieux politiques. La candidature, pour eux, présentait un risque minimal. Entre eux et les candidats à la députation venus de la société civile, il s’instaurait donc une permanente distortion de concurrence qui devait avoir, tout au long du régime, des effets durables et cumulatifs.

De fait, les fonctionnaires ont tendu à devenir majoritaires à la Chambre des députés, notamment sous la gauche.

Les fonctionnaires ont, certes, toutes les compétences nécessaires – formation aux sciences politiques et administratives, connaissance des dossiers, etc. – et ce n’est pas leur personne qui est en cause. Mais ils ne sont incités, ni par leur culture ni par leurs intérêts corporatifs, à exercer quelque contrainte que ce soit sur la fonction publique, en particulier à remettre en cause l’extension de ses missions ou les dotations budgétaires dont elle bénéficie. Leur intérêt personnel direct les conduit à ménager les hommes des administrations dans lesquelles ils devront retourner après la fin de leur mandat. Ils sont mal placés, symétriquement, pour comprendre la logique et les valeurs du secteur libéral de l’économie – mutation d’extrême conséquence par rapport aux Parlements des IIIe et IVe Républiques qui, eux, étaient composés de ces mêmes « classes moyennes » qui constituaient l’électorat des partis républicains modérés. Le seul fait qu’ils soient surreprésentés à la Chambre, dans les cabinets ministériels et au gouvernement, s’ajoutant au fait qu’ils ont, par définition, le monopole dans l’Administration, compromet gravement les équilibres démocratiques fondamentaux.

Cette prééminence des fonctionnaires, en effet, n’est pas le choix de l’électorat. L’électorat ne choisit pas les membres du gouvernement, nommés par le président. Il choisit les députés, mais il ne peut voter que pour les candidats qu’on lui présente, et les partis présidentiels lui présentent un grand nombre de fonctionnaires. Par ailleurs, il ne peut voter pour déterminer qui sera fonctionnaire et qui ne le sera pas, puisque les fonctionnaires s’auto-recrutent. C’est cette indépendance quasi-totale des structures et des hommes du pouvoir par rapport aux choix et préférences du suffrage universel que je propose d’exprimer en disant que le pouvoir est devenu oligarchique.

L’oligarchie des fonctionnaires gouverne, réglemente, légifère. Elle peut donc imposer ses conceptions, décider les politiques qui correspondent à ses convictions et à ses comportements ataviques, c’est-à-dire le plus souvent des politiques étatistes, interventionnistes, non-libérales ou anti-libérales. Avec ce système oligarchique, l’État n’est plus surveillé, contrôlé par des élus indépendants de lui.

Il est bien connu que, lors du vote de la loi de finances, la quasi-totalité des dépenses est reconduite d’année en année sans discussion, comme si l’affectation de l’argent de la société à des services publics dont l’opportunité a été décidée un jour par les fonctionnaires allait désormais de soi et que les élus du peuple ne devaient plus s’en mêler.

L’impuissance du Parlement devant l’Administration est patente. Il n’a pas de moyens d’information propres et il est tributaire, pour juger de son efficacité, des seules informations qu’elle-même veut bien lui communiquer. Or fonctionnaires et ministres font bloc devant les vélléités de contrôle parlementaire. Il arrive souvent que l’Administration ne réponde pas aux questions, ou donne des réponses lacunaires ou dilatoires. Quand un député se montre trop curieux ou exigeant, quand il entend se draper dans son écharpe tricolore pour rappeler aux services administratifs qu’ils sont sous l’autorité du peuple souverain, représenté par l’honorable parlementaire, l’affaire remonte au ministre, puis à Matignon ou à l’Élysée, d’où elle redescend vers le député sous forme d’intimidations et de menaces, et les choses en restent là.

Dans la haute fonction publique dont sont issus les ministres et les membres des cabinets ministériels, il existe d’ailleurs une « culture du mépris » des élus et en général de la société civile. Cette culture remonte sans doute très loin, aux temps de l’absolutisme et du bonapartisme. Elle avait régressé sous les IIIe et IVe Républiques, régimes où les élus du peuple, non-fonctionnaires, devenaient ministres et pouvaient alors peser sur l’Administration, durement si nécessaire. Mais elle est revenue en force sous la Ve où elle a été encouragée par le culte renaissant de l’État. Cette culture veut que les parlementaires soient des espèces de cul-terreux, des « produits du terroir » incompétents et irresponsables qu’il faut écouter sans doute, mais dont il faut se méfier et auxquels il n’est pas question, en tout cas, de confier des affaires sérieuses, ni même des informations sensibles. Les vraies affaires se règlent à l’Élysée, à Matignon ou à Bercy, entre gens du sérail. Quand les parlementaires sont eux-mêmes des hauts fonctionnaires, le mépris est remplacé par la connivence.

