Différences entre les versions de « Friedrich A. Hayek:La pensée hayékienne selon Raymond Aron »
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Version du 10 mai 2007 à 08:23
Friedrich A. Hayek | |
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1899-1992 | |
Auteur libéral classique | |
Citations | |
« La liberté, laissée à chacun d'utiliser les informations dont il dispose ou son environnement pour poursuivre ses propres desseins, est le seul système qui permette d'assurer la mobilisation la plus optimale possible de l'ensemble des connaissances dispersées dans le corps social. » « Laisser la loi aux mains de gouvernants élus, c'est confier le pot de crème à la garde du chat. » | |
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Introduction
La critique que nous appelerons "libérale-individualiste", ou encore la "critique Whig", celle dont le livre de F.A. Hayek The Constitution of Liberty est l'expression la plus systématique et la plus éloquente, n'a guère de succès en dehors de cercles étroits. Je crains même que la plupart de mes lecteurs ne s'étonnent de la portée que je lui attribue en la mettant sur le même plan que la critique venue de l'autre bord (NdC : le marxisme). Je le fais intentionnellement parce que les non-conformistes méritent la sympathie et l'estime : or, F.A. Hayek est par excellence un non-conformiste qui, en plaidant le dossier de l'individualisme libéral, va à contre-courant et sait qu'il choisit la solitude. De plus, c'est à tort que l'on dénie au réquisitoire whig toute signification. L'économie mixte, la démocratie libérale, le Welfare State, bien qu'ils paraissent et me paraissent à l'heure présente le compromis le meilleur entre les diverses libertés que la société moderne a l'ambition de donner aux hommes, prêtent le flanc à des objections venues de deux côtés : du côté de ceux qui voulaient libérer tous les individus from want and fear (du besoin et de la peur), du côté aussi de ceux qui voulaient limiter les pouvoirs de l'Etat et l'arbitraire de l'administration afin de laisser à l'initiative individuelle et à la sphère privée le plus d'extension possible.
Les idées de F.A. Hayek n'ont pas été sérieusement étudiées, souvent elles ont été rejetées sans résèrve et sans hésitation à cause de la légende, créée par une lecture rapide du Road of Serfdom. (1) Si,en effet, la critique des Whigs se résumait dans l'idée, manifestement fausse, que l'intervention de l'Etat dans la vie économique conduit inéxorablement à la planification totale et celle-ci à l'Etat totalitaire, la cause serait vite entendue. Une crise comme celle de 1929 a donné une chance à un parti totalitaire. La planification totale, appliquée par des partis révolutionnaires, communiste ou national-socialiste, a été l'effet d'une prise du pouvoir, elle n'a jamais été l'aboutissement final d'une demi-planification par un parti, tel le parti travailliste, qui se voulait fidèle aux valeurs libérales. De même la planification indicative à la française, à supposer qu'elle soit responsable du progrès rapide de l'économie française, a bien plutôt consolidé les insitutions pluralistes que compromis les libertés formelles.
Ecartons immédiatement la philosophie de l'Histoire qui, à la manière de la philosophie marxiste, annoncerait la fatalité de la route de la servitude, mais fonderait cette fatalité non sur les contradictions irréductibles d'un régime de propriété privée et de concurrence, mais sur les idées fausses et le mépris des valeurs libérales que répandent les penseurs socialistes. Ce qui me paraît significatif dans le livre de Hayek, ce n'est pas le prophète, qui n'y figure d'ailleurs pas, d'un régime totalitaire au bout de la route que suivent les sociétés occidentales, mais la dénonciation des coups portés dès maintenant aux libertés des individus, telles que les concevaient les foundind fathers, Tocqueville et John Stuart Mill.
Pour comprendre la pensée de Hayek, prenons pour point de départ les définitions qu'il donne des notions et la hiérarchie des valeurs qu'il pose. Il ne définit pas la liberté par la démocratie, par la souveraineté du peuple ou l'absolutisme de la volonté générale (c'est-à-dire de la volonté de la majorité). Comme Tocqueville, il est démocrate parce qu'il est libéral et non inversement.
