Différences entre les versions de « Friedrich A. Hayek:Croissance humaine et institutions sociales »
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Version du 10 mai 2007 à 08:22
Friedrich A. Hayek | |
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1899-1992 | |
Auteur libéral classique | |
Citations | |
« La liberté, laissée à chacun d'utiliser les informations dont il dispose ou son environnement pour poursuivre ses propres desseins, est le seul système qui permette d'assurer la mobilisation la plus optimale possible de l'ensemble des connaissances dispersées dans le corps social. » « Laisser la loi aux mains de gouvernants élus, c'est confier le pot de crème à la garde du chat. » | |
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L'idée d'évolution chez Popper et Hayek
Università di Trento
Introduction
Konrad Lorenz présente son Revers du miroir (Lorenz 1973) comme la première tentative d'une histoire naturelle de la connaissance humaine. Il a tort. Il y a au moins deux précédents, écrits, en outre, par deux de ses compatriotes: L'ordre sensoriel de Friedrich Hayek (OS, Hayek 1952), et Connaissance objective de Karl Popper (CO, Popper 1972). Tous les deux ont étudié la connaissance humaine d'un point de vue évolutionniste. Dans cet essai, je comparerai les idées de Popper et de Hayek au sujet de l'évolution. Dans leur carrire respective, Popper et Hayek ont, tous les deux, traité de la psychologie, de l'épistémologie, de la méthodologie, et plus particulièrement de la méthodologie des sciences sociales, de la théorie des institutions sociales (y incluse la théorie de la langue humaine), et de la philosophie politique. Leurs idées sont assez identiques pour qu'il existe une base commune pour une telle comparaison. D'autre part, elles sont assez diverses pour que nous puissions y gagner un entendement plus approfondi des possibilités que nous offre une perspective évolutionniste, et des problèmes que celle-ci nous pose. L'importance de ces considérations transcend le domaine de la philosophie.
Il y a eu, ces dernières années, une reprise d'intérêt pour l'évolutionnisme dans les sciences sociales, et surtout dans l'économie. Cette renaissance a partiellement été inspirée par, ou a repris, des idées d'Hayek. Un des problèmes que l'on rencontre dans les approches évolutionnistes est comment expliquer le rapport entre l'individu et l'ensemble des institutions sociales, et en particulier, d'expliquer le rôle des interventions conscientes et créatrices de la part des individus. La recherche évolutionniste dans les sciences sociales s'est déroulée sur des niveau d'aggrégation ou des niveaux d'analyse divers. Par exemple, dans la tradition de la nouvelle institutionnalisme, la théorie de Richard Nelson et Sidney Winter s'addresse aux changements au niveau de l'industrie, tandis que l'approche d'Oliver Williamson choisit l'individu humain et ses actions comme niveau de base. Le sujet du niveau d'analyse se révèle de plus en plus comme un point crucial. Il est en train de gagner, ou regagner, une place centrale dans les discussions scientifiques. Le niveau d'analyse implique aussi le rôle de l'individu humain et son comportement. Nous verrons que c'est justement ici que se révèlent les différences les plus saillantes entre Popper et Hayek. Et bien qu'elles se réduisent à des différences philosophiques, elles ont des conséquences pour l'approche évolutionniste dans les sciences sociales. Mais commençons par des éléments que les deux auteurs ont en commun.
Popper et Hayek: lutteurs contre l'obscurantisme
Sur le plan méthodologique, Popper et Hayek partagent les mêmes idées sur le statut de la théorie d'évolution. Ils ne la considèrent pas comme une théorie scientifique, mais plutôt comme un cadre général qui nous permet de comprendre, d'une façon systématique, l'émergence, la sélection et la survie de caractéristiques physiques et de comportements. Il n'existe pas de lois d'évolution. Il y un parallèle, chez Popper comme chez Hayek, entre ce point de vue vis-à-vis de l'évolution biologique et leur position au sujet de l'explication dans les sciences sociales. Tous les deux s'opposent vivement à des approches qui se basent sur l'existence de lois historiques.On trouve la critique anti-historiciste de Popper dans ses livres La société ouverte et ses ennemis (Popper 1945) et La misère de l'historisme (Popper 1957), tandis que la publication principale d'Hayek, à ce sujet, est La contre-révolution de la science (Hayek 1955). Les principaux ennemis intellectuels de Popper sont Platon et Hegel, ceux d'Hayek, Comte et Saint Simon. A l'existence de lois historiques de développement dans le domaine social Popper et Hayek opposent l'idée d'institutions comme conséquences inattendues d'actions individuelles.
Il y un lien très intime entre leur anti-historicisme et la lutte contre le relativisme. La contre-révolution de la science (CRS) d'Hayek est anti-relativiste en ce qu'elle s'oppose aux doctrines qui ne se tiennent pas à la méthode de reconstruction rationnelle par le moyen de la méthode compositive (p. 90). Apparemment, cette méthode offre au moins quelques garanties d'objectivité dans le sens oé des théories puissent être soumises à des épreuves empiriques. L'individualisme véritable proposé par Hayek (et qui se distingue de l'individualisme faux; voir Hayek 1945a), se base sur la reconnaissance des limitations des pouvoirs de l'âme individuelle. Grâce à cette reconnaissance, cette approche évite la présomption épistémologique qui caractérise le collectivisme (p. 91). L'anti-relativisme hayékien est particulièrement mis à jour page 90 de CRS, oé il argumente que si la vérité n'est plus ce que l'on découvre par l'observation, le raisonnement et les arguments, mais est plutôt déterminée par des causes cachées, qui, à l'insu du penseur, forment ses conclusions; si ce ne sont plus les arguments logiques et les épreuves empiriques qui déterminent la vérité d'une proposition, mais si, au lieu de cela, la vérité d'une proposition est déterminée par la position, ou la classe sociale de celui qui l'exprime, ou par l'instinct d'un certain peuple, alors la raison aura été expulsée. Si les catégories sociales peuvent être définies, comme monopoles sociaux, par l'intuition, il n'y a pas de limites aux possibilités d'abus de la raison.
Les deux auteurs appliquent leur critique méthodologique à des questions pratiques et politiques. Popper le fait dans ses deux livres sus-mentionnés, Hayek dans toute une série de publications. Son point de départ le plus marqué est La voie vers la servitude (Hayek 1944), suivi par La constitution de la liberté (Hayek 1960) et les trois tômes de Loi, législation et liberté (LLL, Hayek 1973, 1976, 1979). Dans la perspective historique il paraît probable qu'Hayek ait été inspiré par La société ouverte de Popper quand il écrivit La voie vers la servitude. L'historicisme critiqué par Hayek est une espèce de théorie d'évolution (ou plutôt de développement). Un autre parallèle entre les deux auteurs est leur reconnaissance des limites aux connaissances humaines. Dans Die beiden Grundprobleme der Erkentnistheorie (DBG, Popper 1979), page XV, Popper cite de l'apologie de Socrate: "Je sais que je ne sais pratiquement rien". Popper traduit cette idée dans sa philosophie sociale du "piecemeal engineering", c'est-à-dire, l'idée que nous pouvons seulement changer les institutions sociales en faisant un petit pas à la fois. De cette façon nous apprendrons, à travers le feed-back que nous donnent les effets de ces changements partiels et d'une manière pratique plutôt que théorique, les possibilités de changement tout en minimisant le danger de détruire le tissu complexe et fragile de la société. Chez Hayek, le thème de la puissance limitée de la connaissance humaine est le fil conducteur de toutes ses publications sur la philosophie sociale, de la Voie vers la servitude et "Individualisme: vrai et faux" (Hayek 1945a), jusqu'à son dernier livre, La présomption fatale (Hayek 1988).
La croyance aux limitations de nos connaissances se retrouve dans la méthodologie des deux auteurs. D'une façon plus générale, sa reconnaissance des limites à la connaissance humaine protège Popper contre le défi de l'arrogance cognitive qui caractérise les épistémologies inductives. Il apparait que dans l'oeuvre de Hayek, il soit question du même lien. Sur le plan méthodologique, les similarités entre les deux auteurs sont frappantes. Par exemple, la lecture du premier chapitre de Monetary of the Trade Cycle (Hayek 1933), dévoué à la méthodologie, laisse le lecteur avec l'impression d'avoir à faire avec un falsificationnisme avant-la-lettre. "The dependence of statistical research on pre-existing theoretical explanation hardly needs further emphasis. .... [I]t must look to theory for guidance in selecting and delimiting the phenomena to be investigated. The oft-repeated assertion that statistical examination of the Trade Cycle should be undertaken without any theoretical prejudice is therefore always based on self-deception." (p. 38)
Je vous rappelle que l'original en Allemand, de 1929, précède la publication de Logik der Forschung de Popper de cinq ans.
D'autres passages du même livre confirment l'impression d'Hayek comme un falsificationniste. Voyez p. 34: "It is ... only in a negative sense that it is possible to verify a theory by statistics." Plus loin sur la même page: "It [statistics] cannot be expected to confirm the theory in a positive sense (...) since it would presuppose an assertion of necessary interconnections, such as statistics cannot make." A la page suivante Hayek continue: "There is no reason to be surprised, therefore, that although nearly all modern Trade Cycle theories use statistical material as corroboration, it is only where a given theory fails to explain all the observed phenomena that this statistical evidence can be used to judge its merits." (p. 35).
