Différences entre les versions de « Friedrich A. Hayek:Hayek et Marx »
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Friedrich A. Hayek | |
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1899-1992 | |
Auteur libéral classique | |
Citations | |
« La liberté, laissée à chacun d'utiliser les informations dont il dispose ou son environnement pour poursuivre ses propres desseins, est le seul système qui permette d'assurer la mobilisation la plus optimale possible de l'ensemble des connaissances dispersées dans le corps social. » « Laisser la loi aux mains de gouvernants élus, c'est confier le pot de crème à la garde du chat. » | |
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Les buts des actions sont voulus mais les résultats qui suivent réellement
ces actions ne le sont pas, ou s'ils semblent, au début, correspondre
cependant au but poursuivi, ils ont finalement des conséquences tout autres
que celles qui ont été voulues.
Freidrich Engels
Ce texte, d'un auteur québécois, date de 1988. Il est présenté tel quel, tant il est croustillant de lire que les régimes les plus stables, ceux qui répondent le mieux au processus de sélection des institutions, sont pour l'auteur les régimes "mixtes" et même communistes au même titre que les régimes libéraux. Il ne semble pas certain que l'histoire ait donné entièrement raison à l'auteur, ni que sa sagacité soit sans faille.
Catallaxia
Aussi étonnant que cela puisse paraître quand on songe à la distance idéologique qui sépare Hayek de Marx, il peut être très éclairant de rapprocher ces deux auteurs. Non seulement ont-ils, chacun à son époque, prêté une égale attention à la question des conditions requises par l'élaboration d'une science des phénomènes sociaux, mais c'est, pour l'essentiel, contre un même adversaire qu'ils font porter leurs efforts dans une lutte épistémologique engagée en vue de faire prévaloir l'approche scientifique qu'ils privilégiaient, chacun pour leur part. Engels -- dont les vues ne se distinguent guère de celles de Marx, du moins sur les questions qui nous intéressent ici -- désignait cet adversaire du nom de "socialisme utopique" tandis que Hayek lui réservait plutôt le nom de "rationalisme constructiviste". Même si l'extension du concept de Hayek déborde largement celle du concept de Engels, on peut parler, ici, d'un "même adversaire" car, quand on s'intéresse spécifiquement à l'analyse des sociétés, cette différence d'extension devrait retenir moins l'attention que le fait que Marx et Engels adressaient au socialisme utopique une critique à peu près identique à celle que Hayek dirigeait contre le "rationalisme constructiviste".
Ce que se sont vu reprocher les adeptes respectifs de l'une et l'autre de ces doctrines, c'est bien, en effet, de prétendre naïvement qu'un ordre social ne saurait résulter que d'une construction faite à partir d'un modèle d'abord conçu en pensée par quelque présumé concepteur de mondes meilleurs. En tout cas, Engels entendait bien, pour sa part, ne pas tomber dans ce genre de naïveté et c'est pour cela qu'ila pu écrire les lignes citées ici en exergue, qui anticipent, presque avec des mots identiques, l'une des thèses centrales de Hayek.
On ne s'étonnera donc pas de voir Hayek, tout comme Marx ou Engels, opposer à ces conceptions téléologiques du social une argumentation qui, plus ou moins explicitement, s'apparenterait à celle qui avait assuré la victoire de Darwin sur ses adversaires créationnistes. Il est facile de comprendre pourquoi les écrits de Darwin, malgré l'agacement que lui inspirait "la lourdeur anglaise" qui était censée les caractériser, n'avaient pu qu'enthousiasmer Marx et Engels. Ce dernier explique déjà à Marx, dans la lettre où il lui fait part de la découverte de cet auteur, ce qui le rendait si attrayant pour quiconque est épris de scientificité : "Il y avait, souligne Engels, encore un côté par lequel la téléologie n'avait pas encore été démolie : c'est maintenant chose faite." De même, tout en ne manquant pas de rappeler que Darwin avait lui-même puisé son inspiration dans un concept développé par les sciences sociales, c'est également la vanité de l'approche téléologique de ceux qui voyaient dans tout ordre social le fruit d'un astucieux "arrangement" que Hayek dénonçait au moment où il faisait valoir, à son tour, un argument fondé sur une sorte de sélection naturelle.
Il ne s'agira pas, toutefois, ici de poursuivre systématiquement ce rapprochement inhabituel entre Hayek et Marx mais bien plutôt d'examiner la place qu'occupe dans la pensée de Hayek cet argument fondé sur la sélection que, pour faire bef, j'appelerai désormais "l'argument darwinien". S'il sera encore ici question de Marx, ce ne sera que pour mieux faire ressortir l'originalité, mais aussi les difficultés, de la pensée de Hayek en la matière. Plus précisément, il s'agira de montrer que Hayek s'est appuyé sur un argument darwinien de façon plus cohérente et systématique que Marx, mais que cela même devait, dans son cas, compliquer d'autant plus les choses au moment où il allait exposer ses vues sur la société libérale. Mais revenons d'abord à Marx.
Le darwinisme de Marx
Marx savait bien que, pour réaliser le socialisme, il ne s'agissait pas de faire appel à la bonne volonté de chacun, même si, comme tous les socialistes, il espérait adremment l'avènement de ce mode de production. Il entendait montrer que les conditions de réalisation d'une telle société pouvaient, par contre, résulter d'un mouvement historique qui devait permettre, tout à la fois, la mise en place, par le capitalisme, des forces productives requises par la société socialiste, l'effondrement progressif de cette société capitaliste et la formation d'une classe sociale capable de réaliser une société authentiquement socialiste. Quand, toutefois, on se permet ainsi de faire libéralement appel à une aussi heureuse conjoncture, on est tenu d'expliquer au nom de quoi on peut penser qu'elle a des chances de se réaliser. Ce qui a fait la force de Marx, c'est de s'être bien gardé, au moment de rencontrer cette exigence, d'invoquer de fades arguments téléologiques et d'avoir recours plutôt aux vertus explicatives d'un mécanisme d'adaptation et de non-adaptation.
