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Alain Wolfelsperger
né en 1938
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Auteur Inclassable
Citations
« On a affaire à une doctrine de combat inédite destinée spécifiquement à contrer l’hégémonie actuelle d’un prétendu « ultralibéralisme » et que l’on pourrait appeler, de manière parodique, l’ultra-antilibéralisme en raison de sa radicalité, de son contenu exclusivement critique et de l’état émotionnel fait de peur, voire d’épouvante, qu’elle vise à susciter. »
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Alain Wolfelsperger:Le libertarisme de gauche comme remède aux incohérences de l’économie du bien-être
Le libertarisme de gauche comme remède aux incohérences de l’économie du bien-être


Anonyme


Intervention au colloque « Actualité du libertarisme », Paris, Université Paris 1, 3 juillet 2008. Par libertarisme entendre libertarianisme

Introduction

Bien que la science économique ait passé pendant longtemps pour être surtout une défense et illustration du libéralisme (économique) et qu’il existe toujours, à notre époque, une école vivante qui perpétue ouvertement cette tradition, l’économie du bien-être, qui représente aujourd’hui l’essentiel du champ à fonction explicitement axiologique de son courant majoritaire, n’est essentiellement qu’une variante de l’utilitarisme classique. Elle a été développée et s’est peu à peu imposée à partir de la fin du XIXe siècle sur la base des principes posés par Bentham, Mill et Sidgwick grâce à des auteurs comme Marshall, Pareto, Pigou, Hicks, etc. qui ont pour caractéristique commune de considérer que le bien-être collectif est la seule valeur fondamentale et de ne faire allusivement et indirectement une certaine place à la liberté que pour autant qu’il est démontrable que, grâce aux marchés, elle joue un rôle instrumental du point de vue de ce bien-être. En ce sens elle ne s’inscrit nullement dans la grande tradition de la pensée libérale telle qu’elle a été illustrée par Locke, Kant, Tocqueville, etc. et il est significatif que les économistes qui proclament le plus volontiers leur attachement à la valeur de liberté pour elle-même lui sont très fermement opposés.

Il n’est pas sûr cependant que la construction de l’économie du bien-être réponde à toutes les exigences nécessaires pour constituer une philosophie politique à part entière. Le plus manifeste de tous ses défauts apparaît quand on cherche à en donner une présentation synthétique. Il provient, comme je le montrerai tout d’abord, de la grande variabilité de la définition de ses concepts les plus fondamentaux ou des justifications qui en sont proposées parce que l’on s’aperçoit que certaines combinaisons de ces éléments parmi les plus fréquemment effectuées soulève des problèmes de cohérence insurmontables si l’on se contente des ressources propres de la théorie. Comme il existe une certaine analogie entre le critère de Pareto qui occupe une place centrale dans l’économie du bien-être et le jugement de valeur typiquement libéral qui exprime la volonté de préserver les droits de chacun, il est évidemment naturel de se tourner vers la le libéralisme pour reformuler l’économie du bien

être de manière logiquement plus satisfaisante. J’ai déjà eu l’occasion d’examiner les mérites, à cet égard, de l’adoption d’un point de vue typiquement libertarien pur ou de droite[1]. Ce que je voudrais étudier ici est la mesure dans laquelle le libertarisme qui se proclame de gauche pourrait être un meilleur remède aux incohérences de l’économie du bien-être. La reformulation de la théorie centrale de l’économie normative que je propose dans cette perspective aurait pour effet de réintégrer la discipline dans un courant libéral qu’elle avait clairement abandonné depuis plus d’un siècle mais, conformément à une tendance caractéristique de la philosophie politique récente particulièrement illustrée par Rawls, en lui associant une préoccupation pour l’égalité qui est centrale dans l’économie du bien-être actuelle mais qui était absente dans le libertarisme de droite.

L’économie du bien-être comme utilitarisme à géométrie variable.

La valeur qui joue un rôle fondateur pour l’économie du bien-être est celle-la même qui définit l’utilitarisme classique : le bien-être ou, comme on dit, l’utilité de tous les membres de la communauté humaine. La spécificité de la conception que les économistes ont de cette doctrine tient aux cinq points suivants sur la nature exacte desquels la position qu’ils adoptent n’est pas toujours d’une parfaite homogénéité.

En premier lieu l’utilité sur laquelle il faut raisonner est relative non aux sensations de plaisir et de peine éprouvées par les individus mais à la mesure dans laquelle leurs préférences sont satisfaites. Les raisons de ce « préférentialisme » ne sont curieusement pas formulées de manière claire dans les exposés classiques du sujet. Il en résulte que deux interprétations, au moins, sont possibles. La première est que les préférences ne doivent leur importance qu’au fait qu’elles constituent le moyen d’accéder aux états mentaux plus ou moins « agréables » des agents qui ne seraient pas directement connaissables autrement[2]. La seconde, qui est plus conforme à ce qui semble être la position de la philosophie utilitariste contemporaine, est qu’il existe de bonnes raisons de penser que les individus attachent concrètement plus d’importance à la satisfaction de leurs désirs qu’à leur bonheur défini de manière hédoniste et que la doctrine doit en tenir compte dans la mesure où sa finalité profonde est de servir les intérêts des individus conformément à l’idée qu’ils s’en font.

