NOTE DE L’ÉDITEUR : Ce texte est la transcription d’une présentation effectuée dans le cadre du Club Angelina. Animé par Bernard Cherlonneix, le fondateur de la revue Liberalia, ce club parisien réunissait chaque mois, dans le salon de thé parisien éponyme, quelques uns des meilleurs esprits libéraux pour une conférence suivie d’un débat, dont heureusement des enregistrements nous sont restés. Philippe Nataf a l’habitude de parler sans notes, et le cadre amical de ces rencontres lui fait adopter un style proche de la conversation, qui pour cette publication, m’a demandé un travail de réécriture. J’ai cependant souhaité garder le ton de l’improvisation. Pour les lecteurs qui, comme moi, sont peu familiers avec les auteurs et les ouvrages mentionnés par Philippe Nataf, j’ai ajouté quelques notes en fin de texte.
C’est à un double paradoxe que s’attaque ici Philippe Nataf, et il apparaît dans le titre même de son intervention. Qui dit libéral, semble-t-il au grand public, dit à la fois américain et anti-social. Or, le mouvement libéral a des ancêtres bien français, dont l’intérêt premier fut la question sociale.
Il y avait une époque où je croyais que les libéraux n’avaient pas de pensée sociale. Cependant, récemment, je lisais une intervention de Claude Harmel à ce sujet, qui m’a ouvert les yeux. Claude Harmel, que je salue ici ce soir, est chercheur à l’Institut du Travail, il est un fin connaisseur du mouvement social français, et un des fondateurs de l’association, bien connue des libéraux, l’ALEPS, qui est, rappelons-le, l’Association pour la Liberté Économique ET le Progrès Social.
Il existe donc une pensée sociale chez les libéraux. Qui sont les libéraux ? Le titre est revendiqué par bien des gens différents, et les ennemis du libéralisme ne se privent pas non plus de mettre dans le même sac des penseurs que de véritables libéraux récuseraient. Alain Laurent, qui est ici ce soir, a défini mieux que je ne saurais faire ce qu’est l’étiquette libérale dans son livre, Les Grands courants du libéralisme[1]. Je n’en dirai pas plus ici.
Quand on parle de libéralisme, on imagine des doctrinaires anti-sociaux. Or la première préoccupation des libéraux, dès l’origine, a été de s’interroger sur la question sociale. Quel est le moteur du progrès social ? comment réaliser le bien-être de l’ensemble de la société ? Les libéraux se sont voulus, dès l’origine, les analystes et les partisans du progrès social. Leur projet était d’étudier comment la société évolue vers la prospérité générale, ce que l’on peut et doit faire quand elle est bloquée. Les premiers libéraux n’étaient pas des idéologues, qui se seraient mis à faire de l’économie pour appliquer à ce domaine je ne sais quels principes, mais ce sont des chercheurs qui ont voulu comprendre, je dirai scientifiquement, comment l’économie fonctionne, de façon à apporter des solutions aux problèmes qui se posaient à leur époque, et ils ont déduit de cette recherche les principes qu’on appelle aujourd’hui « libéraux ». Leur souci est de comprendre comment fonctionne la société, de repérer par quel mécanisme elle progresse, et d’élaborer les solutions pour la débloquer.
Ce n’est pas un hasard si ces tout premiers économistes furent des libéraux. Quand il s’agit de trouver honnêtement des solutions aux problèmes de l’économie, depuis trois siècles, les économistes en reviennent toujours à des solutions plus ou moins, parfois moins que plus, mais toujours, libérales. Quand commence la pensée économique commence la pensée libérale, on ne peut pas séparer les deux. Or, c’est une pensée liée au bien-être matériel des gens dans la société.
Les débuts de la pensée économique (donc de la pensée économique libérale)
Cette émergence de la pensée économique en France peut être située à l’apparition de l’État centralisé, avec la succession des grands ministres, dès Henri IV : Sully, Richelieu, Mazarin, Colbert…
Le premier à citer est Boisguilbert.[2] Boisguilbert constate, en 1697, que l’économie du royaume traverse une crise, qui dure en fait depuis 30 ans. Il fait alors remarquer que depuis Sully, on a accumulé les impôts, leur nombre est devenu faramineux, et effectivement, dans un premier temps, les recettes de l’État ont augmenté, puis voilà qu’elles n’augmentent plus, et même que le pays connaît une véritable dépression économique. Il se demande s’il n’y pas là une relation de cause à effet. Mais cette crise est-elle due à la diminution des dépenses de l’État, consécutive à la baisse des rentrées fiscales, ou n’est-elle pas la conséquence d’une fiscalité impitoyable ? De nos jours aussi, on entend parler de crise économique, et d’aucuns se demandent s’il ne faut pas augmenter les impôts pour relancer l’économie par des dépenses de l’État. Or Boiguilbert rappelle qu’on a ajouté 1/3 d’impôts dans les années 1660, et l’économie s’écroule. Dans certaines provinces françaises, le montant des impôts dépasse même le revenu des agriculteurs. Conséquence : ils arrêtent de produire. La production agricole a diminué de moitié, il donne le chiffre, 5 à 600 millions de livres de perdus. Pour Boisguilbert, ce n’est pas l’impôt lui-même qui est cause de la crise, mais à la marge, l’impôt trop lourd décourage la production et entraîne une crise, donc une baisse des rentrées d’impôts. L’économie politique de l’offre, théorisée par Laffer, a été précédée de 300 ans par Boisguilbert !
Un autre de ces premiers économistes, Antoine de Montchrestien, était mercantiliste. Il croyait qu’il fallait mettre de la monnaie dans l’économie pour assurer la croissance. Il avait tort, mais sa démarche était bien motivée par le souci du progrès social. C’est lui d’ailleurs qui invente, vers 1615, le terme d’économie politique, même si, lui, fait de la mauvaise économie politique.
