Pour Philippe Van Parisj deux livres ont profondément influencé la doctrine philosophique contemporaine la théorie de la justice de John Rawls et « Anarchie, État et utopie » de Robert Nozick. Or, comme le note à juste titre, Van Parisj, l'ouvrage de Nozick tourne pour une bonne part autour d'une critique de la thèse rawlsienne (1).
Nous nous proposons ici d'étudier les principaux axes de la critique de Nozick, pour ensuite présenter les différents commentaires qui ont été opérés à son sujet et proposer une appréciation personnelle du travail nozickien.
I) Exposé des principaux axes de la critique de Robert Nozick
La critique de Nozick touche trois aspects de la thèse rawisienne. En premier lieu, rejoignant Walzer sur ce point, Nozick critique la démarche procédurale de Rawls (B). Il critique ensuite les conséquences que la thèse rawlsienne entraîne relativement à l'individu et ses talents (C). Enfin, il critique la conception de la société et de la justice admise par Rawls (D).
Mais avant de présenter cette critique, il convient préalablement d'exposer, comme il le fait lui-même, la philosophie de Nozick qui est déjà en elle-même opposée aux thèses défendues par Rawls et donc une critique majeure de celles-ci (A).
A) Exposé préalable de la philosophie politique de R. Nozick
Un des objectifs premiers de Nozick est de combattre les thèses sociales-démocrates ( au sens européen du terme) dont Rawls est l'un des principaux représentants et dans le même temps, de rejeter celles qui s'opposent à sa conception d'une société juste comme l'anarchisme ou l'utopisme.
Il ne manque pas, avant d'opérer cette critique, de présenter sa philosophie: le libertarianisme.
Sa critique de Rawls s'explique d'ailleurs essentiellement par le désaccord profond qui sépare les deux hommes sur la conception de l' État. Pour Nozick, le seul État qui lui paraît satisfaisant est l'État minimal ou veilleur de nuit, celui qui n'assure que la sécurité des personnes et des biens. Selon lui, tout autre État «aux pouvoirs plus étendus viole les droits des gens». (2)
Cet État doit donc se satisfaire d'une organisation économique, la seule qui soit recevable pour les libertariens et cette organisation est un système capitaliste sans intervention étatique.
Pourquoi ? Parce que le capitalisme n'a pas besoin de l'État pour fonctionner - sauf à ce que celui-ci contrôle la juste acquisition et transmission des biens - parce qu'il est le plus « naturel » pour Nozick, qu'il prévoit un système de distribution tout aussi cohérent que les autres et qui ne nécessite pas de correction particulière.
En effet, selon l'auteur d' « Anarchie, État et utopie », citant Hayek, dans le système capitaliste, il existe une réciprocité car chacun ne donne que la contrepartie des avantages que l'autre lui procure(3).
La justice, pour notre auteur, est « historique ». Pour savoir à qui appartient un bien, il suffit de s'intéresser aux modalités de son acquisition. Il n'y a injustice que dans les hypothèses où les règles posées pour la transmission ou l'échange ont été violées par l'un des protagonistes. Dans ce cas, la victime est en droit de demander réparation.
Hors le cas de ces hypothèses de fraude, de dépossession d'autrui par l'escroquerie ou la violence, il n'y a pas selon Nozick d'injustice et chacun est en droit de faire ce qu'il désire des biens qu'il acquiert , sauf à ignorer ce qu'il appelle la « clause lockéenne » qui consisterait par exemple pour un individu à s'emparer du seul point d'eau dans un désert(4).
Pour confirmer sa théorie, Nozick consacre une grande partie de son ouvrage à remettre en cause le travail de ceux qui veulent aller au delà de cet État minimal et, c'est dans ce cadre, qu'il présente sa critique de la thèse de John Rawls.
Notons ici que l'opposition de Rawls et Nozick n'est pas totale.
En effet et l'un et l'autre croient au système capitaliste et ils rejettent tous deux l'utilitarisme. De plus, dans chacun de leurs textes, ces auteurs ont fait part du respect mutuel qu'ils se portaient.
Rawls en effet, ne manque pas de remercier Nozick:«pour son aide indéfectible et ses encouragements pendant la dernière phase de rédaction» (5) de la théorie de la justice.
Quant à Nozick, il prend soin, avant d'opérer sa critique, d'indiquer qu'il ne s'attaquera ici qu'aux points qu'il estime discutable du travail rawlsien qu'il qualifie de « source d'idées éblouissantes qui s'intègrent dans un ensemble élégant » et qui reste, selon lui, une oeuvre majeure et incontournable pour tous les philosophes politiques (6).
Une fois ces rappels effectués, Nozick présente une analyse critique extrêmement développée de l'ouvrage de John Rawls qu'il convient à présent d'exposer.
La première critique concerne le choix procédural de Rawls.
B) - Critique de la démarche procédurale adoptée par John Rawls
Pour Rawls - contrairement à Walzer - les principes de justice ne doivent exister en tant que tels que s'ils sont à la fois généraux et universels (7). Comment parvenir à cette universalité et imaginer des principes de justice applicables à tous ?
Pour ce faire Rawls envisage une procédure qui repose sur deux fictions qu'il emprunte, pour l'une à Jean-Jacques Rousseau, et pour l'autre indirectement à Kant et à Locke (8). Selon lui, pour définir des principes universels, un accord reste indispensable et il doit lier tous les participants de la société.
Cependant, pour que le contrat soit à l'origine de ces principes de justice, Rawls imagine une procédure originale: celle qui consiste à placer les cocontractants en situation originelle sous un voile d'ignorance.
Pour Rawls, les personnes qui élaborent les principes de justice devront être imaginées comme étant dans l'ignorance de leur propre situation dans la société, ne connaissant pas les talents dont la nature les a dotées et ignorant leur conception même du bien (9). Cette ignorance leur interdira ainsi de conclure une convention à leur seul avantage. Elle les obligera à penser pour le bien de tous car, par définition, chacun se verra ainsi contraint nécessairement de se mettre à la place de l'autre.