L’utilitarisme des économistes se singularise, en second lieu, par l’importance accordée à la question de l’information disponible pour autrui sur le degré de satisfaction des préférences de chacun. A cet égard on oppose classiquement l’« ancienne » et la « nouvelle » économie du bien-être. Pour la première il est admis qu’il existe des moyens de mesurer les utilités individuelles de manière cardinale et de les comparer d’un individu à l’autre. Pour la seconde on considère que ce n’est pas le cas et qu’il faut se contenter d’une mesure seulement ordinale de l’utilité et s’interdire toute comparaison entre individus à ce sujet. C’est ce qui explique la substitution de l’efficacité à la somme des bien-être individuels comme objectif fondamental à poursuivre. Mais, malgré ce que peut laisser penser cette désignation que le passage du temps rend, de toute façon, de plus en plus inappropriée, la réputée « ancienne » économie du bien-être subsiste toujours dans la mesure où l’économie du bien-être actuelle peut avoir besoin des « hypothèses », comme on dit, de cardinalité et de comparabilité des utilités. C’est ce que le troisième point sur lequel l’économie du bien-être se distingue de l’utilitarisme classique permet de mettre en évidence.

Il s’agit de la question de la pondération éventuelle des utilités individuelles. L’utilitarisme classique exclut, en principe, toute discrimination entre les individus. Mais cette exigence entre en contradiction avec le souci caractéristique de l’économie du bien-être d’associer un jugement de valeur de nature égalitariste à la préoccupation pour le bien-être collectif. La solution a été trouvée grâce à la définition d’une fonction de bien-être social qui suppose, en général, l’existence d’un moyen objectif et fiable de mesurer cardinalement les utilités individuelles et de les comparer entre elles. Mais rien dans la théorie courante ne permet de fonder philosophiquement la valeur ainsi attachée à l’égalité, ce qui se traduit par l’existence d’autant de fonctions de bien-être social qu’il existe de coefficients possibles de pondération affectés à ces utilités sans que l’on sache pourquoi l’un devrait l’emporter sur les autres. C’est ce qui explique que l’économie du bien-être a besoin d’une réflexion spécifique sur la valeur d’égalité à laquelle les économistes peuvent contribuer eux-mêmes mais qui peut aussi provenir du travail des philosophes, en particulier, comme on le verra plus loin, de ceux qui se réclament du libertarisme de gauche.

Une quatrième spécificité de l’utilitarisme tel qu’il est compris par l’économie du bien-être est relative à l’origine de cette information sur les utilités individuelles. Elle apporte ainsi une réponse à une question laissée ouverte par l’utilitarisme classique. Bien qu’à ma connaissance il ne soit formulé clairement nulle part, tout se passe comme s’il existait un principe, que j’ai appelé de validité informationnelle (Wolfelsperger [2001]), qui précise comment, dans la logique du souci de rigueur qui a motivé le passage de l’ancienne à la nouvelle économie du bien-être, il est permis d’établir la nature des préférences individuelles de manière à bénéficier du maximum de garanties d’objectivité et de fiabilité à leur sujet. De ce point de vue, les économistes ont mis spécialement l’accent sur les vertus de l’observation des comportements des agents sur le marché plutôt que sur leurs dires au moyen de mesures du type « surplus du consommateur ». Ils ne font normalement confiance à leurs déclarations, pour leurs préférences relatives à des biens non fournis par le marché, que dans le cadre des processus dits de révélation de demande destinés à assurer leur sincérité. Tout autre procédé est réputé douteux et, sauf à apporter des preuves formelles de sa « validité informationnelle », devrait entraîner le rejet des jugements de valeur établis sur sa base.

L’économie du bien-être a enfin, au sein de l’utilitarisme, une cinquième particularité qui concerne l’agent auquel s’adressent ses évaluations et ses prescriptions. Alors que l’utilitarisme classique se présente avant tout comme une morale privée à l’usage de tous, l’économie du bien-être a toujours été considérée, sans que cette restriction de sa portée soit justifiée, comme n’imposant d’obligations qu’aux titulaires du pouvoir d'État.

Les incohérences de l’économie du bien-être : (1) Une théorie a priori neutre sur la structure institutionnelle de l'État mais qui n’a de sens que dans un régime de dictature.

La théorie de l’économie du bien-être ne prend pas explicitement position sur la forme du régime politique de la société. Du moment que les prescriptions qu’elle formule sont respectées par l’Etat, celui-ci peut avoir n’importe quelle structure institutionnelle. Mais, en pratique, les économistes exercent surtout leurs activités dans des pays de type démocratique. Or ce qui caractérise un régime démocratique est que la population dans son ensemble est appelée à s’exprimer directement ou indirectement sur les décisions à prendre par l’Etat. Pour que ces décisions soient conformes à ce qu’elles doivent être du point de vue de l’économie du bien-être il est, à première vue, indispensable que les citoyens reconnaissent eux-mêmes la valeur des principes que celle-ci implique. Il en résulte que, dans les régimes démocratiques tout au moins, c’est bien à chaque individu de faire l’effort requis pour que les préférences qu’il exprime dans le cadre du système politique soient conformes à ces principes. Mais, si l’on admet qu’il est capable de faire cet effort, pourquoi ne serait-ce pas aussi le cas dans la sphère privée de ses activités et en quoi l’intervention d’un Etat est-elle alors encore nécessaire ? N’est-ce pas précisément parce que les individus sont supposés manquer de la bonne motivation nécessaire que l’on considère souvent qu’ils ne peuvent pas résoudre, par exemple, le problème des biens collectifs par un accord volontaire de coopération ?[3]

Si la réponse à ce genre de question est que l’Etat doit intervenir avec le pouvoir de contrainte qui le caractérise parce qu’il n’est pas possible de considérer que les individus n’ont pas la vertu nécessaire pour appliquer eux-mêmes les préceptes de l’économie du bienêtre, on voit immédiatement qu’il n’est pas souhaitable que le régime politique soit démocratique. Seul, en fait, un régime de dictature au bénéfice d’un « despote éclairé » (par les seules lumières de la bonne fonction de bien-être social) est alors en mesure de fournir les moyens de résister aux pressions d’un électorat supposé être étranger à toute préoccupation morale compatible avec ce qu’exige l’économie du bien-être.

