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Guy Millière
1950 -
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Guy Millière:Les libéraux français et le colonialisme
Les libéraux français et le colonialisme


Anonyme
Professeur de philosophie, Université de Paris VIII


Si les libéraux du 19ème siècle ont prévu, compris et pensé la dimension désastreuse et destructrice inhérente au colonialisme, ils sont parvenus à ce résultat parce qu'ils ont pris la colonisation pour ce qu'elle a été : une extension du dirigisme condamnée à échouer comme tout ce qui est issu du dirigisme. De plus, ils ont discerné les vertus économiques, politiques mais aussi éthiques du capitalisme pour tous les pays, y compris les pays qui sont restés extérieurs au développement capitaliste et qui peuvent le rejoindre, par la généralisation du libre-échange
L'Institut Euro 92 et l'Association Histoire de l'Entreprise ont pris l'initiative d'organiser un cycle de conférences-débats mensuelles à la Sorbonne sur le thème "Les dynamiques libérales de l'histoire économique de la France". L'objectif de ces conférences est de mettre en lumière les continuités libérales de notre histoire et de montrer que l'histoire économique de la France ne se résume pas à une montée continue et progressive vers le dirigisme.
La douzième conférence a eu lieu le 8 novembre 1995 autour de Guy Millière, Professeur de philosophie à l'Université de Paris VIII, sur le thème « Les libéraux français et le colonialisme ».

Au fur et à mesure que j'avançais dans la préparation de cette conférence, elle m'est apparue comme devant prendre la forme d'une remise en cause radicale, profonde d'un certain nombre d'idées reçues.

Ces idées, ce ne sont pas, j'en suis sûr, celles que vous avez dans vos têtes, néanmoins, elles flottent autour de nous, plus ou moins dites, plus ou moins perceptibles. On les trouve dans les journaux, les média audiovisuels, les encyclopédies, les ouvrages spécialisés. Files concernent les liens censés lier « indistinguiblement » capitalisme et colonialisme, le « pillage du tiers-monde », ou, pour reprendre une expression qu'affectionnent les auteurs de gauche lorsqu'ils parlent du monde pauvre, « l'échange inégal ». Elles concernent, bien sûr, ce qu'il est convenu d'appeler «l'impérialisme», ou l'opposition qui séparerait « pays bourgeois » et « pays prolétaires » et qui lierait les premiers aux seconds par un rapport d'exploitation.

Une remise en question continue

Si j'entends être scrupuleux, il me faudrait dire, dès l'abord, c'est une évidence, que cette remise en cause a commencé depuis plusieurs années. Un peu plus de quinze exactement. Avec la publication de livres de Peter Bauer, Carlos Rangel, Lawrence Harrison ou Jacques Marseille, dont Empire colonial et capitalisme français constitue une contribution majeure. Néanmoins, le chemin ainsi défriché reste pour l'essentiel à creuser, le mouvement enclenché reste à amplifier. De nombreuses conceptions pernicieuses continuent à flotter dans l'air du temps et à imprégner nos pensées et nos actes.

Cette conférence sera avant toute autre chose, une contribution à la dissolution de ces conceptions pernicieuses et une forme d'appel à dissiper ce qui en reste. Contribuer à dissoudre plus avant ces conceptions pourrait, dirai-je, constituer une entreprise urgente, et une entreprise de salubrité.

Salubrité pour nous qui devons nous donner les moyens de comprendre et sortir d'une attitude schématique, autoflagellatrice, et pour finir, stérilisante, qui, dans bien des cas, nous empêche d'être fiers de notre héritage, et qui plus largement nous entrave lorsque nous voulons tenter de voir ce qui pourrait permettre l’accès du plus grand nombre d'individus à la prospérité. Salubrité aussi, et surtout, pour les hommes du monde pauvre, qui sont toujours (il ne faut pas l'oublier) les premiers à subir les conséquences de discours ineptes, voire criminels, dont on a tout fait pour qu'ils imprègnent leurs têtes.