L'idée qu'Hayek soit un falsificationniste, au moins dans sa méthodologie des premières décennies de sa carrière, est davantage renforcée par ses propres réminiscences dans Hayek on Hayek (Kresge & Wenar 1994). Là il raconte qu'il avait eu une expérience très semblable à celle de Popper dans sa rencontre avec l'évasion ad-hoc de falsifications de la part de certains théoriciens. Page 49, il écrit au sujet des marxistes et psycho-analystes:
"It seemed to me then [in the years immediately after the first World War] and has appeared so ever since that their doctrines were thoroughly unscientific because they so defined their terms that their statements were necessarily true and unrefutable, and therefore said nothing about the world. In was in the struggle with these views that I developed views on the philosophy of science rather similar to, but of course much less clearly formulated than, those which Karl Popper formed from much the same experiences; and it was only natural that I read his views when he published The Logic of Scientific Discovery in 1935, some years before I made his acquaintance." Un autre passage continue:
"And that led me, already, to the understanding of what became Popper's main systematic point: that the test of empirical science was that it could be refuted, and that any system which claimed that is was not refutable was by defintion not scientific. I was not a trained philospher; I didn't elaborate this. It was sufficient for me to have recognized this, but when I found this thing explicitly argued and justified in Popper, I just accepted the Popperian philosophy for spelling out what I had always felt.
Ever since, I have been moving with Popper." (Kresge & Wenar, p. 54)
Ces parallèles paraissent forts et convaincants. Cependant, j'argumenterai plus tard qu'il y a des différences profondes entre les méthodologies des deux auteurs. J'expliquerai que ces différences, comme les différences principales entre Popper et Hayek dans le domaine évolutionniste, mais également dans d'autres domaines et notamment la théorie de la science et de la société, se ramènent aux différences sur le sujet du problème corps-âme, ou la théorie de l'esprit humain et sa place dans le monde physique.
La théorie évolutionniste hayékienne
Récemment, il y a eu un intérêt croissant pour le phénomène de l'évolution culturelle. Cet intérêt est partiellement nourri par l'oeuvre tardive d'Hayek. Hayek expose sa théorie dans "Notes on the Evolution of Systems of Rules of Conduct" (Hayek 1967), dans Loi, Legislation et Liberté, et dans son dernier livre, La présomption fatale (Hayek 1988). Je discuterai ce dernier. Hayek nous offre la théorie suivante. Il y a trois types d'évolution dans le domaine humain: l'évolution génétique, qui produit les instincts et le comportement instinctif, celle de la pensée rationnelle, et l'évolution culturelle. Ce dernier type se situe entre les deux premiers. Le comportement instinctif suffit pour coordonner les actions individuelles dans les petits groupes primitifs, oé les membres ont des objectifs et des perceptions communs (ceci est déjà une supposition très restrictive) et sont motivés par des instincts de solidarité et d'altruisme. Dans la société développée et "abstraite", au contraire, ou, ce qui est la même chose, dans "l'ordre étendu", qui démontre une complexité trop élevée pour qu'elle puisse être comprise complètement par l'esprit humain, la coordination est effectuée par des règles abstraites qui ont évoluées graduellement et qui gouvernent la propriété privée, l'honnêteté, les contrats, l'échange, le commerce, la concurrence, le profit, et la protection de l'ambiance privée. Ces règles sont transférées par la tradition, l'apprentissage, et l'imitation (12). Il y a une tension continue entre les règles gouvernant le comportement individuel, et les règles qui gouvernent le fonctionnement d'institutions sociales. La formation de modèles super-individuels ou de systèmes de coopération ont contraint les individus à changer leurs réactions naturelles ou instinctives, auxquelles ils ont opposé de la résistance (13). "Disliking these constraints so much, we can hardly be said to have selected them; rather, these constraints selected us: they enabled us to survive." (p. 14).
Hayek accentue à plusieurs reprises l'importance de l'imitation dans le processus de transfert. Aussi il y a différents domaines qui requièrent des règles de comportement différentes: "If we were to apply the unmodified, uncurbed rules of the micro-cosmos ... to the macro-cosmos (our wider civilization) .... we would destroy it. Yet if we were always to apply the rules of the extended order to our more intimate groupings, we would crush them." (18).
La compétition ou la concurrence comme processus de découverte fait part de toute évolution (19). A ce point, je voudrais faire remarquer au lecteur les trois sens pour le verbe "apprendre" définis par Popper: découvrir, imiter, et s'habituer: "There are three senses of the verb "to learn" which have been insufficiently distinguished by learning theorists: "to discover"; "to imitate"; "to make habitual" (CO 149). Hayek reconnaît seulement les deux derniers sens sur le niveau de l'individu. Après The Constitution of Liberty (CL) de 1960, la découverte est proposée comme un processus uniquement social.
Mais revenons au sujet de règles selon Hayek. Le fait que des règles deviennent de plus en plus adaptées à la survie de l'ordre social est dû à l'expérimentation continue dans des arènes oé se confrontent des ordres divers (20). Ce privilège de l'ordre social se retrouve aussi dans l'idée hayékienne que l'âme humaine est un produit de l'évolution culturelle au lieu d'être son guide. Elle se base davantage sur l'imitation que sur la compréhension ou la raison, et elle est largement transmise au sein de la des famille (23; Hayek parle en effet de la transmission de l'âme). L'âme ne consiste pas seulement de connaissances qui puissent être mises à l'épreuve, ni d'interprétations de l'environnement de la part de l'homme, mais plutôt de la capacité de supprimer les instincts.
Pages 25-6, Hayek compare l'évolution sociale et biologique. Les différences qu'il signale sont les suivantes: Dans l'évolution biologique l'hérédité de caractéristiques acquises est exclue tandis que dans le domaine social la transmission peut être lamarckienne. L'évolution culturelle est produite par la transmission de coutumes et d'informations non seulement des parents, mais d'un nombre indéfini d'autres ancêtres. Son caractère lamarckien rend l'évolution culturelle beaucoup plus rapide. La dernière différence est que l'évolution culturelle opère largement (sic) par la sélection de groupes.
Mais il y a aussi des parallèles: Toute évolution est une adaptation continue à des événements imprévisibles. Ni l'évolution biologique ni culturelle connaissent des lois d'évolution. Les deux types d'évolution opèrent selon les mêmes principes de sélection: la survivance ou l'avantage reproducteur.
La variation, l'adaptation et la concurrence sont les mêmes processus, bien qu'ils se basent sur des mécanismes divers. Les différences résident surtout dans la méthode de propagation. Toute évolution ne se base pas seulement sur la compétition, mais celle-ci est nécessaire aussi pour préserver les résultats achevés. La sélection n'est pas effectuée par "the immediately perceived effects of actions that humans tend to concentrate on", mais "rather, selection is made according to the consequences of the decisions guided by the rules of conduct in the long run [which depend] chiefly on rules of property and contract securing the personal domain of the individual." (p. 76) Ceci suggère un mécanisme à deux temps: d'abord, il y une sélection des individus selon leur adaptation à la culture, l'ensemble des règles, ou le comportement moyen du groupe. Après, il y a la sélection des groupes, ce qui est un phénomène de plus longue durée. Mais le processus, l'environnement, etc. de cette dernière ne sont pas décrits en détails.
La théorie évolutionniste poppérienne
Pour Popper, la place de l'âme humaine dans le monde est le point de départ explicite de son épistémologie évolutionniste, comme il l'appelle d'après Donald Campbell. Popper fait une distinction entre le problème-Descartes et le problème-Compton. Il pose ce dernier problème dans le cadre de l'opposition entre déterminisme et indéterminisme. Après avoir expliqué que le déterminisme physique est un cauchemar parce qu'il détruit la créativité (CO, p. 222), il continue par argumenter que, si cette doctrine est vraie, elle ne peut même pas être argumentée, parce qu'elle doit expliquer toutes nos réactions, y-incluses celles qui nous apparaissent comme des croyances basées sur des arguments, commes effets de conditions purement physiques (CO, p. 224). Mais ce qui pose le problème le plus agaçant, c'est la confrontation de l'idée de l'existence d'entités abstraites et non-physiques avec une théorie d'évolution:
"For if we accept a theory of evolution (such as Darwin's) then even if we remain sceptical about the theory that life emerged from inorganic matter we can hardly deny that there must have been a time when abstract and non-physical entities, such as reasons and arguments and scientific knowledge, and abstract rules, such as rule for building railways or bulldozers or sputniks, or, say, rules of grammar or of counterpoint, did not exist, or at any rate had no effect upon the physical universe. It is difficult to understand how the physical universe could produce abstract entities such as rules, and could then come under the influence of these rules, such that these rules in their turn could exert very palpable effects upon the physical universe." (CO, p. 225)
Au lieu de nier que des entités de ce type existent - ce qui serait la solution la plus facile - Popper préfère prendre la position d'un indéterminisme physique. Ce dont nous avons besoin est d'une théorie de contrôles plastiques, quelque chose entre un déterminisme et un indéterminisme complet, c'est-à-dire, entre déterminisme et hasard. Popper baptise son problème, l'influence du contenu ou la signification d'entités abstraites, le problème-Compton, et il le considère comme plus important encore que le problème corps-âme, qu'il appelle le problème-Descartes, c'est-à-dire, comment des états mentaux peuvent influencer et contrôler les mouvements physiques de nos membres (CO, p. 231). Pour résoudre ces deux problèmes, Popper a besoin d'une nouvelle théorie d'évolution. Il lui faut une théorie qui soit capable de combiner liberté et contrôle. Il la présente dans "Des nuages et horloges", un capitre de CO.
