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Friedrich A. Hayek
1899-1992
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Auteur libéral classique
Citations
« La liberté, laissée à chacun d'utiliser les informations dont il dispose ou son environnement pour poursuivre ses propres desseins, est le seul système qui permette d'assurer la mobilisation la plus optimale possible de l'ensemble des connaissances dispersées dans le corps social. »
« Laisser la loi aux mains de gouvernants élus, c'est confier le pot de crème à la garde du chat. »
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Friedrich A. Hayek:La théorie du cycle économique
Le crédit et la théorie du cycle économique chez Hayek


Anonyme
Analyse de Christian Deblock et Jean-Jacques Gislain


Introduction

L'origine des crises économiques a toujours posé à la théorie économique un véritable défi. L'un des premiers, sans doute, à s'intéresser à la question et aussi à poser le problème de la dichotomie qui pouvait exister entre la théorie pure et les faits fut Sismondi. La théorie des crises de surproduction qu'il développa ne manqua pas de susciter de vifs débats au sein de l'école classique, notamment entre Malthus et Ricardo. Marx lui-même s'inspirera de Sismondi pour répondre à Ricardo et développer une théorie endogène des crises économiques.

Les travaux de Juglar, qui fit en ce domaine oeuvre de pionnier, sur les crises périodiques et l'influence de l'école historique allemande contribuèrent au développement, à la fin du siècle dernier et au début de ce siècle, d'une abondante littérature sur l'origine des cycles économiques et sur le lien qu'il était possible d'établir entre ces derniers et la nature particulière du développement dans les économies industrielles. Tout en se faisant une niche bien à elle dans la littérature économique, cette littérature ne parvint jamais vraiment à établir le lien avec la théorie pure et à apporter la réponse au problème que posait l'existence des crises économiques. C'est plutôt en parallèle à la théorie économique pure que les théoriciens des cycles économiques développeront leurs analyses.

Les efforts les plus sérieux pour en arriver à une théorie déductive du cycle économique et combler ainsi le fossé qui s'élargissait de plus en plus entre la théorie pure et une littérature toujours plus abondante sur les mouvements économiques seront surtout entrepris du côté de l'école autrichienne, ou plutôt du côté des écoles autrichiennes. C'est dans ce contexte qu'il faut situer les travaux de Hayek dans les années vingt et la théorie monétaire du surinvestissement qu'il proposera.

La théorie que proposait Hayek pour expliquer l'origine des crises ne manquera pas de susciter de vifs débats tant elle semblait paradoxale de prime abord, ce que Hayek lui-même admettra. N'était-il pas en effet paradoxal de considérer l'apparition des crises comme inéluctable dès lors que se développe dans le cours du cycle la demande pour les biens de consommation ? (Sraffa, 1932) Comment expliquer que la demande de biens de consommation puisse exercer une influence aussi négative sur la production des biens de production puisque, non seulement ceux-ci servent à produire les biens de consommation mais que, de surcroît, ils dépendent directement de la demande en provenance des industries de biens de consommation ? (Hansen et Tout, 1933) Comment défendre une théorie du cycle qui soit aussi éloignée de l'observation des faits ? (Tinbergen, 1942 ; Wilson, 1940) Pourquoi donner tant d'importance à certains phénomènes peu significatifs et laisser dans l'ombre tout le débat sur le postulat de l'équilibre et du plein emploi ? (Kaldor, 1942)

Avec la publication de La Théorie générale de Keynes et la diffusion de ses thèses sur le lien entre le chômage et la faiblesse de la demande et l'excès d'épargne, les thèses de Hayek sur le surinvestissement et le rôle du crédit dans le développement des crises économiques tomberont rapidement dans l'oubli. La comparaison entre les deux auteurs s'impose presque naturellement tant leurs thèses sont opposées : surinvestissement et excès de consommation chez l'un, faiblesse de la demande effective et excès d'épargne chez l'autre ; fatalisme devant les crises chez l'un, conviction de pouvoir y remédier chez l'autre. La comparaison est inévitable. La comparaison c'est toutefois avec Schumpeter que nous nous proposons de la faire : partant l'un et l'autre d'un même cadre théorique, celui de Böhm-Bawerk, et privilégiant l'un et l'autre dans leur analyse la même variable, le crédit, les deux auteurs sont parvenus à des résultats diamétralement opposés sur la nature des cycles économiques. Facteur de perturbation et de déséquilibre chez Hayek, le crédit apparaît au contraire dans la théorie du développement de Schumpeter comme la variable qui permet à l'auteur de sortir de l'équilibre stationnaire du circuit économique de la théorie autrichienne et de passer à une analyse dynamique du développement : mis au service du développement industriel et de l'innovation, le crédit va être l'élément qui va permettre à l'entrepreneur de réaliser les grands desseins que Schumpeter lui prêtera !

Le drame de Hayek a été, dira Hicks, de rencontrer sur sa route Keynes. Peut-être son drame a-t-il aussi été de rencontrer sur sa route Schumpeter et sa vision un peu plus optimiste de l'évolution économique.