Le colonialisme = le dirigisme

L'argument principal que je vais développer en ce sens, celui qui servira de matrice ou d'épine dorsale à tout mon exposé est celui-ci :

  • les données disponibles, toutes les données disponibles, montrent que si des liens existent, ils ne sont pas entre colonialisme et capitalisme, mais entre colonialisme et dirigisme, voire entre colonialisme et socialisme. Or ces données sont occultées ou leurs analyses biaisées.

Les documents disponibles, globalement tous les documents disponibles, montrent que c'est des auteurs libéraux que sont venus en France (mais aussi ailleurs dans le monde) les formulations de doutes sur le principe même de la colonisation, mais aussi l'énoncé de ce que seraient les conséquences néfastes de la colonisation et la proposition de remède à ces conséquences lorsque celles-ci se feraient jour.

Or, ce qu'on dit ces auteurs a été peu entendu, leur parole a été ensevelie, dissimulée, oubliée ou, ce qui est plus grave, travestie. La première chose à faire en ces conditions est de dire, d'affirmer, qu'il faut rendre justice à ces auteurs, qu'il faut redécouvrir et faire redécouvrir leurs textes, qu'il faut se replonger dans leurs textes, et qu'en se replongeant dans leurs textes, on est conduit à découvrir que ces textes sont non seulement prémonitoires, mais peuvent constituer une source essentielle d'analyse d'ensemble enfin pertinente non seulement de la question coloniale, mais de la situation post-coloniale présente et des conditions concrètes du développement.

Le discours libéral

Le discours libéral autour de la question coloniale tel que tenu par les libéraux français du 19é siècle, discours dont l'essentiel des textes a été publié dans la Revue des économistes[1], s'articule autour de quelques thèses fondamentales très simples, (mais, comme chacun de nous le sait, les grandes idées sont souvent simples), et se contente de développer les conséquences qu'on peut tirer de ces thèses fondamentales, de façon logique, limpide.

La prospérité économique, nous disent nos auteurs, dépend de la minimisation de l'utilisation des biens rares, or nul ne sait mieux que les producteurs eux-même ce qui peut permettre cette maximisation sur un marché libre. La prospérité dépend aussi de la liberté de choix et de décision par le biais de laquelle s'opère la sélection, d'essais en erreurs ou rectifications, des meilleures solutions, donc de la liberté de passer contrat. Toute intervention de l'État venant influer sur la prise de décision ne peut que nuire au cheminement vers la prospérité.

Il s'agit là, je l'ai dit en commençant, de thèses simples et bien connues. Les conclusions qui en sont tirées, dirai-je, sont simples elles aussi, et bien connues elles aussi, mais elles débouchent peu à peu sur d'autres conclusions moins simples, et qui donnent à penser :

  • la politique économique, donc la politisation de l'économie, poursuivent nos auteurs, est toujours néfaste parce qu'elle débouche toujours sur des distorsions d'activité, sur des effets de clientélisme, donc sur du protectionnisme sous une forme ou sous une autre.
  • le protectionnisme provoque le déclin du commerce, de l'industrie, et de l'agriculture qu'il touche, déclin auquel le gouvernement, mû par sa logique, politique, répond par davantage de protectionnisme et, puisque c'est de cela qu'il s'agit, davantage de paternalisme. Ce paternalisme est la source d'une façon de faire socialiste (et il est à noter que des auteurs comme Yves Guyot ou Rouxel n'hésitent pas à parler, d'une manière fort pertinente et sur laquelle il faudrait ce me semble, revenir, de «socialisme d'État de l'ancien régime»), façon de faire qui débouche sur l'intervention coloniale qui n'est que la continuation du paternalisme, du protectionnisme et du socialisme.

Je cite Rouxel : «Tout organisme vivant pour se nourrir commence par les objets voisins, pour l'organisme état les objets immédiats c'est son peuple, lorsque celui-ci est épuisé il faut bien chercher fortune plus loin... c'est ainsi que la politique économique et commerciale finit par devenir politique coloniale.»

