La pensée de certains auteurs connaît des destins parfois surprenants. Celle de David Hume est à cet égard tout à fait exemplaire. Celui-ci se penchait, dans ses écrits, sur les travaux de ses contemporains, et faisait observer qu’un grand nombre d’entre eux n’hésitaient pas à partir de leur observation de l’Homme et de sa nature (l’être), pour en dériver des préceptes moraux (ce qui doit être). Manque de rigueur, soulignait le philosophe, toute décision implique un choix. Et qui dit choix dit intervention de la volonté. De l’être on ne peut donc dériver le devoir-être, sans faire intervenir la volonté.
De manière surprenante, c’est le premier terme seulement de cette phrase qui sera retenu, et par la doctrine du positivisme juridique ; il s’agissait de faire pièce à la doctrine du droit naturel. Mais la perte du second terme amputera cette même doctrine d’un pan important de la pensée, raffinée et subtile, de Hume. Une lecture attentive de son œuvre montre en effet que sa portée allait bien au-delà d’une simple critique d’un ordre supposé immanent et « naturel », un ordre spinoziste. Dans des passages que n’auraient renié ni E. Morin ni H.A. Simon, le philosophe anglais jetait déjà les bases d’une théorie complexe de la décision, qui n’avait pour seul handicap de ne pas dire son nom.
J’ai compilé les passages les plus importants de cet œuvre dans une annexe de ma thèse de doctorat, Le droit en mouvement, dont voici le texte intégral :
Les théoriciens du droit sont familiers d’une distinction et d’une relation, prêtées à Hume entre l’être et le devoir être. Cette construction fut consacrée par une loi qui porte le nom de ce philosophe anglais. Elle stipule que si l’on peut dériver un être d’un devoir être, on ne peut en revanche dériver un devoir être d’un être. Cette formulation est une forme déjà remaniée par la science juridique, selon la distinction proposée par Kelsen entre Sein et Sollen.
Nous reviendrons sur des extraits des textes fondateurs de ces auteurs (1), avant d’aborder quelques difficultés que soulève une loi ainsi formulée dans une perspective ouverte et diachronique (2).
1. Les textes fondateurs
1. 1. A l’origine : une réflexion sur la volonté
Dans son Traité de la nature humaine (Livre 2, 3eme partie, section 3), Hume s’interroge sur les motifs qui influencent la volonté, selon une dialectique alors courante entre la raison et les passions. L’une et l’autre s’influencent mutuellement, mais est-il rigoureux de raisonner en ces termes ?
« Rien n’est plus ordinaire en philosophie, et même dans la vie courante, que de parler du combat de la passion et de la raison, de donner la préférence à la raison et d’affirmer que les hommes ne sont vertueux que pour autant qu’ils se conforment à ce qu’elle leur ordonne. Toute créature raisonnable, dit-on, est obligée de régler ses actions sur la raison ; et si quelque autre motif ou principe disputait la direction de sa conduite, elle devrait s’y opposer jusqu'à le soumettre complètement ou, du moins, le mettre en conformité avec le principe supérieur. La plus grande partie de la philosophie morale, ancienne ou moderne, semble se fonder sur cette façon de penser ; et il n’est pas de terrain plus ample, tant pour l’argumentation métaphysique que pour les déclamations populaires, que la prééminence supposée de la raison sur la passion. Pour avantager la première, on a fait étalage de son éternité, de son immutabilité, de son origine divine et l’on a insisté avec la même force sur l’aveuglement, l’inconstance, la puissance trompeuse de l’autre. Pour manifester la fausseté de toute cette philosophie, je chercherai à prouver d’abord que la raison ne peut jamais être à elle seule un motif pour une action de la volonté. Puis en second lieu, qu’elle ne peut jamais s’opposer à la passion pour diriger la volonté. »
1. 1. 1. La raison ne peut à elle seule fonder la volonté
Suit une démonstration illustrée par une métaphore sur les mathématiques, montrant que d’un objet purement théorique (raisonnable) ne peut rien résulter de pratique (influencé par la passion), car il faut un lien plus ou moins direct avec l’empirie, donc la subjectivité. Les deux éléments sont indissociables pour que le processus décisionnel puisse s’accomplir dans son intégralité.