Une objection pourrait être qu’il n’est pas impossible que les institutions démocratiques donnent naissance au même résultat que les économies de marché concurrentielles d’après le premier théorème de l’économie du bien-être. N’y aurait-il pas, autrement dit, une « main invisible » qui ferait que l’interaction des comportements politiques intéressés en démocratie soit, à certaines conditions, efficace comme l’est celle des comportements marchands et ne peut-on admettre que ces conditions ne sont pas loin d’être remplies dans la réalité ? Un auteur comme Wittman [1995] l’a soutenu brillamment. Mais il n’a pas réussi à en convaincre l’ensemble de la profession. De plus et de toute façon, il n’est pas allé jusqu’à prétendre que non seulement l’efficacité mais aussi l’équité de la répartition dans la société pourrait être assurée de la même manière.

On voit ainsi qu’une première incohérence de l’économie du bien-être provient de ce qu’elle est définie comme ne concernant que l’Etat et qu’il en résulte qu’elle ne peut avoir de sens que dans un régime de dictature tout en étant présentée comme neutre à l’égard de la constitution politique du pays. Cette difficulté entraîne celle que l’universalisme qui caractérise l’utilitarisme de manière générale implique de se soucier du bien-être de l’ensemble des membres de la communauté humaine alors qu’il n’existe pas d’Etat mondial unique pour en tirer des effets concrets. Il en résulte que les prescriptions de l’économie du bien-être qui devraient concerner tous les êtres humains sont, en pratique, appliquées aux seuls ressortissants d’un Etat particulier sans qu’il existe de justification normative à cette restriction de leur portée.

Les incohérences de l’économie du bien-être : (2) Une théorie qui exige de prendre en compte qu’une partie des préférences des individus tout en excluant que l’on puisse disposer de l’information nécessaire à cette fin.

L’économie du bien-être se caractérise par l’objectif de satisfaire les préférences des individus. Mais de quelles préférences s’agit-il ? On serait tenté de répondre qu’il ne doit pas être plus possible d’introduire des discriminations entre les différents types de préférences qu’il n’est légitime de pondérer les utilités individuelles (sauf pour ce qui est du niveau de cette utilité dans une perspective égalitariste). Cette intuition est cependant trompeuse. Deux arguments, au moins[4], peuvent être avancés à l’appui de l’idée que toutes les préférences des individus ne sont pas identiquement à prendre en compte d’un point de vue normatif.

Le premier consiste à mettre en évidence le fait que nous ne sommes pas nécessairement satisfaits des préférences que nous avons spontanément soit parce que nous sommes plus ou moins conscients du risque qu’elles reposent sur une mauvaise information ou qu’elles correspondent à des défauts de notre rationalité (comme des biais cognitifs), soit parce qu’elles ne sont pas ce que nous voudrions qu’elles soient sans être capables, par manque de volonté, de les modifier comme il le faudrait. Dans les deux cas c’est au nom de nos préférences d’un second niveau (celles que nous aurions si nous étions bien informés, rationnels et non sujets au phénomène de la faiblesse de la volonté) que nous critiquons nos préférences du premier niveau. La question qui se pose est alors celle de savoir si ce sont les premières ou les secondes qui sont pertinentes du point de vue de l’économie du bien-être. Deux attitudes à ce sujet ont été adoptées par les économistes. La première consiste à considérer que les « vrais » désirs des individus sont ceux du second niveau et que l’économie du bien-être doit donc être systématiquement paternaliste d’une manière qui revient à leur « imposer » non les choix d’une « élite » mais ceux qu’ils souhaiteraient eux-mêmes faire (s’ils étaient bien informés, etc.). La seconde, qui est la plus fréquente, revient à ne pas se poser le problème ou à le juger insoluble et donc, sans le résoudre sur le fond, à ne prendre en considération, faute de mieux, que les préférences du premier niveau.

Le second argument à l’encontre de l’idée que toutes les préférences des individus doivent être traitées de manière semblable est relatif à l’influence que peuvent avoir des motivations de type altruiste et moral. Il réclame un peu plus d’explications que le précédent parce que l’expérience prouve que les économistes, même spécialisés dans ce domaine, sont généralement inconscients de la difficulté qu’il signale ou ne l’envisagent pas dans toute sa généralité parce que son fondement principal leur a échappé.

Le plus simple est de prendre un exemple. Imaginons que, en tant que consommateur ou producteur, je sois responsable d’une déséconomie externe locale et que, le sachant, je sois disposé à en tenir compte dans le choix de mes actions au moins dans le sens, sinon dans la mesure exacte, qui est prescrit par l’économie du bien-être. Cela peut s’expliquer soit par les sentiments de bienveillance naturelle qui me caractérisent dans mes relations avec autrui en général ou avec mes voisins en particulier, soit par les exigences de mon éthique personnelle quelle qu’en soit la nature spécifique. Cela signifie que je vais faire spontanément, au moins partiellement, ce que l’Etat pourrait envisager de m’imposer de faire au nom de l’efficacité. Il est alors clair que, s’il n’est pas averti de ma contribution personnelle à la solution du problème posé, l’Etat, qui est supposé n’avoir obtenu d’information que sur l’ensemble de mes préférences, va être conduit à intervenir d’une manière excessive par rapport à ce qui serait souhaitable. Cette erreur provient de ce qu’il m’aura attribué un comportement parfaitement égoïste et amoral alors que ce n’était pas le cas. Il ne l’aurait pas commise s’il n’avait pris en compte que la partie de mes préférences qui peut être ainsi caractérisée. Comme un argument symétrique invite aussi à exclure les préférences malveillantes, on voit ainsi que la logique même de l’intervention de l’Etat guidée par l’économie du bien-être exige de pas prendre en considération l’intégralité des préférences des agents.