Le problème-Compton est résolu sur la base de la théorie du psychologue Karl Bèhler sur l'évolution des fonctions du langage. Selon Bèhler, dans le développement de l'espèce humaine la première fonction du langage qui émerge est l'expression des états subjectifs. La fonction qui se développe ensuite est la signalisation, et la dernière fonction à évoluer est la description. Popper ajoute une quatrième fonction, qui ne peut pas exister sans les autres: l'argumentation. Alors, sa solution au problème-Compton est (CO pp. 240-41) que les fonctions supérieures du langage ont évolué sous la pression du besoin d'un meilleur contrôle des fonctions inférieures et de notre adaptation à l'environnement grâce à, non seulement, de nouveaux instruments physiques mais aussi à des théories nouvelles. Contenus et significations abstraites ont évolué en même temps que les fonctions supérieures. Elles nous aident à contrôler notre environnement d'une façon plastique parce qu'adaptable, c'est-à-dire que nos théories ne nous contraignent pas à faire quoique ce soit.
Popper présente sa théorie évolutionniste dans les thèses suivantes:
1. Tous les organismes sont engagés dans un processus continu de solution aux problèmes.
2. Ces problèmes sont objectifs dans le sens qu'ils peuvent exister sans qu'il y ait une contre partie consciente.
3. La solution des problèmes suit la méthode d'épreuves et d'élimination d'erreurs (trial and error-elimination).
4. L'élimination d'erreurs peut s'exécuter par l'élimination complète de formes non-réussies ou par l'évolution (tentative) de contrôles qui modifient ou suppriment des organes, formes de comportement ou hypothèses non-réussies.
5. L'organisme singulier "télescope" dans un corps et les contrôles se développent pendant l'évolution du phylum, comme il le récapitule, partiellement, dans son développement ontogénétique et phylogénétique.
6. L'organisme singulier est une espèce de fer de lance de la séquence évolutionniste des organismes à laquelle il appartient. Il est lié à son phylum presque exactement comme les actions de l'organisme individuel sont liés à l'organisme.
7. La séquence évolutionniste provient de problèmes aux solutions, tentatives à l'éliminations d'erreurs à des nouveaux problèmes: P - ST - E - P'.
8. Plutôt qu'une solution tentative, il existe une pluralité de solutions tentatives contemporaines.
9. Ce modèle peut être comparé avec le neo-darwinisme, oé le seul problème est celui de la survivance.
10. Cependant, tous les problèmes ne sont pas des problèmes de survivance.
11. La distinction entre P et P' montre que les problèmes sont souvent nouveaux. L'évolution est créatrice. Nos hypothèses meurent au lieu de nous-mêmes. 12. Le modèle admet des mécanismes de feed-back et de contrôle. La vitesse supérieure de l'évolution sociale est due aux efforts conscients de critiquer des hypothèses. Notez bien qu'à l'avis de Popper, l'évolution sociale est aussi darwinienne et non pas lamarckienne (Voir The Self and Its Brain (SIB), Popper & Eccles 1977, p. 459).
Chaque organisme est un système hiérarchique de contrôles flexibles. Comme l'exprime Popper: des nuages contrôlés par des nuages. Selon Popper, sa théorie résout le problème corps-âme, la conscience étant un des contrôles interactifs.
Exigences d'une théorie d'évolution
Pour qu'une théorie puisse se qualifier comme évolutionniste, elle doit expliquer trois phénomènes:
1. La génération des variations (mutations) et le niveau sur lequel elle a lieu.
2. Le processus de sélection et les unités ou les entités sur lesquelles il opère. Selon le darwinisme il faut distinguer, en-dessus,
3. la rétention des traits favorables à la survivance (réplication), et l'unité qui survit ou le niveau sur lequel on doit analyser ce processus.
Au sujet de la variation, nous trouvons dans l'oeuvre économique d'Hayek, des années 40 à 60, la concurrence. Mais notez - et notez bien! - que dans "Individualisme: vrai et faux" (Hayek 1945a. p. 15), Hayek parle de la supposition fondamentale de la variété illimitée de dons et de capacités humaines et par conséquent l'ignorance de la part des individus de tous ces dons etc. Donc, au lieu d'expliquer cette variation, comme le fait Popper, Hayek en suppose l'existence. La seule manière par laquelle il pourrait l'expliquer serait de montrer que la dépendance des sentiers de l'évolution des âmes individuelles produit cette variété. Dans La constitution de la liberté de 1960 la source de variation des comportements est l'individu qui, à ses propres frais et risques, expérimente de nouvelles formes de comportement. Cette idée correspond avec une idée qui selon Bartley est d'acceptation générale dans la biologie (Bartley 1976, p. 479-80), c'est-à-dire qu'un changement de comportement précède un changement de structure. Cette idée est un des points centraux de CL de 1960, tandis que pour Popper cette idée prit précédence seulement à partir de, ou même après, 1960. Cette idée ne sera plus élaborée dans l'oeuvre tardive d'Hayek. Il laisse la description de la variation dans cet état rudimentaire. Pour Popper, la caractéristique distinctive du darwinisme est la variation aléatoire. Ce caractère aléatoire de la variation est cohérent avec l'indéterminisme et l'anti-justificationnisme poppérienne, et l'opposition poppérienne à l'existence d'une logique de la découverte (paradoxalement le titre de son chef-d'oeuvre), qu'il considère au maximum comme objet de la psychologie. La seule concession qu'il fait sur le point de la logique de la découverte est dans sa théorie du principe de correspondance, c'est-à-dire, son idée que la science fait des progrès et se développe par un processus de généralisation en partie corroborée de théories précédentes.
Ce qui détermine la sélection des règles de comportement chez Hayek est la contribution à l'ordre social faite par l'individu en suivant ces règles. Donc, la sélection dépend de l'évaluation par les membres de l'ordre social. Dans son oeuvre tardive, c'est le nombre de personnes qu'un certain ordre puisse tenir en vie qui est le critère de sélection. Ironiquement pour un des philosophes les plus importants du libéralisme, ce critère n'est jamais la liberté individuelle elle-même. La liberté reste toujours instrumentale dans l'oeuvre d'Hayek.
Pour Hayek c'est le groupe qui est l'unité de sélection dans le processus de l'évolution sociale. Il formule comme critique principale au darwinisme social précisément la fausseté de l'idée que c'est l'individu qui est l'unité de sélection (LLL-I, p. 23). Ceci peut paraître en contradiction avec l'individualisme méthodologique qui est un des points d'appui de l'oeuvre hayékienne avant 1960. La suggestion que ceci n'est pas le cas si la variation et la sélection se concentrent sur les règles me semble juste. Des règles nouvelles peuvent être inventées par des individus, et des règles, ou des ensembles de règles peuvent constituer des institutions sociales qui peuvent survivre ou être éliminées. Pourtant, ceci crée le danger de circularité. Si l'on définit un ordre comme un certain ensemble de règles (ce qui est justifié par Hayek; voyez le manuscrit non-publié avec le titre "Systems within systems", que je traiterai ci-dessous), le changement d'un ordre à travers le changement d'une règle est une tautologie, non pas un processus causal.
Il y a un autre sens dans lequel l'analyse en termes de règles ne résout pas le problème. Dans le cas d'un seul individu une règle est une autre chose que dans le cas d'une règle, ou d'un ensemble de règles, comme convention sociale. Il y a un autre sens encore dans lequel on peut parler de sélection sur le niveau du groupe. Pour qu'une règle puisse survivre, c'est-à-dire se reproduire, il est nécessaire qu'un nombre suffisant d'individus la suivent. Il doit y avoir une "masse" suffisante d'individus suivant la règle, et peut-être aussi une distribution adaptée de cette règle aux individus. Par exemple, une règle qui est imposée par tous les enseignants d'école élémentaire a plus de chance de survivre que la même règle enseignée pas des professeurs d'université.
Selon Hayek, la sélection culturelle est (partiellement) lamarckienne et a lieu à travers le développement institutionnel. Le mécanisme n'est pas bien défini. Pour Popper, au contraire, ce processus est darwinien et a lieu à travers des décisions explicites de la part des individus. La sélection opère à travers la critique explicite de la part des individus.