« L’entendement s’exerce de deux façons différentes, selon qu’il juge par démonstration ou par probabilité, autrement dit, selon qu’il considère les relations abstraites entre nos idées et les relations d’objets sur lesquelles l’expérience seule nous informe. Je crois qu’il sera difficile d’affirmer que la première sorte de raisonnement est à elle seule la cause d’une action. Comme son domaine spécifique est le monde des idées et comme la volonté nous place toujours dans celui des réalités, la démonstration et la volition semblent, pour cette raison, totalement disjointes l’une de l’autre. Sans doute les mathématiques sont-elles utiles dans toutes les activités mécaniques et l’arithmétique dans presque tous les arts et les métiers ; mais elles n’ont pas par elles-mêmes cette influence. La mécanique est l’art de régler les mouvements des corps en vue d’une fin ou de quelque but que l’on se propose ; et la seule raison qui nous fait utiliser l’arithmétique pour établir les propositions entre les nombres, c’est que nous pouvons découvrir par son moyen les proportions de leur influence et de leur action. (...) Par conséquent, le raisonnement abstrait ou démonstratif n’influence jamais aucune de nos actions, sinon par sa direction de notre jugement concernant les causes et les effets[1] ; (...) ce qui nous conduit à la seconde activité de l’entendement. »
A ce niveau il est important de relever que pour Hume la psychologie cognitive humaine est formée de niveaux très distincts : sens, raison, sentiments. La raison est ici considérée comme la faculté de bien juger, et non l’expression d’un mode de pensée universellement accessible car basé sur notre mode de fonctionnement cérébral, ce qui est désormais un acquit des sciences cognitives. En complément, la cognition moderne fait appel à la notion de connexion, qu’utilise également Hume, dans un sens très différent toutefois ; il ne raisonne pas en termes d’input ou output, mais de tendances et de penchants. Le recours à la mémorisation de l’expérience vient compléter le processus.
1. 1. 2. Dans la décision, la raison ne peut s’opposer à la passion
« Il est clair que, lorsque nous prévoyons de souffrir d’un objet quelconque ou d’en tirer du plaisir, il s’ensuit une émotion d’aversion ou de propension et une inclination soit à éviter ce qui nous procurera ce malaise, soit à étreindre ce qui nous contentera. Il n’est pas moins clair que cette émotion ne s’en tient pas là ; et que, nous portant à jeter nos vues de tous côtés, elle embrasse tout ce qui se trouve en connexion avec l’objet d’origine selon la relation de cause à effet. Le raisonnement intervient donc ici pour découvrir cette relation ; et en fonction de la variation de notre raisonnement, nos actions varient subséquemment. Mais il est évident, dans ce cas, que l’impulsion ne provient pas de la raison qui ne fait que la diriger. C’est la perspective de la souffrance ou du plaisir qui éveille l’aversion ou la propension à l’égard d’un objet ; ces émotions s’étendent aux causes et aux effets que la raison et l’expérience nous indiquent. La question de savoir lesquels, parmi les objets, sont causes et lesquels sont effets, ne saurait présenter le moindre intérêt si l’ensemble des causes et des effets nous était indifférent. Lorsque les objets eux-mêmes ne nous affectent pas, ils ne peuvent jamais gagner d’influence par leur connexion ; et il est évident que, comme la raison n’est rien d’autre que la découverte de cette connexion, ce ne peut être par son moyen que les objets sont susceptibles de nous affecter. »
Pour résumer la pensée de Hume, on peut dire que l’acte de volonté se déroule en trois temps : perception d’objets par voie sensible, réaction émotionnelle positive ou négative, correction éventuelle par la raison. Autrement dit, qui ne sait ne peut vouloir ; ce qui semble logique. La raison ne fait que mettre en lumière des liens entre les passions. Elle ne peut s’y substituer. Tirant les conséquences de cette analyse, Hume va proposer un siècle avant Simon la distinction entre projet adéquat et projet non adéquat.