Les individus, expliquait-il, cherchent à satisfaire leurs besoins, tout en aboutissant, comme l'observait Engels, à des résultats contraires à ceux qu'ils visaient. Pour n'évoquer, à titre d'exemple, qu'un célèbre passage du Manifeste, la bourgeoisie croit travailler à son propre enrichissement, mais, ce faisant, elle accentue les "contradictions" qui entraîneront la chute du capitalisme, de telle sorte qu'elle produit bien plutôt ainsi "ses propres fossoyeurs". Le capitalisme sera donc renversé au profit d'un socialisme mis en place par la classe prolétarienne, parce que la propriété privée, sur laquelle ce capitalisme repose, se montrerait de moins en moins adapté aux forces productives dont il avait jusque là favorisé le développement. Il est vrai que Marx et Engels avaient l'habitude d'exprimer cette "non-adaptation" en recourant au concept de "contradiction" dont la saveur hégélienne venait opportunément souligner la profondeur de leur vision transhistorique ; mais, pour bien montrer que leur façon de raisonner relevait proprement de cette "science" dont ils se réclamaient inlassablement depuis 1845 et non d'une "idéologie allemande" un peu fumeuse, ils n'ont pas hésité, dès qu'ils ont pris connaissance de l'oeuvre de Darwin, à proclamer qu'on trouvait rien de moins chez ce théoricien de l'évolution des espèces que le "fondement historico-naturel de [leur propre] conception".
Cet enthousiasme ne devrait toutefois pas nous leurrer, car le matérialisme historique n'est, à vrai dire, qu'une argumentation pseudo-darwinienne. Marx et Engels, malgré leur hostilité à l'égard du socialisme utopique, sont, en un sens, demeurés foncièrement "rationalistes constructivistes". Entendons par là que, s'ils dénonçaient volontiers la naïveté des socialistes utopiques qui croyaient bâtir le socialisme en n'importe quelles circonstances et s'ils assuraient que seule une longue évolution historique pouvait mettre en place les conditions de possibilité d'une telle entreprise, ils n'en estimaient pas moins que la société meilleure qu'ils entrevoyaient ne pouvait être réalisée que grâce à l'action consciente et concertée d'êtres humains résolus à la construire. Comment pourrait-on penser autrement quand on sait que la formation d'une classe suffisamment "conscientisée" pour animer cette action constituait la principale de ces "conditions de possibilité" que seul un long processus historique était censé réaliser. C'est donc bien à tort qu'on reproche parfois à Marx de prôner, sur le plan théorique, un déterminisme radical qui viendrait contredire sa pratique révolutionnaire puisque sa théorie déterministe (qui le rapporchait de Darwin) ne visait qu'à rendre compte du seul contexte qui, à ses yeux, pouvait rendre la pratique révolutionnaire possible. Bref, le révolutionnaire "constructiviste" devait à point nommé prendre le relais du théoricien scientifique. Chez Marx, sinon chez certains de ses disciples, la volonté de dégager scientifiquement les mécanismes spontanés de la formation des sociétés n'a jamais étouffé la volonté radicale de renverser, pour les remplacer par une société meilleure, les sociétés antérieures dont l'avènement se trouve expliqué "scientifiquement".
S'il met fortement l'accent sur l'adaptation ou la non-dapatation des sociétés, le matérialisme historique n'est pas vraiment fondé sur un mécanisme de séléction et n'entretient, à tout prendre, qu'un rapport analogique avec la sélection naturelle. Il ne s'agit pas tant de montrer que seules les sociétés les mieux adaptées ont pu survivre que de faire voir comment les obstacles à la réalisation du socialisme (exploitation, division du travail, propriété privée, sous-développement des forces productives,...) ont pu être abolis au cours de l'histoire. Alors que toute l'entreprise de Darwin visait à enrayer la vieille habitude qui consistait à mesurer les autres espèces à l'aune de l'espèce humaine, chez Marx, c'est toujours, en dernier ressort, la perspective d'un socialisme à construire qui permet de situer dans leur juste perspective les autres modes de production. Bref, quoi que son fondateur ait pu en penser, le matérialisme historique conserve tous les caractères d'une philosophie de l'histoire. Malgré son hostilité à l'endroit du socialisme utopique et son engouement pour les idées de Darwin, Marx n'en demeure pas moins "constructiviste", comme le suggère discrètement sa façon même d'opposer l'homme et l'animal dans un fameux passage du Capital : si l'abeille, guidée par son instinct, peut confondre "l'habileté de plus d'un architexte", "ce qui distingue dès l'abord le plus mauvais architecte de l'abeille la plus experte, c'est qu'il construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche".
Le darwinisme de Hayek
Hayek, pour sa part, n'aurait sans doute pas dénié l'existence d'une telle différence entre l'homme et l'animal, mais, sans doute parce qu'il prend plus au sérieux que Marx l'importance de l'argument darwinien pour l'analyse des sociétés, ce qui l'intéresse surtout c'est moins la différence que la ressemblance que l'on peut observer entre le comportement des hommes et celui des abeilles. Ce qu'il trouvait si génial dans la fameuse Fable des abeilles de Bernard de Mandeville, c'est justement que la société humaine qui y est mise en scène ne fonctionne de façon harmonieuse qu'à condition que les hommes se laissent guider par leurs instincts, un peu à la manière des abeilles, et non per leurs conceptions généreuses à la manière des architectes. Qui plus est aux yeux de Hayek, Mandeville allait jusqu'à invoquer, dans ce qui est devenu le deuxième partie de son célèbre ouvrage, une sorte de mécanisme de sélection pour expliquer le paradoxe qu'il avait si brillament exposé, puisqu'il soutenait clairement que les lois les meilleures n'auraient pas été mises en place, pour reprendre les mots de Hayek, "en vertu des visées de quelque sage législateur, mais par le biais d'un long processus d'essais et d'erreurs". Beaucoup plus que celle de Marx, la conception fondamentale de Hayek, qui trouve son origine chez Mandeville, comporte une composante franchement darwinienne.