Tout n’est peut-être pas faux dans cette image que les fonctionnaires se font du député-assistante sociale, bon pour tenir des permanences et des meetings dans sa circonscription, mais ayant des préoccupations et une culture de niveau Clochemerle, et en général aussi peu désireux que capable de formuler des avis sensés sur les grandes questions nationales et internationales. Mais c’est un cercle vicieux. Si le député n’a aucune parcelle du pouvoir de l’État, mais ne représente que les intérêts de sa circonscription, il n’a aucune raison d’acquérir et d’entretenir une culture politique élevée ; et s’il ne possède pas celle-ci, les hauts fonctionnaires se sentent confirmés dans la légitimité de leur monopole.

Dans ces conditions, en tout cas, on comprend les désillusions, et la désertion électorale, du peuple. La démocratie subsiste nominalement. Le peuple peut, à chaque nouvelle élection, se donner la satisfaction de récuser les parlementaires qu’il avait élus aux élections précédentes. Mais étant donné que ce ne sont pas les élus qui ont le pouvoir, mais les fonctionnaires, l’électeur sent bien qu’il n’a rien à attendre de ce renouvellement. D’autant qu’il constate que fonctionnaires de droite et de gauche se ressemblent, se ménagent, se garantissent mutuellement leurs places, leurs statuts et leurs privilèges. Qu’ils vont même jusqu’à se confier volontiers, d’un camp à l’autre, des missions importantes, même lorsqu’elles sont politiquement sensibles, à charge de revanche quand la majorité aura changé. Ainsi le peuple les perçoit-il comme des complices qui s’entendent contre lui derrière son dos.

De fait, sur combien de sujets, aujourd’hui, le pays réel n’est-il pas d’accord avec ce qui a été fait par le pays légal, et surtout négligé par lui, contrairement à ses attentes, pourtant attestées par toute la batterie des sondages d’opinion, et par ce qui subsiste de presse et d’édition libres ? Il suffit de citer les problèmes de l’école, de la délinquance, de l’immigration, de l’Europe, de la fiscalité... La liste des frustrations est longue. D’autant que ceux qui proposent de mieux tenir compte des désirs du peuple et de traiter enfin réellement les problèmes dont il souffre sont traités avec mépris de « populistes » et exclus en pratique du jeu politique.

Du coup, les institutions de la Ve République sont grosses d’un nouvel effet pervers.

5. Établissement d’une oligarchie. Deuxième composante : les syndicats

En voici la logique. Du fait qu’il existe un déficit démocratique des institutions, que la voie parlementaire est bloquée, la seule manière d’influer sur les décisions politiques, sous la Ve République, est d’employer des voies extra-parlementaires, c’est-à-dire de substituer à la démocratie institutionnelle stérilisée une « démocratie » extra-institutionnelle.

Il s’agit de l’ensemble des moyens légaux et illégaux, autres que le vote, de faire pression sur les autorités. J’entends par « pression » une action réelle, gênant les autorités en pratique, et non pas seulement une action idéologique sur l’opinion susceptible d’avoir, à terme, des conséquences électorales (puisque nous venons de voir que cette logique de démocratie formelle est largement désactivée par les institutions). Il s’agit essentiellement de deux grandes catégories d’actions : 1) celles qui bloquent l’activité économique et engendrent des coûts directs ou indirects insupportables : les grèves dans les services à monopoles qui, lorsqu’ils sont paralysés, bloquent virtuellement toute la chaîne de la division du travail (électricité, postes, transports, écoles…) ; 2) celles qui sont de nature, par leur caractère spectaculaire, à accaparer l’attention des médias, suspendant d’une autre manière le cours de la vie sociale normale, c’est-à-dire toute la gamme des actions dites « de rue », violentes et/ou illégales, comportant bris de matériaux, incendies volontaires de voitures ou de bâtiments, occupations de lieux publics, blocages de routes, de ponts, de ports, d’aéroports, de gares, de trains et, depuis peu, piratages de paquebots… Il s’agit de faire des actions suffisamment spectaculaires pour que les médias en montrent les images. Mais s’arrêter de travailler n’est pas assez spectaculaire, pas plus que manifester paisiblement dans la rue. D’où le recours à des violences génératrices d’images saisissantes…

