Introduction
Pourquoi ce sujet est-il aussi important aujourd'hui qu'il l'était autrefois? La raison en est simple elle réside dans une croyance, un préjugé économique très répandu dans le monde contemporain. Sous de multiples variantes, on retrouve l'idée simple que, même si l'on reconnaît à l'économie de marché une grande efficacité, il n'en reste pas moins que l'économie libre, le capitalisme a engendré inévitablement les crises périodiques du 19ème siècle et la grande dépression du 1929-35.
Dans cette perspective la libre entreprise est responsable de l'instabilité économique et monétaire, et très logiquement il en résulte l'idée que l'intervention de l'État est indispensable à la "stabilisation" de l'économie et la monnaie qui seraient par essence chaotiques. Même des économistes aussi libéraux que Milton Friedman (jusqu'en 1986 seulement) admettent que le contrôle de la monnaie, par l'intermédiaire d'institutions publiques d'une sorte ou d'une autre, est non seulement indispensable mais aussi largement bénéfique. Dans ce cadre les discussions se limitent à l'ampleur de l'inflation et de la création monétaire.
Selon cette perspective les fluctuations conjoncturelles seraient inhérentes à l'économie de marché et ne pourraient donc disparaître dans le cadre de ce système. Toujours dans cette optique, l'idée de laisser libres la production de monnaie de base ainsi que la gestion des banques (y compris dans l'émission de billets) paraît non seulement absurde, mais aussi dangereux. Il ne pourrait en résulter, pense-t-on, qu'une aggravation sensible de l'instabilité générale.
La crise de 1973-74 au cours de laquelle se développa à la fois le chômage et l'inflation monétaire, puis l'augmentation de plus en plus rapide des prix jusqu'en 1980 amenèrent une révision radicale des idées reçues sur les cycles économiques et la liberté des banques d'émission. Dans le cadre de cette conférence il n'est pas possible d'approfondir l'ensemble des problèmes soulevés par ces questions. On tâchera cependant d'indiquer les grandes lignes ainsi que l'état des recherches les plus récentes.
Les cycles économiques: histoire et théories
Contrairement aux idées reçues, les économistes du 19ème siècle (qui étaient quasiment tous libéraux) avaient une théorie du cycle aux antipodes des conceptions dirigistes adoptées fréquemment au vingtième siècle.
Jean-Baptiste Say et David Ricardo avaient répondu avec une grande cohérence logique aux critiques de la fameuse "loi des débouchés" émises par Malthus et par Sismondi. Ils avaient même esquissé une théorie monétaire des crises dont ils situaient l'origine dans la création de monnaie et de crédit bancaire.
Puis après Sa dépression de 1825-26, l'explication monétaire des crises s'amplifia et s'approfondit en Angleterre. "L'école de la circulation" montra la corrélation des crises avec l'expansion excessive des crédits bancaires. Lord Overstone et Robert Torrens attribuèrent le financement de cette expansion exclusivement à la surémission de billets. Fortement critiquées par l'école de banque, représentée principalement par Thomas Tooke et John Fullarton, ces conceptions péchaient visiblement par l'omission du rôle des dépôts dans le financement du crédit bancaire artificiel (c'est-à-dire ne provenant pas de l'épargne). Ainsi que l'ont montré Vera C. Smith (1935), Laurence White (1984) et Anna Schwartz en 1987 dans un article du New Palgrave Dictionary ("Banking School, Currency School, Free Banking School"), le débat ne se limita pas à deux écoles. Une troisième école, dite de la banque libre, expliqua les mouvements conjoncturels par l'expansion artificielle de crédit bancaire dont le financement était assuré non seulement par l'émission de billets mais aussi et surtout par l'émission de monnaie scripturale matérialisée sous forme de dépôts non rémunérés. Ce point de théorie monétaire est crucial. Car en effet, d'où provient cette faculté de création artificielle de monnaie et de crédit non fondé sur l'épargne? Pour cette troisième école l'explication est à rechercher dans le double privilège de l'émission de billets et de dépôts non rémunérés conféré à une banque unique opérant à Londres et dans sa banlieue (65 miles aux alentours). La Banque d'Angleterre émettait de façon exclusive dans la capitale non seulement des billets mais aussi de la monnaie scripturale dont le coût très faible ne dépassait jamais 1%. La future Banque d'Angleterre, seule banque à charte autorisée (dotée d'un statut de société commerciale), pratiquait donc l'escompte de façon exclusive à Londres et dans ses environs. L'absence de concurrence explique le coût très faible (< 1%) des fonds prêtables par cette institution de crédit. Ainsi le statut de privilège exclusif conféré par le pouvoir politique se trouve à l'origine du crédit à bon marché. Le coût des fonds étant faibles, la Banque peut prêter ces fonds à un taux d'intérêt inférieur au taux naturel.