Pour Hayek, donc, la sélection compte vraiment. Ce qui lui paraissait le plus important, toutefois, c'était de briser la dichotomie entre le "naturel" et "l'artificiel" qui remonte à l'Antiquité et qui aurait rendu impossible toute véritable analyse du social. Le propre du social serait en effet, d'être un produit de l'action humaine -- produit qu'on aurait donc tort de considérer comme naturel -- sans avoir pour autant un caractère artificiel, puisqu'il ne s'agit nullement du produit d'un acte intentionnellement pensé et voulu. Si l'action humaine, vraiment intentionnelle, réalise parfois des arrangements parfaitement artificiels qui peuvent être admirables, les sociétés humaines prises globalement seraient trop complexes pour être régies autrement que par un ordre purement "spontané". Aux yeux de Hayek, Adam Smith avait compris la chose depuis longtemps et c'est pour cela qu'il présentait le marché comme une institution qui permettait, bien lieux que l'aurait fait la bienveillance mutuelle des agents économiques, de répondre aux besoins de chacun d'eux, de façon aussi efficace que si une "main invisible" avait veillé à coordonner la multitude de décisions indépendantes que ce marché exigeait. Manifestement, tout comme c'était le cas pour Marx, quand il s'agissait de montrer que les conditions de possibilité d'une société socialiste allaient être mises en place en vertu d'un processus historique dont le déroulement échappait aux agents historiques eux-mêmes, il s'imposait, ici encore, de prouver d'abord qu'une thèse qui débouchait sur des résultats aussi merveilleusment bienvenus pouvait néanmoins conserver quelque crédibilité.
Or, ici encore, seule la logique darwinienne pouvait permettre de neutraliser le scepticisme fatalement généré par l'évocation de tels résultats. Pour qui fait appel à la sélection naturelle, il n'y a pas lieu, en effet, de s'étonner de ce que tant de sociétés aient eu la bonne fortune de trouver l'instrument qui a permis la coordination des décisions prises en leur sein. Si une coordination aussi admirable est ainsi assurée entre les activités des individus, c'est qu'une institution sociale - le marché, qui est une résultante historique de multiples expériences "spontanées" - a été sélectionnée aux dépens d'autres institutions moins efficaces, parce qu'elle se trouvait justement être mieux adaptée que d'autres et, de ce fait, plus susceptible d'assurer survie et développement aux sociétés qui l'ont adoptée. Nul ne saurait s'étonner de rencontrer des rencontrer des marchés bien rôdés et bien adaptés dans un monde où, justement, ont plus de chances de survivre les sociétés qui, à la suite d'essais et d'erreurs poursuivies pendant des millénaires, auraient su se doter, fût-ce par pur hasard, de tels marchés capables de garantir leur fonctionnement efficace. Quoiqu'il en soit du caractère plus ou moins systématique de l'usage qu'ils en ont fait respectivement, pour Hayek, comme pour Marx et Engels, l'intérêt de "l'argument darwinien", c'est de conférer un tour parfaitement "scientifique" et nullement téléologique à l'analyse d'un processus institutionnel qui, autrement, n'aurait débouché que "comme par enchantement" sur un résultat considéré bénéfique. A défaut de reposer sur un argument de ce genre, la prétention qu'un processus historique met fort heureusement en place les conditions de possibilité d'une société meilleure, de même que la prétention qu'existe un "ordre spontané" qui produit, sans même qu'on l'ait voulu, des résultats plus satisfaisants que ceux que pourraient obtenir les planificateurs les mieux armés, risqueraient d'être mises sur le compte d'un optimisme certes compréhensible mais, somme toute, assez naïf. De telles prétentions ne manqueraient pas de provoquer la méfiance que suscitent infailliblement les propos optimistes des inventeurs d'utopies qui, comme chacun sait, finissent généralement par sombrer dans le ridicule.