Pour Rawls, le voile d'ignorance les autorise alors à créer ce qu'il considère devoir être «les deux principes de la justice sur lesquels se ferait un accord dans la position originelle», à savoir le principe du droit égal au système le plus étendu de liberté pour tous et le principe de différence qui autorise des inégalités économiques et sociales à la seule condition que celles-ci s'organisent à l'avantage de chacun et qu'elles soient attachées à des fonctions ouvertes à tous (10).
Comme nous l'avons relevé, le premier groupe de critiques important que Nozick fait à Rawls porte sur cette procédure elle-même et les conclusions que l'auteur de «Theory of justice» en tire.
a ) En premier lieu, Nozick se demande pourquoi Rawls choisit uniquement - comme cocontractants destinés à élaborer ses principes de justice - des êtres rationnels.
Qu'est-ce qui, par exemple, selon Nozick autorise Rawls à exclure du groupe de « fondateurs » « les gens dépressifs, alcooliques ou représentants des paraplégiques » (11).
Qu'est-ce qui, selon Nozick, autorise Rawls à considérer que ces personnes «a-normales» ne peuvent participer à l'oeuvre commune de construction des principes de justice ?
Implicitement Nozick interroge Rawls sur sa vision étroite du raisonnable et plus subtilement, il met ainsi en évidence le lien qui existe entre la conception rawlsienne de la rationalité et les principes de justice que l'auteur de «Theory of justice» nous propose d'adopter. Les principes de justice, nous indique subtilement Nozick, sont ceux pensés par des êtres jugés « normaux » par John Rawls.
Mais qu'est-ce qui autorise ce dernier à considérer que sa vision même de la rationalité est juste et pourquoi part-il de ce postulat sans démontrer sa pertinence ? Sur cette première critique qui demeure fort importante, malgré le caractère humoristique de la présentation que Nozick peut en faire, il convient de noter que Rawls avait implicitement répondu.
En effet, pour lui : d'une part les personnes sous voile d'ignorance ne sont pas conscientes de leurs atouts et de leurs faiblesses, donc des problèmes moraux ou physiques qu'elles peuvent subir ( la question d'un handicap donné ne peut donc être pris en compte) et d'autre part, il souhaite essentiellement mettre en place une théorie générale et universelle. Or celle-ci ne peut se penser à partir de situations particulières ou anormales.
La question qui se pose toutefois ici est de savoir si une théorie peut réellement être universelle si elle n'inclut pas en son sein des logiques elles-mêmes irrationnelles ou jugées comme telles par la collectivité ? Il peut être également intéressant de se demander si, derrière cette critique, Nozick n'entend pas simplement reprocher ici à Rawls sa conception trop «Americano centrée» du rationnel. Si tel est le cas, il serait juste de rappeler que Rawls n'a pas prétendu vouloir fonder une théorie « mondiale » de la justice, mais une thèse adaptée aux normes de rationalité qui sont celles de sa culture et qu'il reconnaît bien volontiers comme amendables.
b ) En second lieu - s'inscrivant ici d'ailleurs fortement dans la tradition anglo-saxonne plus pragmatique et méfiante à l'égard de ces philosophies idéalistes jugées trop arbitraires - Nozick fait un second reproche à la démarche procédurale et abstraite choisie par Rawls. Cette critique concerne cette fois les conclusions que ce dernier tire à partir de la situation originelle qu'il imagine. Nous savons en effet que pour Rawls, la société juste est nécessairement celle qui prend en compte le sort du groupe le plus défavorisé.
A ce sujet, Nozick formule deux objections :
- D'une part, Nozick se demande ce qui autorise Rawls à conclure que dans la situation de voile d'ignorance, les individus seraient plus facilement enclins à choisir des principes qui favoriseraient des groupes défavorisés plutôt que des individus. Pourquoi, se demande Nozick, les individus en situation imaginée par Rawls chercheraient-ils une amélioration de la position du plus déshérité?
-D'autre part et presque inversement, Nozick se demande également pourquoi les plus déshérités de la société choisiraient une société inégale plutôt qu'une société égale(12). Selon lui si des personnes devaient décider contractuellement de se partager un « gâteau social », elles choisiraient plutôt un partage égalitaire.
De ce fait, et presque ironiquement Nozick s'interroge sur l'attitude de Rawls qui en vient ainsi dans son travail à consacrer une « grande partie de son attention à expliquer les raisons pour lesquelles ceux qui sont les moins dotés ne devraient pas se plaindre de moins recevoir »(13).
Puis il fournit un exemple pour justifier son opposition aux conclusions inégalitaires rawlsiennes. Il nous demande d'imaginer un groupe d'étudiants à qui l'on dissimule les notes d'examen et à qui l'on propose de se noter à partir du total de toutes les notes effectivement attribuées et qui lui serait communiqué. Par exemple il y a 30 étudiants, il est précisé à l'ensemble que le total des notes obtenues est 400 et il leur est demandé de s'attribuer une note sur 20 à chacun d'eux.
Dans cette situation, selon Nozick, il n'y aurait aucune chance pour que ces étudiants admettent que quelques uns soient mieux notés que d'autres sous le seul prétexte que cette inégalité profiterait à l'ensemble. La seule solution plausible qu'ils imagineraient serait l'attribution d'une note égale pour tous. Celle-ci serait simplement obtenue en divisant le total des notes communiqué par le nombre d'étudiants présents.(14) Dans l'exemple qui a été choisi plus haut tous les étudiants - ou en tous les cas la majorité d'entre eux - se mettraient facilement d'accord pour attribuer une note de 13.33 à chacun.
Ce second groupe de critiques n'est pas moins troublant que le premier. Cependant et concernant le premier reproche, nous pourrions néanmoins et également objecter qu'une réponse peut se trouver dans la thèse rawlsienne. Nous savons en effet que celui-ci a inscrit son travail dans la lignée de la philosophie kantienne. Rawls ne paraît donc pas se vouloir réaliste ou empirique. Il semble même que selon lui - et à la manière de Kant - seule une séparation d'avec la matière est nécessaire pour trouver les principes de cette justice « pure » à laquelle nous aspirons (15).