Cette explication du cycle par un écart à la baisse entre le taux d'intérêt nominal et le taux d'intérêt naturel constituera le cœur de la théorie développée par Knut Wickseil en 1898. De toute évidence seule cette baisse artificielle du taux d'intérêt confère à la Banque la capacité d'augmenter les crédits qu'elle consent tout en conservant une forte marge bénéficiaire. Pour des économistes tels que Robert Mushet, Henry Pamell ou James William Gilbart, la solution aux problèmes engendrés par les fluctuations artificielles du crédit bancaire réside dans la suppression des privilèges accordés à la Banque. Pour eux la liberté d'établissement de banques d'émission concurrentes serait de nature à attirer vers les institutions de crédit une épargne considérable. Le capital bancaire (fonds propres) serait globalement augmenté et les banques soumises à la concurrence seraient obligées de rémunérer leurs dépôts. Le coût des fonds utilisés serait donc sensiblement augmenté.
Ainsi la concurrence entre les banques en augmentant le coût des fonds diminuerait en même temps la marge bénéficiaire définie comme la différence entre le revenu (intérêt) et le coût des fonds utilisés. Le taux d'intérêt nominal ne pourrait donc plus différer du taux naturel. L'expansion artificielle de crédit serait ainsi radicalement limitée par la concurrence entre les banques.
Utilisant les travaux de Carl Menger et de Eugen Böhm-Bawerk sur le capital et la structure des biens de production, Ludwig von Mises et Friedrich von Hayek développeront au vingtième siècle une théorie monétaire du cycle qui élargira celles du 19ème siècle et permettront d'expliquer les variations des prix relatifs et les distorsions des structures de production.
Il ne s'agit pas d'une explication par un soi-disant « surinvestissement » mais au contraire une élucidation d'un processus de mauvaise allocation des investissements (malinvestment). Les investissements dans les industries de biens de production effectués au détriment de ceux opérés dans les industries de biens de consommation constituent le fondement des distorsions appelées "malinvestment".
Ainsi pour les économistes modernes qualifiés d'"autrichiens", faire disparaître les cycles économiques est non seulement possible mais techniquement simple: l'État doit s'abstenir de créer artificiellement (soit directement, soit indirectement) de la monnaie et du crédit bancaire. La liberté des banques souvent qualifiée de système de Banque Libre réalise cet objectif en très large mesure.
Le secret de la banque libre
Ainsi la théorie « autrichienne » du cycle débouche-t-elle sur une théorie de la banque libre qui considère la libre concurrence des banques dans la production d'instruments monétaires comme le remède le plus efficace aux fluctuations conjoncturelles ainsi qu'aux inflations dévastatrices du vingtième siècle. En simplifiant beaucoup on peut dire que la concurrence bancaire en augmentant le coût des fonds utilisés par les banques augmente globalement le crédit réel utilisable par les entreprises, stabilise les taux d'intérêt et empêche l'expansion monétaire artificielle. Au 19ème siècle des systèmes de banque libre ont fonctionné efficacement en Écosse, en France (1796-1803) et dans les six états de la Nouvelle Angleterre jusqu'en 1860. Ce fut la contribution de Charles Coquelin d'intégrer l'analyse des systèmes de banques libres de son époque à la théorie monétaire du cycle des affaires élaborée par les économistes britanniques. Différents articles dans son fameux Dictionnaire de l'économie Politique, dans la Revue des Deux Mondes et son livre le crédit et les banques eurent une influence considérable au 19ième siècle. Ses analyses furent largement reprises par Mises ainsi que par par F. A. Hayek notamment dans son livre Monetary Theory and the Trade Cycle dont la version allemande date de 1929.
Deux questions se posent :
- Les cycles sont-ils inhérents au système de la libre entreprise qu'on appelle le capitalisme ?
- Quel est le secret de la banque libre ? Pourquoi ces deux sujets sont-ils liés ?