Il est frappant de constater que la crise dont parlent ces premiers économistes ne dura pas 3-4 ans, comme les crises du 19ème, mais plus de 30 ans. Boisguilbert écrit en 1697, la crise dure depuis les années 1660. C’est-à-dire depuis le ministère de Colbert ! Colbert meurt en 1683, mais les historiens ne le soulignent pas assez, le dirigisme de Colbert a été fatal à l’industrie française qui n’a rattrapé qu’au 20ème siècle son retard sur ses rivales anglaises et hollandaises.
Les historiens, qui traitent de ces questions, nous présentent cette époque en disant que le régime monétaire métallique, fondé sur l’or, empêchait la création monétaire, et donc on ne pouvait relancer la production. Or, les contemporains ont vécu les choses différemment. Pour eux, le problème n’était pas la quantité de monnaie. Colbert, vers 1680, demande à des entrepreneurs de l’époque, des commerçants, des manufacturiers, leur avis pour sortir de la crise, et l’un d’entre eux, Thomas Legendre, répond fameusement, « laissez-nous faire ». Cette maxime a été reprise et complétée au 18ème siècle sous la forme « laissez faire, laissez passer », c’est-à-dire, laissez-nous produire, laissez-nous commercer. Liberté du travail, liberté du commerce. (Notons que « laissez » est avec un « z », pas un « r », il s’agit d’une injonction, pas d’une démission).
La vision de Boiguilbert a été parfois récupérée par les keynesiens, mais il est bien un économiste de l’offre. Il dit bien que s’il n’existe pas de production, il est peu de chance qu’il puisse y avoir de consommation. La production est première. Il n’est pas non plus récupérable par les libertariens. Il s’adresse au roi Louis XIV, en abondant dans son sens. C’est parce que le roi désire augmenter le rendement de l’impôt que Boisguilbert le met en garde. Si vous voulez plus de moyens financiers, il faut la liberté du commerce.
Autour de Boisguilbert, il y des clubs, un courant de pensée, et quand Cantillon[3] va publier son Essai sur la nature du commerce, ce livre ne tombe pas de nulle part, il arrive dans un contexte, qui est à la fois celui des économistes parisiens, mais aussi de l’expérience de John Law. Le débat économique est devenu partie intégrante du mouvement intellectuel. Les livres de Boisguilbert n’étaient pas des « traités » ; celui de Cantillon veut tout théoriser : l’offre, la demande, les prix, la valeur-travail, le coût, l’utilité… Il rédige un cours de micro-économie, absolument magnifique, comme on n’en fait plus.
Cantillon meurt en 1734, et Vincent de Gournay[4] reprend le même problème. Il travaille dans l’administration, et il voit que la société française, encore une fois, est bloquée. Il n’hésite pas à désigner une cause, les droits de douane, les octrois. Un commerçant doit faire franchir à ses produits, si je me souviens bien, pas moins de 12 douanes entre Paris et Rouen. C’est Vincent de Gournay qui popularise la formule « laissez faire, laissez passer ». Turgot a fait son éloge, en donnant l’exemple des producteurs de toiles, qui arrêtent simplement leur production, à cause d’un trop grand nombre de réglementations et de taxes. Dirigisme et réglementation étouffent la production, donc supprimons-les. Malheureusement, à la fin du règne de Louis XVI, toutes ces douanes n’avaient pas disparu.
Vincent de Gournay avait beaucoup de disciples, une vingtaine, qui se réunissaient fréquemment dans une sorte de club. Turgot était l’un d’entre eux.[5]
Turgot et les physiocrates
L’importance de Turgot, en dehors de son passage de deux ans au gouvernement, est celle d’un analyste économique, auteur de beaucoup de textes brefs, mais aussi d’un livre, traité XXX, qui vont bien plus loin que Cantillon dans l’approfondissement de la théorie économique, en particulier sur la nature de la monnaie, de la valeur, de la banque, du crédit. Ainsi, Cantillon, Gournay et Turgot sont les socles de la théorie économique au 18ème siècle, auxquels il faut ajouter le physiocrate Quesnay. Quesnay aussi est un partisan du libre échange.
L’influence intellectuelle de ces penseurs français de l’économie est manifeste sur Adam Smith. Smith a passé 3 ans en France, il a fréquenté les cercles d’économistes, et il reconnaît volontiers sa dette envers Turgot, et, bien plus encore, Cantillon. Il rejoint leurs thèses sur bien des points, sauf évidemment, sur la théorie de la valeur, qui chez Smith est le coût, et non pas l’utilité.
L’importance de Smith n’est pas d’être un libéral. Les économistes français sont bien plus libéraux qu’Adam Smith, c’est certain. Au plan théorique, Smith n’arrive pas au niveau de Turgot et ses amis. Mais l’apport de Smith est d’intégrer l’histoire à l’économie, il remonte à Babylone, aux Égyptiens, il sait mêler le libéralisme économique et l’Histoire, une leçon dont Marx se souviendra.
L’influence de Smith est considérable, y compris en France. Dans les 20 ans qui précèdent la Révolution, on ne publiera pas moins de 4 traductions différentes des Causes de la richesse des nations.
Pendant la Révolution française, c’est Dupont de Nemours[6] qui reprend le flambeau de la défense de la liberté et de l’abolition des privilèges, tant économiques que politiques. Dès 1789, il demande la liberté des banques. Il n’est pas isolé dans ce combat. Président de l’Assemblée constituante, on peut supposer qu’il n’a pas été élu à cette fonction sans que l’influence des physiocrates et des disciples de Turgot n’y soit prépondérante. Plus tard, fidèle à ses principes, Dupont de Nemours a combattu vigoureusement la politique monétaire des assignats, ce qui lui valut de se retrouver en prison pour avoir eu raison.
C’est bien parce qu’il milite pour le progrès économique que Dupont de Nemours tient à arracher la liberté pour les banques. L’enjeu est de taille. La volonté de progrès économique passe par la déréglementation du marché du crédit. Il faudrait qu’en France, explique-t-il, on puisse avoir un réseau de banques, comme en Écosse, qui est un pays naturellement pauvre (sans resources agricoles), mais dont les banques permettent une création de richesses par le commerce et l’industrie inconnues en France.