« Puisque la raison ne peut jamais, à elle seule, ni produire une action, ni susciter une volition, j’en infère que cette même faculté n’est pas davantage capable d’empêcher une volition ou de disputer la préférence à une passion ou à une émotion. C’est là une conséquence nécessaire. Il est impossible que la raison puisse avoir cet effet d’empêcher la volition, sans donner une impulsion dans la direction contraire à notre passion ; une impulsion qui, à elle seule, aurait pu produire une volition. Rien ne peut s’opposer à l’impulsion d’une passion ou la retarder, si ce n’est une impulsion contraire ; et si cette impulsion contraire pouvait provenir de la raison, cette dernière faculté devrait alors avoir une influence originelle sur la volonté et devrait pourvoir causer, tout autant qu’empêcher, un acte de volition. Mais si la raison n’a pas cette influence originelle, il ne lui est pas possible de résister à un principe qui a cette efficacité, ni même de maintenir l’esprit en suspens, ne serait-ce qu’un instant. Ainsi il apparaît que le principe qui s’oppose à notre passion ne peut s’identifier à la raison, et ce n’est pas au sens propre qu’on l’appelle ainsi. Nous ne parlons pas rigoureusement et philosophiquement lorsque nous discourons du combat de la passion et de la raison. La raison est et ne doit qu’être l’esclave des passions ; elle ne peut jamais prétendre remplir un autre office que celui de les servir et de leur obéir. Comme cette opinion peut apparaître quelque peu extraordinaire, il ne sera pas déplacé de la confirmer par quelques autres considérations. »
1. 1. 3. Le raisonnable est l’adéquation des opinions de l’individu avec ses projets
« Une passion est une existence originelle, ou, si l’on veut, une modification originelle de l’existence ; elle ne contient aucune qualité représentative qui en fasse une copie d’une autre existence ou d’une autre représentation. Quand j’ai faim, je suis réellement sous l’emprise de la passion et, (...) il est donc impossible que la vérité et la raison puissent s’opposer à cette passion ou que celle-ci puisse contredire celles-là (...).
Ce qui peut se présenter sur ce chapitre, c’est que, comme, d’une part, rien ne peut être contraire à la vérité ou à la raison sauf ce qui s’y réfère et comme, d’autre part, seuls les jugements de notre entendement ont cette référence, il s’ensuit que les passions peuvent être contraires à la raison dans la seule mesure où elles s’accompagnent de quelque jugement ou de quelque opinion. Selon ce principe, qui est si évident et si naturel, c’est seulement en deux sens qu’une affection peut être dite déraisonnable. D’abord, quand une passion telle que l’espoir ou la crainte, le chagrin ou la joie, le désespoir ou la sérénité, se fonde sur la supposition de l’existence d’objets qui en réalité n’existent pas. En second lieu, quand, pour satisfaire une passion, nous choisissons des moyens inappropriés à la fin visée et jugeons faussement des causes et des effets. »
C’est ici que commence la séparation de l’être et du devoir être : « Lorsqu’une passion ne se fonde pas sur des suppositions fausses et qu’elle ne recourt pas à des moyens inappropriés à sa fin, l’entendement ne peut ni la justifier, ni la condamner. ». Mais Hume ne s’arrête pas là, et affine sa pensée. « En bref, une passion doit s’accompagner d’un jugement faux pour être déraisonnable ; et même alors, ce n’est pas la passion qui, à proprement parler, est déraisonnable, c’est le jugement ». Ainsi ce ne serait ni nos passions ni nos actions qui sont vraies ou fausses, mais la manière que nous avons de les relier. Ce ne sont ni nos passions ni nos actions qui sont vraies ou fausses, mais la manière que nous avons de les relier
1. 1. 4. Neutralité des faits et commune raison
Il ne reste à Hume qu’à traiter des faits, dans sa Dissertation sur les passions. Il les sépare nettement de la raison pure, mais leur dénie également la qualité de motif d’action.
« Il paraît évident que la raison, prise dans un sens exact, c’est-à-dire comme jugement du vrai et du faux, ne peut jamais être, par elle-même, un motif de la volonté et qu’elle ne peut exercer son influence sans toucher quelque passion ou affection. Les relations abstraites entre les idées sont objets de curiosité, pas de volition. Quant aux questions de fait, dès lors qu’elles ne sont ni bonnes ni mauvaises, qu’elles ne suscitent ni désir ni aversion, elles sont entièrement indifférentes ; qu’on en ait conscience ou non, qu’on les appréhende correctement ou faussement, on ne peut les traiter comme des motifs pour agir. ».