La colonisation est donc ainsi présentée comme la conséquence directe de politiques interventionnistes et destructrices menées à l'intérieur des pays colonisateurs eux-mêmes. Elle ne peut, sur cette base, qu'être néfaste, pour le pays colonisateur comme pour le pays colonisé (le premier, le pays colonisateur subit par le biais de la politique coloniale une aggravation de l'interventionnisme qu'il subit déjà, le pays colonisé se trouve précipité dans un fonctionnement contre-productif que sa population n'a pas choisi).

Une analyse iconoclaste

Inutile de souligner, je pense, le caractère iconoclaste de cette analyse. Sont balayés là pour l'essentiel, dirai-je, (et les détails, même si je n'ai pas le temps de les donner dans le cadre de cette conférence, figurent dans les textes) les arguments parlant de la colonisation comme fruit direct d'une expansion capitaliste perverse par elle-même, mais aussi les arguments - utilisés en son temps par Marx lui-même, parlant du colonialisme comme intégration à un modèle économique supérieur ; la colonisation est, nous disent nos auteurs, fruit de l'étatisme, et prolongement de l'étatisme, elle est fruit d'une sclérose entravant le développement du capitalisme et renforcement de cette sclérose. Sont balayés aussi les arguments parlant du colonisateur censé apporter la civilisation à ceux qui n'en disposeraient pas, arguments dont il pourrait être utile de rappeler aux anticolonialistes contemporains de gauche qu'ils étaient à l'époque non pas ceux de la droite, mais ceux de la gauche, je cite Jules Ferry, «interventionniste par nécessité» , «colonialiste par générosité». «Il est étrange qu'il faille employer le canon contre les opprimés pour les délivrer de leurs tyrans», écrit en contrepoint Yves Guyot.

Pourquoi dès lors qu'étatisme et colonialisme sont néfastes pour tous, pays colonisateurs et pays colonisés, populations des pays colonisateurs et populations des pays colonisés, pourquoi, donc, continuent-ils quand même, se demandent aussi nos auteurs. La réponse qu'ils apportent est intéressante, et laisse penser à ce que l'on retrouvera, bien plus tard, dans certaines theses de l'école des «choix publics» :

  • parce que se créent ainsi des avantages particuliers acquis (ceux des colons, ceux des administrateurs) et que l'on permet («l'on», étant les hommes de l'État) que des avantages particuliers l'emportent sur l'intérêt général.

Ceci suffit à expliquer, note Rouxel, que la colonisation se poursuive malgré ses aspects factices et destructeurs (et on pourrait voir dans certains passages du textes de Rouxel Politique commerciale et politique coloniale une dénonciation avant la.lettre de ce que Hayek appellera plus tard constructivisme, je cite : «il est inutile et vain de poser artificiellement des éléments d'une culture sur une autre culture; nul ne peut imposer impunément une construction artificielle sur ce qui est le fruit de l'évolution»). La politique coloniale, précise Rouxel, est «condamnée à l'échec, elle est néanmoins condamnée à durer parce qu'elle sert des intérêts particuliers, ce qui explique aussi qu'elle se poursuive bien qu'elle coule davantage qu'elle ne rapporte».

Le coût de la colonisation

Point important sur ce plan, on trouve, dirai-je, dès 1880 sous la plume de Guyot, mais aussi sous celle de Le Pelletier de Saint Fargeau, une démonstration du coût de la colonisation pour les puissances colonisatrices qui vient étayer la thèse de Rouxel, et qui suffit à dissoudre toutes les accusations disant que c'est la rapacité capitaliste, la «quête du profit» comme disent les socialistes, qui a été à l'origine de la colonisation, accusations qui comme on sait n'en autant pas moins la vie dure et survivront jusqu'à nos jours. Rien ou presque n'est plus éloigné de la quête capitaliste de profit que le colonialisme, et rien n'est plus proche de la paupérisation par l'hypertrophie étatique que le colonialisme.

Tout juste pourrait-on dire en suivant Le Pelletier que la colonisation a été de l'intérêt de certains capitalistes protégés par l'Etat et détenteurs d'intérêts particuliers, mais accuser le capitalisme de colonialisme ne peut se faire qu'en confondant le capitalisme avec les dévoiements étatistes et dirigistes qui l'ont peu à peu transformé en son contraire, ou en une caricature de lui-même.