Ce que ces deux arguments mettent en évidence est la nécessité de procéder à une sorte de « filtrage » des préférences de chacun si l’on veut atteindre convenablement l’objectif fixé par l’économie du bien-être. Or la théorie non seulement ne fournit aucun instrument à cette fin mais retient même un principe de validité informationnelle qui implique que ce filtrage ne peut pas être légitimement effectué puisque ceux qui le recommandent sont dans l’incapacité d’expliquer comment il pourrait répondre aux exigences habituelles d’objectivité et de fiabilité de l’information. La caractéristique commune des méthodes jugées satisfaisantes à cet égard (les mesures du bien-être du type surplus du consommateur et les processus de révélation de demande) est, en effet, de ne pouvoir refléter que les préférences « brutes » et de toute nature des individus.

Les incohérences de l’économie du bien-être : (3) l’économie du bien-être ne peut fournir de prescriptions en termes d’efficacité qu’en supposant disponible une information dont l’inexistence est la justification même de la place centrale donnée à la valeur d’efficacité.

La partie la plus caractéristique de l’économie du bien-être est celle qui est destinée à montrer pourquoi la valeur qui définit l’utilitarisme classique (la maximisation de la somme des bien-être individuels) doit faire place à celle d’efficacité parce que l’information qui est requise pour effectuer des changements conformes à la première n’est pas celle dont on peut disposer concrètement lorsque l’on exige qu’elle soit objective et fiable. L’argument est que, pour cette raison, un changement ne peut être dit bon que s’il respecte le critère de Pareto, c’est-à-dire si l’indice de satisfaction des préférences d’au moins un des individus concernés augmente et si celui d’aucun autre ne diminue. Un changement tel que cet indice augmente pour au moins un individu mais diminue pour au moins un autre est réputé moralement indéterminable (il n’est pas possible de savoir s’il est bon ou mauvais ou encore indifférent). On en déduit souvent que la portée pratique de l’économie du bien-être serait réduite parce que les changements possibles du premier type sont très rares. Ce n’est pas faux mais le problème majeur n’est pas là. Il réside en ce que, rares ou pas, ces changements ne doivent pas être effectués. En d’autres termes l’économie du bien-être strictement parétienne, c’est-à-dire qui repose sur la valeur d’efficacité en raison de l’impossibilité de disposer d’une information autre qu’ordinale sur le bien-être de chacun et de procéder à des comparaisons interpersonnelles à ce sujet, n’a aucune portée pratique. Elle ne permet aucune prescription.

La raison en est que toutes les situations de référence imaginables pour mettre en œuvre des changements conformes au critère de Pareto sont caractérisées par une certaine répartition des ressources entre les individus et qu’on ne peut choisir l’une d’entre elles sans supposer, au moins implicitement, qu’elle est préférable aux autres. Or il est impossible de justifier une telle préférence dans un cadre strictement parétien puisque cela impose de mesurer cardinalement le bien-être et de procéder à des comparaisons interpersonnelles à son sujet d’une manière contraire à la raison d’être même du recours au critère de Pareto.

Comment le libertarisme de gauche permet de remédier aux incohérences de l’économie du bien-être.

Il est fréquemment reproché à l’économie du bien-être d’être implicitement « libérale » ou « conservatrice » parce qu’elle interdirait les changements qui avantagent certains, par exemple les plus pauvres, au détriment des autres, par exemple les plus riches. Cette critique repose sur une confusion entre ce qui est jugé mauvais (un changement qui n’est à l’avantage de personne) et ce qui est seulement indéterminable (un changement du type qui vient d’être considéré) d’après cette théorie. Elle n’est donc pas recevable mais elle le serait si le critère de Pareto était qu’un changement est bon si et seulement s’il est tel qu’au moins un individu y gagne et personne n’y perd (en termes de satisfaction de préférences). C’est précisément ce critère de Pareto modifié que je propose de substituer à celui qui est au cœur de l’économie du bien-être actuelle. Comment le justifier ?

On peut caractériser une pensée politique comme libérale si elle donne une place suffisamment importante au principe suivant qu’on peut appeler d’égale liberté : tout être humain a le droit de faire l’usage qui lui convient de son corps et des biens dont il est le légitime propriétaire dans le respect du même droit pour les autres. On peut la définir comme plus particulièrement libertarienne si elle tend à donner une place prééminente à ce principe entendu comme impliquant un droit de propriété absolu sur soi-même (alors que nombre d’auteurs généralement considérés comme libéraux sont disposés à en limiter l’application au nom d’autres valeurs qu’ils jugent indispensable de prendre en compte à côté de la liberté). La différence entre le libertarisme de droite et le libertarisme de gauche tient alors à la manière dont est conçue la légitimité de la propriété de certains biens parmi lesquels les ressources naturelles sont spécialement visées puisque le libertarisme de gauche, contrairement au libertarisme de droite, juge que celles-ci appartiennent à tous les membres de la communauté de manière égalitaire. Cela étant, il est aisé de montrer que le principe d’égale liberté peut revenir au même que le critère de Pareto modifié et associé au principe de validité informationnelle de l’économie du bien-être. Conjointement ce critère et ce dernier principe conduisent, en effet, à n’admettre comme pertinents pour porter des jugements de valeur bien fondés que les changements qui sont le produit d’actions librement choisies par les individus compte tenu des droits de propriété dont chacun est muni. Si ces droits de propriété sont ceux que la doctrine libérale à laquelle on se réfère considère comme légitimes, il n’y a alors pas de différence entre la théorie libertarienne et l’économie du bien-être que l’on peut qualifier de « libéralisée » au moyen de la modification proposée du critère de Pareto.

