Différences entre les versions de « Friedrich A. Hayek:Droit, législation et liberté »
(Aucune différence)
|
Version du 10 mai 2007 à 08:11
Friedrich A. Hayek | |
---|---|
1899-1992 | |
Auteur libéral classique | |
Citations | |
« La liberté, laissée à chacun d'utiliser les informations dont il dispose ou son environnement pour poursuivre ses propres desseins, est le seul système qui permette d'assurer la mobilisation la plus optimale possible de l'ensemble des connaissances dispersées dans le corps social. » « Laisser la loi aux mains de gouvernants élus, c'est confier le pot de crème à la garde du chat. » | |
Galaxie liberaux.org | |
Wikibéral | |
Articles internes |
La perte de la croyance en une justice indépendante de l'intérêt personnel ; le recours à la législation pour autoriser la contrainte, non plus simplement pour empêcher l'action injuste, mais pour atteindre certains objectifs particuliers concernant des individus ou des groupes spécifiques ; et la fusion, entre les mains des mêmes assemblées représentatives, de la mission d'énoncer les règles de juste conduite, avec la mission de diriger le gouvernement, sont à l'origine de la remise en cause de la conception classique de la séparation des pouvoirs, celle de Montesquieu. Une conception classique qui avait comme fin la liberté.
La préservation d'une société d'hommes libres dépend de trois notions fondamentales :
1. Il faut distinguer entre un ordre qui s'engendre de lui-même, ou ordre spontané, et une organisation. Ce qui les différencie se rapporte aux deux sortes différentes de règles ou de lois qui s'y établissent.
2. La justice "sociale" ou distributive n'a de sens qu'à l'intérieur du second de ces ordres, l'organisation.
3. Le type prédominant d'institutions démocratiques libérales où c'est le même corps représentatif qui pose les règles de juste conduite et qui dirige le gouvernement conduit forcément à transformer progressivement l'ordre spontané d'une société en un système totalitaire mis au service de quelque coalition d'intérêts organisés.
Cette évolution n'est pas une conséquence nécessaire de la démocratie : c'est seulement un effet de cette forme particulière de gouvernement illimité avec laquelle on a fini par identifier la démocratie.
Certaines vues très répandues, de nature scientifique ou politique, dépendent d'une conception particulière de la formation des insitutions sociales, le "rationalisme constructiviste". Cette vue erronée est étroitement liée à la conception, non moins fausse, de l'esprit humain comme une entité située en dehors du cosmos de la nature et de la société. Ces doctrines totalitaires sont fausses car elles méconnaissent les forces qui ont rendu possibles la Grande société et la civilisation.
Raison et évolution
Il y a deux façons de considérer la structure des activités humaines : la première nous procure un sentiment de pouvoir illimité pour réaliser ce que nous souhaitons, tandis que la seconde amène à comprendre qu'il y a des bornes à ce qui peut être délibérément réalisé, et à reconnaître que certaines de nos espérances actuelles sont des illusions.
Le grand penseur à l'origine du rationalisme contructiviste est Descartes ; mais tandis qu'il s'était abstenu d'en tirer des conclusions pour des discussions de problèmes sociaux et moraux, ces conclusions furent principalement élaborées par son contemporain, Hobbes. Le "doute radical" qui lui fait refuser d'accepter quoi que ce soit pour vrai, qui ne puisse être logiquement déduit de prémisses explicites qui soient "claires et distinctes" privait de validité toutes celles d'entre les règles de conduite qui ne pouvaient être justifiées de cette manière. Bien que Descartes lui-même en ait éludé les conséquences en attribuant de telles règles de conduite à une omnisciente divinité, ceux d'entres ses disciples pour lesquels cela ne semblait plus une explication suffisante en vinrent à considérer comme superstition irrationnelle le fait d'accepter sur la simple base de la tradition tout ce qui ne pouvait être pleinement justifié sur des bases rationnelles. On en vint à la conclusion que tout ce à quoi l'homme doit ses réussites est un produit de son raisonnement. Ainsi les théories du contrat social de Hobbes ou Rousseau, sans être un compte rendu historique de ce qui s'était réellement passé, n'en ont pas moins toujours tendu à montrer la route à suivre pour décider si des institutions existantes devaient ou non être approuvées comme rationnelles.
Or les actions de l'homme réussissent largement du fait qu'elles sont adaptées à la fois aux faits particuliers qu'il connaît et à un grand nombre d'autres faits qu'il ne connaît ni ne peut connaître. Et cette adaptation aux circonstances générales qui l'entourent est réalisée par son obéissance à des règles qu'il n'a pas imaginées et que souvent il ne connaît même pas explicitement. Nous présumons bien plus de choses que nous n'en pouvons connaître au sens cartésien du terme. La plupart des règles de conduite qui gouvernent nos actions, et la plupart des institutions qui se dégagent de cette régularité sont autant d'adaptations à l'impossibilité pour quiconque de prendre consciemment en compte tous les faits qui composent l'ordre de la société.
Notre confiance en les pouvoirs illimités de la science nous amène à imaginer qu'il n'y a plus que de simple limitations de connaissances vouées à disparaître rapidement. Or une science sociale féconde doit être largement une étude de ce qui n'est pas : une construction de modèles hypothétiques, pour des mondes qui seraient possibles si certaines conditions modifiables se trouvaient changées.
L'héritage culturel dans lequel l'homme est né consiste en un complexe de pratiques et de règles de conduite qui ont prévalu parce qu'elle réussissaient à un groupe d'hommes. L'homme a agi avant qu'il ne pensât, et non pas compris avant d'agir. L'esprit ne fabrique point tant de règles qu'il ne se compose de règles pour l'action, c'est-à-dire d'un complexe de règles qu'il n'a pas faites mais qui ont fini par gouverner l'action des individus parce que, lorsqu'ils les appliquaient, leurs actions s'avéraient plus efficaces, mieux réussies que celles d'individus ou de groupes concurrents. Bien entendu, dans la société évoluée seules certaines règles sont de cette espèce. Mais, même dans de telles sociétés avancées, leur ordre sera en partie dû à de telles règles.