Il y a toujours eu des violences sociales. Mais ce qu’on a vu apparaître et se généraliser sous la Ve République en France est, croyons-nous, spécifique. La plupart des mouvements sociaux des trois ou quatre dernières décennies ne sont pas insurrectionnels. Ils ne visent pas à s’emparer des principaux bâtiments publics dans le but de changer le régime, ne cherchent pas à piller pour piller, à détruire pour détruire, et s’interdisent le plus souvent de faire couler le sang. Il semble que ce à quoi ils visent, ce soit seulement à « se faire entendre ». En effet, pour être « entendu », il ne suffit plus de parler, puisque désormais, dans le pays légal, personne n’écoute. On ne sera donc « entendu » que si l’on force l’attention, ce qui n’aura lieu que si l’on rend la vie impossible aux autorités. C’est alors, mais alors seulement, que celles-ci seront obligées de donner une réponse. Ainsi, l’action de force vaut message. On peut penser qu’elle est un substitut spontanément trouvé par la société civile pour contourner l’obstacle qui a été opposé par les institutions de la Ve République à son expression démocratique normale.

L’étude des crises sociales survenues depuis deux ou trois décennies en France, de leur évolution et de leur issue, montre que l’exécutif a quasiment toujours écouté le « message » ainsi formulé. Il n’est pas difficile d’expliquer pourquoi. C’était, de sa part, l’attitude la plus rationnelle compte-tenu du dilemme dans lequel il est placé lors de tels mouvements sociaux.

– Il peut difficilement rétablir l’ordre par la force. En effet, depuis la Libération, un marxisme diffus est présent dans l’opinion et les médias. On est parvenu à faire passer l’idée que les violences et les illégalités, dès lors qu’elles sont au service de « luttes » sociales qui visent à paralyser un système libéral présenté comme mauvais en soi, ne sont pas des délits, mais des moyens d’action licites et même méritoires. Que c’est la répression, au contraire, qui serait « fasciste ». Dans ce contexte idéologique, appliquer la loi comporte à l’évidence, pour les gouvernements, un coût politique élevé.

– En revanche, le laxisme est, politiquement, plus facile. D’abord, dans un pays très étatisé et socialisé comme l’est la France, où l’« État-Providence » contrôle désormais la moitié de la richesse produite par la société, l’éxécutif peut satisfaire de facto les revendications les plus diverses, même les plus abusives ou les plus incongrues. Il lui suffira de prendre discrétionnairement des mesures budgétaires, réglementaires ou, s’il le faut, législatives . Ces mesures, il est vrai, impliqueront d’augmenter les prélèvements obligatoires. Mais ce supplément de pression fiscale sera répercuté de façon indivise et donc, peut-on espérer, indolore, sur une société civile qui ne pourra se défendre, puisque ses défenseurs attitrés, à savoir les membres de l’État légal, seront précisément ceux qui, en l’occurrence, auront décidé de la spolier. Quand les responsables cèdent aux mouvements de rue, le coût politique, pour eux, est donc quasi-nul.

Faisant ce calcul, les membres de l’oligarchie au pouvoir ont choisi presque systématiquement de céder à la rue, obtenant ainsi la paix, le retour à la vie normale et la perpétuation de leur propre situation. Le problème est que, si tel était leur intérêt en tant que groupe sociologique, ce n’était certes pas l’intérêt général du pays. En effet, en cédant régulièrement devant les actions violentes, les gouvernements successifs ont montré par là-même que la violence était payante. Sans en être bien conscients, sans doute, ils ont laissé s’instaurer une véritable nouvelle règle du jeu de la vie politique, non écrite, mais qui a pris place dans les institutions coutumières du pays. Il est devenu clair, pour toutes les catégories sociales ou professionnelles organisées, que celles qui s’en remettent aux canaux légaux de l’appareil d’État démocratique ne sont pas entendues et voient leurs intérêts lésés, alors que celles qui descendent dans la rue sont entendues et obtiennent des avantages. Elles en ont conclu que le mégaphone et les barrages routiers sont désormais le seul bulletin de vote qui compte ; que, dans la démocratie française, on n’a voix délibérative que lorsqu’on s’est mis en mesure de troubler l’ordre public.

La mauvaise monnaie chassant la bonne, ces comportements fondamentalement anti-démocratiques des syndicats ont été imités par d’autres types de minorités agissantes, les associations défendant tel intérêt catégoriel, ou telle thèse politique extrême – cela va de SOS Racisme à Greenpeace, Attac, les « Forums sociaux », Droit au logement, la Confédération paysanne, Act-up, etc. Là encore, l’expérience montre que ces groupes sont « entendus ».