Cette économie du bien-être libéralisée échappe à la première incohérence signalée plus haut dans la mesure où elle n’exige des individus que de respecter les droits de propriété de chacun une fois que ceux-ci ont été définis conformément aux règles qui déterminent leur légitimité. Cet avantage est surtout manifeste dans le cas du libertarisme de droite. Qu’il s’agisse de sa variante anarcho-capitaliste ou de sa variante minarchiste, les pouvoirs de l’Etat (ou des agences privées qui en tiennent lieu) qu’il définit de manière strictement limitée n’offre pas, à première vue, aux individus de moyen d’exercer une influence contraire à ce qui est souhaitable. La stabilité du système, dans les deux variantes, est certes problématique mais la question qui est ainsi posée est celle de la nécessité d’un régime non pas dictatorial mais suffisamment capable, quelle qu’en soit la nature, de résister aux dangers résultant d’un insuffisant attachement de tous à cette liberté que chacun doit normalement révérer plus que tout, ce qui est un problème commun à toutes les philosophies politiques à propos des valeurs dont elles affirment la prééminence. En ce qui concerne le libertarisme de gauche, une difficulté supplémentaire provient de ce qu’il exige de mettre en place un Etat aux attributions éventuellement plus complexes que celles qui caractérise la variante minarchiste du libertarisme de droite. Mais, de manière générale, le libertarisme n’est pas typiquement une doctrine qui s’adresse exclusivement aux titulaires du pouvoir d’Etat, même s’il ne porte que sur la contrainte que celui-ci peut exercer légitimement.

L’interprétation libertarienne de l’économie du bien-être tend à faire disparaître la deuxième incohérence dont celle-ci souffre du fait que, par nature, elle implique de laisser à chacun la responsabilité de ses préférences du moment que, dans les comportements qui en résultent, les droits de chacun restent parfaitement respectés. Les préférences en question peuvent donc être plus ou moins mal informées et/ou rationnelles mais ce n’est pas, en première analyse, à l’Etat de s’en soucier. Ce ne pourrait être le cas que si les individus étaient conduits, pour des raisons que nous verrons dans la section suivante, à profiter de l’existence d’un pouvoir de contrainte légitime dans la société pour faire appel à lui pour des raisons qui n’étaient normalement pas prévues par la doctrine. C’est également à ce développement ultérieur qu’il faut renvoyer à propos du risque d’intervention inefficace de l’Etat provenant de ce qu’il ne doit logiquement tenir compte que des préférences amorales et égoïstes des individus alors qu’il ne dispose pas d’un moyen d’information convenable à ce sujet.

La troisième incohérence de l’économie du bien-être est directement liée à la question du rôle que l’Etat doit jouer pour assurer l’égalité dans la société en plus de l’efficacité. La solution que lui apporte le libertarisme de droite est radicale puisque la justice n’est pas définie par cette doctrine en termes de répartition des degrés de satisfaction des préférences entre les individus mais seulement par référence au respect des droits de propriété de chacun. Dans cette perspective, comme il n’existe plus de raison de se soucier de la mesurabilité ordinale ou cardinale du bien-être et de la possibilité ou de l’impossibilité de comparer interpersonnellement les bien-être individuels, il n’y a plus de contradiction imaginable entre l’information qui est supposée disponible pour justifier le recours à la valeur d’efficacité et celle qui est requise pour pouvoir se prononcer sur l’équité.

La contrepartie de cet avantage est que le libertarisme de droite n’apporte aucune réponse aux inquiétudes de ceux qui estiment que l’inégalité des situations entre les individus relève également de la justice dans la société et que l’Etat doit intervenir à ce sujet. C’est ici que le libertarisme de gauche fournit une solution intéressante puisqu’il se distingue essentiellement du libertarisme de droite par la prise en compte explicite de la valeur d’égalité à côté de celle de liberté sans, normalement, mettre en cause celle-ci quand elle est définie par référence au droit de propriété sur soi-même.

La variété de libertarisme de gauche qui est la plus compatible avec l’économie du bien-être est celle qui n’autorise une appropriation privée des ressources naturelles que moyennant le versement à l’Etat d’une somme équivalente au montant de la rente foncière pure, c’est-à-dire excluant ce qui est la rémunération des améliorations apportées par l’homme à la qualité de ces ressources. Ce prélèvement n’a pas seulement, en effet, l’avantage d’alimenter un fonds qui permettra, après redistribution, de réduire les inégalités dans la société. Il a aussi la vertu, du point de vue de l’efficacité, de constituer un impôt forfaitaire qui a la propriété d’avoir un coût en bien-être nul. Quand, de plus, on propose, comme Steiner [1994] ou Tideman (d’après Tideman et Vallentyne [2001]) de répartir égalitairement entre tous les individus les sommes ainsi obtenues, les problèmes d’information que l’économie du bien-être doit résoudre à ce sujet disparaissent totalement.