Au sujet du statut de la théorie d'évolution, Bartley 1976 détecte un développement dans la pensée de Popper qui va de la Misère (la théorie évolutionniste est ni scientifique ni universelle) à Connaissance objective (elle consiste d'une application de la logique situationelle, une idée qui implique le concept de programmes de recherche). Une des critiques de Bartley à Popper est qu'il ne fait pas référence à l'idée acceptée par la biologie, que pour expliquer l'ontogenèse on a besoin de deux types de sélection interne. Popper reconnaît seulement le premier, qui est le changement de dispositions ou de règles de comportement, qui peut être expliqué comme un processus darwininien. Le second type, non reconnu par Popper, est la sélection non-aléatoire et non-darwinienne. Avant d'arriver à l'épreuve externe, des règles de comportement ont été sélectionnées à l'intérieur de l'organisme. C'est-à-dire qu'il y a une source interne de sélection qui est séparée du processus darwinien (Bartley 1976, p. 481). Bartley cite comme épreuves le développement d'organismes avec un mécanisme de reproduction divers qui, quoiqu'ayants été séparés géographiquement pendant des millions d'années ont produit des formes d'apparence et fonctionnelles, identiques. Sans que Bartley n'accentue ce point, on peut voir dans ces exemples une confirmation de l'idée poppérienne de son oeuvre plus récente, que le processus évolutionniste implique l'opération de la logique situationnelle.
Dans la pensée d'Hayek, au contraire, on retrouve bien ce mécanisme de sélection interne. Dans OS la formation des systèmes de classification n'est pas seulement nourrie par l'interaction avec l'environnement, mais il y a aussi un composant interne assez important. On peut dire que Popper, en accentuant le rôle des épreuves empiriques, souffre d'un "biais empirique", et reconnaît insuffisamment la critique interne, qui peut avoir un caractère logique, par exemple un contrôle de cohérence. Chez Hayek, au contraire, dans OS, nous trouvons un test de cohérence quand il parle de la sélection des classifications. (Puisque j'ai référé à l'ontogénèse et la phylogenèse en traitant Popper, il est bien de faire remarquer qu'Hayek, dans OS, fait consciemment abstraction des aspects onto- et phylogénétiques; voir 3.22). Nous avons déjà eu l'occasion de discuter les mécanismes qui selon Hayek assurent le transfert et la rétention: la tradition, l'apprentissage, et l'imitation. Par tradition Hayek semble entendre les règles sociales ou les institutions qui ont survécu la sélection dans le passé. Sur le point de l'apprentissage il ne donne peu d'éclaircissements. Dans le fait qu'il accentue de plus en plus l'imitation dans son oeuvre tardive confirme le caractère passif du processus de transfert dans le système hayékien.
Pour Popper, transfert et rétention impliquent une participation active de la part de l'individu. Les hypothèses qui ont survécu des efforts de falsification sont retenues, mais jamais acceptées définitivement. Tandis que le poids du passé dans la vision hayékienne pèse toujours plus avec le temps, pour Popper il n'y a aucune part de notre connaissance qui soit immunisée contre la critique et l'abandon. Ceci vaut même pour la partie de notre connaissance qui s'est avérée stable dans le processus d'acquisition, et que Popper traite sous le nom du principe de correspondance (voir CO, 5ième chapitre; pour une discussion générale et détaillée, voir Post 1971). Ce principe est le seul élément dans la pensée évolutionniste poppérienne que l'on pourrait caractériser de lamarckien. Notez que pour Popper l'opposition entre darwinisme et lamarckisme coïncide avec la distinction entre sélection et instruction, qui a son parallèle dans l'opposition entre falsificationnisme et inductivisme. On peut résumer les deux théories évolutionnistes de la manière suivante:
variation sélection retention/ transfert Hayek concurrence concurrence entre tradition, CL: découverte de groupes imitation, règles nouvelles apprentissage unités règles groupes règles Popper "pour la plupart" critique corroboration aléatoire unités hypothèses hypothèses hypothèses
La place de l'évolutionnisme dans le développement des oeuvres de Popper et d'Hayek
Avant de procéder à une discussion du contenu des rapports qui existent entre les idées évolutionnistes et le reste de la pensée de Popper et Hayek, voyons brièvement oé se situent leurs idées évolutionnistes dans la chronologie de leur pensée. Popper commence à s'intéresser à la biologie en 1960 (comme décrit Bartley 1976). Il développe sa théorie épistémologique dans laquelle figurent les "trois mondes" en même temps que son épistémologie évolutionniste. Quand nous comparons cette chronologie avec celle d'Hayek, nous observons que pour Hayek des idées évolutionnistes sont introduites au début de sa carrière intellectuelle, dans sa psychologie. Elles disparaissent par la suite, pour ne réapparaître qu'à la préparation de la publication de l'Ordre sensoriel en 1952 (donc, à partir de 1945 environ). Popper, lui aussi, s'intéressait activement à la psychologie au début de sa carrière. Comme nous le verrons plus tard, il attribue une place différente à la psychologie dans l'ensemble de son oeuvre (et des discipline en général) qu'Hayek. En tout cas, il n'y a pas de traces d'une approche évolutionniste chez Popper avant les années 60 (voir Bartley 1976).
La place de l'âme humaine dans le monde
Si l'on y pense un peu, il est évident que la théorie évolutionniste sociale ne puisse pas se passer d'une explication de la position de l'âme humaine dans le monde. Voici trois arguments.
1. Tous les discours sur le caractère du processus d'évolution (darwinien ou lamarckien) se situent autour de l'intervention active et consciente ou non de l'homme dans la vie sociale, et surtout dans le transfert de connaissances et de cultures. Un des mérites d'Hayek est qu'il a accentué la distinction entre comportement conscient et comportement basé sur des connaissances implicites ou taciturnes.
2. L'âme humaine elle-même, comme l'accentue Hayek, est le produit de l'évolution. Par conséquent, chaque théorie évolutionniste est contrainte de se prononcer au sujet des rapports qui existent entre l'esprit humain et son ambiance biologique et sociale.
3. En général, le niveau plus élémentaire (au moins pour des individualistes méthodologiques) sur lequel on peut étudier la question est celui du rapport entre l'âme et le corps. C'est ici, pour les non-hégéliens et autres collectivistes, qu'a lieu l'interaction immédiate entre le domaine spirituel et le domaine physique.
Dans l'oeuvre des deux auteurs, le problème corps-âme occupe une position très importante. Je cite les mots d'Hayek, dans "OS après 25 ans", p. 291: "The relation between these two orders, one of which is a part of the other, is still one of the most intriguing problems of philosophy." Le rapport qu'il mentionne est entre l'ordre physique et l'ordre sensoriel. Dans l'ordre physique des événements sont similaires ou divers dans la mesure oé ils produisent des effets externes semblabes ou divers; dans l'ordre sensoriel, des événements sont classifiés selon leurs propriétés sensorielles. Voyez aussi la conclusion à laquelle arrive Hayek dans le même article: il est impossible de répondre à la question s'il y a deux mondes différents qui existent "objectivement"; le mot "existence" n'a même pas de signification dans ce contexte. Ce qui est contraire à la position poppérienne. Notez que la localisation chronologique de ce problème dans l'oeuvre des deux auteurs est "opposée" aussi: chez Hayek il vient immédiatement au début de sa carrière scientifique, chez Popper il apparait pratiquement vers la fin.
La question des différences entre les théories évolutionnistes dans les oeuvres d'Hayek et de Popper se réduit au problème de la place de l'homme dans le monde social, et plus exactement la place de l'âme humaine. (Nous verrons que les autres différences se réduisent elles aussi à cela.) Pour qu'il puisse maintenir le statut objectif de la connaissance et le rôle de la critique, Popper a besoin d'une position indépendante de l'âme et en outre un niveau intermédiaire: c'est pour cela qu'il introduit les mondes trois et deux. Pour Hayek, l'âme humaine fait part de l'évolution sociale (voir LLLI, p. 43; ITF), et dans son système l'âme ne réussit pas à se libérer de cette contrainte. De là, il est encore assez loin du problème du rapport entre corps et âme. Cependant, leurs théories différentes à ce sujet sont responsables pour toutes les autres différences entre les deux auteurs. Alors, examinons les conséquences qui suivent les différences dans les théories sur le problème corps-âme.
Comme nous avons vu précédemment, Popper distingue deux problèmes: le problème-Descartes, c'est-à-dire, le rapport entre corps et âme, et le problème-Compton, qu'il considère comme plus fondamental, c'est-à-dire, comment des objets abstraits peuvent avoir de l'influence sur le monde physique. Souvenons-nous que dans "De nuages et d'horloges", Popper pose le problème ainsi: "what we want is to understand how such non-physical things as purposes, deliberations, plans, decisions, theories, intentions, and values, can play a part in bringing about physical changes in the physical world." (para. XI, cursif supprimé). Ceci pourrait sembler être le même problème que se pose Hayek dans OS. Mais notez bien que ce n'est pas le cas. Hayek, contrairément à Popper, n'adresse que le problème-Descartes. "Our task is (..) to show in what sense it is possible that within parts of the macrocosm a microscosm may be formed wich reproduces certain aspects of the macrocosm and through this will enable the substructure of which it forms part to behave in a manner which will assist its continued existence." (OS, 5.78)) La formulation d'Hayek ne parle ni de buts, ni d'objectifs, ni d'intentions etc., et est complètement cohérente avec un physicalisme et même un déterminisme. De plus, quand il ècrivit OS, il avait trouvé une solution sans savoir à quel problème s'adressait cette solution, sans même connaître le problème pour lequel OS était la solution. Dès le début de sa pensée scientifique, Hayek pose le problème en des termes évolutionnistes. Le passage cité dessus en est le témoin ("continued existence").