Tout d'abord, les cycles économiques du 19ème siècle - c'est-à-dire le retour périodique de crises à la fois monétaires et économiques d'une part et la crise de 1929-1934/35 d'autre part - ont amené à penser que l'origine de ces perturbations était le système lui-même, à savoir l'économie de marché. Ce genre d'analyse a des conséquences extrêmement profondes, car si les crises sont produites par le système capitaliste, il n'y a qu'une solution logique possible, à savoir que l'État intervienne pour rétablir une situation fortement déséquilibrée à l'état naturel. Dès lors qu'il s'agit de la monnaie, un certain nombre d'économistes par ailleurs fort libéraux, ont l'habitude de dire que l'économie de marché et la concurrence fonctionnent très bien, mais à l'exception du domaine monétaire. Un des grands libéraux à avoir défendu longtemps ce point de vue s'appelle Milton Friedman. En effet, jusqu'en 1986, il avait longuement expliqué que la monnaie devait faire exception à la libre concurrence. Et l'on ne pouvait pas faire autrement que d'utiliser, non pas forcément une banque centrale, mais une institution publique pour gérer la monnaie. Cette institution doit en conséquence gérer la monnaie avec l'objectif d'augmenter régulièrement la masse monétaire de 3, 4 voire 5% par an.
Milton Friedman défendait donc une analyse et une solution qui, dans les deux cas impliquait la gestion de la masse monétaire, de l'offre de monnaie par les pouvoirs publics ou une institution centrale.
Dans les années Ì970, le taux d'inflation était élevé, surtout dans íes années 1973-74 qui ont vu une crise exceptionnelle. Sa caractéristique propre - sans aucune comparaison avec les crises précédentes, y compris celle de 1929 - était l'apparition simultanée d'un chômage considérable, une dépression très forte et une inflation de la monnaie et des prix qui étaient loin d'être négligeables. C'était la première crise économique profonde, sans déflation des prix : aucune baisse des prix, aucune contraction de la masse monétaire, ni du crédit bancaire. Ce fut une crise profonde de l'univers keynésien : depuis lors, aucun économiste ne s'appelle plus keynésien, mais tout au plus post-keynésien ou néo-keynésien.
Les crises n'ont pas commencé hier, ni même au 19ème siècle, mais un peu avant. Comment ce problème a-t-il été traité historiquement dans l'analyse économique ? Il est regrettable que les économistes français, dont l'analyse est particulièrement intéressante, aient été ignorés et que l'on fasse aujourd'hui comme s'ils n'avaient jamais existé. Lorsqu'il s'agit d'examiner le fond de leur pensée sur un problème comme le cycle, on ne prend plus en compte les économistes français du 19ème siècle. L'idée centrale est que les cycles proviennent du système capitaliste lui-même, et d'autre pan que les économistes du 19ème siècle - qu'ils soient britanniques, américains ou français - étaient incapables de trouver une explication à ces crises. 11 s'ensuit que l'État doit intervenir, puisque l'économie libérale a fait faillite, d'où la présence de l'État dans le système monétaire.
Or cette vision des choses est tout à fait fausse, car il y avait des explications à ces crises qui n'étaient pas fondées sur la remise en question de l'économie de marché. Au contraire, les seules explications présentées au 19ème siècle étaient d'ordre monétaire qui mettaient en cause les effets pervers de l'intervention de l'État dans la monnaie. Autrement dit, pour les grands économistes du XIXème siècle - et même un peu avant - le plus souhaitable sur le plan monétaire et bancaire, était la libre concurrence.
L'École de la Circulation (Currency School)
Turgot déjà était partisan de la libre concurrence bancaire. Adam Smith avait consacré tout un chapitre (livre II, chapitre 2) de son ouvrage De la Richesse des Nations (1776) à l'analyse d'un système de banque libre dans lequel il n'y a pas de fluctuations cycliques. Il ne faisait qu'esquisser une théorie du cycle. Si l'on se tourne vers les Britanniques et leur Currency School, ils fournissent une explication des crises qui est assez simple. Elle consiste à dire que le cycle économique provient de perturbations trouvant leur origine dans le secteur bancaire. Une augmentation beaucoup trop forte, irréelle et artificielle, du crédit bancaire se répand par des taux d'intérêt relativement bas dans l'ensemble de l'économie. Pour les partisans de la Currency School, dont Lord Overstone et Robert Torrens, ce problems était assez simple. Après la crise de 1825-26, une enquête parlementaire en Grande-Bretagne avait examiné les différents systèmes, notamment la liberté des banques en Ecosse. D'après la Currency School (École de la circulation), l'origine du crédit bancaire accordé aux entreprises d'une façon beaucoup trop large se trouve dans le passif des banques, c'est-à-dire la surémission des billets. Les banques ont pu prêter de l'argent qui ne correspondait pas à une épargne, ce qui explique la crise. Cette explication est valable quant à l'actif des banques ; elle n'est pas entièrement exacte quant à l'origine : le financement de ce crédit ne se fait pas exclusivement par l'intermédiaire des billets. Il se l'ait aussi par les dépôts à vue; il est possible de créer artificiellement, sous certaines conditions, de la monnaie scripturale. A cet égard, la Currency School a fourni une explication relativement limitée et déficiente, ce qui a prêté le flanc à la critique notamment de la Banking School (École de la banque), représentée par des économistes tels que Thomas Tooke et John Fullarton.