Il prétend ainsi - par extension de la philosophie kantienne - trouver non plus exclusivement en lui, mais au coeur de cette collectivité d'hommes rationnels et désintéressés (qu'il imagine voilés d'ignorance, ce voile n'étant alors que la marque du désintéressement le plus vrai), les principes de base « purs » de cette justice qu'il veut tenter de mettre en évidence, voire de dévoiler. Une justice ... en vue de la cohésion sociale.
Dans la logique rawlsienne, une justice qui ne peut être que la première des vertus des institutions sociales doit nécessairement être pensée en vue de la cohésion sociale. De même, cette même logique inspirée du même Kant pose parfaitement que l'individu n'est autonome que lorsqu'il agit de manière à ce que les principes de son action soient « l'expression la plus adéquate possible de sa nature d'être rationnel, libre et égal aux autres » (16).
En quelque sorte, Nozick oublie que pour Rawls l'homme du voile d'ignorance est le véritable homme kantien. Il représente celui qui, détaché de ses appétits sensuels, délié de ses appartenances peut enfin réaliser son véritable moi (17).
Rawls reste donc cohérent. Pour l'auteur de « Theory of justice » qui fait de la justice une vertu sociale, il n'est pas incohérent de considérer que c'est une logique qui privilégie les groupes que vont choisir ces êtres « purs » en situation de voile d'ignorance, plutôt qu'une théorie tournée exclusivement vers l'épanouissement de l'individu.
Concernant le second reproche fait par Nozick à Rawls, l'inégalité se comprend également dans cette logique kantienne. Elle est le sacrifice nécessaire qui permet d'aboutir à cette « justice pure » voulue par Rawls. L'idéal permet ainsi d'admettre ce désintéressement des plus talentueux ou des plus fortunés qui accepteraient de donner aux autres; il autorise également l'abnégation des moins bien lotis qui - pour le bien de tous - accepteraient le sort qui est le leur en demandant toutefois que des correctifs soient apportés pour le bien de l'ensemble.
Malgré cette cohérence rawlsienne, les critiques de Nozick ne nous interpellent pas moins et il serait effectivement intéressant de se demander : - d'une part si - sans faire abstraction de tout idéal bien évidemment - il est plausible de fonder des principes universels de justice à partir d'hommes « purs »;
- d'autre part, si toute théorie de la justice ne doit pas en premier lieu partir du réel pour tendre ensuite vers l'idéal et non, comme le propose Rawls choisir le chemin inverse. La question reste cependant de savoir ce qu'est exactement cet homme réel et sur ce point, nul ne saurait évidemment prétendre formuler des propositions certaines.
c ) Une troisième critique de la procédure rawlsienne est mise en évidence par Nozick.
Ce dernier en effet, note que Rawls relève que les principes de base qu'il a élaborés, par le biais de sa logique procédurale, peuvent s'appliquer non aux microsociétés, mais uniquement aux systèmes « macro-sociétaux ».
Pourtant, comme le note Nozick à juste titre, rien ne justifie une telle pétition de principe. Il écrit notamment « nous pouvons penser que puisque les principes corrects de justice sont applicables universellement, les principes qui échouent dans des microsituations ne peuvent pas être corrects» (18).
Une nouvelle objection rawlsienne peut être formulée pour répondre à cette critique. Pour Rawls - comme il s'en expliquera par la suite et c'est en cela qu'il se distingue de Nozick - l'Etat ou la structure de base ne peut être considéré comme une simple association privée. Il y aurait en lui un « plus » transcendant qui I'autoriserait à être gouverné par des principes distincts de ceux applicables aux institutions privées. C'est ce plus qui, par exemple, fait que certains sont prêts à donner leur vie pour une nation alors qu'ils veulent rarement le faire pour des entreprises privées, nous dit Rawls (mais cela est-il certain et le « patriotisme d'entreprise » n'existe-t-il pas également ?
C ) - Critique de la vision rawisienne de l'individu et de ses talents
Pour Rawls : « nous ne méritons pas notre place dans la répartition des dons à la naissance, pas plus que nous ne méritons notre point de départ initial dans la société »(19). Plus avant, il avait également écrit - et ce texte est clairement repris par Nozick:
- « La répartition actuelle des revenus et de la richesse est l'effet cumulatif de répartitions antérieures des atouts naturels - c'est-à-dire des talents et des dons naturels - en tant que ceux-ci ont été développés ou au contraire non réalisés, ainsi que leur utilisation, favorisée ou non dans le passé par des circonstances sociales et des contingences bonnes ou mauvaises » (20).
Cette injustice première dans la répartition des talents et des biens sociaux, le droit de chacun sur la totalité des actifs naturels est l'une des bases de la conception rawlsienne de la justice. Elle justifie, pour l'auteur de « Théorie de la justice » que les plus favorisés soient contraints par l'État à donner une part de leurs biens à ceux qui le sont moins.
Cette conception de base de la personne, de ses talents et les conséquences que Rawls peut en tirer font l'objet d'un second groupe de critiques importantes de la part de Nozick. Il la considère comme injuste, arbitraire et même contraire au but qu'elle prétend poursuivre.
a) En premier lieu, Nozick trouve cette thèse arbitraire car, selon lui, à aucun moment Rawls n'explique pourquoi il serait nécessairement illogique que les avoirs dépendent des « dotations naturelles »(21).
S'agit-il pour Rawls de demander que la richesse matérielle dépende des qualités morales d'une personne ?
Non, et comme le relève à juste titre Nozick, Rawls rejette une telle conception de la justice sociale (22).
S'agit-il pour l'auteur de « Théorie de la justice » de refuser que les actifs puissent être obtenus à partir de règles qui seraient arbitraires d'un point de vue moral ? Mais Nozick remarque ici que tel n'est pas le cas du système capitaliste qui est fondé sur une loi : celle du marché, celle de l'offre et de la demande et non sur des principes flous ou dépendant de la volonté d'un seul (23).
S'agit-il pour Rawls, de reprocher au capitalisme sa part d'arbitraire ? Mais comme le relève Nozick,il existe également une part d'arbitraire dans le système de Rawls car « le principe de différence revient à donner à certaines personnes des parts de distribution plus importantes qu'à d'autres » (24).