En 1803, sous Bonaparte, la Banque de France est établie, mais se retrouve avec un monopole d’émission, et, en 1805, la France traverse une sérieuse crise monétaire. Dupont de Nemours n’hésite pas à établir un lien entre cette crise et le monopole de l’institut d’émission. Dans sa critique de la politique économique de l’Empire, Dupont de Nemours va se retrouver aux côtés d’un autre grand économiste, Jean-Baptiste Say.[7]
Jean-Baptiste Say
Comme le note Claude Harmel, Say est loin, lui aussi, de se désintéresser du problème social. L’une de ses grandes préoccupations est l’asymétrie de la relation entre employeurs et employés, et sa politique économique est une proposition de solutions. Say n’est pas un de ces idéologues déconnectés de la réalité, qui veulent imposer leur programme à ceux qui n’en veulent pas. Si on a reproché à Say un dogmatisme, c’est qu’il a des principes. Quand il offre son Traité d’économie à Napoléon, en 1803, l’Empereur lui demande de modifier certaines conclusions, dans un sens que Say tient pour parfaitement faux. Il refuse. Conséquence : il ne lui sera plus permis de publier une ligne d’économie jusqu’à la chute de l’Empire.
L’opposition de Say (après Dupont de Nemours, et d’autres) à la politique de Napoléon après son couronnement ne tient pas seulement à la censure intégrale dont il est l’objet. Comme tous les libéraux, Say est hostile à la guerre. Turgot déjà, au nom des principes de l’économie libérale, refusait d’engager la France dans une guerre contre l’Angleterre pour soutenir la révolte des colons américains ; et, de l’autre côté de la Manche, Smith refusait la guerre que l’Angleterre menait contre ces mêmes colons. Car ils avaient compris que la guerre est la négation de toute l’économie, elle ne mène qu’à la régression économique, politique et sociale.
Say ne publiera donc son Cours d’économie politique qu’en 1817, suivi d’un Catéchisme d’économie politique, et c’est lui répand la notion d’une science économique.
A la fois un disciple de Turgot, des physiocrates et de Smith, Say reprend les mêmes positions, à savoir : les impôts freinent la production, une faible production maintient des prix élevés qui pénalisent les plus pauvres, le protectionnisme est calamiteux. (Say a procédé à une analyse « en direct » des conséquences catastrophiques du blocus continental). La guerre économique entraîne la guerre tout court, et réciproquement. Mais Say penche plus vers Smith que vers les physiocrates, tout en allant plus loin que Smith dans son analyse économique.
En particulier, Say montre l’importance de l’accumulation du capital, un terme repris par Marx plus tard. Il faut épargner, et il faut que cette épargne soit investie pour augmenter la production. Une production abondante cause une baisse des prix, donc une élévation, certes pas du salaire, mais du pouvoir d’achat des travailleurs, ce qu’on appelle le salaire réel, et une amélioration de leurs conditions de vie. C’est à nouveau la définition d’une politique économique ET sociale, on ne peut pas différencier les deux.
L’analyse de Say est celle d’un scientifique rigoureux, sans compromis, mais avec un but, qui est explicitement le progrès et le bien-être général.
Il critique Napoléon sur la monnaie. Le franc continue la livre, qui était un poids, mais on a commis la faute de ne pas marquer le poids (d’or) sur la pièce de monnaie. C’est un point qui sera repris tout au long du 19ème siècle, par des économistes, comme Joseph Garnier, Michel Chevalier etc. Si le poids est marqué, on aura une monnaie unique mondiale, car 1 gramme d’or frappé en France, en Russie, aux États-Unis, sera toujours 1 gramme d’or. On aura une monnaie mondiale, sans dénomination unique, et sans banque centrale. Say expliquait qu’on n’a pas besoin de banque centrale. Coquelin, plus clairement encore que Say, repèrera bien la relation directe entre les fluctuations cycliques de l’économie et le monopole d’émission.
On dit que les libéraux n’avaient pas de théorie des cycles économiques (Keynes en particulier le leur reprochait, mais Keynes, qui ne lisait pas le français, ne connaissait que le Traité, le seul des ouvrages de Say traduit en anglais à l’époque, et Keynes n’a jamais compris la fameuse « loi de Say [8] »). Mais, dès 1819, Say montre bien que c’est l’intervention de l’État qui cause ces chutes et ces reprises de l’économie. Et avec Coquelin,[9] il insiste, la solution pour les éviter passe par la liberté des banques.
Un mot sur Marx
Chez Say, comme chez Bastiat,[10] comme chez Coquelin, la préoccupation sociale n’est jamais absente. Et c’est pourquoi ils posent ces questions : D’où viennent les crises, viennent-elles du régime de liberté, ou bien de l’intervention de l’État dans le système bancaire ? Et les économistes classiques reçoivent un renfort inattendu en la personne de Karl Marx. Lui aussi est un critique du monopole des banques centrales, il montre qu’en Écosse, ça marche mieux qu’en France. Mais évidemment, comme il l’a dit lui-même, Marx n’était pas marxiste !
Tous les socialistes, y compris Proudhon, ignoraient délibérément l’économie. Ce refus de considérer la réalité économique leur valait de la part des libéraux l’appellation de « socialistes utopiques », que Marx a reprise contre eux. Au congrès des économistes de 1867, figure un seul économiste socialiste, Marx. Il est le seul que les économistes reconnaissent comme un des leurs, il est le seul qui comprend l’économie. Curieusement, Marx ne participera plus aux congrès des économistes après 1871, et il y a une raison à chercher. Je ne suis pas spécialiste, mais je pense qu’il y a une recherche à faire en suivant la piste suivante : Marx ne publie plus rien sur l’économie après 1871, il se contente de parler de politique. Or Marx a presque certainement connu les textes fondateurs de la révolution marginaliste à Vienne, en Angleterre, puis en France avec Walras ; et si la valeur ne dépend pas du coût, mais de l’utilité, et en particulier, de l’utilité marginale, la théorie entière du capital s’écroule. Je pense qu’il y a corrélation entre le soudain silence de Marx sur l’économie et les premières publications des marginalistes, en tous cas, il y a là un bon sujet de thèse.