La place de la science dans le monde
Du problème de la position de l'âme humaine dans son environnement à la question de la position de la science, et surtout de la science sociale, il n'y a qu'un pas. La place de l'esprit humain dans le monde inclut la science et la méthodologie. C'est ici qu'on commence à détecter des différences considérables entre les deux auteurs. Voyez Hayek 1963, p. 59: "We have seen that our capacity to recognize action as following rules and have meaning rests on ourselves already being equipped with these rules." On pourrait formuler la critique que, pour expliquer le monde physique, nous n'avons pas besoin de règles identiques à celles qui gouvernent ce monde physique. Il est vrai que nous, comme entités physiques, obéissons aux mêmes règles, mais cela n'a rien à voir avec notre capacité d'expliquer le monde physique. C'est en ajoutant "and meaning" qu'Hayek échappe aux reproches qu'on pourrait lui faire au point qu'il introduise une division fondamentale entre les sciences sociales et les sciences naturelles. En reconstruction, le raisonnement qui mène Hayek de sa théorie évolutionniste de l'âme humaine à la méthodologie des sciences sociales, a, comme un des chaînons, l'idée que l'âme humaine a coévolué avec le monde entier et avec le monde social en particulier. Je fais remarquer que Popper ne le nierait pas. La différence entre les deux auteurs réside dans les conséquences qu'ils en tirent. C'est la transformation particulière du subjectivisme hayékien qui porte son auteur à relâcher la thèse de l'unité des sciences que nous trouvons chez Popper. Hayek défend un anti-naturalisme méthodologique.
La thèse hayékienne de la nécessité de la similitude des âmes humaines pour l'explication sociale est une espèce d'apriorisme. Et bien qu'il soit vrai que Popper lui-même devrait admettre (mais il ne discute même pas ce point) que l'introspection peut avoir deux fonctions réelles et même importantes dans les sciences sociales - en tant que source de dates pour mettre des hypothèses à l'épreuve et comme source d'inspiration ou de suggestions pour la découverte des régularités - elle n'a aucune (autre) fonction dans le domaine de la "justification". Voici une des différences entre les deux auteurs à laquelle mène leur différence d'opinion fondamentale sur le problème corps-âme. Pour Popper, la connaissance humaine, et avec elle les sciences, y-incluses les sciences sociales, ont une valeur ajoutée par rapport, par exemple, à la connaissance des animaux. Cela consiste du fait qu'elle soit objective dans le sens oé les êtres humains inter-agissent consciemment avec les habitants du monde-trois. Pour Popper il y a deux motivations pour la recherche scientifique. Une est purement épistémologique, et consiste dans notre désir de savoir. L'autre est la perspective de l'amélioration du sort de l'individu à travers le changement des institutions sociales. Au lieu de cela, nous trouvons chez Hayek l'opposition entre l'irrationalité individuelle et la rationalité sociale. Pour caractériser la distinction avec Popper, on pourrait dire que pour ce dernier il y a l'opposition entre la rationalité individuelle et l'irrationalité sociale (dans le sens que les phénomènes sociaux sont des conséquences imprévues des actions individuelles; ce qui est aussi le cas selon Hayek). Donc, Hayek conserve une trace de rationalité dans l'ensemble des institutions sociales tandis que pour Popper la rationalité réside dans l'individu et aussi dans le processus social de la science. Pour Hayek, les règles qui gouvernent le fonctionnement de la société sont largement implicites. Si nous les connaissons, il y a le danger que nous voulons les changer. Si nous ne les connaissons pas, nous risquons de détruire l'ordre crû d'autant plus facilement en ne respectant pas ces règles. Quoiqu'il en soit, les conclusions auxquelles mène la connaissance scientifique ont déjà été établies en avance: nous ne pouvons que reconnaître qu'il ne faut pas changer les institutions qui sont crûes spontanément. Pour Hayek, il est difficile, voir impossible, de justifier la place des sciences sociales dans la société. Cette position contraste considérablement avec ce que Hayek dit explicitement au sujet des sciences sociales, et contre le relativisme, dans CRS. Voyez CRS p. 90, déjà cité ci-dessus, oé il maintient la nécessité d'épreuves et de critiques objectives pour éviter que nous retombions dans le relativisme. Donc, on peut lire ce passage comme une critique aux idées de l'oeuvre tardive d'Hayek lui-même. S'il est vrai, comme nous racconte Hayek, que ses travaux dans le domaine de la méthodologie des sciences sociales l'ont ramené à la théorie de l'OS, et que celle-ci a influencé ses idées sur la société, cette influence a été très conservatrice. La redécouverte par Hayek lui-même de sa théorie psychologique a ranimé son conservatisme.
Les racines kantiennes et huméennes de Popper et Hayek
Les différences (et j'entends par cela toutes les différences) entre Popper et Hayek se réduisent à leurs solutions respectives aux problèmes de Kant et Hume. Mais commençons par ce qu'ils ont en commun. Ils sont d'accord sur l'aperçu général de Kant qu'il y a, dans la connaissance humaine, des éléments qui viennent "avant" nos connaissances empiriques. C'est-à-dire, la connaissance sans catégories abstraites, sans théories, n'est pas possible. Mais le contenu qu'ils donnent à cette idée est différent. Prenons Hayek. Une des conséquences philosophiques de l'OS est l'idée de la similarité des âmes humaines comme condition pour l'interaction et la compréhension (sur le niveau-objet et -méta). Sur le plan social et méthodologique on peut dire qu'il choisit une interprétation qui est à la fois empirique et à priori dans le style de la monadologie de Leibniz. Il y a un ordre "pré-établi" qui nous permet d'observer le monde social: la structure de nos âmes est pareille à celle des objets que nous étudions. Voyez Hayek 1963, pp. 60-1:
"If everything that we can express (state, communicate) is intelligible to others only because their mental structure is governed by the same rules as ours, it would seem that these rules can never be communicated. This seems to imply that in one sense we always know not only more than we can deliberately state but also more than we can be aware of or deliberately test; and that much that we successfully do depends on presuppositions which are outside the range of what we can either state or reflect upon. This application to all conscious thought of what seems obviously true of verbal statements seems to follow from the fact that such thought must, if we are not to be led into infinite regress, be assumed to be directed by rules which in turn cannot be conscious ...." (Références à l'OS et Gödel). Notez que du fait que nous savons plus que ce dont nous sommes conscients, ne signifie pas que nous ne pourrions pas critiquer les entreprises basées sur ces connaissances implicites. Notez aussi que selon Hayek, la tâche des sciences sociales ne consiste que dans la construction de classifications selon la méthode compositive. Ce que nous trouvons chez Hayek est cohérent avec un instrumentalisme plutôt qu'un réalisme.
La différence entre Popper et Hayek réside dans les idées sur ce que nous pouvons faire avec ces connaissances. Selon Popper, ces connaissances ne sont que des hypothèses qui peuvent être fausses. Selon Hayek, elles sont le fond indiscutable non seulement de nos idées mais aussi de notre comportement. A l'avis de Popper, en occupant des points de vue toujours divers, en changeant de perspectives théoriques, nous pouvons réussir, en principe, à "couvrir" tout le monde. Pour Hayek, au contraire, il reste toujours un coin aveugle, et c'est toujours le même. Notez que pour Hayek il apparait que le fait que certaines connaissances sont implicites, signifie qu'elles se soustraient à une discussion critique. Ceci conduit aux problèmes adressés par Bartley dans Retreat to commitment (Bartley 1984). A ce niveau, il est utile de distinguer entre deux sens divers de "connaissance implicite":
1. Des connaissances que nous appliquons dans notre comportement sans nous en rendre compte; pourtant, elles se prêtent, en principe, à une explication (par les sciences sociales);
2. Des connaissances que nous appliquons dans notre comportement, sans nous en rendre compte et sans qu'elles puissent, en principe, être découvertes: le coin aveugle qui ne change pas avec des changements de perspective. C'est ce type de connaissance, ou ce principe, dont Bartley nie l'existence.
Il y a des branches différentes qui sont issues de la pensée d'Hume, et nos auteurs ne suivent pas les mêmes. Tandis que Popper élabore celle du scepticisme et de l'anti-inductivisme, Hayek suit le sentier empiriste et conservateur. Pourtant, il se servent largement des mêmes moyens de transport. Au début de leur carrière respective, c'était la psychologie, celle de Karl Bèhler dans le cas de Popper, et des auteurs plus "physiologiques" dans le cas d'Hayek. Les deux routes aboutissent, pour Popper à l'idée que notre connaissance consiste d'hypothèses et que nous pouvons chercher à l'améliorer activement dans un processus conscient, pour Hayek à l'image d'un passivisme et d'un conservatisme selon lesquels l'homme est un être réagissant.
Popper se distancie explicitement des conclusions qu'Hayek (et d'autres) tirent du scepticisme d'Hume. Voyez la lettre que Popper écrivit à Hayek le 11 novembre 1958:
"And as to Hume, his irrationalism was based, exclusively, upon his correct finding that induction is impossible - exactly as Polany's anti-rationalism. But this perfectly correct finding has no anti-rationalist consequences - except if you are (as Hume and Polanyi) a disappointed inductivist."