Questions de méthode

"Toute chose est soumise à la loi de la cause et de l'effet". C'est par cette assertion d'ordre méthodologique très significative que Carl Menger, fondateur de l'école autrichienne, débute ses Fondements de l'économie politique. Hayek ne déroge pas sur ce point de méthode crucial pour l'école autrichienne en se lançant dans le grand débat des années vingt sur l'origine des fluctuations économiques et la récurrence des crises économiques. Dans ce débat on peut distinguer trois courants de penseé : un premier courant qui, à la suite des travaux de W.C. Mitchell aux Etats Unis et de K. Singer en Allemagne, privilégie la méthode empirique et le recours aux baromètres de conjoncture ; un second courant qui, au contraire, privilégie la méthode déductive et la recherche d'une théorie explicative du cycle économique qui soit conforme aux principes fondateurs de la théorie économique pure ; et enfin, un troisième courant, dont Wageman et l'Institut de conjoncture de Berlin seront les plus illustres représentants, qui, préconisant la constitution d'une nouvelle discipline, la "sémiologie économique", s'efforcera de développer des méthodes et des concepts propres à rendre compte de ce phénomène particulier que pouvait constituer l'alternance de phases de prospérité et de récession. C'est au second courant qu'il faut rattacher Hayek, à côté de tous ceux qui, comme R. Strigl, F. Machlup, L. von Mises, O. Morgenstern, s'efforceront d'appliquer comme Hayek lui-même l'écrira, "les méthodes et les résultats de la théorie pure de l'équilibre à l'élucidation des phénomène dynamiques plus concrets". Pour Hayek, en effet, il ne saurait y avoir de théorie des cycles distincte de la théorie économique pure et de méthode d'investigation autre que déductive. Si l'étude du cycle économique présentait pour lui un intérêt indéniable, ce n'était que dans la mesure où il lui semblait possible de lui trouver une explication à partir de la théorie pure. Fortement impressionné lors de son séjour aux Etats Unis par les méthodes quantitatives et les progrès réalisés dans la recherche statistique, Hayek entrevoyait clairement la possibilité d'enrichir la théorie économique et de tirer profit des résultats de l'observation économique et des nouvelles méthodes d'investigation développées par les "conjoncturistes" pour ainsi mieux rendre compte de la dynamique concrète de l'économie. Une théorie des cycle pouvait dans cette perspective expliquer plus concrètement l'alternance des périodes d'expansion et de récession ou encore expliquer pourquoi, sous certaines conditions, une situation de fort chômage pouvait apparaître. Il serait même possible d'en arriver à certaines recommandations d'ordre politique susceptibles d'éviter que les périodes de prospérité ne dégénèrent pour inéluctablement mener à une dépression qui ne pourra être que de la même ampleur que le boom. Il ne pouvait cependant être question d'envisager le cycle économique autrement qu'en prenant pour référence une situation d'équilibre. La crise perçue comme déséquilibre ne peut être dans la perspective de Hayek que la conséquence inévitable d'une situation de désordre (tout comme le chômage ne peut être que la résultante d'une mauvaise allocation des ressources) dont il s'agira non seulement de trouver les facteurs endogènes originels mais aussi les raisons qui empêchent l'économie de réagir rapidement, par le système d'autorégulation des prix et des quantités, à une situation de déséquilibre artificiellement créée. Comme le dira Hayek lui-même, "c'est la tâche de la théorie du cycle économique que de montrer sous quelles conditions une rupture pourrait survenir dans la tendance vers l'équilibre décrite par l'analyse pure -- i.e. pourquoi les prix, en contradiction avec les conclusions de la théorie statique, ne provoquent pas, dans les quantités produites, des changements qui correspondent à une situation d'équilibre".

Ce qu'il convient donc de mettre en lumière dans une théorie du cycle économique, ce sont les facteurs de perturbation propres au système économique existant qui rendent temporairement ineffectifs les mécanismes de rééquilibrage du système et qui font en sorte que lorsque ces derniers entrent en oeuvre, il est trop tard.

Les crises apparaissent dans ces conditions comme la conséquence inévitable d'une situation de déséquilibre qui prend naissance au moment de la reprise économique. Par contre, et ceci reste la contrepartie du postulat de l'équilibre en situation de concurrence, même tardive, la restauration de l'équilibre, la remise en ordre du système économique en quelque sorte, est pour Hayek inévitable. Il arrive un moment dans le cycle où le déséquilibre lui-même va mettre en branle les forces de réajustement qui n'autorisent plus dès lors d'intervention extérieure. Si dans une certaine mesure, notons-le, il est toujours possible pour les autorités d'intervenir durant la phase d'expansion pour amortir l'amplitude du cycle, arrive le moment inéluctable où cette intervention devient non seulement inutile mais néfaste. Une fois les forces de réajustement en branle, le cycle doit aller jusqu'à son point d'aboutissement, la crise. Une crise qui doit aller jusqu'à son "terme naturel".

La citation de Menger que nous avons donnée plus haut nous permet aussi d'insister sur une autre particularité de la démarche déductive de Hayek, la recherche de causalités indirectes et non pas directes.

A bien des égards la théorie du cycle que va développer Hayek se ressent de l'influence de la théorie du surinvestissement de Spiethoff et de celle de la théorie du cycle de crédit de Hawtrey. Lui-même reconnaîtra cette influence, mais pour mieux s'en démarquer. Mais, tout en admettant l'existence de relations causales entre la quantité de monnaie et les prix ou entre le surinvestissement et la rareté du capital, Hayek rejette par contre les conceptions globalistes et mécaniques qui voudraient "établir des relations causales directes entre la quantité totale de monnaie, le niveau général de l'ensemble des prix et éventuellement la production totale" comme c'est le cas des théorie monétaires du cycle économique ou à l'inverse comme c'est le cas des théories du surinvestissement "à la Spiethoff", qui voudraient expliquer le cycle économique à partir des "variations spontanées de l'épargne" sans apporter d'explication plausible des raisons de ces variations. C'est cela que Hayek se fait fort d'élaborer : une "théorie monétaire dualiste" du cycle économique (Pribram, 1983) fondée sur la recherche déductive mais non mécanique et non globalisante des facteurs endogènes qui vont contribuer dans une économie concrète aux déformations de l'appareil de production et au déséquilibre entre l'investissement et l'épargne.

Or comme il ne peut y avoir de causalité directe entre les grands agrégats économiques, la construction déductive ne peut que s'orienter vers l'examen des causalités indirectes liées aux caractéristiques mêmes de notre système économique contemporain. Deux types de causalités indirectes seront logiquement considérées : les causalités indirectes découlant des détours matériels et temporels de la production nécessaires pour, à partir d'une quantité donnée de moyens originels de production, produire plus de biens de consommation et les causalités indirectes monétaires qui découlent de la médiation des échanges monétaires et de la possibilité qu'ont les banques de créer de la monnaie. C'est l'interaction de ces causalités indirectes et des comportements économiques auxquelles elles donnent lieu que va étudier Hayek.