La dichotomie du "naturel" et de "l'artificiel" est fausse : les sophistes du Ve siècle avant J.C. opposaient déjà phusei ("par nature") à nomõ ("par convention") et thesei ("par décision délibérée"). Mais ce fut seulement au XVIIIe siècle que Mandeville ou Hume mirent en lumière le fait qu'il existe une catégorie de phénomènes qui, selon celle des deux définitions qu'on adoptait, pouvait tomber tantôt dans l'une et tantôt dans l'autre des catégories anciennes ; et que par conséquent il fallait créer une troisième classe distincte de phénomènes, ceux résultant de l'action de l'homme mais non de son dessein. En réalité, le concept de la loi de la nature rationnaliste, celle de Grotius et de ses successeurs, partageait avec ses antagonistes positivistes l'idée que toute loi était faite par la raison ou pouvait, au moins, être pleinement justifiée par raison; il ne différaient d'avec eux qu'en ce qu'ils présumaient que le droit pouvait être logiquement déduit de prémisses a priori, tandis que le positivisme regardait le droit comme une construction délibérée, basée sur la connaissance empirique des conséquences qu'il aurait sur la réalisation d'objectifs humains désirables. Un nouveau départ fut pris, donc, avec Mandeville et Hume, qui s'inspirèrent probablement davantage de la Common Law anglaise que de la loi de nature. Suivirent Smith et Ferguson, Burke. Mais alors qu'en Angleterre ce mouvement subissait un nouveau recul par l'intrusion du constructivisme sous la forme de l'utilitarisme de Bentham, il prit une nouvelle vitalité sur le continent grâce aux "écoles historiques" de linguistique et de droit (Humboldt, Savigny).
Nous avons la croyance erronée que la conception évolutionniste est empruntée par les sciences sociales à la biologie. Ce fut en réalité l'inverse. Darwin a appliqué avec succès à la biologie un concept qu'il avait largement reçu des sciences sociales. Aujourd'hui, on regarde avec méfiance le "darwinisme social" : l'erreur des tenants de cette école fut de se concentrer sur la sélection des individus plutôt que sur celle des institutions et des pratiques, et sur la sélection des aptitudes innées des individus plutôt que sur celle des aptitudes transmises culturellement. L'autre grave malentendu est la croyance que la théorie de l'évolution consiste en "lois de l'évolution". En réalité, il s'agit de la description d'un processus, qui ne conduit pas à des prédictions pour l'avenir. Les prétendues lois de l'évolution générale dérivent, elles, des conceptions radicalement différentes de l'historicisme de Comte, Hegel et Marx et de leur vision holiste : elles affirment une nécessité purement mystique, poussant l'évolution dans un certain sens prédéterminé.
Le rejet des récits par lesquels la religion expliquait la source et les fondements de la validité des règles traditionnelles de la morale et du droit ont conduit au rejet de ces règles mêmes, dans la mesure où elles ne pouvaient être justifiées rationnellement. Voltaire disait : "Si vous voulez de bonnes lois, brûlez celles que vous avez et faites-en de nouvelles". Plus près de nous, Keynes disait de ses vingt ans : "Nous ne reconnaissions aucune obligation morale, ni sanction interne à laquelle nous conformer ou obéir. A la face du Ciel nous revendiquions d'être notre propre juge dans notre propre affaire. En ce qui me concerne, il est trop tard pour changer. Je reste, et resterai toujours, un immoraliste". La tradition cartésienne que nous nommons constructivisme est fréquemment mentionnée comme simple rationalisme, ce qui peut être source de malentendus. Il est devenu habituel d'appeler "anti-rationalistes" ses premières critiques. Or, en fait, les prétendus anti-rationalistes soulignent que pour rendre la raison aussi efficace que possible il faut avoir conscience des limites du pouvoir de la raison, et de l'aide que nous recevons de processus qui échappent à notre attention. C'est qu'il faut distinguer, comme le souligne Karl Popper, entre un rationalisme naïf et un rationalisme critique.
Le rationalisme constructiviste a plusieur fois dans l'histoire donné naissance à une révolte contre la raison. Il est apparu de nombreuses écoles hostiles à la raison abstraite (philosophies du "concret", de la "vie" et de "l'existence" qui n'ont que trop penchant à appuyer le genre d'émotion qu'évoquent la race, la nation et la classe).
Kosmos et Taxis
L'"ordre" est un état de choses dans lequel une multiplicité d'éléments de nature différente sont en un tel rapport les uns aux autres que nous puissions apprendre, en connaissant certaines composantes spatiales ou temporelles de l'ensemble, à former des pronostics corrects concernant le reste ; ou au moins des pronostics ayant une bonne chance de s'avérer corrects. Il est vrai que le concept d'ordre est devenu suspect à la plupart des amis de la liberté : en effet selon l'autoritarisme, l'ordre dans une société doit reposer sur la relation de commandement et d'obéissance, c'est-à-dire sur une structure hiérarchique de la société entière où ce que chacun doit faire est déterminé par la volonté de ses supérieurs. Cependant, cela ne s'applique pas à un équilibre réalisé de l'intérieur, "endogène".
Car en effet la biologie et la cybernétique nous apprennent qu'à un ordre confectionné, exogène, qui peut être décrit comme une construction, une organisation, s'oppose un ordre mûri par le temps, endogène, qui est un ordre spontané. Le grec classique faisait la nuance, nous l'avons oubliée : il désignait par taxis un ordre arrangé ou disposé, et par Kosmos un ordre issu de la pratique. Telle est le sens de la "main invisible" de Smith, image par laquelle, dans la langue de son temps, il décrivait comment l'homme est conduit à "promouvoir un résultat qui ne faisait nullement partie de ses intentions". Alors que le taxis est simple, concret et au service d'une intention, le kosmos, lui, n'est pas limité à ce que peut maîtriser un esprit humain, il est abstrait, fondé sur des relations que l'on ne peut que reconstituer mentalement, et l'on ne peut légitimement prétendre qu'il ait un objectif particulier. Enfin, des ordres extrêmement complexes ne peuvent être produits qu'à travers des forces poussant à la formation d'ordres spontanés. L'ordre spontané repose sur l'action "orientée" de ses éléments, mais uniquement si cette "orientation" ne signifie rien de plus que le fait que les actions des éléments concourent à garantir le maintien ou la restauration de cet ordre.