Hume va alors dénoncer la vision « populaire » de la raison, qu’il présente comme une œuvre collective de l’esprit, un ordre conventionnel, et dont résulte une morale de l’économie quelque peu bourgeoise. On notera tout de même l’actualité de cette conception, que l’on retrouve fréquemment dans les discours neo-libéraux contemporains : « Ce qu’on appelle communément raison - dans le sens populaire du terme -, et que les discours oraux nous recommandent si fort, n’est rien d’autre qu’une passion générale et calme qui embrasse son objet d’un point de vue éloigné et qui met en œuvre la volonté, sans susciter pour autant une émotion sensible. Dire que c’est par raison qu’un homme s’acquitte scrupuleusement de ses fonctions signifie qu’il agit avec le désir tranquille de s’enrichir et de faire fortune. Se conforme-t-il à la justice par raison ? C’est dire qu’il s’y tient par une responsabilité calme du bien public ou par souci de sa respectabilité aux yeux d’autrui comme aux siens propres. ».
Résumons : au sein de la volonté se confrontent raison et passions. La raison seule ne peut produire de volonté, les passions sont incontrôlables sauf si elles s’accompagnent d’un jugement sur lequel seule la raison aura prise car il peut être adéquat ou inadéquat aux buts que l’on s’est fixés. De plus, les faits n’étant en eux-mêmes ni bons ni mauvais, ils ne peuvent être sans jugement des motifs d’action. Quel est à ce stade le lien avec l’être et le devoir être ?
Ce sont les positivistes, Kelsen en tête, qui le construiront. Il part du postulat que la norme est l’expression d’un acte de volonté du législateur (habilité par une norme fondamentale). Ainsi se scinde l’être (le Sein) du devoir être (le Sollen). Mais dans un sens unique seulement : si une prescription (Sollen) peut engendrer un comportement (exécution de l’ordre), donc un fait objectivement observable (Sein), il devient impossible qu’un fait soit à lui seul déclencheur d’une prescription, car selon le schéma de Hume, ce fait, élément objectivement observable, ressort de la raison pure ou de la neutralité ontologique. Il ne peut donc déclencher de volition, sans la passion. Or celle-ci est par définition étrangère à la pensée du législateur, qui pour Kelsen ne fait que se conformer à la norme fondamentale. Ainsi les faits peuvent bien amener le législateur à créer de nouvelles normes, mais ceci ne sera possible que parce qu’une norme supérieure l’y autorise.
2. Des difficultés posées par la « loi » de Hume
Le radicalisme prêté à la pensée de Hume met mal à l’aise, de même que sa prétendue concordance avec le positivisme de Kelsen. On le voit, le philosophe anglais distingue sans pour autant définitivement séparer. Mouvement complexe, la volonté est présentée comme une combinaison d’opérations mêlant subjectivité et objectivité ; ce qui est présenté, de fait, n’est pas tant la volonté que le processus de décision. Et quand Hume disjoint, c’est pour mieux conjoindre. Sa démonstration tend davantage à montrer l’emprise de l’empirie sur la raison pure au sein de la décision humaine que de dresser des barrières étanches.
2. 1. Une interprétation trop radicale
Ainsi, si l’on prend Hume au pied de la lettre, tout est choix, rien n’est raison, hormis deux choses : le jugement qui oriente notre action vers nos buts, et la partie axiomatique de notre raisonnement (celle dont il tire la métaphore mathématique). Mais ces dernières ne peuvent rien face à nos passions. Ce sont nos passions qui provoquent notre désir, qui sont la base de notre action. S’il avait connu le schéma de Simon, Hume aurait probablement dit qu’à la base du processus décisionnel, l’émergence du décalage entre réel perçu et réel voulu est une pure affaire de subjectivité : subjectivité dans la perception, subjectivité dans la construction du décalage et des problèmes. Ce ne serait qu’au stade de l’élaboration des plans qu’interviendrait la rationalité. Une position que n’aurait pas reniée l’empiriste Lucrèce.
Quand il fait la distinction entre être et devoir être, Hume cherche davantage à mettre en garde son lecteur contre les dérives discursives qu’à prendre un parti ontologique, ce qui ressort clairement du Traité de la nature humaine, livre 3, 1ere partie, sec. 2.