Les filiations : Spiethoff, Wicksell et Böhm-Bawerk

Reconnaissons à Hayek le mérite de donner clairement ses filiations : en particulier ses filiations avec Spiethoff, Böhm-Bawerk et Wicksell. Spiethoof (1923)avait développé dès le début des années vingt une théorie du cycle économique qui allait très rapidement devenir la théorie de référence de tous les travaux sur la conjoncture en Allemagne et en Autriche. Cette théorie ne pouvait manquer d'intéresser Hayek en raison de l'importance qu'attachait cet auteur aux déformations de la structure de production et aux effets de prix.

Pour Spiethoff, en effet, l'alternance des phases d'expansion et de récession pouvait s'expliquer par le décalage temporel entre la croissance des industries produisant les biens de consommation et celles produisant les biens de production au moment de la reprise, et par le passage d'une situation d'abondance à une situation de rareté sur les marchés des fonds prêtables. Si c'est la demande d'investissement qui donne le signal de la reprise économique, c'est par contre la demande pour les biens de consommation qui donne pour Spiethoff le signal du retournement. La crise devient inéluctable dès lors que stimulées par l'expansion des industries situées en amont, les industries de biens de consommation commencent à leur tour à se développer. La demande générée par les revenus supplémentaires ne manquera pas alors d'exercer une pression sur l'allocation des facteurs de production au détriment des industries situées plus en amont et de réduire l'épargne disponible pour les investissements. De là une situation de surproduction dans les industries produisant les biens de production et une situation de rareté sur les marchés des capitaux.

Nous retrouverons dans la théorie du cycle que proposera Hayek le même schéma explicatif que celui proposé par Spiethoff. La crise tire son origine chez Hayek comme chez ce dernier dans le surinvestissement et dans l'insuffisance de l'épargne qui en découle. Toutefois, il convient de se rappeler pour éviter toute confusion que contrairement à Hayek dont les prétentions sont de trouver, de manière déductive, une explication causale du cycle en prenant appui sur la théorie pure, Spiethoff s'inscrit dans la tradition de l'école historique allemande et même dans la tradition marxiste si l'on en juge d'après les filiations qui existent entre sa théorie et celle de Tougan-Baranowsky (Deblock, 1982). Spiethoff tient compte des facteurs historiques et de l'environnement institutionnel. Aux yeux de Hayek, la théorie de Spiethoff ne peut donc apporter une explication causale de l'origine des déséquilibres économiques puisqu'elle doit faire intervenir des facteurs externes à l'économie. En outre, le crédit, élément permissif du développement du cycle pour Spiethoff ne joue qu'un rôle passif alors qu'il s'agit d'un élément caractéristique du désordre de notre système économique pour Hayek. En effet, pour ce dernier un système économique où la monnaie est élastique va réagir aux impulsions qui viennent du secteur productif en accordant des crédits supplémentaires au-delà de ce qui serait permis si la seule source de fonds prêtables ne provenait que de l'épargne volontaire des agents économiques. C'est là toute la différence entre ce qui se passe dans une situation d'économie réelle avec une monnaie neutre où c'est la décision volontaire des agents économiques de réduire leur consommation qui détermine en dernière instance l'investissement, et donc par le fait même le passage à des formes de production plus capitalistes, et une situation d'économie réelle avec une monnaie de crédit où les banques, disposant du pouvoir de création monétaire, peuvent temporairement maintenir un écart favorable à l'investissement entre le taux d'intérêt monétaire et le taux d'intérêt "naturel" que Hayek qualifiera de taux d'équilibre. Il rejoint ici Knut Wicksell (1898 et 1913-22) dont il reprendra le cadre analytique tout en se démarquant cependant radicalement de ce dernier quant à l'utilisation que l'on peut en faire.

Il faut en effet noter que pour Wicksell (comme pour Hayek d'ailleurs) une économie théorique a-monétaire tendrait, conformément à la conception de l'équilibre général de Walras, spontanément vers une situation d'équilibre où le taux d'intérêt nominal correspondrait au taux d'intérêt naturel, ou ce qui revient au même, vers une situation où l'investissement correspondrait à l'épargne disponible :

Dans une économie de troc, l'intérêt constitue un régulateur suffisant pour le développement proportionné des biens capitaux et des biens de consommation. En l'absence de monnaie, s'il est admis que l'intérêt prévient effectivement toute expansion excessive de la production de biens de production, en la contenant dans les limites de l'offre disponible d'épargne, et qu'un accroissement du stock de biens capitaux basé sur un report volontaire dans le futur de la demande des consommateurs ne peut jamais mener à des expansions disproportionnées, alors on doit nécessairement admettre que les développements disproportionnés dans la production des biens capitaux peuvent seulement naître de l'indépendance de l'offre de capital monétaire par rapport à l'accumulation de l'épargne. (Hayek, 1933)

La citation est longue mais elle résume la thèse principale que défendra Hayek, fidèle en ceci à Wicksell : l'existence de la monnaie, et particulièrement de la monnaie de crédit introduit non seulement la possibilité d'un déséquilibre entre l'offre et la demande globales de biens mais aussi entre l'épargne et l'investissement projeté. Avec le crédit bancaire cette possibilité de déséquilibre se trouvera accentuée puisqu'à moins que le taux d'intérêt monétaire ne s'ajuste continuellement sur le taux d'intérêt naturel ou réel, ce qui est quasiment irréalisable, les niveaux des prix et des investissements vont inévitablement varier selon le signe de la différence entre les deux taux.

Si Hayek va partager les vues de Wicksell sur l'équilibre en situation a-monétaire et sur le rôle perturbateur du crédit, il récusera cependant une bonne partie des conclusions que devait tirer ce dernier (et que devait d'ailleurs reprendre à son compte Keynes) de l'analyse des déséquilibres monétaires. Préférant plutôt suivre sur le terrain monétaire von Mises (1912) et les thèses défendues par celui-ci sur l'influence que pouvait exercer les taux d'intérêt sur les prix relatifs, Hayek va affiner la théorie des détours de production développée par Böhm-Bawerk (1888). C'est la troisième filiation.

De Böhm-Bawerk, Hayek retient deux idées : la première, que "pour produire plus de biens de consommation à partir d'une quantité donnée de moyens originels de production il faut accepter d'attendre assez longtemps" ; et la seconde, que la production passe par une succession de stades de production où à chaque étape du processus sont introduits de nouveaux moyens originels de production pour produire une quantité toujours plus grande de produits intermédiaires et finalement déboucher, au dernier stade de la production, sur la production des biens de consommation.