Le degré de maîtrise sur l'odre vaste et complexe est considérablement moindre que celui dont nous disposons à l'égard d'un ordre fabriqué ou taxis. Les règles qui gouvernent les éléments des ordres spontanés n'ont pas à être des règles "connues" des éléments ; il suffit que les éléments se comportent en fait d'une façon que l'on peut décrire au moyen de ces règles. Ces règles n'existent pas nécessairement sous forme explicite ("verbalisée") : ce n'est que lorsque les intelligences individuelles commenceront à différer d'une façon significative qu'il deviendra nécessaire d'exprimer ces règles sous une forme permettant de les communiquer et de les enseigner explicitement, de corriger les comportements déviants et de décider entre opinions différentes sur la conduite à tenir. La société ne peut exister que si, par un processus de séléction, sont apparues des règles qui conduisent les gens à se comporter d'une manière qui rende la vie sociale possible. C'est ainsi qu'un ordre qui doit pourtant être désigné comme spontané repose sur des règles résultant entièrement d'un dessein délibéré. Cela ressort du fait que le contenu propre de l'ordre dépendra des circonstances concrètes connues des seuls individus qui en observeront les règles et les appliqueront à des faits connus d'eux seuls. Dans n'importe quel groupe d'hommes dépassant la taille minimale, la collaboration reposera toujours à la fois sur l'ordre spontané et sur l'organisation délibérée. L'ordre spontané que nous nommons société n'a pas nécessairement des frontières aussi nettes qu'en a d'habitude une organisation. Il y aura fréquemment un noyau, ou plusieurs noyaux d'individus plus étroitement en relations, occupant une position centrale dans un ordre plus lâchemement articulé mais plus étendu. Parmi les organisations qui existent à l'intérieur de la Grande société, une est spéciale : le gouvernement. Il est indispensable pour veiller à ce que les règles soient respectées. La distinction entre les fonctions coercitrices dans lesquelles le gouvernement sanctionne les règles de conduite et ses fonctions de service où il n'a qu'à gérer des ressources mises à sa disposition, est d'une importance fondamentale. Dans les fonctions de service, il n'est qu'une organisation parmi beaucoup d'autres et, comme elles, une part de l'ordre spontané d'ensemble ; alors que dans la fonction coercitive il assure une condition essentielle pour le maintien de cet ordre général. L'influence hégélienne nous a fait dire "Etat" là où "gouvernement" est plus approprié : cela devient perturbant lorsqu'au lieu de "gouvernement" on oppose l"'Etat" à la "société" pour indiquer que le premier est une organisation et la seconde un ordre spontané.
Les règles qui dirigeront l'action au sein d'une organisation doivent être des règles pour l'accomplissement de tâches assignées. Les règles d'une organisation sont donc nécessairement subsidiaires par rapport aux commandements, comblant les lacunes laissées par les commandements. Par contraste, les règles gouvernant un ordre spontané doivent être indépendantes de tout objectif, et identiques -- au moins pour des catégories entières de membres anonymes. Elles devront être appliquées par les individus à la lumière de leurs connaissances et de leurs intentions respectives; et leur application sera sans liens avec un quelconque intérêt commun, dont l'individu peut même n'avoir aucune connaissance. Il est non seulement impossible de remplacer l'ordre spontané par l'organisation, mais il est également impossible d'améliorer ou de corriger cet ordre en y intervenant par des commandements directs.
Principes et expédients
Le libéralisme, contrairement à une image répandue, est "un ensemble de principes" ; c'est le pragmatisme qui, à rebours des intentions de ses représentants, conduit inexorablement au socialisme. Or la détermination croissante, pendant les cent vingt dernières années, de procéder pragmatiquement est l'un des changements les plus importants de la politique économique et sociale. Les "idéologies" sont devenue généralement aussi antipathiques aux peuples qu'elles l'ont toujours été aux aspirants dictateurs, Napoléon Ier comme Karl Marx. Cette attitude à la mode est la caractéristique des socialistes déçus : ayant été forcés d'abandonner leur propre idéologie à cause de ses contradictions internes, ils en ont conclu que toutes les idéologies doivent être erronées, et que pour être rationnel, il faut s'en passer.
Dans La Route de la servitude, Hayek ne dit pas que toutes les fois qu'on s'écarte des principes d'une société libre, l'on sera inéluctablement poussé jusqu'à un système totalitaire. Mais en réalité l'on a totalement perdu de vue un fait fondamental : c'est que par nos actions politiques nous faisons involontairement accepter des principes qui rendront de nouvelles interventions nécessaires. La plupart des "nécessités" de politique sont de notre propre fabrication. Nous devons rejeter les mesures qui seraient visiblement nécessaires pour obtenir certains résultats particuliers, en montrant qu'elles contreviennent à une règle générale. Une défense efficace de la liberté doit par conséquent être dogmatique et ne rien concéder aux expédients. La liberté ne prévaudra que si l'on admet comme axiome qu'elle constitue un principe dont l'application aux cas particuliers n'appelle aucune justification.