Cette explication monétaire avait déjà une origine dans les écrits de Ricardo : pour lui, la période des fluctuations cycliques était un peu différente sur le plan monétaire. Le seul qui, à l'extérieur de la Grande-Bretagne, ait mis en cause le régime lui-même, c'est Sismondi. Ce dernier a ensuite été repris par Marx et bien d'autres. D'après Sismondi, les crises proviennent du système et il faut donc réformer le système en profondeur. Sismondi est ainsi le premier étatiste en matière monétaire. Il a été contredit totalement et radicalement par Jean-Baptiste Say et David Ricardo qui ont démonté ses fausses explications. Sismondi n'a pas survécu dans le débat intellectuel. Après 1825-26, l'enquête du Parlement britannique amène la discussion entre les partisans de la Currency School et ceux de la Banking School qui prétendent que les dépôts augmentent considérablement en période d'expansion.
L'École de Banque (Banking School)
La Banking School prétend, elle, qu'il y a expansion ci contraction à la fois du crédit, côté actif et côté passif ; il y a expansion, non pas de la quantité de billets de banque, mais de la quantité de monnaie scripturale, c'est-à-dire les dépôts non rémunérés. Les « besoins du commerce » augmentent, les banquiers s'adaptent et créent de la monnaie scripturale. Et vice versa. Ainsi, la Banking School renverse complètement la causalité. Pour elle, le rôle des banques est neutre : celles-ci s'adaptent à l'économie réelle. Cela dit, la Banking School n'a pas de théorie des crises. Elle constate les variations dans les « besoins du commerce », mais elle ne fournit aucune explication de ce phénomène.
Ce la même façon certains expliquent par exemple que si la quantité d'assignats progresse en France, c'est tout simplement parce que les prix augmentaient. Ce n'est pas un problème que l'on peut régler au niveau statistique, mais un problème de raisonnement économique. A cet égard, la méthodologie et l'épistémologie sont fondamentales. Aucun statisticien ne pourra jamais départager les partisans de deux théories contradictoires ; on ne peut que conduire un raisonnement logique sur des phénomènes économiques. Ainsi les représentants de la Banking School n'ont aucune explication des crises à l'intérieur du système.
L'École de la Liberté des Banques (dite de la Banque Libre)
C'est ici qu'intervient la troisième école, l'École de la liberté des banques[1] (Free Banking School), qui date aussi de l'après-crise de 1825-26. Que dit-elle ? L'augmentation de l'actif des banques est certainement à l'origine des crises. De ce point, de vue, l'École de la Banque Libre britannique est d'accord avec celle de la Circulation pour voir l'origine économique au niveau du crédit bancaire. En revanche, la divergence intervient quant à l'origine, côté passif, des fonds qui financent cette création de crédit artificiel. Ainsi, l'Ecole de la banque libre donne raison à l'analyse de la Banking School (Tooke et Fullarton). Il est vrai que l'origine de ces crédits n'est pas essentiellement des billets de banque, ni pour la phase d'expansion, ni dans la phase de récession. Les chiffres montrent bien que la quantité de billets dans les crises britanniques de 1825 et de 1837 ne varie pas beaucoup en période d'expansion, n'augmente pratiquement pas en période de dépression et ne baisse quasiment pas en ce qui concerne la partie « dépôts » que l'on appelle aujourd'hui scripturale[2]. Pendant les périodes d'expansion, le volume de la monnaie scripturale augmente beaucoup ; en période de crise ou de dépression, la monnaie scripturale et les dépôts à vue diminuent considérablement. Donc, l'analyse de l'École de la banque libre affirme que la crise est déclenchée par la création de dépôts, et que cette création de monnaie scripturale permet aux banques, et en particulier à la Banque d'Angleterre, de prêter les fonds non épargnés à l'ensemble de l'économie. C'est ce phénomène qui est fondamental pour comprendre le développement du cycle.
Comment se fait-il que la Banque de Londres, future Banque d'Angleterre, possède une capacité importante de pouvoir créer artificiellement à la fois de la monnaie scripturale et du crédit bancaire ? Qu'est-ce qui fait que cette banque a la possibilité de lancer l'économie dans de fausses pistes, de créer une fausse expansion et provoquer une hausse des prix, puis inéluctablement des crises récurrentes ? D'après l'École de la banque libre, la Banque d'Angleterre est la seule à posséder une charte officielle, c'est-à-dire des privilèges. La Banque d'Angleterre est la seule banque à avoir le statut de société commerciale. Ensuite, il existe évidemment de petits banquiers privés, faibles en surface financière, qui ne peuvent s'associer entre eux. En revanche, la Banque d'Angleterre (comme la Banque de France) bénéficie du soutien d'un certain nombre de banques privées qui lui apportent des fonds considérables. A Londres et dans un rayon de 65 miles autour de la capitale, il était interdit de créer des banques sous forme de sociétés commerciales. Ce n'était pas le cas en Écosse, ni dans le reste de l'Angleterre.