Le gouvernement peut se permettre d’ignorer, symétriquement, les catégories sociales qui répugnent à ce genre de méthodes. Les citoyens pacifiques, qui ne sont ni syndicalistes révolutionnaires, ni activistes, ceux qui se contentent d’espérer dans le résultat des prochaines élections, ou dans l’influence qu’ils pourraient exercer par la presse, les médias, l’édition, les pétitions, les manifestations autorisées, le prosélytisme associatif pacifique, etc., n’ont plus voix au chapitre. Ou, si leur voix n’est pas étouffée, elle n’est plus délibérative. Voilà donc réduites à la stérilité politique les catégories les plus civilisées de la population, en particulier les élites de tous les secteurs intellectuels et économiques, alors que c’est précisément leur apport au débat public qui serait le plus précieux pour le pays. Ils comptent moins désormais que les violents et les délinquants.

On dira : à la bonne heure ! la démocratie n’est donc pas morte, elle a seulement changé de terrain. Le peuple s’exprime par les syndicats et les associations activistes, ce n’est qu’un déplacement du point de levier. Il y a des contre-pouvoirs, l’État doit composer avec les forces sociales. Que demander de plus ?

Raisonnement trompeur, puisqu’il est clair que les forces sociales en question ne sont nullement représentatives. En effet, pour accéder à ce nouveau type d’influence, il faut oser mépriser la loi, violer les droits et la propriété d’autrui. Il faut disposer aussi des techniques de l’agit-prop, s’être entraîné, avoir formé des milices (appelées par euphémisme, ou plus exactement par antiphrase, « services d’ordre »), s’être procuré des camions, des cars, des calicots, des mégaphones, des barres de fer, etc. C’est là toute une « culture » que seuls possèdent certains milieux sociologiquement typés, toujours les mêmes, à savoir les syndicats marxisés et les associations sur lesquelles leur « culture » a déteint (et qui sont d’ailleurs souvent leurs filiales ou leurs avatars). Et voilà que ces groupes accèdent de facto au pouvoir, deviennent partie délibérative aux instances de décision publique, alors qu’ils sont une infime minorité. Ils constituent à leur tour une oligarchie dont les choix s’imposent à tous.

Pourquoi la première oligarchie, celle des fonctionnaires, lui a-t-elle fait place à côté d’elle ? Sans doute parce qu’elle avait conscience de sa propre non-représentativité, qu’elle comprenait vaguement qu’elle ne pourrait conserver durablement le pouvoir sans faire des concessions à l’opinion, sans « lâcher quelque chose au peuple », comme disait au XVIIe siècle un fameux théoricien de l’absolutisme, Cardin Le Bret. Le problème est qu’au lieu de corriger cette non-représentativité en modifiant les institutions, elle a eu un comportement purement empirique. Elle a paré au plus pressé en cédant jour après jour à la force. Et même, avec le temps, c’est devenu chez elle une habitude mentale qu’on pourrait comparer au fameux syndrome de Stockholm : elle a fini par trouver intéressants, importants, voire sympathiques, ceux qui lui mettent le couteau sur la gorge, et elle a chassé définitivement de ses préoccupations la « France d’en bas » qui, elle, ne la menace pas.

Le résultat est que la deuxième oligarchie n’a cessé de monter en puissance dans les dernières décennies de la Ve République. D’abord, prenant l’habitude de céder à ses revendications, on a, par le fait même, augmenté son crédit et son prestige auprès d’une partie – minoritaire, certes, mais conséquente – de l’opinion. Ensuite, on a cru habile de prévenir ses actions et d’essayer de la faire taire en satisfaisant sa première revendication qui est d’obtenir de l’argent public. De fait, aujourd’hui, l’argent dont disposent les syndicats est principalement d’origine publique : État, collectivités locales, entreprises publiques, organismes de sécurité sociale… ; de même, quasiment toutes les associations qui ont su, un jour ou l’autre, occuper la rue et les médias, reçoivent des subventions, souvent très importantes (SOS racisme, Attac, Act-up…). Le beau fruit de cette haute politique est que tous ces groupes, une fois subventionnés, se retrouvent pourvus de moyens supplémentaires en militants et en matériels qui leur permettent de repartir de plus belle dans la rue et d’obtenir de nouvelles concessions. Enfin et surtout, les diverses composantes de la seconde oligarchie ont été établies dans un statut quasi-officiel, comme interlocuteurs permanents et organiques du pouvoir. Les syndicats assurent désormais, dans des pans entiers de l’appareil d’État, en parallèle à l’administration régulière, un véritable rôle de co-gestion. De même, travailler avec « les associations » est devenu un mode normal de la gestion politique du pays, tant au plan national que dans les collectivités territoriales. Or redisons que les groupes composant la deuxième oligarchie sont tous des groupes privés et minoritaires, auto-proclamés, sans légitimité démocratique vérifiée, et dont le casier judiciaire serait rarement vierge si, précisément, ils ne bénéficiaient d’une impunité qui est, au sens strict du terme, un privilège.