[Ici, mon vieux magnéto a malencontreusement endommagé une partie de la bande. Je pense que Philippe Nataf y parlait de Bastiat.]
Le Journal des économistes
Coquelin, Bastiat et Gilbert Guillaumin[11] créent le Journal des économistes en 1840. cette entreprise éditoriale est aussi un acte de militance politique. Il est impossible de dire que quelqu'un est libéral en économie, mais pas en politique. Guillaumin, d’ailleurs, fonde parallèlement la Société d’économie politique, qui existe encore, qui ne compte plus beaucoup de libéraux aujourd’hui, mais qui a quand même vu passer Charles Rist,[12] Jacques Rueff,[13] etc.
En 1848, avec la révolution, Coquelin attribue le retard de la France au plan économique et social à une législation qui ne permet pas la constitution de sociétés par actions, et donc de banques. Là encore, sa motivation est le progrès économique. L’absence de stabilité monétaire cause des crises, qui engendrent du chômage. Le chômage est la préoccupation majeure de Coquelin. Et il conclut que si l’État bloque tout et cause des crises, il faut se libérer de l’État. Si l’Angleterre est en avance sur nous, c’est que l’Angleterre est plus libre. Le paradoxe est qu’il existe de l’argent, en fait de l’or, partout en France, mais que cet or n’est pas placé, les capitaux n’irriguent pas l’économie, et ce manque d’investissement cause du chômage.
Il a fallu une campagne obstiné des économistes, par la voix du Journal, pour obtenir la création d’un statut des sociétés, puis des banques, puis enfin le libre-échange. Le système s’est débloqué avec Napoléon III. En 1859, on permet les première banques, puis en 1866 (ou 1867), la création des sociétés par actions, et la France se couvre de banques, ce qui montre le besoin qui existait. En 1865, on signe le traité de libre-échange avec l’Angleterre. Et immédiatement, on constate une forte croissance économique.
Or, il y a des historiens qui disent que parce que le développement économique était important, on a procédé à ces réformes. C’est raisonner à l’inverse de la réalité. De façon générale, beaucoup historiens raisonnent ainsi, de façon inverse à la réalité. Ils disent : « Si la production baisse, c’est que la consommation a baissé ». Ils renversent la cause et l’effet.
Gustave de Molinari et la banque libre
Gustave de Molinari publie Les Soirées de la rue Saint Lazare en 1849. C’est un livre extraordinaire, qui touche à d’innombrables sujets. Molinari a exercé une influence considérable ; il a dirigé le Journal des économistes jusqu’en 1909. Il faut noter que tous les économistes français de l’époque étaient libéraux. Lorsqu’il se rencontrent en 1867 pour discuter des banques, tous sont contre la création d’une banque centrale, à l’exception du seul Volovsky ; tous les autres, Joseph Garnier, Michel Chevalier, etc, disent que l’économie fonctionnera beaucoup mieux sans banque centrale. Le crédit peut se répandre, les crises financières sont résorbées, on évite les cycles inflation/récession, qu’on a effectivement connus depuis. Victor Modeste[14] et Henri Cernuschi,[15] sont des partisans non seulement de la libération des banques, mais de leur confier l’émission des bullets, si elles le souhaitent. Cernuschi avance cet argument que si une banque émet des billets qui ne sont pas gagés, elle fabrique de la « fausse monnaie » (c’est là que le terme apparaît pour la première fois). Si toutes les banques font ça, il n’y aura plus billets, les gens n’en voudront plus, la « fausse monnaie » disparaîtra, donc il n’existera plus de vol par l’inflation, etc. Aujourd’hui cette question de la liberté des banques reparaît, tout le monde est partisan du free banking, comme si c’était une recette magique.
Mais, pardonnez-moi, il faut que je dise cela, dans ce débat sur le free banking, qui dure depuis dix ans, on repère les économistes qui soutiennent que si les banques étaient libres, il y aurait création de monnaie et surabondance de monnaie, et on voit que ces économistes de la banque libre sont soutenus par les collectivistes, les keynesiens, etc., car ils leur tendent une perche : Si vous voulez plus de création monétaire, il faut aller vers des banques libres. Et il y a les autres économistes, qui disent que la banque libre permettra plus de crédits, mais restreindra la circulation monétaire, et c’est évidemment l’école de Cernuschi, de Coquelin, d’Hayek, de Mises, et de tous les autrichiens.
De 1860 à 1892, on connaîtra une période de libre-échange généralisé en Europe. Après 1892, Bismarck en Allemagne, une succession de gouvernements anglais aussi, amènent un retour du protectionnisme. La guerre de 1914 n’est pas seulement la conséquence de Sarajevo, elle a des causes économiques.
Molinari fonde au début du 20ème siècle une association en faveur du libre-échange, qui va ramer à contre courant jusqu’en 1914.
Économiste, militant politique, sous le Second Empire, il sera anti-bonapartiste républicain convaincu, jusqu’à la chute de Napoléon III.
Dans la IIIème République naissante, après la Commune, on le placera à l’extrême gauche. A l’époque, les vrais libéraux ne sont pas à droite, ni même au centre, mais à l’extrême gauche. Et alors Molinari ne changera pas de positions dans ses analyses politiques, il sera tour à tour catalogué à gauche, puis au centre, puis au centre-droit, selon l’évolution des partis politiques concernant la question sociale.
Guyot succède à Molinari à la direction du Journal, qui exercera une influence fondamentale sur la détermination de la politique monétaire jusqu’en 1922.