- L'égalité devant la loi conduit à la revendication que tous les hommes prennent une part égale à la détermination de la loi. Tel est le point de rencontre entre le libéralisme traditionnel et le mouvement démocratique. Cependant, ils n'en ont pas moins une autre préoccupation essentielle. Le libéralisme (dans le sens que ce mot avait en Europe au siècle dernier) se soucie surtout de limiter le pouvoir de contrainte que possède n'importe quel gouvernement, qu'il soit démocrate ou non, cependant que le démocrate dogmatique ne connaît qu'une seule limite au gouvernement, l'opinion courante de la majorité. La différence entre ces deux idéaux apparaît en toute clarté si nous désignons le terme auquel chacun s'oppose : la démocratie s'oppose au gouvernement autoritaire ; le libéralisme au totalitarisme. Aucun des deux systèmes n'exclut nécessairement le contraire de l'autre : une démocratie peut détenir des pouvoirs totalitaires et il est concevable qu'un gouvernement autoritaire agisse selon des principes libéraux.
Cette opposition me paraît pleinement valable, bien qu'elle déplaise aujourd'hui à beaucoup. M. Sidney Hook, qui me précéda à cette tribune des Jefferson Lectures est, dans le langage de Hayek, un démocrate dogmatique : l'impératif premier, selon lui, c'est que les hommes se gouvernent eux-mêmes, donc que le peuple soit honnêtement consulté et que la volonté de la majorité soit obéie. Si cette volonté est mal éclairée, le démocrate s'inclinera, non sans regret ou protestation, mais sans hésitation. "L'obéissance à la loi qu'on s'est donnée" est liberté. Or, le démocrate s'est donné comme loi suprême l'obéissance à la loi de la majorité. Je ne suis pas un "démocrate dogmatique" et je rejoindrais volontiers Hayek : la démocratie, plus un moyen qu'un but, est le régime qui, surtout à notre époque, donne la meilleure chance de sauvegarder la liberté (celle du libéralisme européen). J'ajouterai cependant que le lien entre cette liberté et la démocratie est plus étroit que ne le suggère la formule moyen-fin. La démocratie marque l'aboutissement logique de la philosophie libérale. Les élections, la concurrence des partis, les assemblées ne constituent après tout que des procédures pour choisir les gouvernants ; ce choix ne détermine pas les objectifs que se proposeront les élus. Mais ces procédures, à condition d'être respectées, garantissent le transfert régulier du pouvoir d'un homme ou d'un groupe à un autre homme ou à un autre groupe. Dans les sociétés où l'idée démocratique s'est imposée comme le seul principe de légitimité, il est concevable mais rare qu'un pouvoir autoritaire - c'est-à-dire qui ne se soumette pas aux pratiques démocratiques - demeure libéral dans son mode d'exercice. Tocqueville avait donc raison, à mon sens, en dépit des critiques qu'il ne mesurait pas à la démocratie (au sens politique du terme), d'y voir l'expression normale d'une société sans aristocratie héréditaire et la condition le plus souvent nécessaire aux libertés des Whigs.
Malgré tout, entre ceux qui posent la primauté du libéralisme et ceux qui posent la primauté de la démocratie, il subsiste une différence sur le plan des principes qui modifie grandement les jugements portés sur les institutions ou les problèmes. Encore reste-t-il, pour s'entendre, à définir la liberté que le libéralisme met au-dessus de tout, pour des raisons de morale ou d'efficacité. La liberté, selon Hayek, est tout simplement absence de contrainte (coercicion). Et la contrainte à son tour
- intervient lorsque les actions d'un homme sont soumises à la volonté d'un autre homme au service, non de son propre dessein, mais du dessein de l'autre
Et un peu plus loin :
- La contrainte implique la menace de maltraiter afin de déterminer par là même une certaine conduite
L'essence de la contrainte est la menace d'infliger à un autre, s'il ne se soumet pas à notre volonté, une sanction. Celui qui est contraint perd la capacité d'user de son intelligence pour choisir ses moyens et ses fins. Il devient l'instrument de celui dont il subit la volonté.