L'ambiguïté de la "sélection des institutions"
Le recours à un argument darwinien pose toutefois un problème sérieux aux théoriciens qui, tel Marx ou Hayek, ambitionnent de transformer la société à l'aide même de leurs analyses. Je ne pense pas tant, ici, au fameux problème du déterminisme que l'on oppose souvent à ceux qui, pour rendre compte des phénomènes sociaux, invoquent des mécanismes qui ont fait leurs preuves en sciences naturelles. Apporter une explication de caractère "mécanique" ou "biologique" à un phénomène social ou psychologique n'est pas équivalent à évacuer toute possibilité de libre intervention, puisqu'on n'a aucune raison sérieuse de penser que l'action libre s'insère mieux dans un monde chaotique que dans un monde régi par une sorte de loi. Ce n'est donc pas parce qu'ils suggèrent qu'il est possible de comprendre le mécanisme qui assure le succès de tel ou tel type de société que Marx et Hayek devraient s'interdire de prôner la révolution socialiste ou la mise en place d'un régime strictement libéral. C'est, plus subtilement, non pas au niveau des faits expliqués mais au niveau des normes invoquées que le recours à l'argument darwinien risque de venir pervertir l'engagement politique de ces penseurs. Voyons comment. Dire qu'on organisme moins bien adapté ne peut survivre n'implique pas qu'il mériterait de disparaître ou, plus exactement, qu'il y aurait lieu de favoriser sa disparition, d'ailleurs inévitable par hypothèse, au profit d'organismes mieux adaptés. De même, dire qu'une société moins bien adaptée ne peut survivre n'implique pas qu'elle mérite de disparaître ou, plus exactement, qu'il y aurait lieu de favoriser sa disparition, également inévitable par hypothèse, au profit de sociétés mieux adaptées. Le sélection ne permet pas d'établir quelle structure sociale est préférable, pas plus qu'elle n'aurait pu permettre à Darwin d'établir que l'humanité est une espèce qui doit dominer les autres, du fait qu'elle se montre prodigieusement bien "adaptée". Darwin, toutefois, pouvait s'abstenir de se prononcer sur de telles questions puisque le processus de sélection qu'il invoquait était strictement naturel et qu'il n'avait donc pas à évaluer les interventions humaines qui pourraient contribuer à modifier les espèces. Même si l'on a compris, peu à peu, qu'une explication de l'évolution par la sélection laissait place à de nombreuses formes d'intervention -- ce qui a ouvert les problèmes aigus auxquels la bioéthique fait face aujourd'hui --, la contribution propre de Darwin pouvait, sans rien perdre de son intérêt, n'être considérée que du point de vue explicatif. L'oeuvre de Darwin, en effet, est intéressante parce qu'elle parvient à apporter une solution originale et passablement convaincante à un problème qui a intrigué l'humanité depuis toujours. Comment expliquer l'existence d'espèces dotées d'organes aussi admirablement adaptés ? On était tenté d'invoquer une intervention consciente pour y arriver, mais comme on ne pouvait supposer que cette intervention fût le fait de l'homme, on pouvait être amené à faire appel à une intervention de Dieu. Or, ce que l'argument darwinien suggère, c'est qu'il n'y a pas de raison concluante de voir un effet de la sagesse de la Providence dans le fait que ce sont précisément les organismes ou les sociétés les mieux adaptés qui subsistent au terme d'une très longue période d'essais et d'erreurs, puisque ce résultat, improbable en apparence, s'explique de façon parfaitement logique par la sélection naturelle.
En sciences sociales, par contre, il est beucoup moins vraisemblable que l'on soit sidéré de la sorte par l'existence de structures qui fonctionnent bien, pour la simple raison qu'il n'est pas évident que de telles structures fonctionnent si bien. En somme, pour qu'il soit pertinent de montrer que l'origine de telles structures peut s'expliquer, il faut d'abord montrer qu'il y a dans l'existence même de ces structures quelque chose qui demande à être expliqué. On s'en convraincra aisément dans le cas de la problématique marxiste, puisque le socialisme qui est censé permettre aux hommes de se réaliser n'existait justement pas à l'époque de Marx, qui n'invoquait un argument darwinien que pour rendre compte de l'avènement futur de conditions qui devaient le rendre enfin possible. Quant à l'argumentation de Hayek, elle ne se situe pas non plus en terrain aussi ferme que celle de darwin. Si le marché peut passer pour une merveille aux yeux des économistes libéraux, il paraît être pur laisser-aller aux yeux de leurs adversaires. On n'a donc pas à s'étonner si libéraux et anti-libéraux ne s'emploient pas également à rendre compte, chacun à leur façon, de l'existence même de ce marché, alors que darwiniens et créationnistes s'entendent au moins pour reconnaître que les espèces dites supérieures sont dotées de ressources prodigieuses dont on s'affaire justement, de part et d'autre, à expliquer l'origine. Tout au plus, la problématique de Hayek est-elle plus proche de celle de Darwin que ne l'était celle de Marx, puisque les marchés ont au moins l'avantage d'exister et surtout d'exister sans qu'on les ait explicitement voulus, de telle sorte qu'il y a un sens à se demander comment on peut en expliquer l'origine à partir de processus inconscients.
Tant que le problème se réduit - pour Hayek et pour ses lointains devanciers, Bernard de Mandeville et Adam Smith - à expliquer qu'une chose aussi merveilleusement adaptée que le marché puisse exister, sans qu'il soit besoin, pour y arriver, de faire appel à la sagesse ou à la prévoyance de qui que ce soit, il n'y a pas de doute qu'un argument de type darwinien peut jouer un rôle déterminant. Seulement, on l'a vu, il faut d'abord établir que ces marchés méritent bien d'être considérés comme aptes à favoriser le bon fonctionnement des sociétés. Bref, avant d'expliquer l'avènement de structures efficaces, il faut montrer que les structures sont vraiment efficaces. Mais comment l'établir de façon plus convaincante qu'en attirant l'attention sur le fait que les sociétés qui y eurent recours n'ont pas manqué de prospérer ? Par opposition à ce qui prévaudrait si l'on parlait du socialisme, cette option est d'autant plus tentante quand on a affaire au marché que l'efficacité est la principale qualité qu'on lui prête et la prospérité le fruit qui est censé en résulter.