Nous en concluons qu’en France, la démocratie, toujours en place nominalement, a été remplacée en fait par une dyarchie, un condominium des fonctionnaires et des militants syndicalistes et associatifs sur une société civile privée de droits politiques réels.

L’analyse de la vie politique du pays depuis vingt ou trente ans montre que toutes les vraies décisions sont prises par ce duopole. Au fil des ans, et de façon accélérée à partir de 1981, on a fini par trouver normal que toute décision politique d’importance soit prise en concertation avec les « partenaires sociaux » et en accord avec eux. Les politiciens de droite eux-mêmes, revenant au pouvoir pour de brèves alternances (1986-1988, 1993-1997, 2002-…), ont fini par juger non seulement fréquentables, mais incontournables ces syndicats et groupes qui les tiennent en otages. Ils ont parlé de plus en plus leur langage, considéré le dialogue avec eux comme une sorte de devoir sacré. Ils en sont venus peu à peu, sans se l’avouer sans doute très clairement à eux-mêmes, et sans naturellement jamais le dire en public, à considérer la co-gestion de la France par eux-mêmes et les leaders syndicaux comme une alternative pleinement valable à la démocratie institutionnelle. Comme si les « partenaires sociaux » représentaient plus valablement le peuple souverain que les autorités régulièrement élues par le suffrage universel libre, individuel et secret.

La liberté politique, si durement acquise du xviiie au xxe siècle en France, a été ainsi discrètement enterrée.

Même la majorité du Parlement ne peut obtenir une décision susceptible de mécontenter la double oligarchie. Un exemple : lors de la campagne électorale de 2002, l’UMP inscrit à son programme une loi instaurant un service minimum dans les transports publics en cas de grève. Aux élections, l’UMP obtient une large majorité. Des députés réclament alors au gouvernement l’exécution de la promesse faite aux électeurs, à savoir l’inscription de la loi à l’ordre du jour de l’Assemblée. L’Élysée et Matignon se font prier, argüant que les « partenaires sociaux » ne veulent pas d’une telle loi, et qu’il convient donc de « négocier » avec eux. Les députés s’impatientent, signent une proposition de loi. Cette proposition recueille un nombre croissant de signatures, jusqu’à ce qu’une majorité de députés la signent. Mais l’Assemblée, on le sait, n’est pas maîtresse de son ordre du jour. L’Élysée continuant de faire la sourde oreille, il n’y a donc toujours pas, début 2006, de projet de loi en vue. Or déjà, le fait que des députés soient conduits à signer l’équivalent d’une pétition pour avoir le droit de discuter d’un texte de loi est étrange dans une démocratie. Ce sont les simples citoyens qui sont censés pétitionner ; les députés, eux, ont autorité pour débattre et voter ! Mais qu’en outre, la majorité des représentants du peuple, qui est par elle-même, en principe, législatrice, ne puisse même pas obtenir qu’on commence à discuter d’une loi, comment qualifier cette situation autrement que comme despotisme ? Les vrais dépositaires du pouvoir souverain sont donc en France, désormais, l’Elysée et les « partenaires sociaux », représentant respectivement 12% des électeurs et 5 à 10% des salariés... La souveraineté du peuple est purement et simplement annulée. Qu’en penseraient les Aristote, Polybe, Cicéron, Bodin et autres Montesquieu, s’ils revenaient sur terre et qu’on leur expliquât comment fonctionne désormais le régime politique français ? Ils ne pourraient que conclure que ce régime est un beau cas d’oligarchie.

Peu de lois, aussi, dont on n’apprenne qu’elles ont été proposées, et parfois même rédigées « clé en mains », par de prétendues « associations » qui n’ont qu’un nombre infime de membres, mais qui, ayant fait un jour du bruit dans la rue et dans la presse, ont bénéficié, on ne sait pourquoi, de subventions publiques qui les ont étoffées et enhardies, et qui sont devenues les conseillers auliques et référendaires du pouvoir. Les ministres et les députés, en discutant avec elles, ont réellement cru qu’ils partageaient quelque peu le pouvoir, qu’ils faisaient un pas vers l’opinion publique ; ils ne se rendent pas compte qu’ils ont oublié leurs électeurs et n’ont discuté qu’avec le microcosme.

Mais, dans la seconde oligarchie, la première place revient sans conteste aux syndicats, sur lesquels nous devons ajouter maintenant quelques remarques. Car désormais, on l’a dit, dans bien des administrations et entreprises publiques, ils constituent une véritable hiérarchie parallèle à la hiérarchie légale.