Deuxième privilège : les sociétés commerciales en Angleterre à l'époque (les actionnaires ou les porteurs de parts) sont responsables sur leurs biens propres de façon illimitée des catastrophes éventuelles : en cas de faillite, on peut poursuivre n'importe quel actionnaire sur ses biens propres. Les actionnaires de la Banque d'Angleterre, quant à eux, ne risquent que les fonds qu'ils y investissent. Le privilège de la Banque d'Angleterre date de 1604. Elle bénéficie aussi de celui de l'émission des billets et de la non rémunération des dépôts bancaires. Ce sont là des points fondamentaux pour le développement du cycle.
L'École de la banque libre britannique est représentée par d'éminents économistes tels que Robert Mushet, Henry Pamell, et James William Gilbart. Pour eux, ce sont justement ces privilèges qui permettent à la Banque d'Angleterre de créer artificiellement des fonds qui seront prêtés aux entreprises, éventuellement aux particuliers, mais qui n'ont pas de contrepartie en épargne. En d'autres termes, si l'on considère que le. rôle d'une banque est de prêter de l'argent, la Banque d'Angleterre n'est pas une banque normale, d'une part parce que les fonds propres servent à financer la dette publique (annexe 1) et d'autre part parce que les fonds prêtés dépassent largement l'épargne qu'elle a collecté. Aux USA et en France les partisans de la liberté des banques en France représentent une école spécifique. Combinant l'analyse historique et la théorie monétaire ils ont beaucoup utilisé les comparaisons entre pays effectuées par les économistes américains R. Hildreth et H. C. Carey. Ces économistes ont montré que plus la liberté bancaire augmente plus l'expansion artificielle de crédit diminue pour tendre de fait vers 0%. En France, J-G. Courcelle-Seneuil, Charles Coquelin, Paul Coq, Édouard Horn, Michel Chevalier et bien d'autres économistes membres de la Société Économique de Paris (SEP) montrèrent que la liberté monétaire augmentait l'épargne et que sous son régime le crédit réel (commodity credit) représente l'essentiel des prêts bancaires. Selon eux aussi, l'expansion artificielle de crédit tend vers zéro. Deux autres économistes français prirent également position en faveur de la liberté des banques y compris la liberté d'émission, il s'agit de Henri Cernuschi et de Victor Modeste. Tous deux soutinrent que la création artificielle de monnaie et de crédit représentait une « fausse monnaie » permettant aux banques de prêter des fonds non épargnés. Pour ces deux économistes laisser la liberté à toutes les banques d'émettre des billets représentait à la fois le chemin le plus court et le plus sûr pour supprimer la « fausse monnaie » (fiduciary media au sens de L. Von Mises). Pour eux la liberté des banques était le meilleur moyen d'arriver à des réserves métalliques à 100%. Ils s'opposaient ainsi aux partisans de la Currency School qui voulaient confier cet objectif au gouvernement et à sa banque centrale. Ils étaient du genre à penser qu'il est dangereux de confier « la garde des poules à un renard ». La banque centrale n'est pas simplement un intermédiaire dans le crédit : elle crée non seulement de la monnaie, mais aussi des fonds qui n'existent pas. La « fausse monnaie » (fiduciary media), finance un « crédit artificiel » non épargné (circulation credit)[3].
L'absence de concurrence fait que l'unique alternative pour les épargnants est de déposer leurs fonds dans de petites banques privées qui n'offrent qu'un faible taux d'intérêt (1,5-2%) sans pour autant garantir ces fonds. Résultat : beaucoup d'épargnants préfèrent placer leur argent à la Banque d'Angleterre, même s'il n'y a pas de rémunération, plutôt que dans une petite banque qui risque de s'écrouler à tout moment. Cette situation est la contrepartie de ce que la Banque d'Angleterre accepte de financer le Trésor. Adam Smith traite d'ailleurs de ce phénomène dans le dernier livre de La Richesse des Nations (annexe 1). L'origine de la Banque d'Angleterre n'est pas du tout d'aider l'économie, mais d'aider l'État. Cette expérience incite John Law à faire la même chose en Écosse. Mais ce système n'ayant pas réussi en Écosse et il s'est donc tourné vers Paris où il a fondé la Banque Royale, juste après la mort de Louis XIV. La Banque Royale avait donc le privilège analogue qui a permis de financer une partie du déficit de royaume. En deuxième lieu, elle seule détient le privilège d'émettre des billets. Troisièmement, elle a pu monter un système assez complexe avec une société dans le Mississippi permettant de créer des actions peu chères, et d'entrainer une importante spéculation artificielle en bourse. C'est le même phénomène qu'avec la Banque d'Angleterre mais avec des inconvénients supplémentaires qui ont amené la suppression de la convertibilité.