Donc, ce dont Popper accuse Hayek c'est d'être un inductiviste déçu. L'anti-rationalisme qu'il lui attribue doit être compris sur le plan individuel, puisqu'Hayek défend la "Rationalité" (avec majuscule) comme phénomène uniquement social; pour lui, la société est une espèce de super-ordinateur. En ce qui concerne la pensée de Popper, Bartley 1978?, p. 709, cite Watkins (dans sa contribution aux tômes dévouées à Popper et rédigées par P.A. Schilpp) pour sa caractérisation des deux éléments fondamentaux dans l'oeuvre poppérienne, l'anti-inductivisme et l'anti-déterminisme. Tandis que le déterminisme et l'inductivisme sont des doctrines séparées du point de vue logique, elles sont des partenaires naturels de coalition, parce-que, de toutes les épistémologies existantes, c'est l'inductivisme qui fournit le plus directement une explication causale de la formation des croyances (et des connaissances). De la même façon il y a une coalition naturelle entre l'indéterminisme et le falsificationnisme. Comparez ceci à l'histoire suivante de la critique poppérienne à Hayek.
Le naturalisme épistémologique hayékien
En DBG, qui contient des manuscripts de 1930 à 1933, Popper dévoue un paragraphe à la possibilité d'une psychologie cognitive déductive (II,4). Il déclare sa sympathie avec la séparation sévère entre psychologie et épistémologie ("Die strenge Trennung zwischen der Tatsachenfragen der Erkenntnisfindung von den Geltungsfragen der Erkenntnistheorie", p. 19). Ceci est en contradiction directe avec l'approche d'Hayek dans OS, dont le dernier chapitre est intitulé "Conséquences philosophiques", et dans lequel il semble se laisser confondre par sa propre théorie. Je m'explique. Hayek utilise la distinction entre des classes formées par relations implicites qui se manifestent dans notre discrimination des qualités sensorielles, et des classes définies par des relations explicites. Ces dernières remplacent les premières à la suite de la déception de nos anticipations (8.15). De cette distinction Hayek développe l'idée qu'il y a une partie de notre connaissance qui n'est pas contrôlée par des expériences, et que, dans la mesure oé nos connaissances s'éloignent des qualités sensorielles qui sont immédiatement données, une partie croissante de notre connaissance prend la forme de définitions des éléments. Pour cette raison cette connaissance est nécessairement vraie (8.19). Il réaffirme cette idée dans le paragraphe suivant, oé il parle de la croissance progressive du caractère tautologique de notre connaissance. Paradoxalement, Hayek, qui prend son point de départ dans une théorie empiriste du genre huméen, se laisse dévier par sa propre élaboration de cette théorie pour arriver à des conclusions décidément anti-empiriques.
Ce qui est vrai pour la psychologie est aussi vrai pour des sciences en général, comme il écrit en para. 8.24. La science tend nécessairement vers un état final dans lequel toute la connaissance est représentée par les définitions de ses objets. Les problèmes de la théorie évolutionniste sociale dans l'oeuvre tardive d'Hayek, et notamment son omission de bien expliquer le mécanisme de sélection, semblent avoir leurs origines ici. Tout ceci, déjà incohérent en soi-même, est aussi inconsistant avec le réalisme scientifique qu'Hayek propose dans les mêmes paragraphes. Voyez 8.28, oé il dit:
"we must assume the existence of an objective world (or better, of an objective order of the events which we experience in their phenomenal order) towards the recognition of which the phenomenal order is only a first approximation. The task of science is thus to try and approach ever more closely a reproduction of this objective order - a task which it can perform only by replacing the sensory order of events by a new and different classification."
Donc, il y a une tension entre la classification comme but de la connaissance, et ce réalisme. Il semble être, lui-même, sensible à cette tension, parce qu'immédiatement après ce passage il précise ce qu'il entend par ordre objectif. Par ordre objectif Hayek veut dire qu'il est possible de construire une image plus cohérente des événéments dans le monde (8.29). Et bien qu'il laisse planer une certaine ambiguité sur ce point, il retourne à sa position non-réaliste dans les paragraphes suivants. L'idéal de la science n'est pas d'obtenir une description totale des phénomènes (la position du positivisme), mais réside dans une recherche continue des classes nouvelles, c'est à dire, des ""constructs" which are so defined that general propositions about the behavior of the elements are universally and necessarily true." (8.31). Les termes de ces définitions sont les relations entre ces élements. Si elles étaient en termes d'impressions sensorielles, elles ne réussiraient pas à supérer le subjectivisme. La vacillation d'Hayek entre instrumentalisme et subjectivisme d'une part et réalisme de l'autre est d'autant plus surprenante qu'il défend en même temps une approche épistémologique qui semble être évolutionniste. C'est-à-dire qu'il discute la sélection des représentations de l'environnement. Seulement les représentations significatives (5.73) sont retenues.
La thèse hayékienne de la similitude des âmes comme condition nécessaire pour la vie sociale et les sciences sociales, étant une variante de la doctrine de l'introspection, donne à soupçonner, que finalement, Hayek est un justificationniste: c'est la méthode qui garantie des connaissances fiables. Hayek partage ce justificationnisme avec Menger (cf. Birner 1990). Au contraire, pour Popper un des éléments décisifs de son épistémologie évolutionniste, l'élément qui lui confère son caractère darwinien, est la variation aléatoire (ce qui est cohérent avec son indéterminisme). Ceci est en contradiction avec l'insistance hayékien sur la tradition, l'imitation, et la dépendance des régles de comportement du cadre social et institutionnel. En conclusion, on peut observer que le naturalisme épistémologique d'Hayek mène à son anti-naturalisme méthodologique.
Popper et Hayek: critique publique?
En vue de l'amitié profonde et de la communication intensive entre Popper et Hayek après la fin des années 40, il aurait été naturel si Popper avait fait référence, dans The Self and Its Brain, à l' Ordre sensoriel d'Hayek. Le fait qu'il ne le fasse pas suggère qu'il n'est pas d'accord avec la théorie psychologique et épistémologique hayékienne. On peut supposer qu'il n'a pas voulu critiquer son ami en plein public. Quelle est la critique de Popper? L'introduction à Hayek on Hayek (p. 28) mentionne une objection que Popper aurait faite à l'Ordre sensoriel. C'est que la théorie qu'il expose se base sur une théorie causale de la perception. On retrouve cette critique dans une lettre de Popper à Hayek du 2 décembre 1952. Popper écrit qu'il n'est pas sûr que l'on puisse décrire la théorie hayékienne comme une théorie causale de l'ordre sensoriel. Il croit que ce n'est pas possible. Mais alors, cette théorie serait une esquisse d'une théorie causale de l'esprit humain. Popper croit, pourtant, qu'il est capable de démontrer qu'une telle théorie ne puisse pas être vraie, bienqu'il ne soit pas capable de démontrer la même chose d'une théorie de l'ordre sensoriel. Plus exactement, ajoute Popper, je crois que je peux démontrer l'impossibilité d'une théorie causale du langage humain, bien que je ne puisse pas démontrer l'impossibilité d'une théorie causale de la perception. Il indique qu'il est en train d'écrire un article, qui devrait être terminé dans dix jour, sur l'impossibilité d'une théorie du langage humain et les conséquences que ceci aura pour le problème corps-âme. L'article auquel Popper fait référence est "Language and the Body-Mind Problem", publié dans les Proceedings of the XIth Congress of Philosopy, 7, North-Holland, pp. 101-7. Plus tard, il traite de ce même problème dans The Self and Its Brain, pp. 57 et suivantes. Je me concentrerai ici sur ce dernier. Voilà ce que dit Popper:
"However, when the radical physicalist and the radical behaviourist turn to the analysis of human language, they cannot get beyond the first two functions (see my [1953(a)]). The physicalist will try to give a physical explanation - a CAUSAL explanation [majuscules ajoutées] - of language phenomena. This is equivalent to interpreting language as expressive of the state of the speaker, and therefore as having the expressive function alone. The behaviourist, on the other hand, will concern himself also with the social aspect of language - but this will be taken, essentialy, as the way in which speakers respond to one another's "verbal behaviour". This amounts to seeing language as expression and communication.[] But the consequences of this are disastrous. For if language is seen as merely expression and communication, then one neglects all that is characteristic of human language in contradistinction to animal language: its ability to make true and false statements, and to produce valid and invalid arguments. This, in its turn, has the consequence that the physicalist is prevented from accounting for the difference between propaganda, verbal intimidation, and rational argument." (SIB p. 58) Par physicalisme et matérialisme, Popper entend la même doctrine. Quand il appela la théorie de perception hayékienne causale et indiqua que la théorie de l'âme assortissante soit aussi causale, c'est à ces doctrines-ci que pensa Popper. Pour être plus exact, il pensa à la variante qu'il appelle, dans SIB, la théorie d'identité. Alors que Popper admet que la théorie d'identité soit parfaitement cohérente et puisse être vraie (SIB, p. 86), la combinaison de cette théorie avec le darwinisme est fausse et s'expose aux mêmes difficultés que l'épiphénomalisme.