Il est bien connu que c’est le cas dans l’Éducation nationale, où il serait d’ailleurs plus juste de dire qu’ils sont l’unique hiérarchie qui gère le système, puisque la plupart des fonctionnaires du ministère qui, en principe, le co-gèrent avec eux, sont eux-mêmes des syndicalistes obéissant pour l’essentiel aux mots d’ordre et à l’idéologie de leur organisation. Le ministre et son cabinet, seuls représentants légitimes du peuple qu’on dit souverain, n’ont, par eux-mêmes, pratiquement aucun pouvoir (même et surtout pas sur l’« intendance »). Mais c’est là un cas extrême, qui exigerait une analyse spécifique. On sait que le système éducatif a été depuis le début du XXe siècle le principal enjeu stratégique de la gauche, qui a consacré toute son énergie à l’investissement complet de ce terrain et y est parvenue.

Une situation de cogestion existe aussi dans les autres ministères, en particulier au ministère des Finances où ce sont les syndicats qui fixent en grande partie non seulement la pratique de l’impôt, mais sa doctrine. Elle existe encore dans les grandes entreprises publiques, EdF, SNCF, RATP, Air France, etc., dans la plupart desquelles la CGT, la FSU ou FO partagent le pouvoir à part égale avec les directions nommées. Enfin, les syndicats gèrent en direct l’immense secteur de la protection sociale, lequel brasse plus de la moitié de l’argent public et plus du quart du PIB.

Ce statut des syndicats dans la vie politique française est étrange à plus d’un titre. Il est plus officieux et coutumier qu'officiel et légal. Le rôle des syndicats n’a jamais été véritablement inscrit noir sur blanc dans les droits privé et public. Il n’a évidemment pas pu être inscrit dans la Constitution que les décisions du gouvernement et du Parlement représentant le peuple ne sont exécutoires que si et quand elles ont trouvé grâce aux yeux de ces groupes privés et minoritaires que sont les syndicats : ç'aurait été reconnaître officiellement que la France n’est plus une démocratie. De même, les méthodes délictueuses employées par les syndicats et les associations activistes n’ont jamais été légalisées. Par exemple, le droit de grève reconnu dans la Constitution continue à consister seulement en la faculté qu’ont des salariés de cesser le travail sans que leur contrat de travail soit juridiquement caduc. Mais ni la Constitution ni la loi n’ont jamais autorisé les « piquets de grève », encore moins les occupations d’usines, séquestrations de cadres, blocages de voies de communication, etc. Tout cela est seulement coutumier. De même encore, le système de protection sociale est largement en marge de la légalité, puisque les organismes de protection sociale, cogérés par les organisations syndicales, demeurent des associations de droit privé (« associations loi de 1901 »), alors qu’elles jouissent de prérogatives de puissance publique. Les conflits des particuliers avec ces organismes ne sont pas tranchés par les tribunaux de l’État, ordinaires ou administratifs, mais on a créé, pour les régler, des juridictions ad hoc (les « Tribunaux des Affaires de Sécurité Sociale ») où les syndicalistes sont juge et partie, sans possibilité d’appel. Cette situation exorbitante du droit commun est à la fois connue des spécialistes et jamais discutée dans l’espace public.

Cela s’explique aisément. Tous ces aspects de la situation des syndicats sont le fruit d’arrangements informels entre l’exécutif et les groupes de pression, conclus dans le secret des ministères et des bureaux pour dénouer ou prévenir les conflits sociaux. Ils sanctionnent un rapport de forces. Si l’on avait voulu inscrire dans le droit les pouvoirs ainsi concédés aux syndicats, il aurait fallu mettre en œuvre des procédures publiques où l’on aurait dû fournir des justifications scientifiques et morales de ces pouvoirs. On aurait été bien en peine d’en trouver. Il y aurait eu des controverses publiques sévères, des batailles d’amendements, des votes dans les deux chambres du Parlement, qu’il aurait fallu trancher, le cas échéant, par des référendums populaires, eux-mêmes précédés de débats fournis, d’une avalanche de livres et d’articles, etc. Il n’y aurait certainement pas eu de consensus pour conférer aux syndicats des pouvoirs supérieurs à ce à quoi ils peuvent prétendre, étant donné le jugement réel que l’opinion porte aujourd’hui sur eux. Et donc rien ne dit que la situation qui aurait résulté du jeu régulier des procédures démocratiques aurait ressemblé à celle qui s’est imposée par le seul jeu des rapports de forces.