En France, les choses sont allées très vite ; la convertibilité impose une barrière à l'expansion monétaire. L'émission de billets avait été tellement forte que les prix avaient tout de suite flambé, poussant les détenteurs à demander le remboursement. C'est la faillite, la suspension des paiements. Puisqu'on a promis de rembourser en or ou en argent et que cela n'est plus possible, on en revient au cours forcé : le billet devient un simple papier-monnaie inconvertible. Par l'intermédiaire d'une banque, on a l'équivalent des assignats : c'est du papier que l'État impose à tous. Pendant la deuxième période des assignais, leur contrefaçon est punie de peine de mort.
Alors, peut-on faire disparaître les cycles ? L'École de la banque libre répond oui. C'est en réalité très simple : il suffit d'autoriser d'autres banques à entrer en concurrence avec en l'occurrence la Banque d'Angleterre. Pourquoi la concurrence bancaire va-t-elle amener la suppression du cycle ? Pour une raison très simple. Dès qu'il y a concurrence, les banques sont bien obligées de proposer une rémunération aux dépôts, ce qui fait monter les enchères. Si la concurrence amène une augmentation du coût des fonds prêtés par les banques, il est évident qu'il y a une limite vers le haut. Quelle est cette limite ? La banque constitue un intermédiaire dans le crédit ; elle reprête ses fonds avec un taux d'intérêt. C'est sur ce point que la théorie du cycle se modifie et s'approfondit.
En l898, l'économiste suédois Knut Wicksell explique, après Jean-Baptiste Say et la Currency School, que c'est la différence de taux d'intérêt qui engendre le cycle. Il existe un taux d'intérêt naturel. Or les banques et en particulier les banques centrales font baisser le taux nominai au dessous du taux d'intérêt naturel. Celle baisse permet d'augmenter le volume de crédit distribué, et d'augmenter la masse monétaire. Les banques diminuent leur taux en-dessous du taux d'intérêt naturel. Si ce taux est de 6% par exemple, et qu'elles pratiquent l'escompte à 4%, elles peuvent escompter beaucoup plus d'effets de commerce à 4% qu'à 6%. Cette situation se produit parce que les banques bénéficient de privilèges qui ne les contraignent pas à rémunérer les dépôts à leur valeur réelle. Si une banque donnée n'est pas obligée de payer les fonds qu'il va prêter, elle est en mesure de baisser son taux d'intérêt pour augmenter dans des proportions considérables la quantité de crédit qu'elle propose aux entreprises. Après Wicksell, Friedrich Hayek et Ludwig von Mises de l'École autrichienne ont entrepris d'effectuer une synthèse de la théorie des cycles. Hayek explique d'ailleurs que la question de la liberté des banques s'est vite greffée sur la théorie des cycles.
La solution préconisée par l'École de la banque libre est très simple : laissons d'autres banques s'installer el faire leur métier de banquier, c'est-à-dire prêtante l'argent. Or pour prêter de l'argent, il faut en avoir. D'où viennent les fonds des banques ? Il y a essentiellement deux façons de gagner de l'argent pour une banque. Tout d'abord en attirant des fonds propres ; deuxièmement, en empruntant d'une façon ou d'une autre. Elle ne peut attirer des fonds propres que s'ils sont rémunérés au minimum au niveau du taux d'intérêt naturel ou un peu plus. Par ailleurs, il y a les fonds qui ne se présentent pas sous forme d'actions : ce sont les fonds qu'on emprunte par l'intermédiaire de dépôts. La demande de dépôts non rémunérés est cependant assez faibles, à l'époque comme aujourd'hui. Si l'on compare le nombre de comptes non rémunérés aux États-Unis à celui des comptes rémunérés (les « now accounts »), la différence est considérable. Aujourd'hui comme hier, les gens préfèrent les comptes rémunérés.