N'ayant donc pas de réponse à la question initiale qu'il avait posée et considérant donc qu'à aucun moment Rawls n'est parvenu à expliquer le pourquoi du fondement de sa thèse, Nozick en déduit que la base même de celle-ci, sa justification première pose problème et confirme que selon lui le seul système acceptable reste celui qui consiste à accepter le fait que les individus méritent leurs actifs naturels (25)
b) En second lieu, c'est l'injustice même de la thèse rawisienne que critique Nozick.
En effet, ce système a deux conséquences :
- d'une part, il contraint certaines personnes à donner leur temps pour d'autres personnes ou dans un but qu'elles ne poursuivent pas nécessairement et ce sans qu'elles aient donné leur avis, car « le fait de prendre les gains de ses heures de travail revient à prendre les heures de cette personne »(26);
- d'autre part, il oblige ceux qui travaillent pour se payer les plaisirs à donner l'argent qu'ils gagnent se privant ainsi des plaisirs qui sont les leurs.
Or, ces deux conséquences ne sont pas acceptables pour Nozick et elles créent des distorsions injustes. En effet la première revient à «forcer une personne à travailler pour quelqu'un d'autre» (27).
Quant à la seconde, Nozick pose une question : pourquoi, par exemple, l'homme qui préfère prendre son plaisir en regardant des films ( et qui doit gagner de l'argent pour se payer un billet d'entrée) devrait-il être ouvert à l'appel requis pour aider les nécessiteux alors que la personne qui prend son plaisir en regardant les couchers de soleil (et donc n'a rien à payer pour ses plaisirs) ne l'est pas?
Selon lui, la théorie rawlsienne de la justice pénalise doublement ceux qui, ayant des plaisirs coûteux, doivent payer pour ces plaisirs ( ce qu'il trouve logique) mais qui - en plus - sont contraints de payer pour les autres du fait des gains obtenus alors que tel n'est pas le cas de ceux qui ont des plaisirs qui ne leur coûtent rien (28).
c) Enfin la troisième critique que Nozick fait à la conception rawlsienne du partage des talents consiste dans le fait que celle-ci, selon lui, ignore le but kantien qu'elle prétend s'être assignée à l'origine. Selon Nozick, la théorie rawlsienne va même à l'encontre du but poursuivi. Il n'hésite d'ailleurs pas à écrire : « Ainsi dénigrer l'autonomie d'une personne et lui nier la responsabilité première de ses actions, c'est une voie douteuse pour une théorie qui souhaite par ailleurs conforter la dignité et le respect de soi des êtres humains » (29).
Comment en effet prétendre d'un côté que les individus ont une autonomie et de l'autre vouloir faire de leurs talents - c'est-à-dire ce qui les caractérise et les singularise- un bien commun? Ce premier axe de la critique est conforté par l'utilisation même que, selon Nozick, Rawls fait de la personne. En effet, à plusieurs reprises, Rawls se réfère à Kant dans son travail.
Dans une partie de son texte, il écrit notamment que les principes de justice qu'il a proposés manifestent : « dans la structure sociale de base, le désir des hommes de se traiter les uns les autres comme des fins en soi et pas seulement comme des moyens ». En effet pour lui, selon le principe du contrat, Rawls nous indique que « traiter les hommes comme des fins en soi implique, à tout le moins, de les traiter en accord avec les principes auxquels ils consentiraient dans une position originelle d'égalité » (30). Pour Nozick, la proposition de Rawls ignore ce précepte qu'il prétend vouloir défendre et il fait également de certains individus, des moyens pour d'autres en ignorant leurs fins.
Comme le note Nozick: «11 n'y a pas de sacrifices justifiés de certains d'entre nous au profit d'autres » et c'est d'ailleurs l'un des aspects les plus radicaux de sa critique. Faire travailler les plus favorisés pour ceux qui le sont moins conduit à en faire les « instruments » de ceux qui veulent aider les plus nécessiteux. Pour Philippe Van Parisj, l'auteur de la « Théorie de la justice » a répondu à cette objection en rappelant que l'intégrité psychologique et physique des personnes était garantie par le premier principe de justice et qui reste premier pour Rawls (31).
Il n'en demeure pas moins que la philosophie rawlsienne poussée à l'extrême peut parfaitement conduire aux dérives dénoncées par Nozick. Quelle limite fixer en effet aux prélèvements obligatoires et même si ceux-ci sont justifiés à des fins sociales ? Cette fin même n'est elle pas devenue un alibi et ne dissimule-t-elle pas souvent des logiques de capitalisme d'État ? Jusqu'à un certain point le prélèvement fiscal n'est-il pas - comme le craignaient les anciens - un autre moyen d'assurer la tyrannie en accablant les sujets d'impôts et en leur interdisant ainsi de penser à autre chose qu'au moyen de les régler, se désintéressant du reste et notamment de la chose publique ?
Offried Hoffe note d'ailleurs à ce sujet que «plus on approche de l'Etat pleinement social, plus nous risquons de voir l'Etat nous reprendre cette liberté. »(32) Les risques démocratiques que font peser sur nous l'Etat providence doivent-ils nous conduire vers l'Etat veilleur de nuit de Nozick?
C'est évidemment ce que souhaite ce dernier qui considère que l'abus est consubstantiel avec l'idée de social démocratie et qui critique ainsi plus généralement la vision sociale de Rawls.
D) Critique de la vision rawisienne du juste et de la nécessité.
Après avoir dénoncé la conception rawlsienne de la répartition des talents et remis en cause la démarche procédurale de la théorie de la justice, Nozick s'attaque à la logique de la justice rawlsienne.
L'auteur de «Anarchie, État, utopie» n'est pas loin de se demander si la philosophie véhiculée par la « Théorie de la justice » n'est pas quelque peu périlleuse pour une société, si elle n'est pas quasi-totalitaire et si finalement elle n'est pas également univoque.
a) La thèse rawlsienne n'est-elle finalement pas quelque peu périlleuse ? C'est ce que défend Nozick qui se demande si elle ne repose pas sur l'envie et si elle ne risque pas, à terme, de conduire à l'enfermement des individus.