« Je ne peux m’empêcher d’ajouter à ces raisonnements une remarque que, sans doute, on peut trouver de quelque importance. Dans tous les systèmes de morale que j’ai rencontrés jusqu’ici, j’ai toujours remarqué que l’auteur procède quelque temps selon la manière ordinaire de raisonner, qu’il établit l’existence de Dieu ou qu’il fait des remarques sur la condition humaine ; puis tout à coup j’ai la surprise de trouver qu’au lieu des copules est ou n’est pas habituelles dans les propositions, je ne rencontre que des propositions où la liaison est établie par doit ou ne doit pas. Ce changement est imperceptible ; mais il est pourtant de la plus haute importance. En effet, comme ce doit ou ce ne doit pas expriment une nouvelle relation et une nouvelle affirmation, il est nécessaire que celles-ci soient expliquées : et qu’en même temps on rende raison de ce qui paraît tout à fait inconcevable, comment cette relation peut se déduire d’autres relations qui sont entièrement différentes. Mais, comme les auteurs n’usent pas couramment de cette précaution, je prendrai la liberté de la recommander aux lecteurs, et je suis persuadé que cette légère attention détruira tous les systèmes courants de morale et nous montrera que la distinction du vice et de la vertu ne se fonde pas uniquement sur les relations des objets et qu’elle n’est pas perçue par la raison. ».
Dans ce passage, souvent présenté comme le fondement de la séparation méthodologique de l’être et du devoir-être, Hume ne fait rien d’autre que rappeler que ce qui est subjectif doit le rester, et qu’il est aisé de se laisser entraîner à faire passer pour objectif ce qui n’est que jugement de valeur. On devine dans ce texte une incitation à la prudence vis-à-vis de certaines arguties, que l’on trouvait parfois dans les discours de l’école du droit naturel. Mais une précaution oratoire n’est pas une théorie, et faire de Hume un précurseur de la doctrine positiviste sur ce seul fondement est peut-être quelque peu hasardeux.
Pour Hume en effet, la décision humaine est le règne de la subjectivité. La raison n’est qu’un rouage accessoire du système. Elle n’est pas toute-puissante : une décision ne peut être dite produit de l’unique raison (premier point de la démonstration de Hume). Comment, dans ce cas, accorder pleinement les conceptions de Hume et de Kelsen ? Même si ce dernier n’écarte pas ouvertement la possibilité que les normes soient un produit purement subjectif (la conception dynamique de la hiérarchie des normes l’autorise sans problème), certains points gênants subsistent : le juge décide, habilité par une norme supérieure, mais sa décision n’a-t-elle pas pour cadre des faits ? Comment s’inscrit-elle alors dans la hiérarchie statique ? Si la conformité est une propriété objectivement appréciable (nous sommes dans le domaine de la légalité), comment situer, par exemple, un jugement en opportunité ?
Hume ne serait donc pas à proprement parler un positiviste ; certes son discours se pose comme une critique de l’école du droit naturel, qui sous couvert de raison pouvait justifier des constructions juridiques arbitraires, mais de la manière dont il présente la volition, on pourrait plutôt le qualifier de constructiviste avant l’heure, ce qui ne trancherait en rien avec la rigueur analytique de sa démarche. La précision avec laquelle Hume ausculte les sentiments humains tend surtout à montrer à quel point nous sommes gouvernés par nos instincts, avant une quelconque logique.
Comme d’ailleurs il n’a jamais formulé directement la loi qui porte son nom, on doit la dériver de ses propos par le montage suivant : la raison ne peut à elle seule déclencher la volonté d’action ; donc, de l’objectif seul ne peut dériver du subjectif ; donc, d’un fait objectivement observable (être, ou Sein) ne peut dériver du devoir être (Sollen).
A la lumière de ce qui vient d’être vu sur Hume, il est peu probable que celui-ci aurait un jour formulé une loi en ces termes. Il n’y avait rien pour lui dans l’action humaine qui ne fut empreint de subjectivité, ce qui incluait bien entendu les jugements moraux ET juridiques. En déniant à la raison la faculté de guider naturellement le jugement, il lui déniait implicitement cette faculté dans un cadre artificiel, donc juridique (le positivisme postule que les normes sont des actes de volonté).