Aussi bien n’a-t-il été jamais été question de risquer cette épreuve de vérité. Dans le processus qui a abouti à l’actuel pouvoir des syndicats, la démocratie a été mise tacitement, mais entièrement, hors jeu. Ce pouvoir est le fruit d’une entente, d’ailleurs précaire, entre les diverses composantes de ce que nous appelons la double oligarchie. Et de même qu’une ligne de front, dans une guerre, s’établit là où la bataille a conduit empiriquement les armées, de même, la frontière des pouvoirs respectifs de l’État légal et des « partenaires sociaux » s’est établie là où les luttes sociales et les renoncements successifs des gouvernements l’ont portée en pratique. Il est clair que, dans ces arrangements, aucune logique démocratique, aucune logique juridique n’ont prévalu.

Il est toutefois une logique déchiffrable de ces arrangements. C’est qu’ils ont permis aux deux composantes de l’oligarchie de se partager les dépouilles d’une société civile qui n’était plus représentée dans l’État légal, et ne pouvait ou ne voulait s’exprimer dans la rue.

6. Conséquences : la croissance indéfinie du secteur public

Observons à présent, en effet, que toutes les composantes de l’oligarchie ont pour point commun de vivre d’argent public. C’est évident pour les fonctionnaires. Ce ne l’est pas moins pour les syndicats et pour les associations subventionnées. Ces catégories ayant 1) un intérêt permanent à augmenter les prélèvements obligatoires, et 2) le pouvoir de le faire sans limites et sans se heurter à des contre-pouvoirs, elles… l’ont fait.

Ceci s’est produit en particulier depuis que les socialistes gouvernent la France. Auparavant, si les gouvernements de De Gaulle, de Pompidou, de Giscard, avaient été étatistes, ils n’étaient favorables que dans une certaine mesure au développement de l’État-Providence, et ils étaient conscients qu’une croissance excessive de celui-ci serait dommageable au dynamisme et à la compétitivité de l’économie française. Mais, quand les socialo-communistes arrivèrent au pouvoir, une inflexion décisive eut lieu. Selon l’idéologie socialiste, le salariat de droit privé est, en tant que tel, une situation d’exploitation et la forme « normale » d’emploi est l’emploi public. Les réticences idéologiques à un accroissement du poids de l’État n’existant plus dans les gouvernements postérieurs à 1981 comme elles avaient existé sous les gouvernements antérieurs, toutes les composantes de l’oligarchie se retrouvèrent sur la même longueur d’ondes. Elles furent tacitement d’accord pour accroître tentaculairement l’État et le poids des prélèvements obligatoires, unanimes à faire la sourde oreille aux analyses économiques démontrant le caractère absurde et suicidaire d’une telle politique. Les socialo-communistes s’aperçurent à cette occasion que les institutions de la Ve République leur conféraient à peu près tous les pouvoirs souhaitables ; ils purent exploiter à fond les virtualités d’étatisme présentes dès le début dans ces institutions – qu’ils s’abstinrent donc désormais de critiquer.

Le résultat est inscrit dans les statistiques. Les dépenses publiques, les prélèvements obligatoires, le nombre de personnes vivant d’argent public n’ont cessé de croître depuis 1981. À la fois, c’est en France que ces chiffres ont le plus augmenté de 1970 à 2004 et c’est en France qu’ils sont les plus élevés par comparaison avec les autres pays de l’UE et de l’OCDE.

Le tableau ci-dessous montre la part des dépenses publiques dans le PIB en 2000 dans les principaux pays de l’UE (en pourcentages).

Belgique 47

France 51,4

Allemagne 42,9

Italie 44,4

Pays-Bas 41,5

Royaume-Uni 39,2

Total UE 44,2

Ces chiffres traduisent l’augmentation du poids du secteur public et des autres catégories vivant d’argent public dans la population active. En 1998, on comptait, sur une population active d’environ 26 millions, 6,5 millions de personnes employées directement par des administrations et entreprises publiques. À quoi il faut ajouter les employés des organismes de protection sociale, qui vivent, eux aussi, d’un argent prélevé par la coercition, bien que, juridiquement, ils ne soient pas fonctionnaires. Quant aux permanents syndicaux, aux salariés des associations subventionnées, à ceux du secteur de l’« économie sociale », toutes ces catégories vivent elles aussi principalement d’argent public. Au total, et compte-tenu du fait que ces chiffres ont encore augmenté depuis 1998, il semble qu’entre un quart et un tiers de la population active française vive aujourd’hui des prélèvements obligatoires.

Cette augmentation considérable du poids de l’État en France en si peu de temps a sans doute plusieurs causes. Mais, parmi elles, il est clair qu’arrive en première ligne la structure doublement oligarchique du pouvoir que je viens de décrire. La situation actuelle de la fonction publique dans le pays résulte en effet d’une accumulation de décisions budgétaires, réglementaires ou législatives qui ont été prises au long des trois dernières décennies. Si toutes sont allées dans le même sens, c’est que toutes ont été prises par le même type de décideurs, à savoir les membres des deux oligarchies.