L'idée de la liberté des banques est que si l'on autorise la concurrence des banques - la libre entrée, la liberté d'établissement, la liberté de gestion en général - cela signifie la libre gestion de tous les actifs, soit des effets de commerce, mais aussi de la quantité de réserve métallique (ou pas) que les banques sont obligées d'avoir pour rembourser leurs déposants ou les détenteurs de billets. La liberté des banques, c'est aussi la liberté de contracter librement les statuts de la société commerciale qui les gère, ce qui n'était pas du tout le cas en France ou en Angleterre. La liberté des banques, c'est aussi la liberté de gestion de tous les éléments de passif : tous ceux qui veulent investir leurs fonds en actions bancaires peuvent le faire. Ainsi, une partie importante des épargnants qui ne pouvaient placer leur capital auparavant, peuvent désormais le faire à long terme sous forme d'actions bancaires, grâce au système de liberté bancaire.
L'École de la banque libre préconisait donc de balayer les obstacles légaux pour permettre aux banquiers de s'associer librement dans des sociétés dont ils font les statuts eux-mêmes, pour garer l'ensemble de leurs actifs et passifs. Dans ¡es pays où ce régime fonctionne - l'Écosse, six États de la Nouvelle-Angleterre, la France - entre 1796 et 1803, les fonds propres s'élèvent de 25 à 40% (Écosse et France) et se situent autour de 60% au Massachusetts, et de 72% en Rhode Island. Les autres éléments du passif que les banques doivent pouvoir gérer librement, ce sont la faculté d'émettre des billets de banque convertibles, la possibilité de créer de la monnaie scripturale et d'avoir des comptes rémunérés ou non rémunérés. La concurrence oblige les banques à faire un minimum d'émission de billets et de monnaie scripturale. Tout le reste de la demande de l'épargne vient se placer, soil en dépôts rémunérés, soit directement en actions.
L'École de la banque libre a été influencée par la commission d'enquête sur la crise de 1825, effectuée par le Parlement britannique afin d'en trouver la cause. C'est au cours de cette enquête que l'on a découvert l'absence quasi-totale de privilèges bancaires, ainsi que le nombre considérable de banques en Ecosse. Chaque ville, même petite, avait sa banque, voire plusieurs. Dans les grandes villes comme Glasgow ou Edimbourg, les banques d'émission étaient nombreuses. Celles-ci bénéficiaient de la liberté d'établissement, de la liberté de gestion des réserves. Elles étaient également libres d'augmenter le capital si nécessaire et de gérer les dépôts. Sous la pression de la concurrence, les banques écossaises rémunéraient les dépôts, comme les banques américaines.
Les origines de l'Ecole de la banque libre sont donc d'une part la théorie fondée sur l'analyse de la crise de 1825 el d'autre pan de l'exemple des banques écossaises de l'époque. Cette école propose donc à l'Angleterre d'imiter l'expérience écossaise, c'est-à-dire liberté intégrale pour les banques de s'établir et de gérer leurs éléments d'actifs et de passif.
Lors de la réunion de la Société du Mont-Pèlerin à Paris, en 1984, Hayek expliqua qu'il connaissait l'ouvrage Le crédit et les banques de Charles Coquelin et qu'il l'avait utilisé pour rédiger son ouvrage sur la théorie des cycles, Monetary Theory and the Trade Cycle. Il proposa de préfacer une réédition du livre de Coquelin Le Crédit et les Banques. Malheureusement ce projet ne pût se réaliser. Cet ouvrage a été publié la première fois en 1848 et réédité plusieurs fois. C'est une synthèse de l'ensemble des analyses et des expériences historiques. Coquelin épouse pour l'essentiel les thèses de l'École de la banque libre britannique. Mais il va plus loin : il montre comment et pourquoi le système des banques de la Nouvelle-Angleterre est encore plus efficace que le système écossais. Au bout de 25 ans de réflexion, il est arrivé à une théorie très limpide de l'origine des crises. Celle-ci réside dans les privilèges accordés à certaines banques (banques centrales ou banques multiples), comme par exemple dans l'État de New York : on y accorde des privilèges non pas à une seule banque, mais à plusieurs en même temps. Dans un article du Journal des Économistes en 1852, il explique que le. système de New York est un système juridique qui entraîne les banques dans une très grande stabilité. En revanche, il y a eu des crises auparavant et elles vont se reproduire après la loi de 1838. Effectivement, après cet article publié en 18S7, une crise catastrophique se produit dans l'État de New York. Cette crise cependant ne se transmet pas à Boston, ni à l'Écosse, mais passe directement à Londres et à Paris. Inversement, lorsque des crises éclatent à Paris ou à Londres, elles ne se transmettent pas en Écosse ou dans l'État de New York. Ces États (les six États de la Nouvelle-Angleterre et l'Écosse) ne connaissent pas de crise économique. Les pays sans crises n'intéressent pas les historiens. Mais il importe néanmoins de savoir que pendant plus de 100 ans (largement plus en Écosse) ce système de banque libre n'a pas subi de crises. Il n'y a pas eu de conjoncture, ni de mouvement conjoncturel. Et cela vaut également pour les six États de la Nouvelle-Angleterre.