La lutte contre l’inflation
Après la Grande Guerre, on assiste à une inflation terrifiante en Allemagne, mais la tendance inflationniste se fait sentir en France et en Angleterre aussi. Pas un seul économiste n’est alors capable d’expliquer le pourquoi de cette inflation. On était convaincu qu’il fallait fabriquer des billets, parce que les prix montaient, il fallait fournir plus de billets aux gens pour leur permettre d’acheter.
En Autriche, un représentant du gouvernement a consulté un jour un dénommé Ludwig von Mises, qui commençait d’avoir une réputation d’expert en cette matière. Il lui a demandé ce qu’il fallait faire pour arrêter inflation. « Pas difficile, répond Mises, retrouvons-nous demain soir minuit, au coin de telle et telle rue, et vous comprendrez tout se suite comment on arrête l’inflation. »
Comme Mises avait l’air sérieux, le ministre se rend avec toute une délégation à l’endroit désigné, et Mises leur fait signe : « Chut, écoutez ». Ils entendent alors un bruit mécanique, ils s’interrogent du regard, et Mises leur dit : « Ce que vous entendez est la presse à billets de la banque centrale. Arrêtez cette machine, et il n’y aura plus d’inflation ». Ils ont suivi ce bon conseil, et il n’y a plus eu d’inflation en Autriche. En France aussi, les articles de Guyot ont convaincu le gouvernement, qui a renoncé à augmenter la masse monétaire, et ils ont épargné à la France l’inflation qui a détruit l’économie allemande et était une des causes de l’hitlérisme.
Le 20ème siècle
Deux grandes figures de libéraux classiques dominent le 20ème siècle en France, Charles Rist et Jacques Rueff.
Rist crée un nouveau journal, la Revue d’économie politique, qui existe encore aujourd’hui. Son importance est d’avoir montré que le protectionnisme, la destruction de la monnaie et le dirigisme vont ensemble. Ils sont liés. Rist aura dans ce combat un jeune disciple, Jacques Rueff.
S’il existe des grands libéraux en France au 20ème siècle, c’est parce qu’on conserve la tradition des économistes libéraux du 19ème, dans une filiation qui va, à travers Charles Rist, jusqu’à Jacques Rueff. Rist a écrit plusieurs grands ouvrages, dont l’Histoire des doctrines monétaires, qui, aujourd’hui encore. fait autorité sur la question. Je vais passer vite sur Rist, parce que le temps nous presse. C’est quelqu'un qui explique que l’inflation et le papier-monnaie sont désastreux pour le pays qui les pratique, mais aussi pour l’ensemble du système commercial et financier international. Il montre que, certes, il y a l’idéologie nazie, mais après la crise de 1929, la généralisation d’un protectionnisme impitoyable a été un indéniable facteur supplémentaire de guerre. Pour Rist, puis pour Rueff, le papier-monnaie, la crise monétaire et économique de 29, la politique, se confondent. Rueff reprendra ces idées avant 1939, et les développera après la guerre. Pour lui, je schématise, le papier-monnaie ne peut fonctionner que s’il y a un État qui le fabrique. A l’état naturel, il ne saurait exister de papier-monnaie. Il pourrait y avoir certains instruments de paiement, ici ou là, qui prendrait cette forme. Mais sûrement pas de façon généralisée, et certainement, sous forme d’instruments convertibles en or ou en argent. L’or et l’argent, eux, n’ont pas besoin de contrepartie étatique.
Pour Rueff, puisque les gouvernements ont déréglé les systèmes monétaires, il faut pour faire cesser ce dérèglement, revenir à l’état originel, c’est-à-dire, à l’or. Rueff est l’avocat d’un retour à l’étalon-or. Il ne précise pas, d’ailleurs, quel genre d’étalon-or, lingots ou pièces.
Pour revenir à la question sociale, il est clair pour Rueff que l’inflation est préjudiciable aux salariés et aux retraités, elle l’est moins aux détenteurs de capital, et c’est en ce sens qu’on peut établir un lien direct entre son libéralisme, la question monétaire, et la question sociale. Les trois sont liées.
Voilà. Merci de m’avoir écouté si longtemps.
QUESTION : Y a-t-il chez les libéraux, contemporains, quelque chose qui prête le flanc au reproche qu’on leur fait d’être insensibles à la question sociale (en dehors du fait que le progrès économique est nécessaire au progrès social) ?
PN : La création de l’Aleps (Association pour la liberté économique ET le progrès social) manifeste bien cette préoccupation du progrès social. A la création de l’Aleps, il y avait des syndicalistes de la CFTC, il y avait Jacques Rueff, et la plupart des premiers membres n’étaient pas des capitalistes. Peut-être que certains n’étaient pas des libéraux à 100%, mais que veut dire être libéral à 98%, 100%… ?
Rappelons que le premier grand traité de libre-échange à été le Traité de 1786, qui mettait fin à une guerre de libération et assurait la liberté de commerce et de navigation sur toutes les mers. Un grand progrès à mettre au crédit de Louis XVI, qui efface les humiliations et les plaies de la Guerre de Sept Ans. Malheureusement, ses effets ont disparu trop vite avec la Révolution.
Encore une réalisation à mettre au crédit de Louis XVI, mais François de Guibert n’est pas là pour l’entendre, c’est lui qui publie toute l’œuvre de Girod de Coursac, qui consiste à établir la réalité historique et politique de Louis XVI, au-delà de tout ce qu’on en a dit, à droite comme à gauche.
Il existe des courants de gauche, et il faut le souligner, qui, au plan économique, sont des partisans des libertés économiques. A la fin du 19ème siècle, les solidaristes, par exemple, ne considèrent pas antithétiques par nature avec le libre marché de construire société plus solidaire. On a tendance à couper les courants de pensée dans un axe gauche-droite, suivant leur position sur le libéralisme économique. Mais même au sein du parti socialiste d’avant 1914, il existait un courant assez libéral en économie qui s’opposait aux dirigistes. C’est le cas de l’opposition entre Jaurès et Jules Guesde. Jaurès a écrit article faisant l’éloge du chef d’entreprise. Malheureusement, il a été assassiné, il eut mieux valu que ce fût Guesde ! Jaurès ne récusait pas du tout une économie libérale.