Le capitalisme, note Guyot, consiste à «maximiser la production et le commerce, conditions de la prospérité, or la colonisation ne permet pas cette maximisation. File implique des dépenses, des surcroits fiscaux qui handicappent la production et le commerce sans créer d'autres places propices à la production et au commerce». A ce sujet, et dans la continuation, Guyot note ironiquement ceci :

«Nos colonies sont un débouché non pour notre commerce et notre industrie, mais pour l'argent des contribuables».

Guyot poursuit son raisonnement en notant que ce sont souvent les pays non colonisateurs qui sont les plus prospères, la Suisse par exemple, et Guyot écrit, je cite : « au lieu de payer 90 F d'impôts, chacun de ses habitants paie 17 F, au lieu de se donner le luxe d'expéditions en Asie en Océanie, en Afrique, d'insurrections, de révoltes, d'une administration centralisée payée fort cher, la Suisse est en république, est une fédération de petits états autonomes, est en possession de la liberté de la presse, de réunion, d'association, et de la liberté économique ».

On n'échappe pas, conclut Guyot, à certaines lois fondamentales, et entre autres à celle-ci : «un peuple ne peut avoir de débouchés qu'à condition de fabriquer meilleur marché que ses concurrents les objets qui sont demandés par les consommateurs». Et montre t-il, tout le reste n'est qu'affabulations et dissimulations.

Revenant lui aussi sur la mission civilisatrice des colonisateurs, il écrit : «les peuples les plus avancés en évolution font d'abord sentir aux autres les bienfaits de la colonisation à coups de canon et de fusil», et ramenant la colonisation à ses racines, il note : «la politique coloniale met à la disposition de quelques individus l'argent des contribuables, le sang des marins et des soldats, l'ensemble des forces nationales qui ne devaient être utilisées que pour la sécurité de la patrie.»

Il ajoute enfin, d'une manière, sous quelques angles, prémonitoire :

«L'expérience du passé nous prouve que ces privilégiés (les colons) ont le plus souvent été ruinés, quand ils n'ont pas été tués par leurs privilèges». Ou de façon plus métaphorique, mais fort claire : «notre politique coloniale allume un feu d'artifice pour cuire un œuf et au milieu de toutes ses flammes, elle casse l'œuf sans le cuire.»

Tout cela, tout ce que je viens d'exposer, veut-il dire que les libéraux du 19ème siècle entendaient se désintéresser du sort du monde ? Tout cela veut-il dire que l'émancipation des hommes, la possibilité qu'ils se libèrent de l'oppression les laissait indifférents? Tout cela veut-il dire, comme les en accusent les socialistes de toute espèce, que seul l'avantage commercial et financier leur importait ? Tout cela veut-il dire enfin qu'ils refusaient tout aspect lié à la colonisation, et pourrait-on dire à l'occidentalisation du monde ou à l'inclusion du monde dans le capitalisme et l'économie de marché ? La réponse à toutes ces questions est bien évidemment non. Avec des nuances et des précisions que je vais tenter de souligner.

La dimension éthique

On peut noter, dirai-je d'abord, que si les libéraux se sont vus accuser d'égoïsme après avoir été accusés de rapacité (rapacité du colonisateur, égoïsme de celui qui ne pense qu’a ses intérêts financiers), ils ont été, au moment de la guerre de Sécession aux Etats-Unis, presque les seuls à pointer qu'il s'agissait d'une guerre à dimension éthique , presque les seuls à souligner que le Nord défendait les valeurs du Droit et que le Sud défendait, lui, non seulement un mode de vie immoral, puisque reposant sur l'oppression, la discrimination, et l'inégalité de droit, mais un mode de vie de type colonial, condamné à péricliter ou à fonctionner sur un mode parasitaire, comme tout mode de vie et de fonctionnement de type colonial.