La contrainte comporte la détermination par un individu des données essentielles de la conduite d'un autre ; elle ne peut donc être prévenue qu'en donnant à l'individu le moyen d'assurer pour lui-même une sphère privée à l'intérieur de laquelle il est à l'abri de ces instrusions.
La liberté est donc définie négativement, comme liberté from, libération par rapport à la contrainte, et cette dernière apparaît dès qu'un individu doit servir d'instrument au service d'un autre. La liberté se confond avec la garantie d'une sphère privée où chacun est maître de lui-même. Quelle est la liberté concrète qui sert de modèle à cette définition de la liberté ? Manifestement la liberté de l'entrepreneur ou celle du consommateur, le premier libre de prendre des initiatives et de combiner les moyens de production, le second libre de l'emploi qu'il fera du pouvoir d'achat que lui assurent ses revenus monétaires. Mais ni le travailleur dans une chaîne de production, ni l'employé à l'intérieur d'une vaste organisation, ni le soldat soumis à une stricte discipline, ni le jésuite qui a fait voeu d'obéissance ne sont libres, selon cette définition. Bien plus, la nature même de la société industrielle semble réduire inexorablement le nombre de ceux qui accèdent à cette liberté, au moins dans le travail.
F.A. Hayek semble conscient de cette objection et il s'efforce de prévenir les conséquences de la définition qu'il a posée. Même à l'intérieur d'une entreprise, la distinction demeure possible entre l'ordre précis, spécifique qui fait d'un homme l'instrument d'un autre et la consigne générale (standing order) qui laisse aux exécutants une marge d'autonomie.
- La mode selon laquelle les objectifs et la connaissance qui guident une action particulière sont répartis entre celui qui commande et celui qui exécute, constitue la distinction la plus importante entre des lois générales et des ordres particuliers.
Au fur et à mesure que les règlements deviennent plus généraux et laissent aux individus une marge de manoeuvre, la sphère d'autonomie individuelle apparaît et s'élargit. Du même coup, s'esquisse la condition essentielle de la liberté : le règne de la loi.
- La conception de la liberté sous le règne de la loi - objectif principal de ce livre - repose sur la thèse suivante : quand nous obéissons aux lois, au sens de règles générales et abstraites, formulées sans référence à une application éventuelle à nous-mêmes, nous ne sommes pas soumis à la volonté d'un autre homme et par conséquent nous sommes libres.
- Le fait est que si le Pouvoir signifie que les hommes sont soumis à la volonté d'autres hommes, la gouvernement n'a pas le pouvoir dans une société libre.
L'état du règne de la loi, substituée à la domination de l'homme sur l'homme, appartient à la tradition du libéralisme occidental et je ne suis pas tenté de le renier. Mais il s'agit d'un idéal qui n'est ni pleinement accessible à tous, ni coextensif à l'existence entière de la société. Qu'on le veuille ou non, le gouvernement des sociétés comportera toujours le pouvoir des hommes sur les hommes : en période de crise, face aux autres collectivités, les gouvernents prennent des décisions qui engagent tous les citoyens et font inévitablement de ces derniers leurs instruments. De plus, bien qu'à l'intérieur de l'entreprise il ne soit pas exclu de laisser à quelques-uns une certaine initiative, une organisation moderne, par essence, transforme des dizaines, des centaines, des milliers d'hommes en rouages d'une organisation, l'individu ne déterminant ni les buts ni la plupart du temps les moyens de son action, c'est-à-dire d'un travail rationalisé.
Dès lors, sans renier l'idéal du rule of law, sans mettre en doute que la sauvegarde d'une sphère privée soit une partie intégrante de la liberté, on comprend que nos sociétés se refusent à voir dans la liberté des Whigs le tout de la liberté. La liberté de choix, quand il s'agit du consommateur, de l'électeur, du croyant, de l'intellectuel intéresse tous les hommes ; quand il s'agit du travail, elle n'intéresse qu'un petit nombre. Cette sphère d'autonomie individuelle peut, à juste titre, apparaître dérisoire à ceux qui manquent d'un minimum de ressources matérielles ou qui sont soumis à des gouvernants étrangers, même sous un régime constitutionnel.