Pour l'envie, « si les actifs et les talents ne pouvaient être mis au service des autres » faudrait-il les supprimer ?(33). Il est en effet des talents qui ne se partagent pas, qui ne se divisent pas : la beauté, le charme, etc...? Pourquoi exclure ces talents de la répartition et ne partager que les autres ? Faut-il, pour parvenir à cette inégalité que les sociaux démocrates nous demandent de la mettre au service des autres, supprimer ces talents non partageables ? Cela est évidemment impossible. Dès lors pourquoi les exclure et au contraire « sanctionner » celui qui a le talent de gagner de l'argent, celui qui sait convenablement gérer ses biens ? Ne serait-ce pas simplement l'envie de ceux qui ne possèdent pas de tels dons qui justifierait leur adhésion à ces thèses « sociales »?
Mais surtout, les thèses rawlsiennes, nous dit Nozick, ne risquentelles pas à terme de conduire à l'enfermement des individus ? En effet, si dans un pays l'aide aux nécessiteux est jugée primordiale et si l'émigration est autorisée, les habitants de celui-ci ne seraient-ils pas tentés de se déplacer vers d'autres cieux où cette « clause sociale » ne serait pas obligatoire ? Dés lors, pour éviter cette fuite des talents, les dirigeants dudit pays ne seraient-ils pas progressivement tentés d'imaginer différents dispositifs coercitifs d'enfermement ? (34)
b) En second lieu, Nozick se demande également si la thèse Rawlsienne ne risque pas, peu à peu, de conduire à des logiques quasi-totalitaires pour deux raisons au moins :
- d'une part, ceux qui possèdent des biens dans la société en question ne seront-ils pas toujours tentés, au fur et à mesure, d'étendre les pouvoirs dudit État? Mieux, pour Nozick, cet égoïsme semble le fondement de toute action politique et des classes sociales qui prétendent vouloir un État fort ; « si vous éliminez ce pouvoir illégitime ( d'utiliser l'État à des fins personnelles)... vous éliminez ou vous restreignez de façon très nette les motivations qui sont à l'origine du désir d'influence politique » écrit-il, montrant ainsi son scepticisme sur l'intérêt que les hommes portent à la chose politique (35).
- d'autre part, cette logique de redistribution constante réclamée par Rawls ne conduira-t-elle pas à terme à une intervention permanente de l'Etat ? Comment en effet contrôler le fait que chaque échange s'opère suivant les principes de justice posés par Rawls ? Les citoyens opposés audit système, voire lassés par celui-ci peuvent être tentés d'adopter des modèles qui leur conviendraient mieux. Pour éviter ces dérives, l'Etat ne risque-t-il pas à terme d'imaginer des mécanismes d'intervention de plus en plus fréquents dans la vie des êtres ? Il le pourrait, suggère Nozick, car il ne ferait ici qu'être en cohérence avec lui-même, il ne serait pas juste en effet que certains soient soumis à la logique de redistribution et d'autres pas. Mais en ce cas, comment éviter l'intervention constante sur la vie des individus ? (36)
c ) La troisième critique de la conception sociale de Rawls porte ensuite sur le caractère relativement univoque de celle-ci selon Nozick.
Comme le rappelle Patrick Savidan, pour Nozick, l'idée forte qu'il se fait du droit de propriété exclut « tout principe de redistribution » (37). Il est libertarien et selon lui, le droit à la liberté est une conséquence du droit à la propriété de soi-même (38).
A ce sujet, nous l'avons vu, Rawls conçoit la justice comme une logique d'ordre social, un fonctionnement permanent qui corrige des inégalités. Cette justice est préoccupée du sort du plus démuni. Pour Nozick, les trois principes de justice qu'il met en évidence seraient en revanche les suivants :
1) on ne peut devenir propriétaire d'un bien que s'il n'appartenait à personne ;
2) on ne peut devenir propriétaire d'un bien par transfert que si ce transfert est légitime;
3) Si 1) et 2) sont ignorés alors un principe de rectification doit permettre de corriger les erreurs du passé (39).
Dés que ces règles sont respectées, il devient en quelque sorte injuste de retirer à un individu des biens qu'il aurait légitimement acquis, de diminuer ou d'augmenter ce qu'il possède.
Rappelons, comme l'indique J. Wolff, que pour Nozick et pour tous les libertariens, la philanthropie n'est pas découragée, au contraire. Pour un libertarien, un riche a le devoir d'aider un pauvre, mais il s'agit ici d'un devoir moral qui ne peut être sanctionné par la loi. Il est une chose d'aider une personne dans le besoin et il en est une autre d'être contraint de le faire.
C'est cette idée de contrainte qui est essentiellement désapprouvée par les libertariens. Elle ignore la personne et son intégrité et quelque part, elle fait perdre toute valeur à la notion d'entraide entre les individus (40).
De ce fait, la théorie rawlsienne qui impose aux êtres une seule vision de la justice n'est-elle pas univoque, ne vient-elle pas les contraindre à être justes à la manière de quelques uns et non suivant les principes de justice que chaque individu s'est posé pour lui-même et les autres?
Telles sont les nombreuses critiques que Nozick formule de manière directe, franche, souvent humoristique, parfois de manière plus masquée aux thèses de son collègue d'Harvard. Celles-ci posent
effectivement problème. Elles ont néanmoins donné lieu à des réponses de la part de Rawls et d'autres auteurs. Il convient à présent de les exposer.
II - Critiques de la critique de Robert Nozick.
Le travail de Nozick a donné lieu à de nombreux commentaires critiques. Nous présenterons ici la réponse que Rawls a apporté à ce travail (A), puis nous étudierons plus brièvement la critique d'un auteur américain Kauka (B) et celle de Wolff (C).
A) John Rawls, dans son ouvrage intitulé « Libéralisme politique » répond aux critiques libertariennes de Robert Nozick.