"Un trait essentiel de notre système de production "capitalistique" moderne, écrira Hayek, est qu'à tout moment la part des moyens originels de production disponibles employés pour obtenir des biens de consommation dans un futur plus ou moins lointain est beaucoup plus importante que celle qui est utilisée pour satisfaire des besoins immédiats. Ce mode d'organisation de la production permet, en allongeant le processus de production, d'obtenir une plus grande quantité de biens de consommation à partir d'un montant donné de moyens originels de production" (Hayek, 1975). En somme plus le "triangle" des valeurs qui sert à représenter le détour de production est allongé, c'est-à-dire plus la période de production est longue ou ce qui revient au même plus est grand le nombre de stades successifs de production, plus la structure de production va être capitalistique et permettre de produire une plus grande masse de biens de consommation. Le caractère capitalistique de la production dépendra de deux facteurs : le comportement des entreprises à l'égard de l'investissement et la décision d'épargner des agents économiques. En fait, plus forte sera la demande de biens de production et ainsi plus les agents économiques accepteront de reporter leur consommation, plus capitalistique sera alors la structure de production. C'est à ce niveau que se pose le problème de l'équilibre dès lors que l'on tient compte de l'existence de la monnaie, et surtout de la possibilité d'une création monétaire "ex nihilo" par les banques.

Hayek distingue deux cas de figure selon qu'il y ait ou non possibilité de crédit. Dans un cas comme dans l'autre nous partons d'une situation d'équilibre pour une quantité donnée de moyens originels de production.

En situation d'inexistence de crédit, ce qui constitue le premier cas de figure, le choix qu'ont les individus de consommer immédiatement leur revenu ou de reporter à plus tard leur consommation (épargne) va déterminer l'affectation des facteurs de production entre les différents stades de la production et, par le fait même, modifier ou non le caractère capitalistique du processus de production. Toute décision de la part des individus d'épargner aura pour effet heureux de permettre, avec la même quantité de moyens originels de production, la production d'une plus grande quantité de biens de consommation au terme d'un processus transitoire d'ajustement. Ce processus d'ajustement plus ou moins spontané s'opère en deux temps. Dans un permier temps, le report à plus tard d'une partie de la consommation a pour effet de rendre disponibles des fonds que les entrepreneurs pourront utiliser à des fins d'investissement. Ce déplacement des ressources disponibles, donc des moyens originels de production, vers les secteurs produisant les biens intermédiaires entraînera un allongement du processus de production (création de nouveaux stades intermédiaires) dont l'ampleur dépendra des modifications survenues dans les prix relatifs et du différentiel entre le taux d'intérêt nominal et le taux d'équilibre. Il y a passage à des méthodes de production plus capitalistiques dont l'effet se fera sentir, mais dans un deuxième temps, sur la production finale de biens de consommation. Un nouveau système de prix relatifs va s'établir et une nouvelle situation d'équilibre va apparaître sur les marchés. Le système économique aura cependant gagné en efficacité : les individus disposant pour une même quantité de monnaie pouvant obtenir une plus grande quantité de biens de consommation.

Dans le second cas de figure, celui d'une économie dotée d'un système bancaire, il n'en va plus tout à fait de même. Les possibilités de perturbation s'en trouvent accrues et amplifiées par le privilège qu'ont les banques de créer de la monnaie et ainsi de financer l'investissement au-delà de ce que permettrait l'épargne volontaire des agents économiques. En effet, si les mêmes relations causales indirectes entraînent comme dans le cas précédent la déformation de la structure de production et la modification des prix relatifs, le crédit disponible va entraîner une extension disproportionnée des détours de production et perturber le mécanisme régulateur des prix relatifs. Pour reprendre Hayek, "l'expansion du crédit conduit à une affection erronée des facteurs de production, du travail en particulier, en les dirigeant dans des emplois qui ne cessent d'être rentables" (Hayek, 1933)

Le noeud du système vient ici du fait que, d'un côté, les banques peuvent indûment offrir des fonds prêtables à des taux d'intérêt nominaux inférieurs au taux réel, et de l'autre, les entreprises incitées par l'écart favorable entre les deux taux vont investir au-delà de ce qui serait possible si la seule source de fonds provenait de l'épargne volontaire. Dès lors qu'il y a possibilité de création monétaire, autrement dit d'avoir une offre de monnaie beaucoup plus élastique, il y a possibilité de perturbation des mécanismes régulateurs. Devant la demande de fonds supplémentaires, et aussi longtemps que les ratios de liquidité le permettent, les banques vont réagir non pas en modifiant les taux d'intérêt, ce qu'elles éviteront de faire pour des raisons de concurrence, mais en augmentant l'offre de monnaie. Disposant de ces fonds, les entreprises investiront en se livrant à une surenchère pour acquérir les moyens originels de production puisque, par hypothèse, ne l'oublions pas (et cela constitue une forte limitation théorique de la portée du modèle primitif de Hayek) nous nous trouvons en situation initiale d'équilibre de plein-emploi. Avec le déplacement des facteurs vers l'amont, il y aura allongement du processus de production mais de manière artificielle. Les tensions vont commencer à se développer à partir du moment où les revenus créés en amont, pour rémunérer des facteurs de production de plus en plus rares, vont s'orienter vers des biens de consommation sans qu'ils ne puissent trouver sur le marché une offre suffisante. Les prix relatifs vont se modifier cette fois-ci en faveur des biens de consommation. Il en résultera une nouvelle affectation des facteurs de production vers les industries produisant les biens de consommation. Pour éviter un rétrécissement forcé du processus de production et les risques de surproduction dans les stades les plus éloignés de la production, les entreprises n'auront d'autre choix que de se tourner vers les banques pour obtenir des crédits supplémentaires. Cette solution ne peut être que temporaire : les banques ne peuvent prêter qu'en proportion de leurs réserves disponibles et commencent à restreindre un crédit devenu beaucoup trop risqué. Avec le tarissement des fonds prêtables et le relèvement des taux d'intérêt monétaires, l'investissement va diminuer et provoquer le réajustement brutal de l'économie.

