Hayek définit, dans La Constitution de la liberté, la liberté comme absence de coercition. Mais il n'emploie pas le terme de "coercition" dans le sens précis que nous utilisons, c'est-à-dire l'emploi agressif ou la menace de violence physique contre la personne ou la (juste) propriété d'autrui. Sa définition est beaucoup plus floue et partielle, l'assimilant au "contrôle par quelqu'un de l'environnement ou de la situation d'une autre personne, forçant celle-ci, pour éviter un mal pire, à servir les fins d'un autre au lieu d'agir en fonction de ses propres plans". Certes, la coercition au sens où Hayek emploie ce terme inclut l'emploi agressif de la violence physique mais elle inclut malheureusement aussi des actions pacifiques et non agressives. Quelles sont donc les autres manières non violentes par lesquelles la coercition s'exerce ? Elles comprendraient des modes d'interaction tout à fait volontaires mais qui rendent la vie impossible à moins de se soumettre à toutes les fantaisies, par exemple du "mari qui fait la gueule" ou de la "femme qui n'arrête pas de se plaindre". Hayek reconnaît l'absurdité qu'il y aurait à prôner la transformation en délit pénal de la maussarderie ou de la récrimination, mais il le fait pour une mauvaise raison : parce que cela impliquerait "une coercition encore plus grande". Or, la coercition ne se prête pas vraiment à des opérations arithmétiques.
Le problème de fond se trouve dans l'utilisation par Hayek du terme de coercition comme d'un grand parapluie qui recouvre non seulement la violence physique mais aussi des actions volontaires, non violentes et non agressives comme par exemple le fait de bouder.
La liberté de faire un échange implique nécessairement la liberté parallèle de ne pas l'effectuer. Et pourtant, assimilant à des échanges forcés certaines formes de refus pacifique d'échanger, Hayek les qualifie de coercitives. Ce qu'on appelle le licenciement par exemple n'est rien d'autre que le refus par l'employeur-propriétaire de continuer l'échange avec un ou plusieurs partenaires. L'employeur peut agir ainsi pour plusieurs motifs que Hayek ne peut qualifier d'arbitraires que sur la base de critères purement subjectifs. Pourquoi un motif serait-il plus "arbitraire" qu'un autre ? Si Hayek juge arbitraire tout motif autre que la maximisation des profits monétaires, il fait bon marché de l'idée de l'école autrichienne selon laquelle les gens, même dans les affaires, agissent de manière à maximiser, au-delà de leurs bénéfices exclusivement pécuniaires, leurs avantages "psychiques".
Hayek commet une erreur semblable lorsqu'il traite de ce qu'il appelle le "monopoleur" (le propriétaire unique d'une ressource particulière) qui refuse d'échanger. Examinons le cas du monopole de l'eau dans une oasis. Supposons que des gens se sont établis là croyant qu'ils auraient toujours de l'eau à un prix raisonnable mais que les puits s'assèchent et qu'ils n'aient plus d'autre choix, pour survivre, que de faire tout ce que leur demande le propriétaire du seul puits restant ; voilà, conclut Hayek, "un cas évident de coercition" puisque le bien dont il s'agit est indispensable à leur existence. Mais puisque, par hypothèse, le propriétaire du puits n'a pas empoisonné les autres puits ni commis d'agression, il n'est coupable d'aucune coercition : il ne fait qu'offrir un service essentiel et il a bien le droit de refuser de vendre ou de demander le maximum que les clients sont prêts à payer. Situation bien malheureuse, mais qui ne rend pas pour autant coupable de coercition le fournisseur d'un service rare et essentiel qui refuse de vous vendre ou demande le maximum.
Il est impossible, sans tomber dans une grave contradiction interne, de classer sous la même rubrique de "coercition" aussi bien le refus paisible d'échanger que l'emploi de la violence pour forcer une action ou un échange.
Qu'a fait exactement l'employeur qui congédie ? Il refuse de poursuivre un certain échange que le travailleur aurait, lui, préféré continuer. Le "pouvoir économique" n'est donc que le droit, en toute liberté, de refuser de conclure un échange. Chaque homme détient ce pouvoir. Chaque homme a un droit identique de réaliser ou non l'échange qu'il préfère.
X refuse un échange avec Y. Que dirons-nous et que feront les hommes de l'Etat si Y brandit une arme et exige d'X qu'il fasse l'échange ? Voilà la question essentielle. Il n' y a que deux options possibles : ou bien Y se rend coupable par cette violence et on doit y mettre fin sur-le-champ ; ou bien l'action de Y est tout à fait justifiée en contrepartie de "coercition subtile" exervée par le pouvoir économique de X. Donc, ou bien l'agence de protection doit voler au secours de X, ou bien elle doit fermement rejeter cette intervention et peut-être même porter assistance à Y. Il n'y a pas de moyen terme !