Si les libéraux ont été presque les seuls, c'est logique : eux seuls pouvaient rappeler que le Nord était porteur de l'éthique capitaliste et le Sud décadent porteur des valeurs du colonialisme et de l'interventionnisme. Ceci parce qu'eux seuls voyaient, comprenaient, ce qu'était l'éthique du capitalisme et la logique profonde du colonialisme et de l'interventionnisme, les autres, les très vertueux gens de gauche ou les interventionnistes de droite conservateurs avaient plus de mal à voir où passait la ligne de démarcation, ou tout simplement, vu leurs présupposés idéologiques, ne pouvaient pas le voir.

On peut noter aussi que si les libéraux n'ont pas été les seuls à se préoccuper de la question de l'esclavage en Amérique et en terre d'Islam, ils ont été les seuls à se préoccuper des possibilités d'une éradication économique de cet esclavage, de Molinari, dans un article intitulé L'abolition de l'esclavage africain se pose sous cet angle deux questions: celle de la suppression de la traite, celle de l'abolition de l'esclavage à l'intérieur des pays africains. Pour ce qui est de la traite, il écrit: «la prohibition de la traite aurait pour résultat d'augmenter les souffrances des victimes de ce commerce de chair humaine sans y mettre un terme», et il note «le seul moyen de supprimer la traite, c'est de la ruiner par la concurrence de l'exportation de travail libre». Autant de notions, dirai-je, que ne pouvaient reprendre à leur compte les très vertueux abolitionnistes socialistes qui, en en restant à la prohibition de la traite, ont souvent obtenu pour résultat ce que précisément Molinari dénonçait par avance : l'augmentation des souffrances et la prolongation du mal dans de pires conditions là où le mal a subsisté (car on le sait, le mal a subsisté, jusqu'à nos jours parfois).

L'esclavage africain

Pour ce qui est du second aspect, «extirper l'esclavage du continent noir», Molinari est tout aussi économiste, et réaliste (ce qui va de pair quand on est un économiste digne de ce nom), et note «on peut l'entreprendre, celle extirpation, par une autre application du principe bienfaisant de concurrence : en opposant aux industries rudimentaires des tribus africaines l'organisation, l'outillage et les procédés les plus perfectionnés de l'agriculture et de l'industrie des peuples les plus avances ».

Principe bienfaisant de concurrence, voilà encore, dirai-je, des mots que les anticolonialistes vertueux tout occupés à s'autoflageller en fustigeant la colonisation n'étaient pas prêts à entendre, les résultat ayant été que Si l'esclavage a été aboli en parole (et comme je le disais il y a un instant, pas en actes, et ce jusqu'à ce jour en certains points du monde) l'immense servitude héritée du dirigisme colonialiste, elle, n'a pas disparu, et l'organisation, l'outillage, et les procédés occidentaux ne sont toujours pas implantés partout, dans les pays de l'Afrique subsaharienne par exemple ; on leur a préféré l'aide étatique, le dirigisme plus ou moins téléguidé, le tout, bien sur, dans le cadre d'une dénonciation incantatoire du «néocolonialisme» et du capitalisme international.

Molinari écrivait fort explicitement, et fort lucidement, à son époque : «Les peuples opprimés ont besoin du capitalisme pour s 'émanciper». Ce n'est qu'aujourd'hui, et avec quelles réticences et timidités, qu'on commence enfin à le comprendre. Pour paraphraser une phrase célèbre prononcée voici quelques années par un dirigeant africain à propos de la colonisation, on pourrait dire qu'il y a bien pire que de ne pas être «exploité» par les capitalistes, c'est ne pas être exploité du tout, et il y a bien pire encore que ne pas être exploité du tout; c'est tomber sous la coupe de dirigistes ou de socialistes, parce qu'en ce cas, les conditions même qui permettraient le passage au capitalisme sont détériorées, ou carrément détruites.

On peut noter par ce biais, sur ces bases, et pour en revenir à la question plus haut évoquée que l'avantage financier commercial et industriel n'est pas le seul qui importe aux libéraux du 19ème siècle précisément parce qu'ils comprennent jusqu'au bout ce qui est au coeur de cet avantage, et parce qu'ils comprennent pourquoi cet avantage doit être au centre de la problématique de la prospérité et du bonheur humains.