Cette doctrine lui apparaît faible sur trois points au moins qu'il se contente de recenser :
- en premier lieu, il rappelle que la répartition qui résulte des transactions du marché n'est pas équitable. Il faut donc, sans la contrôler totalement comme le proposaient les collectivistes, à tout le moins la corriger par les systèmes de répartition dont il préconise la mise en place (41) ;
- en second lieu, selon lui, il est important que l'État ne soit pas reconnu comme une association privée et traitée comme telle.
Ce dernier représente en effet la structure de base de la société. Or écrit-il : « Tout le monde reconnaît que la forme institutionnelle de la société affecte ses membres et détermine pour une large part le genre de personnes qu'ils sont ».(42)
En d'autres termes, l'État doit montrer l'exemple. Il se doit de n'être pas indifférent au sort du plus démuni. Il doit mettre en oeuvre des institutions sociales afin de corriger les inégalités de la vie. Il doit oeuvrer pour une véritable solidarité.
En agissant ainsi, il fait en sorte non seulement, selon Rawls, de former des individus autres, qui seront ensuite en mesure d'avoir de la compassion pour autrui ; mais de plus, il pourra - de proche en proche - donner une impulsion à toutes les autres structures communautaires de la société qui dépendent toutes, de manière directe ou indirecte, de son action et des lois qu'il édicte.
- Enfin concernant la question importante du conflit des libertés et celle de l'utilisation implicite de certains individus par la société, ainsi que de leurs talents, Rawls paraît reconnaître les risques d'abus possibles. Cependant, il précise que pour lui le premier principe de liberté, qui est au coeur de sa théorie de justice et qui doit primer sur tous les autres, suffit à préserver sa doctrine de toute tentation totalitaire ou utilitariste (43).
B) Un autre auteur américain G.S. Kauka a proposé une autre interprétation critique de Nozick.
- Il a en premier lieu, reproché à ce dernier de mettre en place un système dont le seul but est de protéger la propriété privée et qui privilégie celle-ci en ignorant la santé des plus pauvres. Kauka juge curieux cette inversion des priorités.
- En second lieu, il remet en cause la vision de la justice selon Nozick et notamment les règles posées par lui au sujet de l'acquisition juste.
Selon, lui, cette acquisition ne pourra être jugée comme telle qu'à partir de règles. Or ces règles de répartition seront nécessairement susceptibles d'interprétation. Il faudra faire appel à des professionnels et les meilleurs d'entre eux seront souvent tentés de travailler pour les riches plutôt que pour les pauvres. Le déséquilibre dans l'application même de ces règles jouera donc en la défaveur des seconds qui pourront perdre ainsi le peu de protection dont ils disposaient. De plus ces règles seront édictées par un État qui ne sera pas lui même totalement indifférent ou impartial.
Ces règles édictées par la collectivité, seront déjà en elles-mêmes une intervention qui privilégiera nécessairement des groupes sociaux au détriment d'autres moins favorisés qui seront une nouvelle fois pénalisés.
- Enfin et reprenant l'exemple de Chamberlain, Kauka rappelle que ce dernier ne devra pas sa réussite à son seul talent. Il aura réussi car il se trouvera dans un Etat qui garantit la paix et permettra de ce fait aux citoyens de se rendre dans les stades. Ces mêmes citoyens seront ce qu'ils sont car ils auront été dans des écoles publiques de qualité. Le succès ou le talent du grand sportif ne dépendra peut-être pas de ses seules qualités. Il aura sans doute également été favorisé par l'action d'un État intervenant nécessairement pour favoriser le sport, permettre à de jeunes élites de s'épanouir, etc..(44).
C) Une troisième critique de la démarche nozickéenne a été proposée.
Elle repose sur la conception que les libertariens et Nozick peuvent avoir de l'entraide sociale. Celle-ci pour Nozick devrait être spontanée. Or, comme le souligne Wolff une telle vision est irréaliste.
En effet, celui qui observe l'apparition des systèmes d'aides étatiques aux plus démunis, ne pourra que constater qu'ils ne sont apparus que du fait de la défaillance avérée de l'initiative privée. L'histoire a montré que les plus fortunés refusent, selon Wolff, généralement de venir en aide aux plus malades ou aux plus démunis (45).
Quant aux systèmes d'assurances privées qui devraient suppléer aux interventions étatiques, ils ne sont pas toujours, comme le note notre auteur, adaptés aux cas les plus difficiles car les assureurs finissent souvent par refuser de prendre en charge les plus malades et les plus démunis.
III - Conclusions et synthèses personnelles de la critique de Nozick
Le travail réalisé par Nozick sur la théorie rawlsienne reste sans doute l'un des plus complets qui puisse exister sur la théorie rawlsienne de la justice. Il permet de mettre en évidence les problèmes que risquent de poser la théorie rawlsienne et nous semble pertinent sur trois points au moins.
- En premier lieu, il nous semble que Nozick a raison de critiquer le caractère trop fictif et finalement assez peu plausible du système de voile d'ignorance imaginé par Rawls.
Ce choix procédural n'est pas sans poser quelques problèmes. II est difficile de vouloir s'abriter, comme le fait Rawls, derrière cette fiction, uniquement pour fonder sa propre conception de la justice, au demeurant fort importante, mais peut-être trop importante pour devoir s'embarrasser d'une construction qui ne résiste pas selon nous à la critique nozickienne. De plus, les questions de justice sont trop importantes pour n'étre fondées que sur des idéaux qui veulent ignorer le réel. Toute théorie de la justice se doit de partir de ce réel pour tenter d'aboutir peu à peu à l'idéal et non l'inverse,nous semble-t-il. En tout état de cause, elle ne peut ignorer les contraintes du réel.
- La seconde critique - tout à fait recevable selon nous- que Nozick fait de la conception rawlsienne de la justice est celle par laquelle les plus favorisés sont contraints à faire oeuvre de justice envers les plus démunis.