Il faut cependant souligner que les autres variétés de libertarisme de gauche sont loin d’être aussi attrayantes de ce point de vue[5]. Il existe, chez la plupart de ceux qui revendiquent l’étiquette de libertarien de gauche ou à qui on pourrait l’attribuer, une tendance à autoriser sur ces ressources naturelles un prélèvement plus important que celui qui vient d’être mentionné et qui est de nature non-forfaitaire (comme on le voit chez Vallentyne [1999] ou Otsuka [2003]) ou à inclure dans la base de l’impôt à finalité égalitariste des éléments nouveaux soit parce qu’il s’agit de ressources naturelles humaines qui s’ajoutent à celles d’une nature physique (comme la dotation génétique des individus, selon Steiner [1994]) ou qui les remplacent (comme les capacités productives dont l’agent n’est pas responsable, selon Kolm [2005]) soit parce qu’il n’existe pas de raison de s’y opposer au nom du droit à la pleine propriété de soi-même (comme les héritages, selon Steiner [1994], et même les dons, sauf ceux qui sont effectués sous la forme de services, selon Vallentyne [2000]).

Il est important de noter toutefois que le caractère forfaitaire d’un prélèvement fiscal n’est pas, par lui-même, une condition suffisante pour que le droit de propriété sur soi-même puisse être considéré comme respecté. La convergence entre les préceptes de l’économie du bien-être et ceux du libertarisme (de gauche, en l’occurrence) n’est donc pas aussi complète que le soutient un auteur comme Kolm [2005][6]. Ce n’est, en fait, que par coïncidence et non pour des raisons logiques de fond que le prélèvement fiscal à finalité égalitariste considéré comme légitime par les libertariens de gauche peut éventuellement ne pas mettre en cause l’efficacité dans la société.

Avant d’examiner plus en détail le problème général du sort fait à la valeur d’efficacité dans la société libertarienne idéale, il faut insister sur le fait que les variantes du libertarisme de gauche qui vont le plus loin dans un sens égalitariste sont aussi celles qui exigent le plus d’information d’une nature particulièrement difficile à obtenir, comme le montre le cas de celle due à Otsuka [2003] qui retient l’objectif d’ « égaliser les chances d’accéder au bien-être » grâce aux ressources fiscales obtenues. Mais la fin poursuivie par la reformulation libertarienne de l’économie du bien-être n’était pas de réduire les exigences normales de celle-ci dans ce domaine mais surtout d’échapper à l’incohérence provenant de ce que, dans l’état actuel de cette théorie, cette information est définie de manière variable, notamment quand on s’intéresse à l’efficacité, d’un côté, et à l’équité, de l’autre alors que l’on ne peut mettre en œuvre la première sans prendre position sur la seconde.

Que devient la valeur d’efficacité dans l’interprétation libertarienne de gauche de l’économie du bien-être ?

Le libertarisme de gauche a donc l’avantage de rendre l’économie du bien-être cohérente tout en préservant la valeur d’égalité à laquelle elle attache une importance caractéristique[7]. Mais n’est-ce pas au prix de l’abandon de celle d’efficacité qui occupe pourtant une place centrale dans cette théorie ? N’a-t-on pas, en réalité, jeté le bébé avec l’eau du bain et renoncé, en pratique, à ce qui faisait l’intérêt essentiel de la variété d’utilitarisme qu’elle représente ? Ce genre de question doit d’autant plus être posé que certains libertariens de gauche s’en sont, à leur manière, préoccupés. Il est remarquable, à cet égard, que Vallentyne [1999] ait noté que « la liberté, l’égalité et l’efficacité sont chacune une considération morale pertinente » (italiques ajoutés) et que l’une des objections que l’on peut faire, selon lui, au libertarisme de gauche soit justement son incapacité, en première analyse, à apporter une solution au problème des « lacunes du marché » qui met en évidence que la liberté des échanges ne garantit pas nécessairement l’efficacité dans l’économie.

La source de cette difficulté est que le respect des droits de chacun n’implique aucune obligation morale de faire en sorte que tous les individus puissent en faire un usage maximum, puisque cela impliquerait de se soucier de leurs intérêts plutôt que de se contenter de protéger leur liberté. Vallentyne [2007] propose cependant de considérer comme légitime d’un point de vue libertarien une action qui est contraignante pour un individu à condition (1) que cet individu n’ait pas manifesté ouvertement son opposition et (2) que cette action soit dans son intérêt. Mais, en admettant qu’il ait raison de penser que l’Etat a la permission morale d’intervenir conformément à ce principe, il n’explique pas pourquoi il en aurait l’obligation. Ce n’est en tout cas pas dans cette voie qu’il recommande de s’engager pour résoudre le problème des lacunes du marché. L’argument qu’il avance à ce sujet repose sur l’idée que l’Etat peut, par exemple, prendre en charge la production de biens collectifs dans la mesure où ils accroissent le montant de la rente foncière et améliorent donc l’égalité des chances à long terme entre les individus puisque le prélèvement fiscal qui est permis à cette fin sur cette base en sera d’autant plus élevé. Cela revient à faire de la satisfaction des besoins des individus et donc de leur bien-être et ainsi de l’efficacité une sorte de sous-produit involontaire mais désirable de la promotion maximale de la valeur d’égalité dans la société dans le respect des droits de chacun. L’idée est ingénieuse mais elle n’apporte pas la démonstration que la production de biens collectifs qui en résultera sera optimale même si elle sera accrue par rapport à celle qui correspond à l’équilibre d’une économie de marché pure.