Mais si les sociétés libérales ont pu être "sélectionnées" dans l'histoire parce qu'elles étaient efficaces et prospères, n'est-on pas légitimé de penser que les sociétés les plus efficaces et les plus prospères sont celles qui savent le mieux s'adapter aux divers contextes, et, par là, assurer leur survie ? Cette façon de voir consacrerait toutefois, aux dépens de tout autre critère non relié au mécanisme de sélection, l'adaptation et la capacité de survie comme critères de bon fonctionnement des sociétés. Or le monde actuel, divisé grosso modo entre des régimes prétendus socialistes et des régimes économiquement "mixtes" peut, lui aussi, être décrit comme le résultat largement non voulu d'un long processus d'essais et d'erreurs et comme un résultat, somme toute assez stable, auquel on peut concéder d'assez bonnes perspectives de survie. Si les mérites propres de la société libérale expliquent qu'elle ait pu se diffuser mieux que d'autres en Occident au cours de la première moitié du XIXe siècle, que faut-il penser du fait que, par la suite, le mouvement "spontané" de l'Histoire a favorisé plutôt des sociétés mixtes ou même des sociétés socialistes ? Si la sélection assure survie et prospérité aux sociétés les mieux adaptées, pourquoi ne pas préférer les plus stables des sociétés actuelles à une société libérale dont les timides avatars historiques n'ont pas fait preuve d'une longévité tellement remarquable ? Pourquoi, quand on vante la supériorité des structures spontanées, s'entêter à faire la promotion de législations (privatisation, déréglementation, charte des libertés individuelles, etc.) qui, si elles étaient vraiment essentielles à une société mieux adaptée, auraient dû s'imposer d'elles-mêmes comme les rejetons les plus résistants parmi ceux qu'ont engendrés tant d'essais et d'erreurs dans la longue histoire de l'humanité ?
De façon quelque peu analogue, certains marxistes russes, en s'appuyant également sur le critère de l'adaptation, ont été amenés - ce qui leur a valu une sévère rebuffade de la part de Marx lui-même - à conclure que le capitalisme le plus exploiteur était encore préférable au mode de production communautaire qui le précédait en Russie, parce qu'il était plus évolué et mieux adapté aux nouvelles forces productives. D'autres se seraient inquiétés de ce que la suite de l'histoire résèrve à un monde socialiste, puisqu'une contre-révolution pourrait toujours, pour se justifier, se réclamer d'une meilleure adaptation à un contexte nouveau qui lui aurait permis de réussir. Mais ici encore, faire grief de cela à Marx serait lui prêter des conclusions qu'il aurait jugées absurdes. Rien ne serait plus injuste, en effet, de faire de lui une sorte de héraut du progrès qui prendrait systématiquement le parti de l'avenir du seul fait que celui-ci sera forcément plus "évolue" que le présent.
Or Hayek, tout autant que Marx, s'est refusé à tirer mécaniquement des conclusions de l'application qu'il faisait aux sciences sociales d'un argument de type darwinien. A vrai dire, il ne pouvait pas recourir et il n'a pas vraiment recouru aux critères de l'adaptation et de la survie pour établir qu'une structure comme le marché est effectivement apte à favoriser efficacement le bon fonctionnement de la société. Si une telle structure pouvait, à ses yeux, résulter de l'évolution spontanée des sociétés, on ne pouvait en conclure que toute évolution dévait forcément déboucher sur une structure de ce type. Il serait donc tout aussi injuste de voir en Hayek une sorte d'apalogète inconditionnel du statu quo qui justifierait le présent du seul fait qu'il serait le fruit d'une longue évolution ou même d'une longue tradition. Le marché, selon Hayek, ressemble bien plutôt à une structure fragile qui ne s'est réalisée qu'imparfaitement dans l'histoire concrète et que les essais et erreurs de l'humanité ont risqué de détruire tout autant qu'ils sont parvenus à la mettre en place. C'est une structure qui n'a pu prendre forme que parce que des gouvernants ont su imposer, par de "sages lois", les "règles du jeu" qui pouvaient seules assurer son bon fonctionnement. Bref, pour Hayek comme pour Marx, il importait, sous peine de tomber dans l'évolutionnisme social le plus grossier et sous peine de devoir renoncer à toute vision politique digne de ce nom, de ne pas se laisser envahir par la logique de l'argument darwinien qui, pourtant, les avait si bien servis quand il s'agissait de se débarrasser de la finalité. Mais peut-on se dégager de l'emprise de cette logique une fois qu'on y est engagé ? Hayek, en tout cas, parce qu'il s'y était engagé de façon plus radicale, et, en un sens, plus cohérente, ne pouvait s'en dégager aussi allègrement que Marx.
Il ne pouvait manifestement pas suivre le même parcours que Marx, puisque les deux voies d'évitement que ce dernier avait empruntées pour y arriver débouchaient précisément sur ce que toute la philosophie hayékienne repoussait avec le plus d'acharnement. Hayek ne pouvait, en effet, reconnaître à la structure sociale associée au marché libre une sorte de qualité paradigmatique qui permettrai de mettre en perspective par rapport à elle les autres types de société qui se sont développées dans l'histoire, puisqu'il aurait alors commis une faute très grave à ses yeux, que Marx, on l'a vu, n'a pas su éviter et qui consiste à se laisser séduire par le charme intellectuel d'une philosophie de l'histoire. Il ne pouvait davantage alléguer que, une fois certaines conditions remplies, il appartient aux libéraux de prendre le relais de l'histoire et, dans leur sagesse, de faire adopter de "sages lois" que les mécanismes économiques, laissés à eux-mêmes, risqueraient de ne pas parvenir à mettre en place de façon stable, puisqu'il aurait sombré alors dans un vice encore plus grave, soit celui qu'il dénonçait justement sous le nom de "rationalisme constructiviste". Le problème, pour Hayek, restait donc entier. Comment, au moment d'évaluer les mérites respectifs des divers types de société qui s'affrontent dans le monde moderne, pouvait-il mettre en veilleuse le mode darwinien d'argumentation qui avait tant contribué à asseoir scientifiquement son analyse ? Et s'il ne le faisait pas, comment échapper à cette sorte de désacralisation du marché libre sur laquelle débouchait fatalement une sélection au regard de laquelle seule l'aptitude à survivre pouvait vraiment compter ?