Ainsi, on peut le voir en comparant les deux cas de figure, le système économique réagira différemment selon qu'il y a ou non crédit. Dans le premier cas, l'épargne détermine l'ampleur des transformations du système productif. Elle en est l'élément initiateur tout autant que la contrainte. Quant au processus d'ajustement lui-même, il dépend du mécanisme régulateur des prix relatifs dans la mesure où les modifications dans la grille des prix sont à la fois la conséquence et la cause des changements survenus dans les comportements des agents économiques. Au terme du processus d'ajustement toutefois, le système retrouve sa situation d'équilibre à la différence près que cette situation d'équilibre est supérieure à celle qui prévalait antérieurement puisque le système économique aura gagné en intensité capitalistique pour le plus grand bénéfice du consommateur. Dans le second cas, au contraire, l'existence du crédit permet de contourner durant un certain temps la contrainte de l'épargne volontaire en créant une situation d'épargne forcée (Hayek, 1932). De l'existence même du crédit naît la possibilité d'une situation de surinvestissement qui à un moment ou à un autre va venir se heurter au mur des fonds prêtables. Dès lors que les mécanismes régulateurs se trouvent perturbés une situation de déséquilibre peut se développer, et cela avec d'autant plus d'intensité que réagiront les agents économiques aux signaux erronés donnés par le marché, jusqu'au moment inévitable où la contrainte des réajustements s'imposera. De ce second cas de figure, Hayek peut donc tirer deux conclusions fondamentales pour l'analyse des cycles économiques. La première, d'ordre théorique, qu'il n'est guère possible d'éviter l'alternance des phases de surinvestissement et de sousinvestissement dans un système économique dont l'une des caractéristiques est d'avoir une monnaie fiduciaire. Et la seconde, plus politique celle-là, que s'il est possible de tempérer l'amplitude du cycle économique par une poltique monétaire durant la période d'expansion, il ne saurait cependant être question d'intervenir une fois le processus de réajustement amorcé lorsque les taux d'intérêt monétaire commencent à monter dans la phase annonciatrice de la crise. Une chose est sûre, l'ampleur de la crise, donc des réajustements nécessaires, sera en proportion de l'ampleur des déséquilibres accumulés durant la période d'expansion !

Une théorie monétaire du surinvestissement

Kaldor (1942), dans un article extrêmement critique, a pu reprocher à Hayek d'avoir, en cherchant à répondre aux vives controverses qu'avait pu susciter la publication de la version anglaise en 1933 de Geldtheorie und Konjonkturtheorie (1929) suivie la même année de la version revue et corrigée de Prices and production, produit dans un nouvel ouvrage publié en anglais en 1939 Profits, Interest and Investment une version de la théorie du cycle tout à fait différente, pour ne pas dire contradictoire de la première version. Hayek s'en est bien défendu dans la réponse qu'il a donné à Kaldor. Le fait demeure cependant qu'il existe bel et bien deux versions de sa théorie du cycle, une première où l'accent est mis sur le crédit comme facteur causal des perturbations dans l'économie, et une seconde où l'accent est plutôt mis sur les effets réels de substitution entre le capital et le travail. Ces deux versions restent cependant complémentaires l'une de l'autre (Machlup, 1974). Les contradictions que nous pouvons trouver soit dans la première version de la théorie (Schmidt) soit entre les deux versions (Kaldor) ne doivent pas nous faire perdre de vue, et c'est là que réside la grande originalité de la théorie de Hayek, que si les facteurs monétaires causent le cycle économique, ce sont les facteurs réels qui en déterminent le profil. Ce que vient peut-être préciser davantage la seconde version c'est la nature des changements d'ordre réel qui vont entraîner le retournement du cycle durant la période d'expansion.

Rappelons en effet ce que nous avons déjà dit plus haut : Spiethoff, qui sert à Hayek de référence, n'est parvenu à mettre en lumière ni le rôle actif joué par le crédit dans la déformation de la relation existante entre le secteur des biens de production et le secteur des biens de consommation, ni les facteurs d'allumage de l'effet de ciseaux observé tout au long du cycle économique entre l'investissement et l'épargne. La réponse à ce problème se trouve dans l'écart qui existe en début de cycle économique, et qui se maintient pendant un certain temps, entre le taux d'intérêt réel d'équilibre et le taux monétaire nominal. Cet écart dû à la reconstitution des réserves (épargnes) par les banques durant la période de récession peut être maintenu par la possibilité qu'ont ces dernières d'accroître le volume des moyens de paiement pendant un certain temps sans devoir relever les taux d'intérêt. Cette réaction du marché monétaire par les quantités et non par les prix à une demande des entreprises a pour effet de créer ce que Schumpeter a pu appeler une "prime à l'expansion". Encouragés par les conditions de crédit favorables et les taux de rendement élevés sur les nouvelles opportunités d'investissement, les entreprises vont accroître leurs investissements. Cette demande nouvelle aura pour effet d'entraîner une modification des prix relatifs en faveur des industries produisant les biens de production intermédiaires et donc, par le fait même, de créer les conditions favorables au déplacement des facteurs de production des stades les plus avancés de la production finale vers les stades les plus éloignés. Il en résultera un accroissement de l'intensité capitalistique du procès de production dont les effets ne se feront sentir que durant le deuxième temps du cycle économique, soit lorsque les revenus générés par les secteurs en amont du processus de production vont s'orienter vers les industries produisant les biens de consommation. C'est à partir de ce moment-là, c'est-à-dire à partir du moment où l'expansion atteint à son tour les industries produisant les biens de consommation, que le mouvement de balancier va commencer à opérer pour entraîner inéluctablement l'économie vers la crise.

En effet, les revenus générés dans les stades intermédiaires de la production vont se transformer en une demande de biens de consommation à laquelle ne pourront faire face les industries qu'en attirant vers elles les facteurs de production qui avaient été déplacés dans la première phase de l'expansion vers les stades éloignés de la production. Les industries produisant les biens de consommation pourront, en intégrant les productions intermédiaires, commencer à tirer les fruits de l'accroissement de l'intensité capitalistique durant la première phase de l'expansion mais pas suffisamment pour pouvoir faire face au surcroît de demande qui s'achemine vers elles.