La position libertarienne peut faire place à des considérations d’efficacité de trois autres manières que les philosophes qui la défendent n’ont pas étudiées.

La première a déjà été évoquée. Elle revient à faire confiance aux processus de révélation de demande puisque les individus n’ont aucune raison de refuser d’y participer s’ils ont l’assurance que l’information qu’ils fourniront ne conduira jamais à faire payer par chacun une somme plus élevée que celle qui correspond à sa disposition marginale à payer. Sans insister sur les difficultés théoriques et pratiques bien connues que soulève le fonctionnement des mécanismes de ce type, il faut ici se demander pourquoi l’Etat prendrait l’initiative d’en assurer le fonctionnement puisque la définition libertarienne de ses missions n’implique pas qu’il se soucie directement d’efficacité.

Une réponse à cette question, qui oriente vers la deuxième manière de résoudre le problème, pourrait être que l’on a du mal à imaginer que, dans la logique du libertarisme, les titulaires du pouvoir d’Etat puissent être sélectionnés d’une manière autre que démocratique, ne serait-ce pour pouvoir se débarrasser sans violence, grâce à la périodicité des élections, de ceux qui n’auraient pas rempli leur tâche de façon satisfaisante. Il semble raisonnable d’attendre de ces élections qu’elles permettent de choisir moins ceux qui paraissent les plus disposés à se dévouer pour le bien commun que ceux qui sont les plus motivés pour exercer convenablement un pouvoir politique intrinsèquement attrayant pour diverses raisons autres que la satisfaction de faire son devoir libertarien (de gauche). Il existera, de ce fait, entre les différentes personnes ou équipes en rivalité pour obtenir les suffrages des électeurs, des campagnes électorales d’un type assez classique en ce sens que chacun de ces candidats cherchera à faire valoir ses mérites propres sous la forme de promesses particulièrement aptes à séduire les citoyens. On peut alors imaginer que les politiciens seront ainsi incités, dans une perspective purement électoraliste, à proposer des programmes qui reviennent à faire en sorte que, grâce aux pouvoirs de contrainte de l’Etat, les lacunes du marché, dont les citoyens ne peuvent être que conscients, soient comblées au mieux, c’est-à-dire pleinement et dans le respect des droits légitimes de chacun. Même s’il ne s’agit pas là d’une mission directement impliquée par la définition libertarienne du rôle de l’Etat dans sa société, il suffit que cette intervention soit compatible avec cette définition et qu’elle aille dans le sens des intérêts personnels des politiciens pour qu’elle apparaisse spontanément dans une société restant exclusivement libertarienne. Evidemment tout le problème est celui de spécifier la manière dont la condition relative au respect des droits de chacun pourra être remplie. De nouveau on pense aux processus de révélation de demande. Ceux-ci sont toujours problématiques mais on a, au moins, expliqué pourquoi il existe une motivation à les mettre en place dans la société libertarienne.

Un raisonnement du même type conduit à penser que l’Etat pourrait aussi choisir d’intervenir pour tenir compte des préférences idéales des individus, c’est-à-dire celles qu’ils auraient s’ils étaient bien informés, rationnels et non sujets à la faiblesse de la volonté, bien que cela non plus n’entre pas dans ses attributions libertariennes manifestes.

On peut enfin supposer que le fait même que l’Etat ne pourra jouir d’aucun pouvoir de monopole dans la société libertarienne en matière de biens collectifs incitera fortement les entrepreneurs à se charger de leur production de façon marchande grâce à des dispositifs d’exclusion ou à des contrats de nature adaptée. Ce sera d’autant plus le cas que les conditions d’application du théorème de Coase seront remplies. Il s’agit là d’une troisième façon dont le problème qu’ils posent pourra être, au moins partiellement, résolu sans faire appel à des motivations autres que d’intérêt personnel.

Conclusion

Le libertarisme de gauche semble offrir des chances plus grandes que le libertarisme de droite de rendre l’économie du bien-être plus cohérente non seulement au sens courant du terme qui est relatif à la logique interne de la construction théorique mais aussi parce qu’il passe mieux les tests suggérés par la conception dite justement « cohérentiste » de la justification des théories normatives. Il a notamment l’avantage, de ce point de vue défini en termes d’équilibre réfléchi au sens de Rawls, d’échapper à certaines contradictions entre les implications des principes fondamentaux retenus et nos intuitions morales comme surtout celles qui sont associées à l’ampleur plus ou moins grande des inégalités entre les individus dans la société. Mais il faut souligner aussi que le libertarisme de gauche a le mérite supplémentaire d’échapper aux difficultés que les libertariens de droite ont toujours rencontrées pour justifier pleinement l’appropriation privée des ressources naturelles. Que l’on pense à David Friedman [1989] reconnaissant finalement que « le fondement de l’appropriation [privée] des ressources non produites est incertain (shaky) » et à Hayek [1960] observant, en passant, de manière un peu étonnante, que la nationalisation de toutes les terres est « le plus séduisant et le plus plausible des projets socialistes » et que seuls des arguments de caractère pratique peuvent lui être opposés (p. 352). Parmi ces « séductions » il y a notamment celle, à laquelle Hayek n’avait apparemment pas pensé, que les sommes prélevées par l’Etat en contrepartie de l’usage privé de ces terres pourraient procurer les ressources nécessaires pour pouvoir verser aux plus pauvres ce revenu minimum qu’il juge légitime dans ses écrits ultérieurs sans expliquer comment son financement pourrait être assuré de manière compatible avec le reste de sa philosophie. Il semble ainsi qu’il faille peu de chose pour passer du libertarisme de droite à, au moins, un certain libertarisme de gauche, ce « peu de chose » tenant à la prise en compte de considérations qui sont peut-être tout autant utilitaristes qu’égalitaristes et dont l’économie du bien-être, malgré ses défauts, a toujours le mérite d’inviter à ne pas négliger l’importance éventuelle.