Quel est l'argument qui fait d'OS une théorie d'identité? Hayek maintient qu'il n'est pas possible de réduire l'ordre sensoriel à l'ordre physique. En même temps, il maintient, dans "L'ordre sensoriel après 25 ans" (Hayek 1982), p. 291: "The relation between these two orders, one of which is a part of the other, is still one of the most intriguing problems of philosophy." Il parle des rapports entre l'ordre physique et l'ordre sensoriel. Dans l'ordre physique des événements sont similaires ou différents dans la mesure oé ils produisent des effets externes similaires ou différents; dans l'ordre sensoriel, des événéments sont classifiés selon leurs propriétés sensorielles. Voyez la conclusion tirée par Hayek dans le même article: il est impossible de répondre à la question s'il y a deux mondes divers qui existent "objectivement"; le mot "existence" n'a même pas de signification dans ce contexte. Ceci permet comme conclusion que la théorie de l'OS est, en effet, une variante de la théorie d'identité.Quel est l'argument qui fait d'OS une théorie d'identité? Hayek maintient qu'il n'est pas possible de réduire l'ordre sensoriel à l'ordre physique. En même temps, il maintient, dans "L'ordre sensoriel après 25 ans" (Hayek 1982), p. 291: "The relation between these two orders, one of which is a part of the other, is still one of the most intriguing problems of philosophy." Il parle des rapports entre l'ordre physique et l'ordre sensoriel. Dans l'ordre physique des événements sont similaires ou différents dans la mesure oé ils produisent des effets externes similaires ou différents; dans l'ordre sensoriel, des événéments sont classifiés selon leurs propriétés sensorielles. Voyez la conclusion tirée par Hayek dans le même article: il est impossible de répondre à la question s'il y a deux mondes divers qui existent "objectivement"; le mot "existence" n'a même pas de signification dans ce contexte. Ceci permet comme conclusion que la théorie de l'OS est, en effet, une variante de la théorie d'identité. La théorie de l'Ordre sensoriel est évolutionniste. Pour que la critique poppérienne soit applicable, on devrait démontrer que cette théorie est darwinienne. Est-ce le cas? Si, suivant Popper, nous entendons par darwinisme l'explication d'adaptations et de survivance, OS se qualifie comme une théorie darwinienne. "Our task is (..) to show in what sense it is possible that within parts of the macrocosm a microscosm may be formed wich reproduces certain aspects of the macrocosm and through this will enable the substructure of which it forms part to behave in a manner which will assist its continued existence." (OS, 5.78)
Epistémologie et sujet connaissant
Popper invoque explicitement l'existence d'un "monde-trois" des contenus objectifs de nos pensées. En effet, cette hypothèse, jointe à l'idée du contrôle plastique (c'est-à-dire un indéterminisme physique) selon Popper lui-même, le rend apte à résoudre le problème-Compton. Chez Hayek, au contraire, dans tous les cas oé l'on s'attendrait à trouver cet élément objectif, celui-ci manque, à partir de l'OS. Au lieu de l'optimisme méthodologique de Popper, qui est lié à l'idée poppérienne que nous pouvons changer les institutions sociales, Hayek accentue, plus encore que Popper, les limites de nos connaissances. Il y a un parallèle assez fort entre sa défence des qualités de l'ordre spontané et son scepticisme méthodologique. On peut se demander si l'évolution de l'ordre social et l'évolution d'un système de classifications scientifiques mènent à un état final unique. Ce n'est pas le cas dans sa méthodologie du CRS, oé les classifications sont les catégories ultérieures non pas de l'explication, parce-que celle-là n'est pas le but des sciences sociales (ce qui est cohérent), mais de l'activité des sciences sociales; ce n'est pas non plus le cas dans "Les faits des sciences sociales" (Hayek 1943), oé Hayek exagère son subjectivisme jusqu'au point de devenir incohérent avec sa propre théorie des cycles conjoncturels. Mais c'est bien le cas dans le dernier chapitre de l'Ordre sensoriel, oé, remarquablement, il proclame l'existence d'une classification définitive. Sur ce dernier point Hayek fait un saut, pour ainsi dire, du subjectivisme du système de classifications qui a évolué durant l'histoire de l'individu à l'objectivité et l'immutabilité du système de classifications final. C'est dans cette manière qu'il sauve une épistémologie réaliste qui est implicite dans sa pensée (voir sa critique du relativisme dans CRS). Dans tous les autres cas, il ne supère pas un dualisme qui concide avec les premiers deux mondes de Popper (souvenez-vous: le monde des objets physiques et celui des états de conscience, le troisième étant celui des contenus objectifs de la pensée). Il y a un parallèle avec l'évolution biologique. Ceci est confirmée par ce qu'Hayek dit lui-même dans OS. Voyez: "we shall never be able to bridge the gap between physical and mental phenomena" (8.45), et "we shall permanently have to be content with a dualistic view of the world" (8.47). Et bien qu'il prononce ces phrases dans le contexte de la question du réductionnisme (en effet, dans le paragraphe intitulé "Dualisme et matérialisme"), il ne fait aucun effort pour présenter une théorie sur l'interaction entre âme et corps. Ce qu'il offre au lieu de cela, est une théorie que nous pouvons appeler "causale et uni-directionelle". Les phénomènes mentaux et physiques sont divers bienqu'ils soient produits par le mème mécanisme. Ceci, selon Hayek, est la seule théorie non-matérialiste (8.43). Il se défend contre l'accusation d'épiphénomalisme, qu'il appelle "double-aspect theory" (8.44).
L'idée de conséquences non-intentionelles est cruciale pour le monde-trois et son objectivité de Popper; voyez. CO p. 136. L'expression semble être empruntée à la philosophie sociale de Popper. L'idée de conséquences non-intentionelles est aussi à la base de la théorie sociale d'Hayek. Si nous suivions le parallèle avec la pensée de Popper, nous arriverions au point oé nous nous attendrions à trouver l'analogue avec le monde-trois poppérien. Et qu'est-ce-que nous trouvons là? C'est l'idée de la rationalité comme phénomène social, et de la connaissance comme résultat des expériences passées sédimentées en des règles implicites et des institutions sociales. Tandis que pour Popper le processus du dévéloppement des sciences est essentiellement social, l'aspect social n'est qu'un aspect entre les autres, dont le plus important est l'objectivité du monde-trois: "we ... owe to the third world especially our rationality..." (CO 147). La contribution de l'ambiance sociale consiste dans la critique intersubjective, et critique veut dire: examiner les conséquences objectives des idées qui appartiennent à, ou qui constituent, le monde-trois. Chez Hayek, au contraire, la connaissance objective (dans les deux sens, avoir des conséquences non-intentionelles et être héritable) coincide avec l'aspect social et n'est qu'un phénomène social. C'est-à-dire que ceci est l'image que nous rencontrons dans les écritures explicitement dévouées au sujet. Dans son oeuvre des années 50 et 60, l'individu (et par conséquent sa connaissance) joue un rôle plus central. Cet esprit critique est présent dans CRS, notamment dans les passages explicitement anti-relativistes, et surtout dans CL. Dans l'oeuvre tardive d'Hayek, l'individu actif, innovateur et critique cède sa place à des éléments conservateurs sur le plan supra-individuel des traditions et des institutions sociales. Après une briève absence, la raison comme phénomène social, qui est à la base de l'individualisme vrai de Hayek 1945a, reprend sa place dans son oeuvre. On peut approfondir la compréhension des différences fondamentales entre Popper et Hayek en lisant CO. Là, Popper parle du "neglect of the third world - and consequently a subjectivist epistemology..." (CO 140, soulignement ajouté). Si nous appliquons cette phrase à Hayek, nous avons la critique de Popper dans sa forme élémentaire: l'empirisme hayékien mène au subjectivisme épistémologique. Nous trouvons la confirmation dans les écritures hayékiennes des années 30 et 40 sur la méthodologie des sciences sociales et le subjectivisme.
Hayek est un huméen pur-sang, dans le sens oé il partage l'opinion d'Hume sur le fait que l'induction soit une impossibilité logique mais en même temps une nécessité psychologique. Sa psychologie cognitive, et surtout les conséquences philosophiques qu'il en tire, en sont les témoins. Opposons cela aux observations poppériennes dans CO: "The growth of knowledge - or the learning process- is not a repetitive or a cumulative process but one of error-elimination. It is Darwinian selection, rather than Lamarckian instruction." (CO, 144). Hayek suit aussi la pensée d'Hume que la raison est subordonnée à la morale, ce qui est opposé à la pensée de Popper: "'the fatal conceit': the idea that the ability to acquire skills stems from reason. For it is the other way around: our reason is as much the result of an evolutionary process as is our morality. It stems however from a somewhat separate development, so that one should never suppose that our reason is in a higher critical position and that only those moral rules are valid that reason endorses." (La présomption fatale, p. 21). Ceci contraste assez fortement avec l'accent poppérien sur la créativité humaine que nous trouvons dans CO: "[L]ife proceeds ... from old problems to new and undreamt-of problems. And this process - that of invention and selection - contains in itself a rational theory of emergence." (CO 146)
Chez Popper, le passage suivant suggère que l'on peut traduire sa critique sur Hayek comme suit: la théorie hayékienne n'est pas à même de distinguer le domaine humain de celui des animaux: "What makes our efforts differ from those of an animal or of an amoeba is only that our rope may get hold in a third world of critical discussion: a world of language, of critical discussion. This makes it possible for us to discard some of our competing theories." Comparons cela avec Hayek, qui parle de règles et structures institutionelles concurrentielles. Dans CRS (cf. p. 90), Hayek se rendait encore compte de l'importance d'une discussion critique. Plus tard, il perdit cet aspect de vue. D'un autre côté, dans pratiquement le même passage, il répète sa critique au collectivisme et défend l'individualisme "authentique". Ceci signale une confusion qui naît du fait qu'Hayek pense en termes d'une dichotomie absolue entre la science comme phénomène social et comme le résultat des efforts conscients de critiquer des hypothèses qui ont été proposées consciemment par des individus. Il ne reconnaît pas une position intermédiaire, comme celle de Popper.