En d'autres termes, les libertés des libéraux ne sont pas devenues indifférentes aux masses, si l'on inclut dans ces libertés la sécurité, le droit de parler ou d'écrire, celui de choisir ses représentants ou celui, pour une population, de se constituer en Etat indépendant. En revanche, le réquisitoire des Whigs ne convaincra qu'une minorité tant qu'il confond un aspect avec le tout de la liberté et méconnaît la force des revendications égalitaires. La liberté du consommateur a une signification pour tous, la liberté de l'entrepreneur seulement pour quelques-uns. La substitution, ici ou là, des directeurs publics aux directeurs privés n'a pas satisfait les aspirations à la liberté, elle n'a pas non plus entraîné la perte des libertés - celles du consommateur, du citoyen, du penseur.
Je ne concluerai pas, pour autant, que la critique des Whigs telle que la présente Hayek n'a rien à nous enseigner. Tout au contraire, je tiens une telle critique, à contre-courant de l'époque, pour féconde et regrette seulement que, par ses excès, elle s'afaiblisse elle-même. Sans énumérer tous les points sur lesquels la réflexion, sinon l'approbation, s'impose, j'en citerai quelques-uns.
C'est une vieille idée, mais une idée encore vraie, que l'extension progressive des activités étatiques entraîne la prolifération des décisions ou des règlements administratifs, sur lesquels le contrôle démocratique par les représentants de la nation s'exerce malaisément. L'Etat moderne devient de plus en plus bureaucratique et de moins en moins démocratique, si l'on veut suggérer par cette formule le rôle croissant des fonctionnaires et le déclin des législateurs. Qu'il y ait là un danger pour les droits individuels, qu'il importe donc de garantir ceux-ci ou de les protéger, il faudrait un optimisme aveugle pour le nier. Le chapitre que Hayek consacre aux syndicats heurtera, à coup sûr, la plupart des lecteurs des deux côtés de l'Atlantique. Mais les Whigs ne sont pas seuls à se demander si le système dans lequel un syndicat détient, en droit ou en fait, un monopole de l'embauche, libre d'exclure les travailleurs qui ne consentent pas à donner leur adhésion, est conforme à l'idéal d'une société libre. Il s'est même trouvé des économistes de gauche pour s'interroger, en Grande Bretagne, sur les conséquences réelles de l'action syndicale, qu'il s'agisse du plein emploi, des inégalités de salaires selon les branches ou de l'influence des pratiques restrictives sur la croissance économique. Le libéral qui adhère à la philosophie individualiste a certes tendance à oublier qu'en se donnant une organisation collective, les travailleurs ont le sentiment d'acquérir une puissance qui équilibre celle qu'assure aux employeurs la propriété ou l'argent. Mais, aux Etats-Unis et même en Grande Bretagne, la discussion sur le rôle des syndicats, sur les limites de leur action légitime, sur la contradiction entre la liberté individuelle et certains privilèges monopolistiques qu'ils réclament est ouverte. La plupart du temps, ceux qui éprouvent des doutes hésitent à les exprimer par peur d'être qualifiés de réactionnaires ; je vois là un mérite supplémentaire du libéral qui ne craint par et peut être souhaite sourdement l'impopularité.
Les observateurs de l'autre bord sont amenés, eux aussi, à se poser de telles questions, en constatant que, bien souvent, les syndicats, aux Etats-Unis, conquièrent des avantages supplémentaires pour des groupes relativement privilégiés, sans être aussi actifs et efficaces en faveur des véritables déshérités. Les "pauvres" dont nous avons parlé dans les pages précédentes témoignent de l'impuissance des isolés dans une société industrielle, ils rappellent aussi que la puissance des organisations est loin d'être proportionnelle aux besoins de leurs adhérents.
J'aimerai aussi indiquer, sans prendre une position catégorique, la condamnation que porte Hayek sur le principe et, en tout cas, sur les excès de l'impôt progressif. Est-il juste que la contribution de chacun aux dépenses publiques ne soit pas simplement proportionnelle aux revenus du contribuable, qu'elle représente une proportion d'autant plus forte des revenus que ceux-ci sont plus élevés ? Personnellement, je ne donne pas à cette question la même réponse que le dogmatique du libéralisme, mais pas non plus la même que le dogmatique de la démocratie. Entre le principe de la proportionnalité et celui de la progressivité, ce sont les valeurs communément acceptées qui tranchent et non un principe. Les sociétés occidentales ayant souscrit, au moins partiellement, à un idéal égalitaire, la progressivité en résulte. Mais deux objections subsistent et deux questions.