Il est d’ailleurs amusant de voir comment, dans les documents publics, on habille la chose. On s’étonne, en langage pseudo-économique, de la « rigidité à la baisse » des prélèvements obligatoires, comme s’il s’agissait d’une loi objective de l’économie, alors qu’il s’agit de l’effet cumulé des propensions idéologiques et des intérêts corporatifs qui ont déterminé les choix des décideurs. Si ces propensions et ces intérêts étaient autres, on observerait bien plutôt une « rigidité à la hausse », comme aux USA, au Royaume-Uni ou au Japon. Le fait que, dans de nombreux pays étrangers où n’existe pas le même condominium, on ait pu, ces dernières années, sans difficultés notables, décider puis faire passer dans les faits une baisse sensible de ces mêmes prélèvements, montre bien a contrario la singularité de la situation française.

Allons plus loin et essayons d’analyser la modification d’ensemble de la société qui a finalement résulté, sous la Ve République, de l’existence d’un déficit démocratique structurel dans les institutions.

On peut dire qu’il y a eu, au total, un transfert forcé de richesses du secteur privé au secteur public. Bien que ceci ait été fait au nom de la justice sociale, qui consiste en principe à prendre l’argent des « riches » pour le donner aux « pauvres », le transfert de richesses qui a réellement eu lieu en France pendant ces décennies n’a pas été un transfert vertical de la « France d’en-haut » à la « France d’en-bas », mais un transfert horizontal allant des classes moyennes du secteur privé non syndiqué aux classes moyennes du secteur public syndiqué.

Ceci ne va à aucun égard dans le sens de la justice sociale. Il s’agit en réalité d’une spoliation, d’une prédation, d’un vol, et même d’un « vol à mains armées », puisqu’un camp respecte le droit alors que l’autre emploie la force. A été créée une situation d’exploitation où certains bénéficient du travail des autres sans leur rendre un service équivalent. La Ve République pourra se vanter d’avoir inventé une nouvelle forme d’exploitation de l’homme par l’homme et de confiscation de la plus-value. Si Marx revenait sur terre, il parlerait même de l’émergence d’une nouvelle classe dominante, à savoir le condominium fonctionnaires-syndicats, et d’une nouvelle classe dominée, à savoir le secteur privé et la société civile. Si l’on en croit les données rassemblées par Jacques Marseille ou par Michel Drancourt et Michel Brulé, la nouvelle classe dominante, comme celle de l’Ancien Régime, bénéficie en effet de véritables privilèges : salaires supérieurs à ceux du privé (sauf pour les plus hauts postes), retraites obtenues plus tôt, à meilleur taux, avec moins d’annuités de travail, garantie de l’emploi, temps de travail inférieur, etc., et (en conséquence) durée moyenne de vie supérieure à celle du reste de la population. Les agents de l’EdF, de la SNCF, de la RATP, de la Banque de France, etc., ont aujourd’hui des revenus et autres avantages très supérieurs à ce qu’ils seraient si ces agents rendaient le même service sur un libre marché où ils seraient rémunérés selon la valeur marginale que le consommateur entend volontairement consentir à ce service ; ou, si l’on préfère, ils offrent, en échange d’un revenu donné, sensiblement moins de travail que celui qu’ils devraient offrir si l’échange était contractuel. Le différentiel tient à l’usage de la force. D’abord leurs propres violences en tant que groupes de pression syndiqués et organisés usant de moyens illégaux. Ensuite la force coercitive d’un État qui fait la paix avec les syndicalistes aux dépens des contribuables et en méprisant l’opinion des citoyens. Nous ne sommes pas ici dans le cadre du droit et de la règle, mais dans celui des voies de fait, et donc de ce qu’on pourrait appeler une « guerre civile froide ». La situation, bien loin d’être « progressiste », est similaire aux situations de prédation qu’a connues l’Histoire avant que fût inventé l’État de droit démocratique et libéral. Notre secteur public est, par rapport à notre secteur privé, à peu près dans la situation des guerriers Touaregs rançonnant les pacifiques caravanes du désert, ou des Gengis Khan, Tamerlan et autres Turcs soumettant au tribut les populations conquises.

Je redis qu’aucune idéologie, aucune conception de la « justice sociale » ne justifient cette logique de prédation. Ce n’est pas étonnant, puisque, de toute façon, aucune idée n’a organisé ce processus. Nous avons voulu montrer que celui-ci est le fruit d’un gigantesque « effet pervers sociologique », le développement historique de ce qui était présent en germe dans les institutions anti-démocratiques de la Ve République.

wl:Philippe Nemo