L'instrument principal du changement délibéré dans la société moderne est la législation. C'est un processus continu, où chaque étape est provoquée par des problèmes qui surgissent quand les principes posés par des décisions antérieures (ou implicites dans les décisions) sont appliqués à des circonstances qu'on ne prévoyait pas alors. Dans ce processus le juriste individuel est, nécessairement, moins un initiateur conscient qu'il n'est un instrument inconscient, un anneau dans une chaîne d'événements qu'il ne voit pas comme un ensemble. Mais la situation devient complètement différente, néanmois, lorsqu'une philosophie du droit qui n'est pas d'accord avec la majeure partie des lois existantes a récemment pris le dessus. Les mêmes juristes deviennent généralement et tout aussi inconsciemment une force révolutionnaire.
Quand nous examinons la raison régulièrement invoquée par les juristes, pour les grands changements qu'a subi le caractère du droit, nous trouvons les nécessités économiques. Ces descriptions parlent invariablement d'une période passée de laissez-faire, comme s'il y avait eu une époque où l'on ne faisait aucun effort pour améliorer le cadre juridique afin que le marché fonctionne de façon plus bienfaisante, ou pour suppléer à ses résultats. La thèse d'Hayek est plutôt celle-ci : les principes et postulats qui orientent le développement du droit proviennent inévitablement pour partie d'en dehors du domaine du droit, et ils ne peuvent être utiles que s'ils sont basés sur une vue correcte de la façon dont les activités au sein de la Grande société peuvent être effectivement ordonnées. C'est que le pouvoir des idées abstraites tient largement au fait qu'elles ne sont pas consciemment prises comme des théories, mais traitées par la plupart des gens comme des vérités pleinement évidentes en elles-mêmes, et qu'elles jouent ainsi le rôle de postulats tacites. Pour transformer le système juridique en système totalitaire, il sufira de permettre aux idées qui déjà règnent dans le monde des abstractions d'être traduites dans la pratique. Il n'y a pas de meilleur exemple, ni de formulation plus explicite, de la manière dont les conceptions philosophiques concernant la nature de l'ordre social influent sur l'évolution du droit, que les théories de Carl Schmidt qui dirigea toutes ses redoutables énergies intellectuelles dans un assaut contre le libéralisme sous toutes ses formes. Selon ce dernier, le droit doit être l'instrument d'arrangement ou d'organisation par lequel les individus sont attelés à la réalisation d'objectifs concrets.
Transformations de l'idée de droit
Le droit est plus ancien que la législation : le premier n'a jamais été "inventé", alors que l'invention de la législation est intervenue relativement tard dans l'histoire du genre humain. La conception du positivisme juridique, celle de Francis Bacon, Thomas Hobbes, Jeremy Bentham ou Paul Laband et Hans Kelsen, qui fait dériver tout le droit de la volonté d'un législateur, est un produit de l'illusion intentionnaliste caractéristique du constructivisme.
L'éthologie nous apprend que dans beaucoup de sociétés animales le processus de l'évolution séléctive a produit des formes de comportement hautement ritualisées, gouvernées par des règles de conduite dont l'effet est de réduire la violence et les autres méthodes d'adaptation dispendieuses et, par là, d'assurer un ordre de paix. Cet ordre est fréquemment basé sur la délimitation de domaines territoriaux, ou de "propriétés", qui sert non seulement à éliminer les luttes inutiles, mais même à substituer des obstacles préventifs aux obstacles répressifs pour freiner la croissance de la population. Règle, dans ce contexte, signifie simplement la propension ou disposition à agir, ou ne pas agir, d'une certaine façon, qui se manifeste dans ce que nous appelons une pratique ou coutume.
Le langage doit certainement avoir servi très tôt à enseigner de telles règles, mais seulement en tant que moyen d'indiquer les actions particulières qui étaient requises ou prohibées dans des situations particulières. Le chef ou le dirigeant exercera son autorité à deux fins totalement différentes : il s'en servira pour enseigner ou imposer des règles de conduite qu'il considère comme établies ; il donnera aussi des ordres en vue d'opérations qu'il juge nécessaires pour parvenir à des objectifs particuliers. Sa légitimité peut être contestée dans le premier cas, mais non dans le second : le droit du chef d'exiger une certaine conduite dépendra de l'adhésion générale à une règle qui y corresponde, tandis que ses instructions pour une entreprise commune seront déterminées par son plan d'opérations et par les circonstances particulières dont il peut avoir connaissance à l'exclusion d'autres participants. D'autre part la formulation deviendra souvent nécessaire parce que la connaissance "intuitive" ne donne pas une réponse claire à la question qui se pose.
Pourquoi, dans toutes les civilisations antiques nous trouvons une loi qui ne change pas, et pourquoi toute la législation originaire a consisté à enregistrer et faire connaître une loi qui était conçue comme immuablement donnée ? Tous les fameux "législateurs" antiques, depuis Ur-Nammu et Hammurabi jusqu'à Solon, Lycurgue et les auteurs des Douze Tables de Rome, ne visaient pas à créer un droit nouveau, mais simplement à énoncer ce que le droit était et avait toujours été. Cela ne signifiait pas que le droit ne continuait pas à se développer. Seulement, les changements qui se sont effectivement produits n'ont pas été l'effet de l'intention ou du dessein d'un législateur. Ce fut dans celles des activités de leurs sujets qui échappaient au pouvoir direct des gouvernants -- le plus souvent dans les relations de ces sujets avec les étrangers -- que de nouvelles règles s'élaborèrent en dehors du droit sanctionné par les gouvernants; tandis que ce dernier tendait à se figer précisément dans la mesure où il avait été exprimé par des mots.
De l'Athènes classique à l'apogée de sa démocratie, l'on nous dit "qu'à aucun moment il ne fut légal de changer le droit par un simple décret de l'Assemblée". Néanmoins, nous trouvons dans la démocratie athénienne déjà les premiers conflits entre la volonté sans entraves du peuple "souverain" et la tradition de la suprématie du droit ; et c'est principalement parce que l'Assemblée refusa souvent de se tenir obligée par la loi qu'Aristote se prononça contre cette forme de démocratie, à laquelle il dénia même le droit de s'appeler une constitution.