La pression de la demande de biens de consommation va entraîner la hausse des prix et modifier la structure des prix relatifs en leur faveur. Les industries de biens de consommation pourront alors faire de la surenchère aux industries produisant les biens intermédiaires et attirer vers elles les facteurs de production nécessaires à la production supplémentaire ; facteurs de production que les industries en amont s'efforceront de retenir en cherchant à maintenir la demande pour leurs produits. Cela présupposerait deux choses : des fonds disponibles et des investissements. Du côté des fonds prêtables les entreprises se heurtent graduellement à la réduction de l'épargne et à l'épuisement des résèrves bancaires disponibles. La raréfaction des fonds disponibles finira par contraindre les banques, devenues attentives à la situation de leurs réserves et au plus grand risque d'accorder de nouveaux crédits, à relever leurs taux d'intérêt. Du côté des investissements la modification défavorable des prix relatifs et notamment des prix des facteurs de production, du travail en particulier, va entraîner la diminution du rendement réel sur les capitaux investis et détourner les entreprises de l'investissement, donc engendrer une situation de surproduction dans les industries produisant les biens intermédiaires. Le processus de repli des investissements s'accélérera lorsque l'écart, jusque là positif, entre le rendement réel des capitaux et les taux d'intérêt monétaires deviendra négatif.

En somme, dans le schéma explicatif du cycle économique que propose Hayek, l'économie fluctue selon un mouvement structurellement amplifié et aggravé par les déformations des détours capitalistes de production déterminés par le signe et la tendance prise par l'écart entre le taux d'intérêt d'équilibre et le taux d'intérêt nominal, écart dont l'existence tient au fait que sur la courte période, le taux d'intérêt demandé par les banques est déterminé en situation d'offre de monnaie élastique par des considérations de liquidité financière. Le crédit rend possible le boom en rendant cependant inévitable la crise économique.

Dans ce que Kaldor appelle sa deuxième version de la théorie des cycles économiques, Hayek propose une explication plus complète, mais aussi plus controversée du cycle économique.

Tout en conservant le noyau dur de sa théorie, Hayek va mettre l'accent, dans les versions plus avancées de sa théorie du cycle économique, sur les taux de profit et sur l'incidence que peuvent avoir les variations des prix relatifs de facteurs de production sur le choix des techniques de production. Cela lui permettra non seulement d'avoir une explication plus précise du passage du boom à la crise (et vice versa) mais aussi de relâcher certaines contraintes qu'il s'était imposé dans les premières versions de sa théorie quant au plein emploi des ressources. Parmi les critiques qui avaient été formulées dans la controverse qui avait suivi la publication de sa première version de la théorie (Sraffa, 1932 ; Hansen et Trout, 1933) l'une d'entre elles portait sur les variations des taux d'intérêt et leur incidence sur la structure de production. Indépendamment de la question de savoir si la crise trouvait son origine dans le sous-investissement et la faiblesse de la demande effective (Keynes) ou dans le surinvestissement et la surconsommation (Hayek), le problème était de savoir si on pouvait effectivement envisager le cycle économique et l'alternance des phases à partir de l'hypothèse de l'allongement et du rétrécissement des périodes de temps nécessaires à la production des biens de consommation. En somme la question était de savoir si le cycle était attribuable à l'alternance des techniques de production et à l'"effet accordéon" dans les méthodes de production ou aux variations dans le stock de capital et dans la production de biens de consommation ? Autrement dit, y a-t-il oui ou non un lien entre le cycle économique et les variations dans l'intensité capitalistique de la production ? Pour Hayek, la réponse demeurera, en dépit des nombreuses critiques qui lui seront formulées, oui ! Dans la mesure où il convient de tenir compte de l'effet de substitution dans les techniques de production. C'est ce qu'il appelera "l'effet Ricardo" après que Schumpeter ait parlé de "l'effet Hayek". (Schumpeter, 1939)

A ceux qui prétendaient que la demande de biens de consommation devait entraîner la demande pour les biens de production (effet d'accélération), Hayek objectera, et continuera d'objecter comme le confirme sa réponse à Hicks (Hicks, 1967), que cela n'est pas possible en raison de l'existence d'un mécanisme préventif qui viendrait empêcher l'effet de liaison prétendu. La demande de biens de consommation doit, pour lui, inévitablement entraîner la chute de la demande pour les biens d'investissement pour des raisons qui tiennent en partie aux quantités données de facteurs de production que se répartissent les deux secteurs de production de l'économie et en partie aux effets de prix sur cette répartition. Ce que Hayek appelle l'effet Ricardo c'est le fait qu'un changement dans le niveau général des salaires par rapport aux prix des produits entraîne un changement dans la rentabilité relative des entreprises et dans les méthodes de production utilisées dans des proportions qui dépendront du degré d'utilisation relative du facteur travail. Dans sa forme générale l'effet Ricardo nous dit ceci : une augmentation générale des salaires par rapport aux prix des produits (ou à l'inverse une diminution) va réduire (ou augmenter) la rentabilité des industries ou des méthodes de production utilisant beaucoup de capital davantage que de celles qui en utilisent moins.

Dans le cours de l'expansion la hausse des revenus en provenance des industries produisant les biens d'investissement entraîne, nous l'avons vu plus haut, une hausse de la demande pour les biens de consommation à laquelle ne peut vraiment faire face l'industrie. La hausse des prix entraîne une augmentation du taux de profit dans les industries fabricant les biens de consommation et encourage ces dernières à investir. Toutefois, comme la hausse des prix est générale, le salaire réel va baisser et entraîner, par effet de substitution entre le capital et le travail, le passage à des méthodes de production moins "capitalistiques". L'effet de substitution du travail au capital a donc pour conséquence de réduire le montant de capital requis par unité de production et ainsi par le fait même de réduire la demande de produits intermédiaires. Au sommet du cycle économique on assisterait ainsi avec la baisse du salaire réel, au rétrécissement de la structure de production, tandis que durant les périodes de crise, avec la hausse du salaire réel, on assisterait au phénomène inverse.