Quant aux faits, que Hume considère comme neutres, ils pourraient entrer indirectement en ligne de compte dans l’expression de la volonté, dès lors que l’on porte sur eux un jugement. Mais cette faculté n’est pas directement énoncée, elle ne se déduit qu’a contrario des Dissertations. Hume tend davantage à limiter les valeurs et jugements au seul niveau de la personne humaine, afin d’éviter les anthropomorphismes abusifs. Ainsi les faits, extérieurs, sont dépourvus de la qualité d’influencer en eux mêmes la décision. C’est par l’expérience, le jugement, que les faits entrent dans le processus décisionnel. Mais là encore, non comme élément déclenchant de la volition, mais comme simple paramètre d’élaboration de la décision. C’est donc encore un abus que de dire que Hume distingue nettement faits et valeurs. Au début du processus de décision, certes oui, les faits sont distincts. Mais que se porte sur eux la cognition de l’observateur et ils se trouvent soudain empreints de subjectivité, subjectivité qui déterminera ensuite la volonté, sous la direction du jugement raisonnable : « Les objets qui prétendent relever de la raison - prise dans le sens précédent - sont exactement les mêmes que les objets de ce que l’on appelle passion, dès lors qu’ils se rapprochent de nous, qu’ils tirent d’autres attraits de leur situation extérieure ou de leur conformité à notre disposition interne, et qu’ils trouvent le moyen d’exciter une émotion sensible et tumultueuse. Quand on évite un mal que l’on voit venir de loin, on dit que c’est par raison ; quand il est à proximité, le mal produit l’aversion, l’horreur et la crainte et il est objet de passion. ».
Nous ne sommes donc, selon Hume, que des êtres aux passions tumultueuses et divergentes, à jamais incapables de rationalité pure. Et s’il nous arrive certes parfois de sacrifier nos intérêts immédiats, renoncer à « notre plus grand bien possible », précise-t-il ultérieurement, ce n’est jamais qu’un moment fragile et instable, et nous sommes toujours prêts à rebasculer dans le laisser-aller des stratégies égoïstes et à court terme. De plus, les faits sont les faits, mais ils se transforment en action par la voie du jugement et des passions. On ne peut donc déduire qu’ils n’engendrent pas de devoir être, mais pour qu’ils le puissent, il suffit de leur ajouter le jugement. Les positivistes sont donc fondés à prétendre qu’on ne peut dériver de devoir être d’un être, mais il serait réducteur de prétendre que Hume n’a pas donné d’exception à ce principe.
On peut invoquer à l’appui des propos de Hume les enseignements tirés de la première cybernétique et des automates de Wiener et Von Neumann. Hume affirme en effet qu’une volonté ne saurait être pur produit de la raison, ce que confirme les analyses de la cybernétique. L’automate, être que son comportement totalement binaire rend qualifiable de purement rationnel, est incapable d’exprimer une volonté propre. Il n’exprime que le produit du programme qu’il renferme, qu’il n’a par définition pas créé. On a bien tenté de concevoir des programmes qui se programmaient eux-mêmes, mais on se heurtait à deux problèmes insolubles : il fallait toujours partir d’un noyau originel, un code minimum rédigé par un humain ; et le programme s’avérait n’être en définitive que le produit de ce noyau, même s’il pouvait donner une illusion d’autonomie en s’enrichissant de la complexité de son environnement.
Ceci ne prouve pas de manière irréfutable qu’une volonté purement rationnelle est inconcevable. En effet, on a juste montré qu’un automate ne peut produire de volonté, ce qui ne signifie pas que l’on ne pourra pas, un jour, produire d’automate produisant sa propre volonté. On peut néanmoins en douter, et pour ce faire, se référer au théorème de Gödel (Annexe 3). En effet, d’après celui-ci, un système d’axiomes ne peut produire de justification de lui-même, et donc ne peut se concevoir lui-même. Tout ce qui découle de lui est un produit rationnel, donc dérivable, de ses axiomes initiaux. Le rationnel ne produit donc jamais que du rationnel ; la volonté serait condamnée à rester subjective.