Le droit romain fut encore moins le produit d'une activité légiférante délibérée. Le droit civil classique, justinien, est presque entièrement le produit de l'activité des juristes à la recherche de ce qui est juste, et très peu le produit de la législation. Ce fut seulement à la fin de ce développement, fort comparable à celui de la Common Law, que les résultats de ce développement furent codifiés par ordre de l'empereur Justinien, dont l'oeuvre fut plus tard regardé à tort comme le modèle de la loi créée par un souverain et exprimant sa volonté, son "bon plaisir". L'Europe occidentale traversa ensuite une autre époque de près d'un millénaire pendant laquelle la loi fut de nouveau considérée comme quelque chose de donné, indépendamment d'une volonté humaine. Fritz Kern décrit ainsi le droit du Moyen Age : "lorsqu'un cas se présente pour lequel aucune loi en vigueur ne peut être invoquée, les hommes de loi ne créent point le droit : ils le découvrent. La Loi est ancienne, une loi nouvelle est une contradiction dans les termes ; car ou bien une nouvelle loi est dérivée explicitement ou implicitement de l'ancienne, ou bien elle contredit l'ancienne et n'est pas légitime."
Le mouvement intellectuel par lequel l'on en vint peu à peu à considérer que légiférer relève de la volonté délibérée et du libre arbitre du souverain, est étroitement lié à l'ascension de la monarchie absolue.
La principale résistance à ce courant vint de la tradition de la "loi naturelle". Le seul pays qui réussit à conserver vivante la tradition du Moyen Age et qui, sur les "franchises" médiévales, édifia la conception moderne de la liberté selon la loi fut l'Angleterre. La cause principale en fut que les juristes de la Common Law avaient développé des idées assez semblables à celles de la tradition de la loi naturelle, sans toutefois les formuler dans la terminologie déroutante de cette école. La liberté des britanniques, comme l'enseigna Montesquieu au monde entier, fut la conséquence du fait que la loi qui gouvernait les décisions des tribunaux était le droit coutumier. Une espèce de séparation des pouvoirs s'était instituée en Angleterre, non pas parce que la "législature" seule faisait la loi, mais parce qu'elle ne la faisait pas : parce que le droit était exprimé par des tribunaux indépendants du pouvoir qui organisait et dirigeait le gouvernement, du Pouvoir précisément exercé par ce qui fut malencontreusement appelé le "législatif".
Le droit formé par la coutume sera fait de règles non finalisées gouvernant la conduite des individus à l'égard les uns des autres, de règles destinées à s'appliquer à un nombre indéterminé de cas à venir et qui, en définissant pour chacun un domaine protégé, rendent possible la formation d'un ordre des activités au sein duquel les individus pourront faire des plans réalisables. La loi basée sur les précédents est plus abstraite, et non moins abstraite, que la loi formulée en règles verbales. Le juge de droit coutumier doit principalement rechercher ce sur quoi les parties ont pu raisonnablement compter, en concluant leur transaction, d'après les pratiques générales qui sous-tendent l'ordre régnant des activités. Il ne peut prendre en considération que celles des pratiques (usages et règles) qui pouvaient réellement fonder les espérances des parties, et ceux des faits qui peuvent être admis comme ayant été connus d'elles. De telles règles doivent être abstraites au sens de ne faire référence qu'à un nombre limité de circonstances déterminantes, et d'être applicables sans égard aux conséquences qui, au moment du conflit, apparaissent comme devant suivre la décision.
Les qualités du droit n'impliquent pas que nous puissions nous passer de législation : le droit ne sera pas toujours juste, et il se peut même que certaines de ses règles soient franchement mauvaises. Les raisons en sont que le cours du développement judiciaire du droit est graduel par nécessité et peut s'avérer trop lent pour réaliser une adaptation rapide, jugée souhaitable, de la loi à des circonstances entièrement nouvelles. Une raison plus importante encore est qu'il n'est pas seulement difficile, mais en outre indésirable, que les décisions judiciaires renversent leur orientation quand elles ont déjà produit leurs effets et que l'on trouve certains d'entre eux indésirables, voire complètement mauvais. Mais la cause la plus fréquente de changements radicaux de la loi est probablement que le développement du droit s'est trouvé aux mains des membres d'une classe particulière dont les idées traditionnelles leur font considérer comme juste quelque chose qui ne répond pas aux exigences plus générales de la justice.
Il a forcément toujours existé une autorité qui avait qualité pour faire l'autre espèce de loi, à savoir les règles de l'organisation du gouvernement ; et c'est à ces confectionneurs du droit public, existant déjà, qu'incomba peu à peu le pouvoir de changer aussi les règles de juste conduite lorsque la nécessité s'en fit sentir. Il existait donc un pouvoir législatif pour définir les règles de gouvernement, bien avant que se fit sentir le besoin d'un pouvoir chargé de modifier les règles de juste conduite. Mais si la confection de telles règles pour l'organisation du gouvernement fut de longue date considérée comme la "prérogative" du chef de cette organisation, il apparut souvent nécessaire de faire approuver ou au moins admettre l'étendue de cette prérogative par des corps représentatifs ou constitués ; et cela, parce que le souverain lui-même était réputé devoir se soumettre à la loi établie. L'on risque donc de se fourvoyer si l'on conçoit ces assemblées représentatives comme des "législatures". Elles n'étaient pas préoccupées primordialement par les règles de juste conduite, par le nomos. Ainsi la rédaction des nouvelles règles, d'organisation du gouvernement, devint une procédure admise, longtemps avant que quiconque ne s'avisât de l'utiliser pour modifier les règles de juste conduite établies. Mais quand le désir de le faire se manifesta, il était à peu près inévitable que la tâche fût confiée au corps constitué qui avait toujours fait les lois de l'autre genre, et qui avait souvent été appelé à attester ce qu'étaient les règles de juste conduite établies. De la conception de la législation comme source unique du droit, découlent deux idées fausses :
La première est qu'il doit nécessairement y avoir un législateur suprême, dont le pouvoir ne peut être borné parce que cela supposerait qu'il dépende d'un législateur encore plus élevé, et ainsi de suite à l'infini.