Les objections portent d'abord sur les taux les plus élevés (90 %), ensuite sur l'efficacité de la méthode dans un régime où les gains en capital et les possibilités d'évasion font peser le poids des taux élevés sur ceux dont les revenus sont exactement connus.
Les questions concernent l'ambition de redistribuer le revenu national et le fait même de l'inégalité. Ni la Sécurité sociale ni la fiscalité ne sont finalement des instruments très efficaces de redistribution, dans la mesure du moins où l'on se donne pour objectif une réduction substantielle des inégalités. La Sécurité sociale française a plutôt contribué à une redistribution à l'intérieur de la classe des salariés qu'entre salariés et employeurs. Les taux d'imposition de 90 % (en Grande Bretagne) sur les tranches supérieures des revenus qui, appliqués strictement, équivaudraient à fixer une limite supérieure aux revenus tolérés, entraînent une sorte de confiscation et me paraissent difficiles à justifier : ils apportent une fraction dérisoire du revenu total de l'Etat, ils sont "tournés" par les plus ingénieux ou les mieux placés des riches, ils reposent sur une idée peu compatible avec les sociétés de type libéral : que l'Etat est habilité en droit et capable en fait de déterminer souverainement la distribution du revenu national. Or il n'en est pas capable en Occident et il ne pourrait en acquérir la capacité qu'en allant jusqu'au bout de l'absorption de la société dans l'Etat.
L'Etat peut et doit assurer à tous, par les lois sociales, le minimum de ressources qui rend possible une vie décente, au niveau que tolère la richesse collective. Il devrait s'efforcer de réduire les bénéfices sans justification, fût-ce en supprimant certaines formes de propriété (terrains à bâtir dans les villes). Il est en droit de prélever sur les privilégiés une contribution aux dépenses publiques qui croît avec le niveau des revenus. Il peut et doit amortir les échecs ou les déclins relatifs des groupes, des individus, des régions, malheureux dans la course au progrès. Mais il ne parviendra jamais à triompher de l'inégalité qui résulte de la disparité des réussites ou des services rendus, des bonnes ou des mauvaises chances. Bien souvent, les efforts de redistribution donnent des résultats contraires à ceux qui sont visés, ils n'avantagent pas toujours ceux dont les revenus semblent scandaleux.
L'opinion publique ne se montre pas toujours hostile aux inégalités puisque les cachets des chanteurs ou des vedettes de cinéma ne choquent personne. L'inégalité choque quand le riche passe pour n'avoir pas mérité la richesse. Mais qui est juge des mérites ? Et, si scandaleuse que l'idée puisse paraître, un ordre où chacun serait rétribué selon ses mérites subsisterait le hasard de l'hérédité biologique à celui de l'héritage social. Quant à un ordre social où chacun aurait droit au meilleur en fait de médecine ou d'enseignement, par définition, il est impossible puisque le meilleur se définit comme ce qui est réservé à quelques-uns. Que ces quelques-uns soient désignés en une compétition où tous les concurrents partiraient sur la même ligne, tel est, semble-t-il, l'idéal de la plupart de nos contemporains. On se rapprochera probablement de cet idéal, mais de même que l'idéal d'une société gouvernée par les lois et non par les hommes, il est irréalisable. Le milieu familial favorise ou contrarie l'épanouissement des dons (pourquoi devrait-il en être autrement ?). Il faudrait que les parents offrissent les mêmes conditions de vie aux enfants pour que l'égalité au point de départ fût assurée. A ce moment-là, d'autres problèmes surgiraient puisque, le verdict social étant équitable, les condamnés n'auraient plus de circonstances atténuantes. Mais nous pouvons laisser ce souci à nos arrières-neveux et travailler en vue d'une mobilité accrue.