Références

  • Friedman, D. [1989], The machinery of freedom: Guide to a radical capitalism, 2de éd., La Salle, Ill., Open Court.
  • Hayek, F. [1960], The constitution of liberty, Londres, Routledge & Kegan Paul.
  • Kolm, S.C. [2005], Macrojustice, the political economy of fairness, Cambridge, Cambridge University Press.
  • Mongin, P. [2008], “Le libéralisme, deus ex machina de l’économie du bien-être », Revue économique, 59-2, 359-366.
  • Nozick, R. [1974], Anarchy, state, and utopia, Oxford, Blackwell.
  • Otsuka, M. [2003], Libertarianism without inequality, Oxford, Oxford University Press.
  • Risse, M. [2004], “Does left-libertarianism have a coherent foundation ?”, Politics, philosophy, and economics, 3, 337-364.
  • Steiner, H. [1994], An essay on rights, Oxford, Blackwell.
  • Tideman, N. et Vallentyne, P. [2001], « Left-libertarianism and global justice » in : Human rights in philosophy and practice, sous la dir. de B.M. Leiser et T. Campbell, Aldershot, Ashgate.
  • Vallentyne, P. [1999], “Le libertarisme de gauche et la justice”, Revue économique, 50, 859-878.
  • Vallentyne, P. [2000], « Left-libertarianism : A primer » in : Left-libertarianism and its critics: The contemporary debate, sous la dir. de P. Vallentyne et H. Steiner, Londres, Palgrave.
  • Vallentyne, P. [2007], “Libertarianism and the state”, Social philosophy and policy, 24, 187- 205.
  • Wittman, D. [1995], The myth of democratic failure, why political institutions are efficient, Chicago, Chicago University Press.
  • Wolfelsperger, A. [2001], “Comment peut-on être parétien ? L’économie du bien-être de l’utilitarisme au libéralisme », Revue de philosophie économique, 3, 5-33.
  • Wolfelsperger, A. [2008], « Commentaire de la note de Philippe Mongin « Le libéralisme, deus ex machina de l’économie du bien-être » », Revue économique, 59-2, 367-372.
  • Wolfelsperger, A. [2008-b], « The philosophical foundations of Kolm’s theory of macrojustice » in : Macrojustice, a pluridisciplinary evaluation of Kolm’s theory, sous la dir. de C. Gamel et M. Lubrano, Londres, Springer (à paraître).

Notes

  1. Voir Wolfelsperger [2001]. Comme je l’ai précisé dans ma réponse à la critique faite de cet article par Mongin [2008] (Wolfelsperger [2008-a]), c’est, en fait, essentiellement à la pensée de Nozick [1974] et donc au libertarisme de droite que je m’y référais tout en ayant évité de recourir à ce genre de terminologie l’égard de laquelle j’étais (et je reste) très réservé (en dehors du contexte américain).
  2. C’est, semble-t-il, la position de Mongin [2008] pour qui il existerait un « postulat du préférentialisme en bienêtre ».
  3. Certes le problème des biens collectifs provient aussi d’un manque d’information mais il n’existe pas de raison de penser que l’Etat soit mieux placé à cet égard que les individus « ordinaires ». Si on pense aux processus de révélation de demande pour remédier à ce défaut, pourquoi un groupe d’individus conscients de leurs intérêts communs ne pourrait-il pas prendre spontanément l’initiative de s’en servir sans avoir à faire appel à l’Etat ? On pourrait même prétendre que ces processus sont inutiles si les individus, du fait de leur bonne motivation, sont disposés à faire toujours preuve de la sincérité requise. Il est vrai cependant que ce raisonnement suppose que chaque agent est assuré que tous les autres ont cette motivation et que le processus reste indispensable si cette garantie ne peut pas être donnée.
  4. On pourrait, en effet, examiner aussi les difficultés qui proviennent du caractère éventuellement adaptatif ou dispendieux de certaines préférences ou de l’ensemble des phénomènes économiques et sociaux qui contribuent à leur donner une forme spécifique selon les sociétés ou les milieux considérés.
  5. Mais il ne faut pas oublier que cet attrait est compensé par le faible montant des sommes obtenues grâce à l’impôt qui vient d’être défini (voir Friedman [1989] ou Kolm [2005] à ce sujet). Celles-ci risquent d’être insuffisantes pour réduire l’inégalité de manière appréciable.
  6. Voir Wolfelsperger [2008-b] à ce sujet.
  7. Je n’examine pas ici le problème différent mais également dit de « cohérence » par Risse [2004] quand il s’interroge sur la mesure dans laquelle les raisons qui justifient le droit de propriété de soi-même sacralisé par les libertariens de gauche peuvent s’accorder avec celles qui justifient leur égalitarisme en matière de propriété des ressources naturelles. Qu’il y ait là un certain « bricolage » philosophique est peu contestable mais on peut juger que celui qui caractérise l’état actuel de l’économie du bien-être, à propos de la prise en compte conjointe de l’efficacité et de l’équité, est encore pire.

wl:Alain Wolfeslsperger