L'autre est que tout ce qui est imposé par ce législateur suprême est loi, et que seul est loi ce qui exprime sa volonté.
L'idée que la volonté d'un legislateur suprême est nécessairement libre de toute limitation a servi, depuis Bacon, Hobbes et Austin, d'argument supposé irréfutable pour justifier le pouvoir absolu. En réalité, l'autorité d'un legislateur a toujours un support qu'il faut clairement distinguer de la volition concernant telle ou telle affaire à régler ; elle peut donc être limitée aussi par la source d'où cet acte de volonté tire son ascendant. Cette source est la prépondérance dans les esprits, de l'opinion que le législateur n'est autorisé à prescrire que ce qui est juste, opinion qui ne porte pas sur le contenu particulier de la règle édictée, mais sur les attributs généraux que doit présenter toute règle de juste conduite. Il n'y a rien de contradictoire à ce qu'il existe une attitude de l'opinion qui commande implicitement l'obéissance au législateur dans la mesure où celui-ci se veut fidèle à une règle générale, tout en lui refusant obéissance lorsqu'il ordonne certaines actions particulières. En outre, pour qu'une décision particulière du législateur puisse être spontanément reconnue comme ayant force de loi, il ne suffit pas simplement que cette décision ait été prise selon une procédure prescrite ; cela peut dépendre aussi de sa concordance avec une règle de juste conduite de caractère universel. Il n'y a donc point de nécessité logique à ce qu'un pouvoir suprême soit un pouvoir omnipotent.
Nomos : le droit de la liberté
Dans le droit qui s'impose au légiste, le nomos des Grecs, le ius des Romains, le juge est appelé à intervenir pour corriger des perturbations survenant dans un ordre qui n'a pas été agencé par qui que ce soit et qui n'a pas pour base des commandements indiquant aux individus ce qu'ils doivent faire. Le juge est, en ce sens, une institution propre à l'ordre spontané. C'est seulement comme résultat de l'obéissance de fait de certains individus à des règles communes qu'un groupe peut vivre en commun dans le genre de relations ordonnées que nous appelons société. L'autorité est obéie parce qu'elle fait appliquer (et aussi longtemps qu'elle applique) une loi présumée exister en dehors d'elle et fondée sur l'opinion diffuse de ce qui est juste.
Il importe peu que les règles soient appliquées par les individus parce qu'elles indiquent la seule façon qu'ils connaissent de parvenir à certaines fins, ou qu'une quelconque pression, ou crainte de sanctions, les dissuade d'agir autrement. Le simple sentiment que certaine action serait si outrageante que nos semblables ne la tolérerait pas est dans ce contexte aussi déterminant que la contrainte par la procédure régulière que l'on trouve dans des systèmes légaux avancés.
Si le besoin se fait sentir d'en appeler à un juge impartial, ce sera parce qu'une telle personne sera considérée comme capable de décider de l'affaire comme si elle s'était présentée ailleurs et à tout autre moment ; par conséquent, d'une façon qui répondra à l'attente de n'importe quelle personne placée dans des conditions analogues, parmi toutes celles que le juge en question ne connaît pas.
Il semble improbable qu'une autorité quelconque investie du droit de commandement eût jamais élaboré le droit au sens où l'ont fait les juges, c'est-à-dire en tant que règles applicables à n'importe qui se trouvant dans une position définie en termes abstraits. Bien que le juge puisse avoir été désigné par une autorité supérieure, son devoir ne sera pas d'imposer la volonté de cette autorité, mais de régler des disputes qui pourraient perturber un ordre régnant. Ainsi à ses débuts la loi (au sens de droit des légistes) avait pour objet, et pour seul objet, de maintenir la paix.
Il suffit que les individus sachent comment se conformer aux règles en agissant, sans qu'ils sachent en quoi consistent ces règles et par quels mots on les exprime. Le but des juges, en énonçant de telles règles, sera d'abord d'obtenir l'assentiment à leur application dans un cas particulier. Les règles qu'ils énoncent devront combler un vide bien déterminé dans le système des règles déjà reconnues. Ainsi, bien que les règles de juste conduite, de même que l'ordre d'actions qu'elles rendent possible, soient en un premier stade le produit d'une croissance spontanée, leur perfectionnement graduel demandera les efforts délibérés de juges qui amélioreront le système existant en posant des règles neuves.
Seules les actions des individus qui affectent d'autres personnes peuvent donner lieu à la formulation de règles légales. Les actions qui clairement sont de cette nature, ne peuvent jamais devenir l'objet de règles de conduite évocables devant un juge. Toute nouvelle règle introduite pour dénouer un conflit peut aussi bien être la source de conflits sur d'autres points, parce que l'établissement d'une nouvelle règle agit toujours sur un ordre des activités que la loi ne détermine pas entièrement à elle seule. Et pourtant, c'est seulement par leurs effets sur cet ordre des activités -- effets décelables uniquement à l'expérience -- que l'on peut juger si les règles en question sont ou non adéquates.
Le dommage à autrui que la loi cherche à empêcher n'est pas n'importe lequel, mais seulement le fait de décevoir une attente que la loi a déclaré être légitime. Ce qui peut être garanti à tous, ce n'est pas que personne ne gênera quelqu'un d'autre dans la poursuite de ses objectifs ; c'est que personne ne sera empêché de recourir à certains moyens.
Au demeurant, bien que l'ordre puisse sembler consister simplement dans le fait que l'on obéit à des règles, et bien qu'il soit vrai que l'obéissance aux règles soit nécessaire pour réaliser l'ordre, nous avons vu aussi que l'ordre n'est pas procuré par n'importe quelle règle. Les normes ne peuvent être jugées d'après leur cohérence avec d'autres normes sans égard aux faits, parce que c'est dans les faits que les actions permises par elles sont, ou ne sont pas, mutuellement compatibles. Comme le dit O.W. Holmes, "la vie du droit n'a pas été la logique, mais l'expérience".