Est-ce-que la critique entre Popper et Hayek est "symétrique"?
Bien que Popper ne critique pas Hayek explicitement et en plein public, il a été possible de reconstruire ses arguments contre Hayek. De la part d'Hayek, on peut aussi trouver des critiques sur Popper, mais il faut mieux chercher et lire encore plus attentivement. Dans le rapport de la discussion qui suit "The Sensory Order after 25 years" d'Hayek, nous trouvons une réponse assez pertinente d'Hayek. Aprés avoir déclaré qu'il fut un poppérien-avant-la-lettre dans le domaine de la méthodologie des sciences, et qu'il n'a jamais cessé d'être un poppérien, il dit que Popper n'a pas encore réussi à le convaincre de son (de Popper) dévéloppement tardif, comme par exemple "son épistémologie neutre et son usage des trois mondes platoniens". Dans son oeuvre publiée, on ne trouve pas de réactions spécifiques à la pensée de Popper. Mais il existe un manuscrit, incomplet, d'Hayek intitulé "Within Systems and About Systems; A Statement of Some Problems of a Theory of Communication", dans lequel il traite des diverses fonctions du langage distinguées par Karl Bèhler. Le manuscrit finit au milieu d'un argument qui sert de fondement à la fonction descriptive du langage dans le cadre d'une théorie causale d'un système. Dans le passage en question, ce système représente l'âme humaine. Hayek mentionne ce manuscrit dans "The Sensory Order after 25 years", p. 290:
"in the first few years after I had finished the text of the book [OS], I made an effort to complete its formulations of the theory in one respect. I had then endeavored to elaborate the crucial concept of "systems within systems" but found it so excruciatingly difficult that in the end, I abandoned the longish but unfinished paper that apparently nobody I tried it upon could understand."
Il est difficile de ne pas lire dans ce commentaire, et dans le texte du manuscrit, une réaction à la critique poppérienne qu'Hayek défend une théorie causale de l'âme. A part ces critiques et ces réactions plutôt implicites, il y a des occasions oé un de nos auteurs incorpore dans son système des idées de l'autre. Il est frappant que cela produisse sans exception des tensions dans leurs oeuvres respectives. Par exemple, quand Popper dans sa méthodologie des sciences sociales se laisse influencer par Hayek, il produit une théorie pleine d'éléments étrangers au reste de son système. Et bien qu'il introduise, dans son article de 1967 ("Le statut du principe de rationalité.."), un modèle de rationalité qui doit beaucoup à la théorie du choix rationnel qui est à la base de l'économie, c'est en termes de rationalité individuelle qu'il le formule. Quand Popper publia cet essai, la version publiée de la théorie hayékienne de la rationalité comme phénomène social avait plus de vingt ans. De l'autre côtè, quand Hayek introduit des éléments poppériens dans son système, ceci crée aussi des tensions avec le reste, et le résultat est un mélange incohérent. J'ai déjà présenté l'argument au sujet de la tension entre réalisme et instrumentalisme dans la théorie de la science hayékienne.
Le marxisme hayékien
Pour Popper, nos idées sont des entités sur lesquels nous pouvons exécuter des opérations hors du monde. Voyez la citation poppérienne d'Einstein dans CO que "son crayon est plus intelligent que lui". Pour Popper, l'âme humaine a une position indépendente du monde dans lequel elle existe. Chez Hayek c'est presque le contraire: le crayon humain est toujours moins intelligent que le monde social qu'il décrit, un monde qui est une espèce de super-ordinateur. Ceci rend la position de la théorie hayékienne, elle-même, paradoxale. Si elle est issue du même processus social qu'elle décrit, elle n'est plus capable de critiquer, de l'extérieur, ce processus. Pourtant, pour prétendre être valide, la théorie hayékienne doit être indépendente du monde qu'elle décrit. Si Hayek ne peut pas justifier sa théorie en ayant recours au monde social, il n'y a qu'une possibilité: le statut de cette théorie est celui d'une vision, ou d'une idéologie. Cet aspect visionnaire est ce qu'Hayek a en commun avec Marx. A la fin, Hayek n'a aucun argument rationnel et cohérent pour justifier sa position vis-à-vis notamment du socialisme. Son argument aboutit dans la croyance que le système du marché est le meilleur selon certains critères qu'Hayek ne peut pas justifier d'une façon non-morale. C'est paradoxal, parce que dans la théorie hayékienne l'âme n'est pas indépendente du monde. A la fin il est contraint de rendre cette théorie indépendente en imposant un critère de l'extérieur (et en-dessus du marché, un critère statique ou un critère concernant un état final). Ce qui est moins paradoxal c'est que cette subjugation de la science à la morale est en parfaite consonance avec les idées d'Hume, qui est une source majeure d'inspiration pour Hayek. Une des différences fondamentales entre Marx et Hayek est qu'Hayek ne croit pas à l'existence des lois évolutionnistes. Il n'en reste pas moins qu'il n'y a qu'un type de comportement humain qui, pour Hayek comme pour Marx, est juste dans le monde tel qu'il existe: c'est d'accepter les lois, pour Marx les lois d'évolution, pour Hayek la loi sur le niveau-méta qu'il ne faut pas aller dans une direction trop divergente de celle de l'évolution de la connaissance, de la rationalité et surtout des institutions humaines. Comparez la critique d'Hayek à l'économie du bien-être en distinction à sa défence de l'ordre du marché. Pour préciser, chez Marx l'homme ne peut qu'assister au dévéloppement social; chez Hayek, il peut aller contre ce dévéloppement, mais il risque de détruire l'ordre social; tandis que pour Popper, au contraire, l'homme a une véritable possibilité d'influencer le dévéloppement social sans détruire l'ordre social.
Finalement, le fait qu'Hayek ne soit pas capable de défendre la supériorité de l'ordre du marché libéral sans introduire, de l'extérieur, un critère auquel cet ordre correspond, c'est-à-dire, qu'au fond il offre de la propagande au lieu d'arguments rationnels, avait déjà été prévu, d'une manière générale, par Popper dans le long passage cité ci-dessus, en paragraphe 11. Là, Popper avait prédit une conséquences de la théorie physicaliste de l'âme humaine qu'on trouve chez Hayek, et dans laquelle les seules fonctions du langage sont expression et communication. Cette conséquence a une relevance incisive dans le contexte présent. Elle est que le physicaliste "is prevented from accounting for the difference between propaganda, verbal intimidation, and rational argument." (SIB, p. 58)!
Un autre aspect saillant du fait qu'Hayek ne réussit pas a trouver une place pour les fonctions du langage supérieurs est que celui-ci est cohérent avec son argument au sujet de la différence entre le groupe primitif et l'ordre étendu. Dans son livre déjà cité ci-dessus, dans note 5, Dunbar présente l'argument que le langage humain a évolué pour mettre l'espèce humain à même de controler des individus et de coordiner leurs actions au dehors du groupe d'environs 150 individus que la capacité d'un seul cerveau permettrait. Dans ce contexte de contrôle et de coordination, les seules fonctions du langage que Dunbar discute sont l'échange d'information, qui inclut la fonction d'expression, et la communication! Voir Dunbar 1996, surtout p. 78-9. Ainsi, la cohérence entre la théorie de l'ordre social de Hayek et sa "théorie" du langage humain reçoit une confirmation d'un côté inattendu.
Conclusion
Je conclus par signaler l'état insatisfaisant des choses. D'abord l'état dans lequel se trouvent les systèmes des deux auteurs. Tandis qu'Hayek ne peut pas expliquer la place de la pensée humaine et de la science sociale à l'intérieur de son propre système, Popper introduit un monde-trois, qui, tout en offrant des solutions pour ces mêmes problèmes, crée ses propres problèmes. Ensuite, l'état des analyses évolutionnistes dans les siences sociales. J'ai déjà relevé le problème du niveau d'analyse. En outre, pour seulement indiquer une autre question, il y a le problème de l'evolution des connaissances, ou le processus d'apprentissage social. La profession semble être très impressionnée par l'oeuvre de John Holland. Mais personne n'a encore examiné si le mécanisme qu'il appelle "induction" ne rencontre pas les mêmes problèmes que l'inductivisme qui a été critiquée par Popper. Bien que l'analyse que j'ai présentée ici se déroule sur le plan philosophique, je suis convaincu que des solutions aux problèmes signalés puissent contribuire à la solution des problèmes à l'intérieur de l'approche évolutionniste dans les sciences sociales. Ces problèmes semblent se concentrer autour de l'opposition entre darwinisme et lamarckisme. Celle-ci se révèle comme encore plus fondamentale qu'on ne le pensait. La différence se réduit à la fonction, et au fonctionnement de l'âme humaine.
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Jack Birner
Université Louis Pasteur
Università di Trento
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