La suprème beauté de la production capitaliste consiste en ceci, que non seulement elle reproduit constamment le salarié comme salarié mais que proportionnellement à l'accumulation du capital, elle fait toujours naître des salariés en surnombre. La loi de l'offre et de la demande de travail est ainsi maintenue dans l'ornière convenable, les oscillations du salaire se meuvent entre les limites les plus favorables à l'exploitation, et enfin la subordination si indispensable du travailleur au capitaliste est garantie.
Ainsi s'exprime Marx dans le dernier chapitre (Théorie de la colonisation) du premier tome du Capital. Manifestement, tel n'a pas été le cours de l'histoire. Les salariés ne sont pas toujours en surnombre ; les salaires n'oscillent pas "entre les limites les plus favorables à l'exploitation", ils progressent en valeur réelle au fur et à mesure que progresse la productivité du travail ; les syndicats ont substitué, dans les pays les plus développés, à la pure et simple subordination du travailleur au capitalisme des relations souvent contractuelles, et parfois proches de relations entre égaux. Dès lors, le tableau général que donne Marx de l'évolution capitaliste est en partie vrai, en partie faux, en partie excessif.
- Cette expropriation s'accomplit par le jeu des lois immanentes de la production capitaliste lesquelles aboutissent à la concentration des capitaux. Corrélativement à cette centralisation, à l'expropriation du grand nombre des capitalistes par le petit, se développent sur une échelle toujours croissante l'application de la science à la technique, l'exploitation de la terre avec méthode et ensemble, la transformation de l'outil en instruments puissants seulement par l'usage commun, partant l'économie des moyens de production, l'entrelacement de tous les peuples dans le réseau du marché universel, d'où le caractère international imprimé du régime capitaliste. A mesure que diminue le nombre de potentats du capital qui usurpent et monopolisent tous les avantages de cette période d'évolution sociale, s'accroissent la misère, l'oppression, l'esclavage, la dégradation, l'exploitation, mais aussi la résistance de la classe ouvrière sans cesse grossissante et de plus en plus disciplinée, unie et organisée par le mécanisme même de la production capitaliste. Le monopole du capital devient une entrave pour le mode de production qui a grandi et prospéré avec lui et sous ses auspices. La socialisation du travail et la centralisation de ses ressorts matériels arrivent à un point où elles ne peuvent plus tenir dans leur enveloppe capitaliste. Cette enveloppe se brise en éclats. L'heure de la propriété capitaliste a sonné. Les expropriateurs sont à leur tour expropriés (2).
Il est vrai que progressent l'"application de la science à la technique", l'"entrelacement de tous les peuples dans le réseau du marché mondial", il est exagéré de se représenter la concentration du capital sous forme de l'expropriation de la plupart des capitalistes au seul profit d'une faible minorité, il est faux que ce processus entraîne "misère, oppression, esclavage, dégradation, exploitation des masses populaires". Le mode de production est effectivement social : il fait éclater en un sens l'enveloppe capitaliste, mais cet éclatement s'opère à l'intérieur du cadre légal des régimes occidentaux que les Soviétiques appellent capitalistes. Cadre assez souple pour s'adapter aux besoins "de la transformation des outils en instruments puissants seulement par l'usage commun".
Passons de la prophétie catastrophique de Marx au cauchemar de Toqueville.