Il faut distinguer entre les anticipations "légitimes" que la loi doit garantir et d'autres dont elle doit admettre qu'elles soient déçues. Ce qui revient à désigner les séries d'objet dont chaque individu a la faculté de disposer à son gré sans que les autres aient aucun titre à s'en mêler. Il s'agit de distinguer entre le mien et le tien. Les penseurs grecs, Milton, Hobbes, Montesquieu, Maine et Acton l'ont compris. L'idée n'a été contestée qu'à une époque relativement récente par la mentalité constructiviste du socialisme et sous l'influence de l'idée erronée qu'à un certain stade la propriété a été "inventée" tandis qu'il y aurait eu un état antérieur de communisme primitif.
Les gens ont tendance à identifier l'ordre que maintient les règles de droit avec l'obéissance aux lois, et ne se rendent pas compte que les règles assurent un ordre d'une autre façon, à savoir en réalisant une certaine concordance entre les actions de personnes différentes. Ces deux conceptions différentes de "l'intention" de la loi se manifestent clairement dans l'histoire de la philosophie du droit. Kant soulignait le caractère "non finalisé" des règles de juste conduite, alors qu'à l'inverse les Utilitariens, de Bentham à Ihering, considérait l'intention comme le caratère central de la loi.
Souvent on a pris la loi pour un instrument d'organisation en vue d'objectifs particuliers : cette interprétation n'est pourtant valable qu'en ce qui concerne une seule branche du droit, à savoir le droit public, mais elle est totalement inappropriée en ce qui concerne le nomos, le droit privé.
La raison pour laquelle le juge sera appelé à intervenir sera que les règles qui procurent l'ajustement mutuel des anticipations des individus dans l'ordre étendu ne sont pas toujours respectées, ou pas assez claires, ou impropres à éviter des conflits quand on leur obéit. Ainsi les efforts du juge sont une partie du processus d'adaptation de la société aux circonstances, processus par lequel se développe l'odre spontané. Il participe au processus de sélection en donnant force exécutoire à celles des règles qui, comme celles qui ont fait leurs preuves dans le passé, rendent plus probable l'ajustement des anticipations et moins probable leur conflit. Le juge peut se tromper, mais cela ne change rien à sa situation. Il doit résoudre un problème pour lequel il n'existe, dans la plupart des cas, qu'une seule solution véritable, et dans cette tâche ni sa "volonté" ni sa réaction émotionnelle n'ont à intervenir. Cela n'implique cependant pas que sa mission soit de maintenir un statu quo quelconque dans les relations entre des personnes déterminées. Le juge ne doit s'attacher qu'à ces relations abstraites qui doivent être maintenues alors que les situations particulières se transforment. Un juge ne peut pas veiller aux intérêts et besoins de personnes ou de groupes particuliers, ni à la "raison d'Etat" ou à la "volonté du gouvernement", ni à aucun des résultats particuliers que l'on peut expérer obtenir d'un ordre d'activité. Le socialisme est d'ailleurs largement une révolte contre la justice impartiale, qui ne considère que la conformité des actions individuelles à des règles qui ne visent point d'objectif, une justice qui ne tient pas compte des effets de l'application des règles sur la situation des intéressés.
Thesis : la loi du législateur
Le souci majeur des assemblées legislatives a toujours été de contrôler et régler le gouvernement, c'est-à-dire la façon dont est dirigée une organisation. A mesure que l'organisation édifiée par le gouvernant devient de plus en plus distincte de la société plus large (afin de préserver la paix puis pour fournir des services toujours plus nombreux), cette organisation va avoir besoin de règles distinctes qui lui seront propres et qui définieront sa structure, ses buts et ses fonctions. Ce seront des règles d'organisation, élaborées en vue d'objectifs spéciaux. Même lorsque le nomos était regardé comme donné et plus ou moins immuable, le gouvernant avait souvent besoin d'être autorisé à prendre des mesures pour lesquelles il lui fallait la collaboration de ses sujets. La plus importante de ces mesures étant d'ordinaire la levée des impôts, ce fut la nécessité d'obtenir le consentement à l'impôt qui provoqua l'apparition des institutions parlementaires. Le "législateur" dont les décisions sont éxécutoires en vertu de la loi se trouve dans une situation fort différente, vis-à-vis de ceux qui doivent "exécuter", de la situation du "législateur" qui prescrit des règles de juste conduite vis-à-vis de ceux qui devront les respecter. La première sorte de règles n'obligera que les membres de l'organisation que nous appelons gouvernement, tandis que la seconde restreindra le champ des actions licites pour tous les membres de la société quels qu'ils soient.
C'est seulement ce premier type de lois que "l'exécutif" devra mettre à exécution. Il ne s'agit pas alors de l'éxecution d'une règle (ce qui n'a pas de sens), mais de l'exécution de directives émanant de la "législature".
Les législatures modernes dérivent évidemment d'organismes qui existaient avant que la confection délibérée de règles de juste conduite fût imaginée possible; et cette dernière tâche ne fut que plus tard confiée à des assemblées habituellement vouées à des missions fort différentes. Hegel, et, plus récemment, Hasbach, ont employé le terme de "législature" pour revendiquer au profit d'un organisme de nature principalement gouvernementale ce pouvoir indéfini et "souverain" qui, dans l'opinion traditionnelle, n'appartenait qu'au faiseur de loi au sens strict. C'est ainsi qu'il advint à des assemblées gouvernementales, dont les activités essentielles étaient de celles qui devaient être bornées par la loi, de pouvoir désormais ordonner tout ce qui leur plaît simplement en appelant "lois" ce qu'elles commandent de faire.