La recherche, par tous, de l'avantage financier, commercial et industriel est, nous disent nos auteurs, condition de prospérité, elle est condition de liberté et de dignité, elle est source d'apprentissage de l'efficacité, elle est source d'éthique en ce qu'elle est source de responsabilité et de respect de l'être humain.

Les libéraux du 19ème siècle n'oublient jamais la dimension éthique du marché, du capitalisme, et opposent souvent dans leurs textes la mentalité de l'administrateur étatique et étatiste, du dirigiste, du détenteur de prébendes (les avantages particuliers acquis sont toujours acquis, nous rappellent-ils, au détriment de quelqu'un) à l’éthique entrepreneuriale et commerçante qui repose sur le contrat librement passé.

Politiques coloniales

On peut comprendre dès lors, et pour en revenir à une autres des questions que j'ai posée tout à l'heure, que si une colonisation est dénoncée, critiquée, par les libéraux du 19ème siècle, une autre forme de colonisation, ou plus exactement un autre mode de fonctionnement qui se rattache par la bande à la colonisation, l'est lui beaucoup moins.

La colonisation anglaise est ainsi étudiée en détail, et opposée, came un contre-exemple, à la colonisation française (un article de Fontpertuis analyse données à l'appui la puissance coloniale du Royaume Uni et essaie de montrer sur quoi elle repose: plus de place nous dit-il, «à la liberté d'entreprendre, moins de place aux prébendes»),

Dans un texte appelé La politique coloniale de l'ancien régime, l'auteur, Joseph Chaliley, note (d'une manière qui idéalise peut-être un peu les choses, mais l'important est le contenu, ce que nous dit le contenu) que «l'une des hases de la politique de l'ancien régime était la confiance du gouvernement dans l'initiative individuelle, ce qui débouche sur un type de colonisation où l'état laisse aux particuliers, soit isolés, soit réunis en société, le soin de découvrir, de conquérir et d'exploiter les colonies, ce qui soi-même conduit à un mode d'exploitation où la prospérité repose sur des avantages offerts aux diverses classes de la société», et il oppose la colonisation vicieuse où « les indigènes sont chassés, brutalisés, anéantis », où une «administration irresponsable et centralisée à l'excès car n'ayant de comptes à rendre à personne et sure de l'indifférence publique s'arrange pour tout diriger de loin et despotiquement», à une colonisation vertueuse où la liberté d'entreprendre et d'échanger va de pair avec le respect des individus et une administration minimale, limitée aux fonctions régaliennes de l'état, concluant son propos par cette formule «la bonne administration se fait à bon marché».

Deux types de colonies se trouvent également distingués par Gounon-Loubens dans un texte qui porte ce titre, et qui commence par cette phrase, qui aujourd’hui encore pourrait apparaitre programmatique : «Le procès des colonies n'est pas encore vidé» : les colonies d'exploitation et les colonies entrepreneuriales. Les premières, écrit-il, sont non pas celles où on exploite les richesses du pays colonisé, mais en fait «celles au moyen desquelles on exploite les contribuables de la métropole par le biais d'une administration inefficace modelée sur la stérile machine métropolitaine, les secondes se développent sans l'intervention militaire administrative ou financière de la métropole et reposent dès lors dans leur fonctionnement, sur la confiance en soi et la responsabilité personnelle.»

Un autre texte, de Le Pelletier de Saint Rémy celui là, s'appelle Le libre échangisme colonial, et pourrait permettre d'expliciter ce qu’écrit Gounon-Loubens. Le Pelletier, pour dénoncer les colonies d'exploitation, parle de «colbertisme colonial», du «protectionnisme inhérent au pacte colonial qui crée des assistés et des parasites», ou pour reprendre d'autres de ses termes, «des faux pauvres qui jouent l'impotence». A ce fonctionnement pervers, il oppose celui de colonies où régnerait «le droit commun du gouvernement et des institutions», «la liberté d'exporter leurs produits à toutes destinations», le principe de «libre immigration des travailleurs libres», donc un fonctionnement des colonies qui rejoindrait celui des métropoles et qui en ferait des contrées de droit, de liberté de produire et d'échanger,

A l'appui, il cite cette phrase de son contemporain libéral anglais, lord John Russell : «que nos colonies gagnent en richesse et population, et quoi qu'il arrive de ce grand empire, nous aurons la consolation de nous dire que nous avons contribué à la civilisation et au bonheur du monde», Le Pelletier conclut : «plus un pays est prospère, plus il concourt à la prospérité des autres pays, tout est là, personne ne le niera».