On a donc des systèmes « plus capitalistiques » qui fonctionnent beaucoup mieux et qui sont plus prospères. L'Écosse n'est pas un pays prospère à l'état naturel, et pourtant le niveau de vie y est particulièrement élevé. De même, le niveau de vie en Nouvelle-Angleterre est le plus élevé de tous les États-Unis, bien supérieur à celui des États du Sud où il n'y a qu'une seule banque, ou les États de l'Ouest où il n'y a soit pas de banques, soit une ou deux petites banques privilégiées.
Par ailleurs, Charles Coquelin est surtout connu par son dictionnaire d'économie politique. Il y a écrit un article sur « Les crises commerciales » où apparaît de manière plus élaborée l'analyse de l'École de la banque libre. Il a aussi publié un article volumineux dans La Revue des Deux Mondes intitulé « Les crises commerciales et la liberté des banques ». Enfin, il a écrit le livre cité plus haut, Le crédit et les banques qui est devenu un ouvrage de référence parmi les économistes français : un éclaircissement définitif sur l'origine des crises et sur ce que l'opinion éclairée devait demander, à savoir la liberté d'établissement et la liberté d'émission.
Il est parfaitement clair que la France manquait encore plus de banques que l'Angleterre : sur la totalité du territoire, il y avait la Banque de France avec dix petites succursales, et dix banques départementales. Lorsqu'il n'y a pas de banques et que, de plus, les sociétés commerciales ne peuvent pas s'établir librement, le pays ne peut pas se développer. Certes, il existe des historiens qui inversent les liens de causalité affirmer qu'il n'y avait pas de banques, ni de sociétés commerciales c'était à cause de l'absence de développement économique.
Répétons le : les deux thèses ne peuvent être départagées que par un raisonnement logique. Quelle est la cause, quel est l'effet ? Pour les économistes du 19ème siècle, les choses sont simples. Si l'on n'autorise pas les sociétés commerciales, ni la création de banques, forcément le développement économique ne pourra pas se produire. Coquelin et ses amis économistes de la Société d'Economie Politique ont réussi progressivement à imposer leurs idées, en matière de libre-échange dans un premier temps. Le Traité de libre-échange franco-britannique a été signé en 1860. Celui-ci est un résultat direct de la campagne menée par Bastiat et Coquelin, morts en 1850 et 1852 respectivement. Mais c'est aussi le résultat de la campagne de tous les économistes français, en particulier Michel Chevalier, ancien Saint-Simonien, devenu économiste libéral.
C'est le problème de la création des banques avec leurs succursales, c'est-à-dire Le Crédit Mobilier, le Comptoir d'Escompte, la Société Générale, le Crédit Lyonnais, le Crédit Industriel et Commercial, et le droit de ces banques de créer des succursales[4]. En l'espace de cinq ans, la France s'est dotée d'un fantastique réseau financier. C'est là la conséquence directe de la demande des économistes de l'époque. Or tous ceux qui étudient les économistes français du 19ème siècle passent totalement à côté de cet aspect. Il y avait un côté militant chez les économistes français : ils pensaient avoir découvert un certain nombre de lois économiques qui nécessitaient des mesures de libéralisation. Leur libéralisme n'est pas une croyance, mais la conclusion logique de l'analyse économique.
A cette époque charnière pour le libre-échange et l'établissement de banques commerciales il se passe quelque chose de très important. Une législation nouvelle autorise les sociétés commerciales à s'établir sous forme de société anonyme. C'est une révolution juridique qui permet le développement de quelques sociétés commerciales de façon quasiment illimitée. Tout le monde reconnaît que la révolution industrielle en France pendant la première partie du 19ème siècle est insignifiante. En revanche, après 1860 se produit un développement économique considérable qui, lui aussi, peut être analysé de deux façons. Ou bien l'on pense que le développement économique a donné naissance au libre-échange, aux banques et aux sociétés commerciales ; ou bien le lien de causalité est inversé. C'est l'autorisation de sociétés commerciales, de banques et de libre-échange qui a permis le développement économique. Encore une fois, ce débat ne peut être tranché que par un raisonnement logique, mais en aucun cas en citant des faits historiques ou statistiques. Il appartient à la raison et à la logique de déterminer si la causalité s'effectue dans un sens ou dans l'autre. Il est illogique, par exemple, de soutenir que si l'on a émis beaucoup d'assignats, c'est parce que les prix montaient.
Paris le 27 Mars 1997