Son problème n’était pas celui de la prospérité, comme chez les économistes libéraux, mais était celui du pouvoir, comme chez Marx, et on retrouve ce problème chez quelqu'un comme François Perroux.
Jaurès n’était pas économiste, mais il avait de justes intuitions. Il était, on le cache aujourd’hui, un chaud partisan des retraites par capitalisation, contre les retraites par répartition. C’est un de ses premiers textes. Avec la capitalisation, la classe ouvrière deviendra propriétaire des entreprises, disait-il, et le problème de la propriété des moyens de production sera résolu.
ALAIN LAURENT : Bastiat et Guyot ont bien montré, cependant, l’imposture du solidarisme. Le solidarisme collectivise en aval les revenus de ceux qui produisent. Le solidarisme est un socialisme à l’état pur. Philippe, je salue ta prodigieuse érudition, mais dans cette discussion qui dure entre nous depuis longtemps, tu dis que le libéralisme est une conséquence de la science économique. Or, cela me paraît faux, le libéralisme est historiquement et logiquement une philosophie. Locke, le père du libéralisme, est un philosophe. Montesquieu, qui est le père du libéralisme français (tu n’en as pas dit un mot ce soir) est un philosophe. Il se trouve qu’il est en France le père de la liberté du commerce, et ce qui est intéressant chez lui est qu’il déduit de sa philosophie politique une conséquence, qui est de libérer le commerce. Smith n’est pas un économiste. Sa profession est d’enseigner la philosophie morale à l’université d’Édimbourg. Son ouvrage phare n’est pas la Richesse des nations, mais la Théorie des sentiments moraux. On vient d’ailleurs de le retraduire, et Philippe Simonnot a écrit un bel article à ce sujet. Il existe une démarche tout a fait méthodique pour arriver à liberté du travail, du commerce, à celle d’entreprendre, etc., c’est-à-dire, au libéralisme, et cette démarche n’est pas une conséquence de la science économique. En fait, je ne connais pas un libéral qui ne se soit occupé que de politique ou que d’économie. Tocqueville ou Constant, qui sont essentiellement des politiques, s’occupent néanmoins d’économie. Il y a des textes de Tocqueville de 1848, où il rejoint totalement Bastiat à propos de la liberté du travail. Constant ne cesse de faire la louange du laissez-faire. Ce ne sont, ni des économiste, ni des philosophes politiques, ce sont des penseurs.
PHILIPPE NATAF : Je vais répondre en désordre. J’ai dû faire un choix dans les courants. J’ai cité ton livre en commençant parce qu’il existe plusieurs courants dans le libéralisme. Toi et d’autres, vous les avez traités, je ne vais pas recommencer. Je n’ai pas parlé de Vauban, par exemple. Au début, les économistes s’appelaient « philosophes économistes ». C’est le cas de Quesnay, entre autres, avant que terme de « physiocrate » ne soit inventé. Je crois qu’il faut quand même insister sur la diversité des courants libéraux, avec une grande ligne de partage entre un premier courant de ceux qui sont pour la propriété naturelle, pour les droits de l’homme, et qui vont en faire découler la liberté économique, et l’autre courant, celui des économistes, au 18ème siècle avec Boisguibert, au 19ème avec Say, etc., qui analysent l’économie proprement dite, et qui adoptent des solutions libérales, parce que l’analyse économique les amène à ces solutions. Yves Guyot est un autre exemple de quelqu'un qui n’est pas particulièrement enthousiaste des droits naturels. Philosophiquement, il n’est pas facile de réconcilier les deux courants. Pour les libertariens américains, les deux approches, du droit naturel et de l’utilitarisme, ne sont pas compatibles. Ici, nous, économistes, on va avoir une approche utilitaire. Je commence toujours par exposer les droits naturels, ça fait plaisir à l’autre courant, et j’enchaîne sur l’utilitarisme. Rothbard, dans For A New Liberty, fait un chapitre entier sur les droits naturels, puis il introduit subrepticement l’utilitarisme. Pour moi, il n’est pas évident qu’au niveau de la logique, on puisse rapprocher les deux courants. Dunoyer, peut-être, parvient à soutenir les deux positions à la fois. Bastiat part des droits naturels, mais beaucoup de ses raisonnements sont utilitaristes. Simonnot, qui n’est pas là ce soir, avec ses 39 leçons, nous donne de la pure science économique utilitariste.[16]
Léon Bourgeois, dans le solidarisme, mélange les principes libéraux et l’étatisme ; c’est pourquoi je ne le range pas parmi les libéraux. Yves Guyot critique Léon Bourgeois, qui était un de ses amis personnels, et il montre que le solidarisme ne peut pas fonctionner. En fait, Yves Guyot montre qu’il y a eu une transformation chez les radicaux, qui se sont divisés en deux courants, les radicaux-socialistes et les sans-épithète. Guyot se rangeait bien dans la catégorie des radicaux, donc à gauche, mais une gauche radicale sans épithète ; alors que Bourgeois évoluait vers le socialisme. Bourgeois était disciple de Guyot et Bastiat, forcément il lui en restait quelque chose, mais dans le sens que pour lui, le libre marché fonctionne bien, c’est pratique, il crée de la richesse, et le solidarisme demande ensuite qu’on partage cette richesse.
Alors, quand une société est prospère, et qu’on prélève un peu de sa richesse pour la redistribuer, ça continue de fonctionner, mais si on ajoute beaucoup de redistribution, ça finit par produire une société bloquée, comme on a vu avec Boisguilbert. Chez tous les étatistes, quels qu’ils soient, il y a un reste de liberté, et quand on voit une société socialiste bloquée, on voit un reste de libéralisme.