Hayek, dans son analyse sociale, mettait particulièrement en évidence l'extrême complexité des décisions à prendre et l'ignorance dans laquelle se trouvent forcément les décideurs à l'égard de la plupart des variables qui affectent ces décisions. C'est dans ce contexte qu'il était amené à faire opportunément appel à un mécanisme de sélection naturelle. Vu l'ignorance relative de ceux qui étaient en mesure de les établir, les règles qui peuvent seules permettre à un ordre social de fonctionner malgré une telle complexité ne pouvaient être mises au point avec l'intention expresse d'obtenir les résultats qu'elles ont rendu possibles mais, ajoute alors Hayek, "ceux des peuples qui se sont trouvés adopter des règles convenables ont développé une civilisation complexe, qui, ensuite, s'est souvent communiquée à d'autres". Voilà qui est assez convaincant, mais qui ne nous dit pas ce que doivent être ces "règles convenables", de telle sorte que le même argument pourrait être repris par les défenseurs tant des sociétés mixtes que des sociétés socialistes, qui semblent s'être diffusées avec un succès tout aussi éclatant et qui, elles aussi, ne ressemblent guère à ce que leurs promoteurs voulaient en faire.
Pour fonder de façon plus concluante les mérites propres de la socité libérale, Hayek, comme tous les penseurs libéraux, devait revenir à l'argument traditionnel qui reposait sur la logique des intérêts et était déjà celui d'Adam Smith, d'ailleurs présent en germe chez Mandeville. C'est en cherchant à satisfaire son propre intérêt que chacun peut contribuer au bien commun puisque, dans une société où les échanges sont bien réglés, le profit de chacun, en tant qu'offreur de bien ou de service, dépend du degré auquel il contribue à la satisfaction des demandeurs. Seulement, pour cela, il faut que les échanges soient bien organisés, il faut que de "sages lois" aient déjà été établies. Or il semble bien qu'on ne puisse compter sur un processus vraiment spontané pour assurer le maintien des sociétés fondées sur de telles lois puisque l'histoire nous apprend que ces sociétés n'ont pas su se maintenir en place et qu'elles ont généralement été ou bien renversées par des révolutions socialistes ou bien perverties par une évolution vers une société mixte. Reste donc à conclure, avec Hayek d'ailleurs, qu'il faut veiller à instaurer ou à réinstaurer les "sages lois" qui leur auraient permis de donner leur plein rendement. Mais en s'engageant sur cette voie, ne risque-t-on pas de trahir, petit à petit, les principes anti-constructivistes que véhiculait si bien l'argumentation "darwinienne" laissée à elle-même ?
Si, en effet, une véritable société libérale est une structure aussi fragile qui ne peut être maintenue en place que moyennant la sagesse de gouvernants capables d'imposer de "sages lois" et de résister au mouvement "spontané" de groupes plus ou moins populaires qui finiraient autrement par faire triompher des sociétés mixtes ou franchement socialistes, cette société libérale, à l'avènement de laquelle Hayek se consacre, peut-elle encore être présentée comme un ordre "spontané" ? Si ces autres sociétés, qu'elles soient mixtes et socialistes, résultent historiquement, elles aussi, d'une série d'interventions qui peuvent être perçues comme autant d'essais et d'erreurs -- puisque ces interventions ne sont rien d'autre que des réactions politiques adoptées par des dirigeants totalement incapables d'entrevoir, à l'avance, la véritable nature des sociétés dont ils favorisent seulement l'avènement -- en quoi se distinguent-elles, sur ce plan du moins, des sociétés reposant sur un ordre spontané ? Sans doute, les dirigeants qui s'en tiennent à restaurer les "sages lois" que requiert le libéralisme ont-ils été instruits par une expérience antérieure de marchés qui avaient été mis en place sans avoir été voulus par personne, mais cette sagesse repose-t-elle vraiment sur une autre sorte d'"instruction" que celle dont se réclament les interventionnistes et les révolutionnaires de tous les âges qui, eux aussi, prétendent généralement se laisser guider par l'examen d'une histoire passée qui n'a pu que se développer "spontanément" ?
Deux types de spontanéité et deux types de sélection
Le jeu d'oppositions sur lequel repose l'analyse de Hayek semble ici se défaire quelque peu. L'"arrangement rationnel" se démarque moins clairement de l'"ordre spontané" et, du coup, ce qui est carrément "artificiel" ne se distingue plus aussi nettement de ce "qui résulte de l'action des hommes sans avoir été intentionnellement voulu par eux". Dans le premier tome de Droit, législation et liberté, Hayek aborde, indirectement à vrai dire, le problème ici posé. Il y propose, en effet, une distinction cruciale entre spontanéité d'un ordre social et spontanéité du processus qui a permis de la réaliser: "il est au moins concevable qu'un ordre spontané se forme, entièrement fondé sur des règles créées délibérément. Le caractère spontané de l'ordre résultant doit par conséquent être distingué de l'origine spontanée des règles sur lesquelles il repose ; et il est possible qu'un ordre qui doit pourtant être désigné comme spontané repose sur des règles résultant entièrement d'un dessein délibéré." On comprend dès lors, que l'origine d'une société socialiste puisse être, en principe, tout aussi spontanée que celle d'une société libérale et qu'une démarche hautement consciente puisse, en principe, aboutir à la mise en place d'une société de marché apte à fonctionner spontanément. Il n'y a là aucune contradiction puisqu'un fonctionnement spontané suppose des conditions de possibilité et que rien n'exclut que ces conditions soient mises en place consciemment. De même qu'on pouvait bien concéder à Marx que les conditions de possibilité d'une action consciente (la révolution) peuvent être réalisées spontanément (la bourgeoisie n'est pas consciente de produire ses "propres fossoyeurs"), de même, on peut inversement concéder à Hayek que les conditions de possibilité d'un ordre spontané puissent, éventuellement, être consciemment mises en place. La thèse de Hayek semble être que ces conditions de possibilité sont d'abord réalisées spontanément, mais que, une fois instaurées dans l'histoire, elles doivent être défendues et améliorées par des interventions fort conscientes, ce qui permet alors à cette société consciemment protégée de fonctionner, au jour le jour, en tirant à nouveau parti des vertus de la spontanéité. Il n'y a certes pas là de contradiction, mais une sorte de hiatus est introduit entre deux niveaux où se manifeste la spontanéité, et, partant, entre deux niveaux où peut s'exercer un mécanisme de sélection. Le premier, c'est celui qui assure la mise en place des règles sur lesquelles se fonde une société, le second, celui qui résulte du fonctionnement même de cette société, si tant est que, une fois mises en place, ces règles permettent un fonctionnement spontané. Or c'est apparemment en laissant s'ouvrir ce hiatus que Hayek a pu échapper à l'emprise de l'univers darwinien.