Le domaine de la législation est constitué de façon prédominante par le droit public. Toutefois, il n'existe pas d'unanimité sur le tracé de la frontière entre droit privé et droit public. L'évolution contemporaine a rendue de plus en plus floue cette distinction, d'une part en exemptant les organes gouvernementaux des règles générales de juste conduite, d'autre part en soumettant la conduite des individus et des groupes privés à des directives impératives et même à des ordres ou interdictions émanant d'instances administratives. Au cours des cent dernières années, ce fut surtout au service des objectifs dits "sociaux" que la distinction entre les règles de juste conduite et celles de l'organisation des services gouvernementaux s'est trouvée progressivement effacée.
C'est une erreur de croire que seules les actions qui tendent délibérément à des objectifs collectifs sont utiles aux intérêts collectifs. Le fait est au contraire que l'ordre spontané de la société nous fournit ce qui est le plus important pour tout le monde, et donc pour le bien commun, à la seule exception de la sûreté garantie aux règles de juste conduite par l'appui de la force. Ce qui est vrai est simplement que le droit public, en tant que loi de l'organisation du gouvernement, requiert de ceux à qui il s'applique qu'ils servent délibérément l'intérêt public, tandis que le droit privé permet aux individus de poursuivre leurs objectifs personnels et ne vise qu'à limiter le champ d'action licite aux individus de telle façon que le résultat ultime sera favorable à l'intérêt général.
Le droit constitutionnel est généralement présenté comme la source de tous les autres ; il en est plutôt la superstructure qui permet de garantir le maintien du droit. La preuve en est que même lorsque, par suite de révolution ou de conquète, la totalité de la structure du gouvernement change, la plupart des règles de juste conduite, le droit civil et pénal, demeurent en vigueur.
La législation financière, le budget, pour autant qu'il s'agisse de dépenses, ne contient pas du tout de règles. Il consiste en directives concernant les objectifs et la manière d'employer les moyens mis à la disposition du gouvernement. Une assemblée représentative approuvant un tel plan d'opération pour le gouvernement agit sans doute possible non comme une législature, mais comme l'instance suprême de gouvernement. Nous avons tellement l'habitude d'un système où les dépenses sont décidées en premier, et où l'on n'examine qu'ensuite sur qui retombera le fardeau, que l'on se rend rarement compte du degré auquel cela est contraire au principe fondamental qui limite l'emploi de la contrainte à la sanction des règles de juste conduite.
Le droit administratif et le pouvoir de police sont évidemment des règles d'organisation. Le terme "droit administratif" est néanmoins employé avec deux autres significations. D'une part pour désigner des réglementations arrêtées par des services administratifs et qui sont obligatoires non seulement pour les fonctionnaires de ces services, mais aussi pour les citoyens qui ont affaire à l'administration. Ces textes sont de la législation déléguée. Ils devraient peut être être soumis aux mêmes limitations que le véritable pouvoir législatif, celui de l'institution qui fait les lois. D'autre part, on utilise le terme de "droit administratif" pour désigner "les pouvoirs administratifs sur les personnes et sur les biens", qui ne consistent pas en des règles de juste conduite mais visent des effets spéciaux prévisibles et qui, par conséquent, impliquent discrimination et arbitraire.
On a assisté à une transformation du droit privé en droit public par la législation "sociale". A l'origine, il s'agissait principalement d'éliminer une discimination légale qui s'était insinuée dans la pratique juridique par le fait de l'influence prépondérante que certains groupes (propriétaires fonciers, employeurs, créanciers) exerçaient sur la formation du droit. Cela ne veut pas dire, cependant, que la seule alternative soit de favoriser à l'inverse les catégories précédemment victimes de l'injustice, et qu'il n'y ait pas de position "moyenne" dans laquelle la loi traite les deux parties selon le même principe. En second lieu, "législation sociale" peut se rapporter à la fourniture publique de certains services particulièrement importants pour quelques minorités infortunées, de gens invalides ou incapables de subvenir à leurs besoins. Bien que le fonctionnement de tels services accroisse la nécessité de lever des impôts, ces derniers peuvent l'être selon des principes uniformes, et l'obligation de contribuer à la couverture des coûts encourus en exécution du projet arrêté en commun peut être rattachée à la conception des règles générales de conduite. Toutefois, il y a une troisième sorte de législation "sociale". Son but est de diriger l'activité privée vers des fins particulières et au profit de certains groupes. Le résultat est de transformer graduellement les règles de juste conduite indépendantes des fins poursuivies (ou règles du droit privé) en des règles d'organisation dépendant d'objectifs imposés (ou règles du droit public). On peut citer comme exemple, en Angleterre, la loi sur les conflits professionnels de 1906, ou, aux Etats Unis, les décisions de la Cour Suprême dans la première période du New Deal, qui reconnurent aux assemblées législatives des pouvoirs illimités pour "sauvegarder les intérêts du peuple", disant en fait que pour n'importe quel but qu'une législature considérait comme bienfaisant, elle pouvait adopter n'importe quelle loi qui lui parût opportune.
Une assemblée tend à se penser comme un corps qui ne fournit pas seulement certains services à un ordre qui fonctionne indépendamment d'elle ; elle pense "diriger le pays" comme quelqu'un dirige une usine ou toute autre organisation. Et pourtant, c'est un fait que la plupart des plaintes d'individus ou de groupes particuliers ne peuvent être résolues que par des mesures qui créent d'autres mécontents à d'autres endroits. Mais mécontentement ne signifie pas nécessairement mécontentement légitime; l'existence d'un mécontentement ne prouve pas non plus que la cause de ce mécontentement puisse être supprimé. En réalité, il est plus vraisemblablement dû à des circonstances que personne ne pouvait prévenir ni modifier en respectant les principes généralement admis.
Il faut proscrire un état de la société où toutes les actions seront nécessairement commandées selon un plan détaillé, établi par marchandages au sein d'une majorité puis imposé à tous comme étant "l'objectif commun" à réaliser.
Notes
© Droit, législation et liberté, PUF, Quadrige, 1995.
Accédez d'un seul coup d’œil aux articles consacrés à Friedrich A. Hayek sur Catallaxia. |