PELISSIER TANON : Les libéraux constatent que nous sommes dans société bloquée, et ils se demandent comment sortir les gens de la misère. Le social, pour un libéral, consiste toujours à se demander comment on produit, pour produire plus et moins cher, et rendre les biens accessibles à tous.
PHILIPPE NATAF : On repère bien une corrélation directe entre l’absolutisme monarchique et le dirigisme économique. L’absolutisme, c’est le politique qui dicte l’économique, le politique qui dit « j’accorde tel monopole à telle entreprise », que ce soit la marine, le crédit, etc. Vous avez toujours dans l’absolutisme un lien avec le dirigisme. Bastiat le formulait assez bien : « le mercantilisme est le socialisme des riches ». Ce ne sont pas encore des privilèges syndicaux, mais des privilèges accordés à des entrepreneurs, des droits de douane pour protéger des industries, des monopoles… Boisguilbert donne cet exemple. Avant Colbert, il y avait un commerce florissant entre la Normandie et la Hollande et l’Angleterre. Avec les taxes prélevées par Colbert, les acheteurs étrangers sont allés ailleurs, donc les entreprises et les agriculteurs normands ont cessé de produire, donc Colbert n’a plus perçu d’impôts, et puisqu’il n’y avait plus de production, il a fallu acheter des produits plus chers ailleurs, ce qui a évidemment pénalisé les plus pauvres.
Le mercantilisme à la Colbert n’est pas une analyse économique, c’est une politique, une politique dirigiste, qui soumet l’économie au politique, qui par la suite a été théorisée, et a trouvé des défenseurs chez des économistes, comme Montchrestien et d’autres. Voilà la différence avec le libéralisme, qui lui est une analyse économique, et, en même temps, une philosophie. Qu’elle soit philosophie du droit naturel ou pas, ce sont les différentes facettes que l’on mentionnait plus tôt ; elles se rejoignent pour demander la suppression des entraves, plus de libertés, tant économiques que politiques, etc.
ANTOINE CASSIN : Je voudrais revenir à la question sociale. Quelle était l’attitude des économistes libéraux en 1841, à la publication du rapport Villermé ?
PHILIPPE NATAF : A ma connaissance, on n’a pas vraiment de sources pour nous l’indiquer. Le Journal des économistes et la Société d’économie politique n’existaient pas. On sait que Molinari était en faveur de la Bourse du Travail. Les libéraux étaient pour le droit d’association, pour les syndicats, contre le corporatisme…
CLAUDE HARMEL : Le marche du travail ne fonctionnait pas. On se trouvait dans une situation où il y avait des chômeurs d’un coté, des offres d’emplois de l’autre, qui s’ignoraient. La Bourse du Travail devait permettre une augmentation des salaires et la fin du chômage. Les compagnons ont résisté. Leur argument était que la publicité des salaires ferait tomber les salaires à Paris, car les provinciaux verraient les salaires plus élevés à Paris, et y afflueraient. L’ennemi pour eux n’est pas le patron, qui veut faire travailler, mais la sous-enchère des employables.
La Mairie de Paris, dans une initiative qu’elle voulait généreuse, vers 1889, mais qui s’est avéré catastrophique, a interdit aux syndicats de faire payer aux ouvriers le service d’embauche, une sorte d’equivalent de bureau de placement ou d’ANPE. Ce qui était une source de revenu pour les syndicats. En échange, la Mairie de Paris a offert aux syndicats des subventions. C’est le debut du subventionnisme qui a été fatal aux syndicats. Ils n’avaient plus de sources de revenus indépendante du pouvoir politique.
BERNARD CHERLONNEIX : Est-ce que dans l’opinion publique de l’époque, on avait la perception que les économistes libéraux apportaient une réponse à la question sociale ?
CLAUDE HARMEL : La vision du mouvement ouvrier au 19ème siècle nous est donnée quasi exclusivement par les historiens marxistes. C’est vrai que la liberté du travail n’a pas donné tout de suite la prospérité. Mais le monde ouvrier a été très sensible à la liberté du travail, c’est-à-dire à la possibilité d’ascension sociale qu’ouvrait pour eux et leurs enfants la liberté du travail. Le « marchandage » a permis l’apparition des petits patrons. Le marchandage, à l’époque, ce sont les ouvriers qui prennent du travail à la tâche, ou en fermage, « je vais monter ce mur pour vous à ce prix-là », quitte ensuite à l’intérieur du prix convenu, à embaucher un ou deux aides. Les ouvriers, malheureusement, se sont orientés vers les coopératives ouvrières de production, qui n’ont pas marché pour des raisons psychologiques et d’organisation. Les syndicats ont monté beaucoup d’ateliers pour faire travailler les chômeurs, et leurs faillites ont contribué à ruiner financièrement les syndicats.
PHILIPPE NATAF : Pourquoi le libéralisme a-t-il été accepté au 19ème, et soudain ne l’a plus été ? En 1848, on a supprimé des universités l’enseignement de l’économie, puis on l’a réintroduit, mais en Faculté de Droit. Ce qui veut dire que ne pouvaient enseigner l’économie que ceux qui avaient des diplômes de droit. Certes, on peut être juriste et économistes, mais ce monopole des juriste sur l’enseignement de l’économie a eu une influence évidente sur la façon dont on percevait des questions comme la réglementation, l’intervention de l’État, la fiscalité, etc. Les libéraux ne pouvaient plus s’exprimer que dans le Journal des économistes.
ANTOINE CASSIN : La monarchie absolue française, pour les gens du 18ème siècle, donnait l’impression d’être un État de droit, plus que les dictatures du despote éclairé en Prusse ou en Russie. Les grands propriétaires terriens, qui soutenaient la monarchie des Bourbons, haïssaient en même temps l’industrie naissante, la vulgarité des nouveaux riches. Ils ont bien accueilli le Rapport Villermé, ils avaient aussi intérêt a dénoncer les horreurs du travail à l’usine. Or la France, comme les autres pays industriels à l’époque, voient les ruraux affluer vers les villes et les usines parce qu’on risquait de mourir de faim à la campagne. L’usine, malgré ses terribles conditions de travail leur offrait un progrès social.