Si l'on opte pour la thèse du "pouvoir économique", on recourra à la violence pour combattre tout refus d'échanger ; si on rejette cette thèse, on recourra à la violence pour empêcher toute obligation d'échanger imposée par la force.
Hayek doit donc se résoudre à l'alternative suivante : ou bien limiter l'extension du concept de coercition à l'agression contre la personne ou la propriété d'autrui par l'emploi ou la menace de violence, ou bien mettre carrément au rebut le terme de "coercition" et définir la liberté comme "l'absence d'acte ou de menace de violence physique agressive".
D'autre part, il ne fait pas de différence entre la coercition ou violence agressive et celle qui est défensive. A partir de là, il aggrave encore son erreur en ajoutant que "la société libre a résolu ce problème en concédant à l'État un monopole de la coercition et en essayant de limiter ce pouvoir étatique aux situations où il est nécessaire pour empêcher la coercition privée". Or, nous ne sommes pas ici en train de mesurer les niveaux d'une masse indifférenciée appelée "coercition" (même définie comme "violence physique"). En vérité, il est parfaitement possible d'éviter toute violence agressive : il suffit de s'en protéger par l'achat de services de protection. De plus, toute l'expérience historique montre que la "société libre" n'a jamais "concédé" le monopole de la coercition à l'État puisqu'il n'y a jamais eu aucune sorte de "contrat social". Au surplus, le monopole des hommes de l'Etat ne porte pas tant sur la "coercition" que sur la violence agressive et la violence défensive, et c'est un monopole établi et maintenu par deux formes particulières de violence agressive : l'impôt et le monopole de la violence à savoir l'interdiction par la force de toute concurrence dans l'industrie de la violence défensive.
Dans le dessein de limiter le nombre des cas de coercition par les hommes de l'Etat (c'est-à-dire de justifier l'action étatique à l'intérieur de telles limites), Hayek affirme qu'elle est réduite à son minimum voire à zéro si les décrets que les hommes de l'État imposent par la force ne sont pas ad hominem ni arbitraires mais prennent la forme de règles générales, universelles, dont tout le monde peut prendre connaissance à l'avance (ce qu'il appelle le "règne de la loi", Rule of Law). Citons ici le commentaire caustique du professeur Hamowy : "Il s'ensuit de cela que si X m'avertit qu'il me tuera si j'achète quoi que ce soit à Y, et si les produits de celui-ci sont aussi disponibles auprès d'un autre vendeur (qui est probablement X), il n'y aurait là aucune coercition !" En effet, on peut éviter d'acheter auprès de Y. De la même manière, si une règle générale de l'État décrète que chaque personne sera réduite en esclavage une année sur trois, il n'y aurait rien de coercitif dans cet esclavage universel. Comment pouvons-nous croire à la supériorité des règles générales à la Hayek par rapport à d'autres formes d'arbitraire ?
Soit deux sociétés. L'une est gouvernée par un vaste réseau de règles hayékiennes générales, également applicables à tous -- du genre : "Tous les trois ans chacun sera réduit à l'esclavage pour un an ; nul ne boira de boissons alcoolisées ; chacun doit se prosterner en direction de la Mecque trois fois par jour à des heures déterminées ; nul ne critiquera le gouvernement sous peine de mort ; tout le monde doit porter l'uniforme vert réglementaire ; etc. Il est clair que cette société, même si elle satisfait à tous les critères hayékiens du règne du droit sans coercition, est parfaitement despotique et totalitaire. La seconde société est, au contraire, totalement libre, chaque personne étant libre de faire d'elle-même et de sa propriété ce qu'elle veut, de conclure des échanges à son gré, etc., mais à une exception près : un fois l'an, le monarque commet un acte d'agression tout à fait gratuit contre un seul individu, qu'il a arbitrairement choisi. Laquelle des deux sociétés doit-on considérer comme la plus libre, la plus libertarienne ?
La théorie des droits individuels de Hayek ne repose ni sur la théorie morale ni sur quelque arrangement social indépendant et non étatique, mais sur l'État lui-même. Pour Hayek, ce sont véritablement les hommes de l'État et leur "règle de droit" qui créent les droits au lieu de se borner à les identifier et les faire respecter. On ne s'étonne pas alors que l'ouvrage de Hayek avalise une longue liste d'activités étatiques qui violent manifestement les droits et libertés des citoyens individuels.