Le problème du cycle économique reste cependant le même dans cette version plus élaborée de la théorie que dans la précédente :

Quand il a été dit auparavant que nous avions affaire à une position de déséquilibre, cela signifiait précisément que nous avions affaire à deux ensembles de forces tendant à fixer le même prix (ou plutôt le même rapport entre deux groupes de prix) à différents niveaux. D'une part nous avons une production donnée de biens de consommation (variant seulement lentement) et une tendance donnée des gens à dépenser une certaine proportion de leur revenu en biens de consommation, qui déterminent ensemble pour chaque volume d'emploi (et par conséquent de revenu total) un rapport défini entre les prix des marchandises et le prix de tous les facteurs ; et d'autre part, nous avons une offre de monnaie infiniment élastique qui tend à déterminer les prix des facteurs dans une certaine relation fixe avec les prix des produits qui est différente de celle déterminée par le premier ensemble de facteurs (Hayek, 1942)

De cela, Hayek arrive au résultat pradoxal mais logique, que dans les conditions données de départ, l'effet d'accélération ne peut jouer et qu'au contraire, plus forte sera la demande de biens de consommation, plus forte sera la chute dans les industries de biens de production.

Hayek et Schumpeter

La théorie de Hayek dans ses deux versions reste peu convaincante. Son élégance n'a cependant pas manqué de fasciner les milieux académiques des années 1930 et faute de convaincre, elle a au moins eu pour effet de susciter de nombreux débats et de nombreuses controverses sur les rôles respectifs de l'investissement et de la consommation sur le cycle économique. C'est une théorie qui reste fidèle à l'esprit et à la méthode de l'école autrichienne et en ce sens si le drame de Hayek (Hicks, 1967 ; Machlup, 1974) sera de trouver sur sa route Keynes qui fera paraître celui-ci comme un théoricien attardé de l'épargne forcée et de la neutralité de la monnaie (Schmidt, 1975), il faut lui reconnaître une rigueur méthodologique indéniable. Sur ce point Hayek se démarque très nettement de la plupart des autres théoriciens du cycle économique, en particulier de ceux qui, à l'instar du Comité de Harvard, privilégiaient les méthodes empiriques comme la formule des baromètres. Par contre c'est aussi cette même rigueur méthodologique, finalement très dogmatique, qui empêchera Hayek de se pencher sérieusement sur la validité de ses hypothèses de départ et sur le réalisme de sa théorie. C'est aussi cette rigueur méthodologique qui l'amènera à donner une importance démeusurée à certains phénomènes comme l'influence des taux d'intérêt et des prix relatifs sur la déformation de la structure de production et l'allocation des ressources et à rejeter toute théorie du cycle autre que déductive. Il n'est donc pas surprenant dans ces conditions que les milieux académiques, rapidement lassés par les débats, se soient tournés vers des thèories moins formalistes certes, mais plus prometteuses dès lors qu'étaient relâchées certaines hypothèses sur les conditions d'équilibre (Keynes) ou qu'il était admis que l'étude du cycle économique demandait une méthodologie particulière (Wageman). Le jugement de Kaldor sur ce point est sévère mais sonne assez juste sur le fond : par son désir de chercher à convaincre que la rareté du capital était la cause ultime des crises économiques et la cause directe du chômage, Hayek ne cherchait plus à convaincre que lui-même.

Peu plausible pour expliquer l'alternance des phases d'expansion et de récession, la théorie de Hayek le serait-elle davantage pour expliquer les problèmes de croissance, en particulier l'inflation des années 1970-80 ? Cette hypothèse a été avancée pour la première fois par Hicks (1967) et reprise par Machlup (1974), ami personnel de Hayek. L'argument invoqué par Hicks serait en effet que la théorie de Hayek ne serait pas une théorie du cycle du crédit mais plutôt une théorie anticipatrice des théories contemporaines de la croissance économique et de l'inflation. Ou pour prendre le problème autrement : avec le temps, Hayek n'aurait-il par eu raison sur Keynes lorsqu'il s'agit d'expliquer les problèmes de la croissance, en particulier ceux causés par l'inflation ?

Qu'il s'agisse d'expliquer le cycle économique ou la croissance économique, Hayek part dans le fond de l'idée assez simple que la seule manière d'accroître la production et d'en améliorer l'efficacité c'est encore d'accroître l'épargne volontaire, autrement dit d'accepter le report à plus tard d'une partie de la consommation présente. Toute tentative de déroger à ce principe, et le crédit, nous l'avons vu, permet d'y déroger, ne peut que conduire à des situations de désordre artificiel dont la crise ne pourra être que la seule issue possible. Sur ce point Hayek ne s'écarte pas de la tradition de l'école autrichienne pour qui, dans une situation d'économie "réelle", il ne peut y avoir de croissance sans épargne volontaire et non forcée, c'est-à-dire sans une certaine forme d'abstinence pour une consommation future plus importante. Cette condition demeure dans une économie monétaire ; et ceci, même si la monnaie est indissociable de cet élément perturbateur qu'est le crédit. Sur la longue période, à moins d'intervention externe, ce sont les conditions d'équilibre entre l'épargne et l'investissement qui vont déterminer le rythme de la croissance et assurer pour une quantité donnée de moyens originels de production, le plein emploi des ressources. Le profil de la croissance reste soumis sur la courte période à l'alternance des phases de boom et de récession mais sur la longue période l'économie va évoluer le long d'un sentier de croissance qui nous est donné par le niveau d'épargne. C'est aux crises qu'il incombe de ramener continuellement l'économie sur ce sentier "naturel" dont elle a tendance tout aussi naturellement à s'écarter dès que la prime à l'investissement apparaît sur les marchés monétaires.