ALAIN LAURENT : Pour rebondir sur la démarche des libéraux en faveur de la question sociale, deux d’entre eux au moins, parmi les plus influents, ont milité pour une action forte en faveur de l’éducation des plus pauvres : Jean-Baptiste Say et Émile Faguet. L’éducation est le moyen d’améliorer sa condition sociale et celle de ses enfants. C’était déjà la démarche de Condorcet. Elle permet de voir s’ouvrir plus largement le marché du travail et d’y faire valoir ses talents. Faciliter l’ascension sociale, c’est une réponse libérale. Jules Ferry, sur ce point, est l’héritier du libéralisme.
PHILIPPE NATAF : Absolument, Coquelin et surtout Bastiat militent pour un système d’éducation totalement libre, même si certains autres libéraux reconnaissent à l’État un rôle dans ce domaine.
BERNARD CHERLONNEIX : Merci beaucoup de cette intervention qui s’inscrit bien dans la tradition du Club Angélina.
Conférence donnée au Club Angélina, le 12 mai 1999
Notes et références
[2] Pierre de Boisguilbert, dit le Pesant (1646-1714). Il est l’auteur d’une « dissertation » : De la nature des richesses, de l'argent et des tributs, où l'on découvre la fausse idée qui règne dans le monde à l'égard de ces trois articles (1704). Une version numérisée est disponible sur
http://www.socsci.mcmaster.ca/~econ/ugcm/3ll3/boisguillebert/boisg02.htm
[3] Cantillon, né en Irlande en 1680. Il émigre en 1708. Après une mission en Espagne, il s’établit à Paris et y devient banquier. Il comprend vite la folie du Système de Law (1717 - 1720), et gagne une fortune en spéculant contre. Il meurt dans l’incendie de sa maison à Londres en 1734. On attribue à Cantillon l'ouvrage paru sans nom d'auteur en 1755, soit vingt et un ans après sa disparition, qui portait le titre, Essai sur la nature du commerce en général. Voir http://www.taieb.net/fiches/cantillon.htm#. Friedrich Hayek a consacré un long article à Cantillon, publié dans The Collected Works of F.A. Hayek, Vol. III, The Trend Of Economic Thinking, p. 245, Routledge, 1991.
[4] Jacques-Claude-Marie Vincent, seigneur de Gournay (1712 — 1759). C’est lui qui fit connaître au public français nombre d’ouvrages d’économistes parus en anglais, dont celui de Cantillon.
[5] Anne-Robert-Jacques Turgot, baron de l'Aulne (1727-1781). Voir http://cepa.newschool.edu/het/profiles/turgot.htm, où l’on trouvera nombre d’essais de Turgot, plus un lien vers le beau site de Patrick Madrolle et la traduction française de l’hommage rendu à Turgot par Murray Rothbard (L’Eclat de Turgot) http://perso.wanadoo.fr/patrick.madrolle(economie/_turgot1.html.
François-René Rideau a publié ses « notes de lectures » de Turgot sur son site http://fare.tunes.org/books/index.html#Turgot
[6] Dupont de Nemours (Paris, 1739 — Eleutherian Mills, Delaware, États-Unis, 1817). Il inventa le terme de « physiocratie ». Sa préoccupation sociale est bien manifestée par cette déclaration «la prospérité de l'humanité entière est attachée au plus grand produit net possible». Emigré aux Etats-Unis après l’Empire, où il s’était fait des amis en négociant le Traité d’indépendance de 1786, son fils y fonda la célèbre société chimique qui porte leur nom.
[7] Jean-Baptiste Say (1767 – 1832). Son Traité d'économie politique ou Simple Exposé de la manière dont se forment, se distribuent et se consomment les richesses date de 1803. Auteur prolifique, on peut citer aussi Catéchisme d'économie politique (1815), Cours complet d'économie politique pratique (1828-1830), etc.
[8] Sur la fameuse Loi de Say, les anglophones liront avec profit l’article de Ben Best http://www.benbest.com/polecon/sayslaw.html
[9] Charles Coquelin est l’ auteur du très remarquable Dictionnaire de l'Economie politique, publié en 1854.
[10] On ne présente plus Bastiat. Tout, ou presque, est dit sur les deux admirables sites, www.bastiat.org et www.bastiat.net, tenus par François-René Rideau.
[11] Élève de Say, Guillaumin devint le premier éditeur d’ouvrages économiques du 19ème siècle, en particulier ceux de la « bande des 5 amis de la liberté » : Bastiat, Coquelin, Fonteyraud, Garnier and Molinari.
[12] Charles Rist Rist est le coauteur avec Charles Gide (oncle d’André) de l’ Histoire des doctrines économiques depuis les physiocrates jusqu'à nos jours, réédité chez Dalloz.
[13] Jacques Rueff (1896-1978), universitaire, diplomate, Membre de l’Académie française, conseiller écouté de De Gaulle et de Pinay, est l’auteur notamment de Théorie des phénomènes monétaires, L’Ordre social, Épître aux dirigistes, l’Âge de l’inflation, Les Dieux et les Rois (Essai sur le pouvoir créateur), Le Péché monétaire de l’Occident,
[14] Victor Modeste est l’auteur de Du Paupérisme en France. Etat actuel, causes, remèdes possibles. - Paris, Guillaumin, 1858. texte publié sur http://gallica.bnf.fr/themes/PolXVIIIIt.htm
[15] Henri Cernuschi, avocat milanais, qui ne plaida qu’une cause (pour sauver sa tête), devenu banquier et monté à Paris faire fortune, reste plus connu pour le magnifique musée qu’il offrit à la ville de Paris que pour ses écrits théoriques.
[16] Philippe Simonnot, 39 Leçons d’économie contemporaine, Gallimard Folio, 1998
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