La contrainte présente ici en effet de réels dangers. Elle fusionne droit et morale et l'on sait que si l'un et l'autre doivent être liés, il n'est pas bon de les confondre. La confusion interdit d'ailleurs de créer ces liens nécessaires car comment lier ce qui est semblable? De plus, cette théorie laisse supposer que les personnes favorisées par le hasard de la vie ou les talents sont nécessairement tous insensibles aux malheurs des autres. Elle ne fait que favoriser la méfiance entre les membres de la société, les contraint à ne s'aider que par le seul truchement d'une structure autoritaire tierce qui risque de les séparer peu à peu les uns des autres. Cette théorie poussée à son extrême peut de même introduire un climat de réclamations permanentes vers les plus favorisés et ceux-ci risquent au contraire de durcir leurs positions.
Est-il pour autant certain que les bons sentiments que Nozick prête nécessairement aux favorisés de la terre soient tout aussi réalistes ? Nous ne le pensons pas, évidemment .
- Enfin, nous ne sommes pas éloignés de Nozick dans la crainte que ce dernier peut avoir d'un pouvoir étatique trop fort. Là où nous divergeons de lui, c'est qu'il est effectivement utopique de penser que la justice peut s'installer ainsi entre riches, pauvres, intelligents ou personnes moins douées uniquement de manière naturelle. La nature ici a besoin d'être aidée sans nul doute.
Les questions que Nozick pose à la théorie de Rawls nous semblent donc essentielles. Cependant, malgré leur pertinence, elles pêchent, selon nous, par leur réelle indifférence à l'autre. Le système d'un libéralisme débridé a, en effet, montré ses limites et il nous paraît difficile d'y revenir purement et simplement. Dans le même temps toutefois, nombre des craintes de Nozick se sont avérées être aujourd'hui une réalité dans de nombreux États "providence".
Une véritable théorie de la justice sociale devrait donc, si possible, avoir la générosité de Rawls - et dans le même temps - aimer la liberté tout autant que R. Nozick. Mais comment concilier ce qui semble difficilement conciliable ?Comment parvenir à unir ce qui - a priori- semble s'opposer ?
Nous pourrions le faire par une série de questions à poser et qui seraient les suivantes :
- Comment penser effectivement un système de justice sociale qui ne rognerait pas trop la liberté en augmentant systématiquement les sujétions sociales?
- Comment éviter que la confusion ne s'installe entre droit et morale? Contraindre un citoyen à la charité présente effectivement en soi un caractère immoral, voire périlleux à terme et Nozick a raison de le souligner.
- Comment intervenir pour réduire les inégalités sociales sans ignorer les conséquences que ces interventions pourraient avoir sur les blocages à l'innovation et les découragements qu'elles entraîneraient, les nécessaires ruptures du lien social qu'elles finissent à terme par créer en dessaisissant les citoyens ?
- Comment éviter que les États puissants - qui se constitueraient sous le prétexte de cette justice sociale - ne soient pas utilisés pour le seul bénéfice de quelques uns et ne conduisent pas à des logiques de capitalisme d'État ? Mais dans le même temps comment admettre, comme le souligne Rawls que la « structure de base » de cette collectivité, demeure inerte face à la pauvreté, la souffrance et le malheur d'autrui, du voisin, du proche ? Une telle inertie dans des pays où de nombreux citoyens vivent en toute prospérité n'est-elle pas plus injuste ?
Pour répondre à ces questions, d'autres nous viendraient à l'esprit et elles seraient autant de critiques que nous proposerions à la fois du travail de Nozick et de Rawls.
Critiques que nous proposerions à la fois du travail de Nozick et de Rawls.
- En premier lieu, faut-il nécessairement abandonner à l'État le soin d'effectuer les répartitions ? Ne faut-il pas renforcer le pouvoir des micro-structures et agir par voie d'incitations diverses et variées, par voie d'exemples, plutôt que par voie de taxations et d'impositions? Dans le même temps ne faut-il pas limiter les prélèvements fiscaux et rendre transparentes les règles qui permettent de les fixer ? N'importe-t-il pas de faire en sorte que tout pouvoir donné à l'État sur l'individu soit immédiatement accompagné d'un pouvoir contraire accordé à l'individu sur l'État ?
- En second lieu, fallait-il nécessairement adopter des raisonnements aussi complexes, une démarche et des formulations techniques aussi lourdes pour exposer des thèses qui ne seront efficaces que si elles sont partagées par le plus grand nombre ?
- En troisième lieu, comme le fait à juste titre Walzer, faut-il considérer que toute répartition passe nécessairement par des redistributions de biens sociaux et économiques? Être juste n'est-ce pas surtout permettre à chacun de se réaliser dans sa propre sphère et autoriser chacun à s'accomplir, plutôt que lui donner - seulement - des subsides financiers?
- Enfin, ne convient-il pas à cette heure - plus que de penser de grands principes - d'essayer de comprendre pourquoi ceux que les hommes proposent en théorie présentent toujours autant de mal à être appliqués ? Penser la justice aujourd'hui n'est-ce pas également essayer de s'interroger sur les dérives de celle-ci ? La plus grande des injustices n'est-elle pas d'ailleurs celle qui consiste à appliquer un principe de justice en contradiction avec sa fin ? N'est-elle pas également de confier à des êtres qui ne le méritent nullement le soin de faire appliquer ces mêmes principes, ce simplement parce que nous savons qu'ils ne feront pas ombrage à l'ambition des puissants du moment? Justice et injustice ne sont-elles donc pas aussi à traquer dans nos pratiques quotidiennes ?
Installer la justice, n'est-ce pas penser des nouveaux modes pour sélectionner les élites chargées d'appliquer les principes et, dans le même temps, assurer un contrôle permanent sur leur action ?
L'injustice n'est-elle finalement pas pour un État ou tout gouvernant le fait d'imposer des lois ou de les appliquer en contradiction flagrante avec les fins que cet Etat s'est donné et les principes qui fondent le pouvoir qui lui est accordé ?
En conclusion, si l'opposition libertariens/sociaux-démocrates est essentielle, ne faut-il pas aussi la dépasser aujourd'hui si nous voulons approcher ce qui est juste ?
L'Etat juste n'est-il pas aujourd'hui surtout - et avant tout - alors que libéralisme débridé et social-démocratie ont montré leurs limites respectives - l'État qui se contente de respecter les règles qu'il a fixées plus que celui qui forme de grandes et belles déclarations d'intention et ne respecte aucune d'elles ?