La tâche essentielle est donc en ces conditions de chercher le chemin de la prospérité, de répandre et de disséminer la prospérité ; or celle-ci ne peut naître ni du protectionnisme, ni du dirigisme, ni de l'étatisme socialiste inhérent au fonctionnement concret de la colonisation à l'époque, surtout au fonctionnement de la colonisation à la française.

Comme pour conclure à ce sujet, et rendre le propos plus explicite encore dans sa Lettre sur la colonisation, Guyot écrit : «Avec le libre échange et une juridiction assurant la sécurité des contrats, il est à peu près indifférent qu'une terre appartienne à tel ou tel groupe ethnique parlant telle ou telle langue. Aux procédés d'extermination, il faut substituer le croisement et la fusion, enseigner la douceur, l'urbanité, la politesse, apporter la sécurité de celte chose après laquelle, depuis que l'homme est un animal social, il ne cesse de clamer: la justice. Une justice qui est existence d'un cadre permettant l'exercice de la liberté individuelle, de la liberté d'échanger et de produire et des droits de propriété», pas la niveleuse manipulatrice stérilisante et totalitaire justice sociale des tenants du ressentiment, tenants qui commencent toujours en revendiquant des choses très belles et finissent souvent par la violence, parfois par les charniers.

Nous sommes loin de la colonisation et loin du dirigisme, ou plus exactement nous sommes au delà des entraves de la colonisation et du dirigisme, et il est intéressant de noter que dès le 19ème siècle, des économistes libéraux non seulement pensaient déjà les effets pervers de ces entraves, mais prévoyaient en outre ce qui serait la seule voie féconde pour l'avenir, la voie, comme je le disais tout à l'heure, et comme nous pouvons le constater en observant le monde, dans laquelle, après bien des erreurs et bien du gâchis, nous nous engageons aujourd'hui. Il est intéressant aussi de noter que, plusieurs décennies avant que nos auteurs n’écrivent, Jean-Baptiste Say, dans son Cours complet d'économie politique (1803) pouvait écrire :

«Les vraies colonies d'un peuple commerçant, ce sont les peuples indépendants de toutes les parties du monde. Tout peuple indépendant doit désirer qu'ils soient tous indépendants pour devenir plus industrieux et plus riches, car plus ils seront nombreux et productifs, plus ils présenteront d'occasions et de facilités pour les échanges».

Ou plus loin :

«Un temps viendra où l'on sera honteux de tant de sottise et où les colonies n'auront plus d'autres défenseurs que ceux à qui elles offrent des places lucratives ... aux dépens du peuple».

Conclusion

Que dire pour achever ? Ceci peut-être. Si les libéraux du 19é siècle ont prévu, compris, pensé la dimension désastreuse et destructrice inhérente au colonialisme, ils sont parvenus à ce résultat parce qu'ils ont pris la colonisation pour ce qu'elle a été : une extension, une excroissance du dirigisme condamnée à échouer comme tout ce qui est issu du dirigisme. Une extension aussi de quelque chose qui a à voir avec l'essence même du socialisme, dont ils ont su rappeler qu'il n'avait rien de moderne, strictement rien, mais qu'il était un prolongement des discours conservateurs, archaïques, réactionnaires, de l'Ancien Régime. N'étant ni prisonniers de l'idéologie socialiste, ni otages du conservatisme, eux seuls pouvaient dirai-je prendre la colonisation pour ce qu'elle a été, et porter le fer au cœur de la plaie.