Pour comprendre à la fois comment un tel problème a pu se poser et quelle est la signification de cette sorte de hiatus, il faut, une fois de plus, comparer la situation propre aux sciences sociales à celle, fort différente, qui prévaut en biologie. En contexte biologique, on l'a vu, une intervention visant à "améliorer" une espèce animale est parfaitement possible, mais cette intervention, si erratique soit-elle, se situe à un tout autre niveau que les mutations qui sont responsables de l'évolution spontanée. En sciences sociales, par contre, les interventions des gouvernants interventionnistes n'ont pas un statut fondamentalement différent de celles des agents historiques considérés comme agents "spontanés" puisque ces derniers ne peuvent agir autrement qu'en "intervenant" au niveau qui leur est propre. Ces interventions de gouvernants sont tout aussi erratiques que les autres et elles donnent également lieu, par conséquent à des résultats non voulus. Sans doute, les interventions de ceux qui, à l'aube des temps modernes, ont introduit des législations dont les marchés ultérieurs allaient tirer parti étaient-elles "spontanées" en ce sens du moins qu'elles n'étaient pas dictées par une théorie du marché un peu explicite, mais, tout autant que les interventions plus tapageuses des gouvernants interventionnistes, elles n'en étaient pas moins dictées par des visées quelconques que, dans un cas comme dans l'autre, l'histoire à venir allait se charger de contrarier et de réorienter.
Aussi, si l'on adoptait les critères qui prévalent en biologie, toutes les "interventions" politiques se trouveraient rabattues au sein d'une histoire où elles devraient prendre place dans une interminable série d'essais et d'erreurs. Il n'y aurait pas alors telle chose que des interventions non "spontanées". Il ne serait donc pas possible, dans un tel contexte, de caractériser une structure sociale par sa spontanéité. Seules seraient alors pertinentes des considérations relatives à l'adaptation et à la survie des structures sociales, mais, sur ce terrain, une société socialiste qui parvient à se perpétuer répondrait mieux à ce critère qu'une société de marché qui y parviendrait moins bien. Objecter là-dessus que, si la société de marché a fini par succomber, c'est parce qu'on l'a dénaturée, à force d'interventions qui ont détruit la spontanéité de son fonctionnement, n'aurait littéralement aucun sens puisque toute vie sociale ne serait que tissus d'interventions plus ou moins spontanées. Pour qu'on puisse à nouveau parler d'interventions qui se démarquent des actions spontanées, il faut mettre la sélection naturelle entre parenthèses et distinguer, parmi les agents historiques, ceux que leurs pouvoirs exceptionnels incitent à classer, un peu arbitrairement, parmi les intervenants "non spontanés".
Il est vrai qu'on pourrait choisir de faire porter l'attention moins sur la spontanéité de l'origine d'une société libérale que sur la spontanéité des décisions prises au sein d'une telle société, spontanéité que l'on pourrait alors opposer au caractère consciemment planifié des décisions prises au sein d'une société centralisée. Pour rendre compte de l'efficacité des résultats obtenus par une société qui s'en remet ainsi à des décisions aussi spontanées, les défenseurs du libéralisme pourraient faire appel à nouveau à un argument darwininen : étant donné la concurrence, seuls pourront éviter la faillite les entrepreneurs qui offrent des services de manière telle que leur profit s'en trouve de facto maximisé, de telle sorte que les entrepreneurs qui pourront demeurer sur le marché seront ceux qui se seront ainsi comprtés, et donc ceux qui auront su répondre efficacement aux attentes des demandeurs. Mais la spontanéité ainsi "restaurée" ne serait pas du même type que la première et le mécanisme de sélection qu'elle suppose serait manifestement différent de celui dont Hayek dégageait les caractères pour les opposer à ceux de la sélection biologique qu'à ses yeux les adeptes du "darwinisme social" auraient transposés à tort aux sciences sociales. En effet, pour Hayek, la sélection qui joue un rôle significatif en sciences sociales, d'une part agit sur les institutions et les pratiques sociales plutôt que sur les individus et, d'autre part, assure la transmission des caractères par le biais de la culture plutôt que par celui de l'hérédité. Or, la première de ces caractéristiques s'applique bien au processus qui permettrait de sélectionner spontanément les règles qui régiront une société -- qu'elle soit libérale, mixte ou socialiste, rappelons-le -- mais non pas au processus de décision "spontanée" qui est rendu possible au sein d'une société libérale. Dans le premier cas, ce sont bien les institutions et les pratiques sociales régies par de telles règles qui sont sélectionnées dans la mesure où elles se montrent plus aptes à se perpétuer. Dans le second cas, ce sont, au contraire, des individus (ceux qui maximisent leur profit) qui sont sélectionnés en ce sens que ce sont eux, en tant qu'habiles entrepreneurs, qui survivent en évitant la faillite.