- L'espèce d'oppression dont les peuples démocratiques sont menacés ne ressemblera à rien de ce qui l'a précédée dans le monde : nos contemporains ne sauraient en trouver l'image dans leur souvenir. Je cherche en vain moi-même une expression qui reproduise exactement l'idée que je m'en forme et la renferme ; les anciens mots de despotisme et de tyrannie ne conviennent point. La chose est nouvelle, il faut donc tâcher de la définir puisque je ne peux la nommer. Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux, qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs dont ils emplissent leur âme. Chacun d'eux, retiré à l'écart et comme étranger à la destinée de tous les autres ; ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l'espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d'eux mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n'existe qu'en lui-même et pour lui seul et, s'il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu'il n'a plus de patrie. Au-dessus de ceux-là s'élève un pouvoir immense et tutélaire qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l'âge viril ; mais il ne cherche au contraire qu'à les fixer irrévocablement dans l'enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir ; il travaille volontiers à leur bonheur, mais il veut en être l'unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages ; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre. (3)
Les Whigs dogmatiques, de l'école de F. Hayek, citent volontiers ce texte fameux où se mêlent des pressentiments lucides, des craintes excessives et des erreurs caractérisées. Il est vrai que l'homme de la société moderne tend à vivre en une famille dite nucléaire et un cercle étroit d'amis (ou de connaissances). La communauté de voisinage tend à se dissoudre. Le souci du bien-être est général et d'ailleurs légitime en une société essentiellement laïque et démocratique, autrement dit qui a fait de la religion une affaire privée et détruit les statuts héréditaires et les normes de conduite propres à chacun d'eux. L'indifférence que ces individus "semblables et égaux" à tout ce qui se passe en dehors de leur milieu est une des attitudes que l'on observe, en période tranquille. Si l'on évoque le cours de l'Histoire depuis que ces lignes furent écrites, on se demande si les phases de passion collective ne furent pas aussi nombreuses et, en tout cas, plus dangereuses que ces phases de repli égoïste sur soi. Quant au despotisme tutélaire de l'Etat-providence, du Welfare State, il est suffisamment incomplet pour que l'anticipation angoissée d'une protection parfaite par l'Etat et d'une sécurité entière pour l'individu paraisse à la fois prématurée et quelque peu déplaisante. En une société de salariat où les individus n'acquièrent certains biens qu'en dépensant aujourd'hui leurs revenus de demain, où la solidarité de la famille élargie a disparu, où l'assistance privée n'a que des ressources limitées et se heurte à des résistances morales, les organisations de sécurité sociale répondent à un besoin évident que d'ailleurs Hayek lui-même ne nie pas. Ce qui est en question, c'est l'extension de ces services au-dessus d'un certain niveau de revenus et au-delà de garanties minimales, c'est l'effort, aux trois quarts vain, d'obtenir par ces méthodes une redistribution des revenus. Pour le reste, les régimes doux n'ont pas instauré de despotisme tutélaire, et quand les régimes ont instauré un despotisme, celui-ci n'était que secondairement tutélaire, il était violent et idéocratique.
Ni la catastrophe prophétisée par Marx ni le despotisme tutélaire de Tocqueville ne se sont réalisés. Pas davantage l'ambition prométhéenne de reconstruire l'ordre social sur des bases nouvelles et selon une justice égalitaire ne s'est accomplie. L'écart me paraît plus grand entre le rêve des marxistes d'avant 1917 et la réalité du régime soviétique qu'entre le rêve américain et la réalité des Etats-Unis d'aujourd'hui. Certes, l'économie des conglomérats est loin de la théorie de la libre entreprise, l'inégalité des revenus dément la représentation d'une société d'égaux : l'Etat grandit en dépit des polémiques contre le Leviathan étatique et le pouvoir se concentre en dépit de tous les freins et procédures d'équilibre introduits par les founding fathers dans la Constitution. Malgré tout, si le système américain de valeurs et de croyances que décrivait Tocqueville est encore visible aujourd'hui, c'est aussi que la société industrielle, ignorée des fondateurs de la constitution américaine, a pu trouver place dans "l'enveloppe capitaliste" pour reprendre l'expression de Marx.
Libertés personnelles et liberté politique, libertés par rapport à l'arbitraire et liberté de participer à la chose publique, freedom from despotism and to choose the governing people, en dépit de tous les bouleversements intervenus depuis un siècle et demi, demeurent pour l'essentiel intacts, si renouvelés qu'en soient les modes concrets d'expression.
Survivance d'un autre âge ? La liberté politique qui a survécu en intégrant à une constitution libérale une partie substantielle des droits sociaux ou libertés réelles impliqués par la revendication socialiste, résistera-t-elle demain à la technicité croissante des problèmes, à la passivité du consommateur de biens, à la culture de masse ? L'affaiblissement des idéologies qu'a provoqué le demi-succès de la synthèse démocratico-libérale annonce-t-il la mort du citoyen ?
Notes
R. Aron, Essai sur les libertés.
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