La conception qu'a Hayek de la croissance économique, indépendamment du fait qu'il fait abstraction des changements d'ordre institutionnel qui peuvent survenir dans le cours même de la croissance, ne va guère au-delà de la statistique comparative. On reste à l'intérieur d'une sorte d'état stationnaire dont l'économie ne peut s'échapper que s'il y a épargne ou que si, temporairement, le crédit vient jouer le rôle que devrait jouer l'épargne. L'innovation est présente dans la théorie de Hayek (tout comme l'entrepreneur d'ailleurs comme chez Schumpeter auquel Hayek fait de nombreux emprunts sur la question) mais sa fonction n'est que secondaire dans le schéma de la croissance ; elle n'apparaît que parce qu'il y a passage à des méthodes de production plus capitalistiques. L'économie transite au terme d'un processus d'ajustement plus ou moins spontané d'une situation d'équilibre donnée à une autre situation d'équilibre qui ne sera supérieure à la précédente que dans la mesure où il y a eu allongement du processus de production et accessoirement, innovation. Or est-il possible d'étudier le changement économique uniquement à partir des conditions économiques qui prévalent à un moment donné ? Cette question, Schumpeter se l'était déjà posée plusieurs années avant Hayek pour justement rejeter la statistique comparative des schémas circulaires de l'école autrichienne pour privilégier une conception de l'évolution économique ("development") qui induise la possibilté de discontinuités spontanées dans le processus de la croissance.

Tout distingue Schumpeter de Hayek sur la question de la croissance. Pour Schumpeter, le problème de l'évolution économique ne peut avoir de réponse que si la théorie est capable d'expliquer comment, de l'intérieur même du système économique, surgissent et se transmettent ces changements spontanés et discontinus qui viennent bouleverser la routine circulaire de l'échange. Tout le problème est là. "...nous ne nous demandons pas quelles modifications [...] ont fait peu à peu des économies nationales modernes ce qu'elles sont ? Mais nous ne demandons -- et ce avec toute la généralité caractéristique des questions posées par la théorie -- comment s'exécutent de telles modifications et quels phénomènes économiques elles déclenchent" (SChumpeter, 1926). La dynamique interne du changement, c'est dans l'innovation et son vecteur, l'entrepreneur, que Schumpeter la trouve. Seulement pour pouvoir combiner différemment, puisque c'est bien de celà qu'il s'agit lorsque nous parlons de productions nouvelles ou de productions à partir de méthodes nouvelles, il faut que l'entrepreneur (celui qui combine différemment) puisse disposer des nouveaux moyens financiers nécessaires pour arracher des combinaisons routinières de production les deux facteurs de production que sont le travail et la terre dont lui-même va avoir besoin pour produire. Ces moyens financiers ne peuvent venir de l'épargne qui est déjà immobilisée dans les productions existantes ; ils ne peuvent venir que du crédit.

Le crédit n'apparaît donc plus dans une conception dynamique du changement économique comme un élément de perturbation mais au contraire comme l'élément décisif qui va autoriser l'innovation.

La fonction essentielle du crédit, selon nous, est de permettre à l'entrepreneur de détourner de leurs emplois antérieurs les moyens de production dont il a besoin en créant une demande à leur égard, forçant ainsi le système économique a s'orienter dans une nouvelle direction. Notre seconde thèse se formule maintenant ainsi : dans la mesure où le crédit ne provient pas des résultats passés de l'entreprise, ou, de façon générale, des "réservoirs" de pouvoir d'achat créés par l'activité économique antérieure, il ne peut être qu'un moyen de paiement ad hoc qui ne s'appuie ni sur la monnaie entendue au sens strict du terme, ni sur des marchandises déjà produites. (Schumpeter, 1926)

C'est l'entrepreneur qui force le changement mais c'est le crédit, utilisé à des fins productives, qui le rend permissif.

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Nous n'insisterons pas davantage sur la théorie bien connue de Schumpeter de l'évolution économique et la théorie du cycle économique qui en découle. Ce que nous voudrions simplement faire remarquer en guise de conclusion, c'est que la grande différence entre Hayek et Schumpeter tient non seulement à la manière différente d'envisager le changement économique mais aussi à la manière différente d'envisager la monnaie et le crédit. La conception hayékienne de la monnaie reste très classique au sens où celle-ci n'est avant tout qu'un instrument d'échange. Bien que critique des théories quantitatives de la monnaie, Hayek ne s'écarte cependant pas fondamentalement de ces dernières sur la signification à attacher à la monnaie. La monnaie a beau avoir une incidence sur la structure de production par l'entremise des prix relatifs, celle-ci ne sera rien d'autre qu'un numéraire et un moyen de paiement. Inévitablement se profile derrière cette conception de la monnaie, l'idée de monnaie-marchandise. Pas de monnaie sans crédit reconnaît Hayek mais aussi faudrait-il immédiatement ajouter, pas de monnaie sans référence à quelque chose de tangible qui sont la contrepartie de la production. La citation donnée plus haut est on ne peut plus claire : d'un côté nous avons la production avec ses déterminants propres ; de l'autre la monnaie avec les siens. De cette dichotomie naît la possibilité de déséquilibre (premier cas de figure) ; de l'apparition du crédit naît la possibilité que les prix monétaires s'écartent des prix réels (deuxième cas de figure).

La conception schumpéterienne de la monnaie est tout à fait différente. Elle apparaît dès le départ comme une reconnaissance de dette. La monnaie et le crédit ne font qu'un dans cette conception financière de la monnaie. Avance sur une production future, la monnaie revient à son point de départ pour être détruite au terme d'un processus complet de production/consommation. Le processus de création monétaire se confond avec le processus de création des biens tout comme le processus de destruction monétaire se confond avec le processus de destruction des biens créés par leur consommation. Dans la dynamique de l'accumulation du capital, le capital n'est rien d'autre qu'un fonds de pouvoir d'achat, composé de monnaie et d'actifs calculés en monnaie. Rien ne peut lui correspondre dans le flux circulaire de l'échange parce que c'est un concept spécifique au développement économique. En somme, et ce sera notre conclusion, le fossé qui existe entre la conception monétaire du crédit qui est celle de Hayek et la conception financière de la monnaie qui est celle de Schumpeter n'est rien d'autre que le fossé qui existe entre une économie qui tourne sur elle-même sur une base élargie et une économie qui, pour se développer, doit innover et se transformer.

Christian Deblock et Jean-Jacques Gislain

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