Ce n'est pas le lieu ici de discuter cette thèse sur les mécanismes qui rendent compte du caractère rationnel des décisions économiques qui est une thèse de Alchian beaucoup plus que de Hayek. Expliquer le fonctionnement du marché par la sélection des individus entrepreneurs -- par opposition à expliquer la genèse de ce marché par la sélection des institutions -- consiste simplement à analyser en termes darwiniens la concurrence que rend possible la société libérale. Celle-ci permettrait de tirer maximalement parti du processus qui sélectionnerait, en les propulsant à l'avant-scène économique, les individus ayant assez de flair pour répondre effectivement aux besoins rentables. Mais il faudrait reconnaître alors que cet hypothétique marché -- hypothétiquement libéré des imperfections qui empêchent les marchés "spontanés" d'exercer efficacement une telle sélection à tous les niveaux -- devrait être mis ne place ou, en tout cas, maintenu en place assez "artificiellement" grâce aux interventions en ce sens d'un pouvoir politique convaincu des avantages de ce type d'ordre social. Du seul point de vue de son origine, on l'a vu, cette société libérale ne serait guère plus spontanée qu'une société "planifiée" instaurée par des révolutionnaires convaincus, pour leur part, des avantages d'un autre type d'ordre social.
Quoi qu'il en soit, cependant, de l'intérêt qu'il y a à recourir à un argument darwinien pour rendre compte, par la sélection des individus entrepreneurs, du fonctionnement d'un marché bien réglé, il semble que, pour décrire le fonctionnement de n'importe quel marché, on peut à tout le moins faire appel à une forme affaiblie de l'argument darwinien qui suggérait seulement qu'un certain progrès résulte forcément d'une séquence d'essais et d'erreurs, du fait que les erreurs, contrairement aux réussites, tendent à ne pas être répétées. S'il est indéniable qu'on touche là un des traits qui contribue largement à expliquer l'efficacité des marchés, il faut néanmoins admettre que, au niveau de généralité où se situe alors l'argument, les sociétés mixtes ou socialistes bénéficient aussi des avantages de ce genre de "sélection", dans la mesure où ceux qui y prennent des décisions peuvent aussi et prétendent aussi, fût-ce beaucoup plus lentement et beaucoup plus lourdement, apprendre à tirer parti de leurs erreurs.
Les penseurs libéraux peuvent soutenir, bien sûr, qu'une société libérale est, à tel ou tel égard, supérieure à une société socialiste ou à une société mixte, dans la mesure où ils s'appuient sur des considérations logiques ou empiriques. Ils peuvent même montrer que le marché tend à tirer maximalement parti d'une sorte de sélection qui s'apparente à la sélection darwinienne. Il est douteux, cependant, qu'ils puissent bénéficier des avantages d'une argumentation proprement "darwinienne" pour déterminer, sans faire intervenir de considérations téléologiques, quel type d'institution sociale est le plus susceptible de répondre aux attentes d'une société. Le libéralisme de Hayek, il est vrai, est loin de reposer essentiellement sur ce genre d'argument "darwinien", mais il importait de souligner que le fait que la sélection soit un processus qui est spontanément associé à la concurrence et spontanément opposé à la planification (comme processus de détermination des caractéristiques d'un univers à venir) ne devrait, en aucune façon, justifier un préjugé favorable aux sociétés fondées sur le marché, puisque la dimension anti-téléologique de la sélection ne peut intervenir de façon décisive au moment où entre en jeu le choix des institutions.
Peut-être aurait-il été plus facile, en considérant, ne fût-ce que très sommairement, les thèses de Hayek sur l'origine du droit, de mesurer le danger idéologique qui est attaché à l'ambiguïté qui entoure une notion aussi suggestive que celle de "spontanéité". Hayek rejette, avec raison, conceptions positivistes du droit parce qu'elles ne permettent pas de faire place à la notion de "justice". Il suggère, par contre, que le droit formé spontanément peut, de ce fait -- en ce sens qu'il est un arrangement mieux adapté aux conditions objectives que les autres arrangements possibles qui ne se sont pas développés --, offrir, à tout le moins, une sorte de critère négatif de justice. Pourtant si le droit naturel a pu traditionnellement être perçu comme fournissant un critère de justice, c'est que la nature était associée à une sorte de législateur divin et non pas parce qu'il est "spontané" ou même parce qu'il se serait imposé en vertu d'une sorte de sélection naturelle. La seule qualité de spontanéité ne véhicule aucunement en tant que telle quoi que ce soit qui puisse fonder un jugement de valeur portant sur l'"ordre social" ou sur la "justice". Les ambiguïtés sur les rapports que des concepts positifs comme ceux de "sélection" et de "spontanéité" entretiennent à l'égard de concepts proprement normatifs comme ceux d'"ordre social supérieur" et de "justice" sont si omniprésentes -- surtout là où les frontières du positif et du normatif sont obscurcies par l'existence et le voisinage d'autres concepts eux-mêmes ambivalents comme ceux d'"ordre", d'"efficacité" ou de "nature" -- qu'il n'était sans doute pas superflu de s'arrêter, afin d'en préciser un peu plus la signification pour les sciences sociales, sur les notions de "sélection naturelle" et d'"ordre spontané" qui occupent une place si importante et, à bien des égards, si éclairante, dans l'analyse hayékienne des sociétés.
Maurice Lagueux
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