Tout en pensant la dimension désastreuse et destructrice inhérente au colonialisme, j'ajouterai qu'ils ont discerné, de manière on ne peut plus lucide, les vertus économiques, politiques, mais aussi éthiques du capitalisme pour tous les pays, y compris les pays qui sont restés extérieurs au développement capitaliste, et qui peuvent le rejoindre, ce développement capitaliste, par la généralisation du libre échange, la concurrence, ou pour reprendre une fois encore les belles paroles de Guyot, le croisement, la fusion, l'harmonie que l'occidentalisation du monde bien comprise peut apporter.

Aujourd'hui, face aux désastres provoqués par les discours ineptes issu de l'anticolonialisme de gauche, discours qui ont prétendu remédier au dirigisme par du dirigisme, et au socialisme par du socialisme, face aux désastres provoqués par des politiques post-coloniales qui reposaient sur une incompréhension de ce qui constituait l'essence même du phénomène colonial, une mutation radicale s'opère sous nos yeux, une mutation que le grand sociologue américain Peter Berger a pu appeler dans un ouvrage récent, «révolution capitaliste».

Nous pouvons dire en ce contexte que les libéraux français du 19ème siècle ont prévu cette révolution, l'ont préparée, ont montré de quoi elle surgirait, et quelles formes elle prendrait, plus loin que les impasses et les cécités longtemps hégémoniques. Nous pouvons dire aussi qu'ils nous indiquent ce qui nous reste à accomplir, et ce qui pourrait être notre devoir d'hommes libres.

Grâce à eux, grâce à leur parole, à leurs textes, nous pouvons dire aux hommes des pays encore pauvres qu'ils n'ont pas été les proies du capitalisme, mais les victimes d'un dirigisme et d'un socialisme dont nous même avons aussi été trop longtemps les victimes, et que nous avons donc les mêmes ennemis, et que peut être nous ne nous libérerons qu'ensemble.

Nous pouvons leur dire aussi qu'ils sont encore, par les aides d'Etat à Etat, par les dites politiques « d"ajustement structurel » et autres succédanés, les victimes du dirigisme et du socialisme, comme nous sommes nous-mêmes encore et toujours victimes du dirigisme et du socialisme.

Nous pouvons leur dire que la seule, l'unique, la précieuse issue pour eux se trouve précisément dans ce que tant d'intellectuels faussement bienveillants leur ont appris à condamner: dans la liberté d'échanger, de produire, de circuler, de passer contrat, de posséder une propriété, et d'être d'abord propriétaire de soi-même, individu souverain, dans le droit garant et dans le marché sans autre limite que le droit garant.

Nous pouvons leur dire surtout que dès le moment de la colonisation, dès le moment où la colonisation était, pourrait-on dire, à son apogée, des penseurs, des économistes disaient déjà cela, face aux colonisateurs et aux colonialistes, contre les colonisateurs et les colonialistes, précisément parce que eux, libéraux, étaient en tant que tels défenseurs de la liberté sous tous ses aspects, donc défenseurs de la liberté politique et économique, et par là du capitalisme démocratique.

Et parce qu'en tant que défenseurs du capitalisme démocratique, ils voyaient déjà les rouages de l'imposture coloniale, dirigiste, socialiste, et derrière les rouages, les destructions immenses qui se profilaient, et qui se chiffreraient en vies humaines perdues, gâchées, anéanties.

Nous pouvons leur dire, en somme, la valeur de la liberté tout court, et leur disant la valeur de la liberté, nous pourrons aussi leur rappeler, pour qu'ils comprennent pleinement, jusqu'au bout, ce qui est en jeu, cette phrase libertaire de Max Stirner qu'on retrouve significativement plusieurs fois, comme un principe, dans les textes libéraux sur la question coloniale :

«La liberté n'est jamais accordée, elle doit se prendre».

Cette phrase est toujours d'actualité. Plus que jamais peut-être.


Notes et références

  1. On peut supposer sans trop de risque qu'il s'agit d'une erreur de copie et que Guy Millière parlait du Journal des économistes.

wl:Guy Millière