Vouloir séparer à outrance les actions et leur produit aboutit donc à des aberrations. Ceci se remarque particulièrement quand l’analyse inclut une quatrième dimension : le temps
2. 2. La réfutation par l’analyse diachronique
C’est peut-être les méthodes et leurs fondements qui divisent le plus juristes et sociologues. Ces derniers incluent volontiers une dimension temporel dans leurs travaux. Or, se poser la question du temps, en droit, c’est remettre définitivement en cause l’étanchéité de la séparation entre fait et valeur, entre être et devoir être.
On voit mal en effet, comment dénier aux faits toute influence dans le processus décisionnel. Dans l’absolu, un fait est neutre (comme le rappelle Hume). Mais une fois accaparé par l’être pensant, il devient un paramètre de la décision, qu’il contribue à infléchir. Ainsi le produit de cette action devient un nouveau fait. L’exemple le plus topique est le prix, fixé dans un marché. En lui-même le prix ne signifie rien, mais il va servir de base à des décisions plus ou moins rationnelles des investisseurs, qui par leurs opérations spéculatives vont le faire monter ou descendre. Ce nouveau prix va ensuite servir de base à d’autres décisions, et ainsi de suite. Le mécanisme du marché est un cas particulier de processus décisionnel, car il est bouclé. Ce cercle herméneutique engendre des phénomènes complexes qui sont développés en détail dans le reste de cette étude, mais cette figure n’est pas la plus fréquente au quotidien de nos actions. Ainsi le jugement d’un magistrat n’a qu’exceptionnellement vocation à déborder du cadre du litige pour venir s’insérer, remontant la hiérarchie des normes, dans le droit positif. Si elle est exceptionnelle, la création jurisprudentielle n’en est pas moins une figure réelle, et participe pour une part importante de la vie juridique.
Ainsi, il est rigoureux de poser qu’un fait est distinct d’une valeur, mais il est faux de prétendre qu’une valeur ne peut être empreinte de faits passés, ni qu’un fait ne peut être le résultat de valeurs passées. Certaines réticences se font encore jour pour l’admettre, car si l’on admet un déterminisme de ce type vers le passé, il faut fatalement en faire de même pour l’avenir, ce qui est difficile à admettre, au nom de notre latitude de décision. Un débat encore ouvert sur la liberté est à la clé. Est-il tolérable d’admettre que nous sommes déterminés à agir comme nous le faisons ? Quid de notre libre arbitre ? Entre philosophes, physiciens et sociologues, l’éventail des opinions est suffisamment large pour que nous ne fassions que l’évoquer. Pour les besoins de notre étude, nous nous en tiendrons à la position constructiviste que l’homme délibère selon ses structures mentales propres, qui, même si elles fonctionnent de manière totalement déterministes, n’en sont pas moins suffisamment complexes pour que l’on puisse considérer comme assez largement ouvert le champ du possible et de notre liberté. Reprenant les arguments de Von Neumann, on peut invoquer que même si son fonctionnement est simple, un robot peut avoir un comportement perçu complexe.
Ainsi, un positivisme ouvert comme celui de Hume peut se combiner avec une ontologie dynamique, mais la portée de la « loi » qui porte son nom s’en trouve considérablement réduite, cantonnée à l’analyse d’une très courte unité de temps, voire à l’instantané.
En conclusion, on serait tenté d’insister sur la complexité de la notion de décision décrite par Hume, et des confusions encore fréquentes qu’elle engendre au nom, et cela ne manque pas de sel, de la rigueur. Ainsi le jugement d’un magistrat ne saurait se résumer à un acte de volonté, comme le prétend le positivisme radical. Il comporterait selon Hume au moins trois éléments : un élément rationnel (le raisonnement et son adéquation avec les fins poursuivies par l’action), un élément d’appréciation subjectif (la qualification des faits et l’interprétation des textes), et un élément de décision, lui aussi subjectif (le prononcer de la sentence). Preuve que la complexité sait très bien s’accommoder du positivisme (l’élément rationnel) sans pour autant nier l’indéterminisme, tout en distinguant rigoureusement les tenants et aboutissants du processus. Complexité ne signifie pas confusion.
Notes
[1] On notera la subtilité de la présentation : Hume reconnaît que la raison peut influencer nos actions, et qu’une action peut bel et bien être qualifiée de raisonnable. C’est plus par rigueur que par provocation que le philosophe nous amène donc à distinguer clairement les éléments qui motivent nos décisions.
Extrait du site de l'Association pour la pensée complexe