Nous savons que - chaque jour - des injustices sont commises dans des États libéraux au nom même de la liberté qu'ils prétendent défendre, et que les mêmes - en sens opposé - le sont dans d'autres collectivités qui prétendent agir pour le seul bénéfice des nécessiteux. La justice ne doit-elle pas aussi et surtout se rechercher dans l'application du droit plus que dans le droit lui-même et est-il aujourd'hui nécessaire de repenser ces grands systèmes cohérents ou de les opposer seulement l'un à l'autre ? L'essentiel n'est-il pas en premier lieu de choisir ou l'un ou l'autre puis de s'y tenir, donc de l'appliquer en toutes circonstances.
Tout système - dès lors qu'il est rationnel et appliqué loyalement - ne contient-il pas en lui-même des logiques de justice et ne convient-il pas de l'approfondir et de s'y tenir en toute loyauté et fidélité ?
La justice n'est-elle donc pas un pacte qui se juge à la fois lors de son élaboration et de son exécution ?
Dès lors, toute théorie de la justice ne doit-elle pas aujourd'hui surtout - et plus particulièrement dans notre pays - être une théorie qui oblige à choisir clairement les objectifs que l'on s'est fixé, à s'y tenir et qui ainsi, aide chacun à penser la fidélité, la loyauté, la clarté des choix et le respect de la parole donnée?
Une théorie de la justice sociale ne doit-elle pas aujourd'hui se penser essentiellement par rapport à la fin poursuivie par ceux qui prétendent l'appliquer et par rapport aux résultats qu'ils obtiennent, qu'il suffirait d'évaluer ?
N'est-elle pas celle qui permet d'assurer à tous moments la résistance contre soi d'abord et contre tous pouvoirs abusifs ensuite ? Cette résistance est-elle la seule affaire des systèmes philosophiques abstraits : nous ne le pensons évidemment pas. La justice, ne doit pas se finir, ni se dé-finir, car si elle était résumée dans l'action d'un homme, elle ne serait qu'actes et se fermerait aux paroles ; si elle pouvait être enfermée dans une théorie, elle ne serait que paroles et se fermerait aux actes... Or si elle existe, son coeur réside sans doute dans l'alliage mystérieux qui réunit une pensée claire, son énoncé et l'action de ceux qui prétendent agir en son nom. Mais comment penser le lien entre théorie et pratique ? C'est une autre question. Elle nous paraît pourtant intimement reliée à celle de la justice. Certains la nomment éthique et nous ne sommes pas loin de les rejoindre sur ce point.
NOTES
(1) Philippe Van Parisj : « Qu'est-ce qu'une société juste ? »1991 Ed. du Seuil. P 20
(2) Robert Nozick « Anarchie,Etat, utopie ». Trad. E. D'Auzac de Lamartine et P.E Dauzat. PUF 1998 p 188 (3) Ibid p 199
(4) Ibif p 215
(5) « Théorie de la justice ». Trad. C Audard. Ed. du Seuil, 1971 p 23 (6) Robert Nozick « Anarchie,Etat, utopie » précité p 228
(7)« Théorie de la justice ». Trad. C Audard. Ed. du Seuil; 1971 p 165.
(8) T.J p 20
(9) T.J p 174
(10)T.J p 91
(11) Robert Nozick « Anarchie,Etat, utopie ». Trad E D'Auzac de Lamartine et P.E Dauzat. PUF 1998 p 237 (12) Nozick p 237
(13) Nozick p 243
(14) Nozick p 248
(15) E Kant : « Critique de la raison pure ». Trad. A Renaut. 2ème édition corrigée. Flammarion 2001. Kant écrit précisément suivant la traduction sus évoquée : « au lieu de quoi j'ai affaire exclusivement à la raison elle-même et à sa pensée pure, et pour en atteindre une connaissance détaillée je n'ai pas besoin de chercher loin autour de moi, étant donné que je la rencontre en moi-même et que la logique commune me donne même déjà un exemple de la manière dont tous les actes simples de la raison se peuvent complètement et systématiquement dénombrer ». p 66
(16) TJ p 288
(17) Ibid p 291 et p 292. Rawls écrit « Ainsi les hommes manifestent leur liberté, leur indépendance à l'égard des contingences de la nature et de la société en agissant d'après des principes qu'ils
reconnaitraient dans la position originelle ».
(18) Nozick « Anarchie, Etat, utopie » précité p. 254 (19) TJ p 134
(20)TJ p 103
(21)Nozick p 267
(22) Nozick p 268
(23) Nozick p 270
(24) Nozick p 270
(25) Nozick p 279
(26) Nozick p 211
(27) Nozick p 211
(28) Nozick p 213
(29) « Anarchie, Etat, utopie » précité p. 266
(30)Cité in «Histoire de la philosophie politique. Tome V. Les philosophies politiques contemporaines/ sous la direction d'Alain Renaut. « Le libéralisme de Hayek et Nozick » P. Savidan. p 362 et suiv.
(31) Van Parisj. Précité. p 202
(32) Offried Hoffe « les problèmes éthiques et politiques dans la philosophie anglo-saxonne- John Rawls et Robert Nozick ». Ed J Vrin. 1988 p 102
(33) Nozick p 287
(34) Nozick p 217
(35) Nozick p 332
(36) Nozick p 204
(37) P Savidan; op précité p 365
(38) J Wolff :« Robert Nozick : Property, justice and the minimal state » Polity Press. 1991 p 4
(39) Van Parisj. op cité p 143
(40) J Wolff op. cité p.11
(41) John Rawls : « Libéralisme politique ». Trad. C. Audard. Puf 1995 p 319
(42) Ibid p 324
(43) Ibid p 351
(44) « Equality and liberty - Analizing Rawls and Nozick. »Edit. Angelo Corlett. Mc Millan Academie. 1991. P 298 et suiv. (45) J Wolff op cité p 12
Copyright Jean Jacques SARFATI jean-jacques.sarfati@wanadoo.fr professeur de philosophie en région parisienne, juriste et ancien avocat à la cour d'Appel de Paris