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Bertrand de Jouvenel
1903–1987
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Auteur Libéral classique
Citations
« Le Minotaure mobilise la population, mais c'est en période démocratique qu'a été posée le principe de l'obligation militaire. Il capte les richesses mais doit à la démocratie l'appareil fiscal et inquisitorial dont il use. Le plébiscite ne confierait aucune légitimité au tyran si la volonté générale n'avait été proclamée source suffisante de l'autorité […]. La mise au pas des esprits dès l'enfance a été préparée par le monopole, plus ou moins complet, de l'enseignement. L'appropriation par l'Etat des moyens de production est préparée dans l'opinion. »
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Bertrand de Jouvenel:Du pouvoir
Du pouvoir de Bertrand de Jouvenel


Anonyme
Analyse de Catallaxia


Hachette, Pluriel, 1972 (première édition : Genève, 1945)

Fasciné par la croissance ininterrompue du Pouvoir qui rendit possible la guerre totale déclenchée par Hitler, Jouvenel s'est donné pour tâche dans Du pouvoir (Genève, 1945) d'étudier cette croissance.

Les théories classiques qui justifient le commandement politique sont les théories de la souveraineté. Une volonté suprême ordonne et régit la communauté humaine : le droit divin d'une part, la souveraineté populaire d'autre part. 1. La souveraineté divine : on prétend que le droit divin a soutenu, pendant les "temps obscurs du Moyen Age", une monarchie arbitraire et illimitée. Or tout ceci est faux : le pouvoir médieval était partagé (Curia Regis), limité (par les seigneurs), et surtout il n'était pas souverain (il n'avait pas la puissance legislative, domaine de la lex terrae). On a repété la formule de Saint Paul, que tout pouvoir vient de Dieu, beaucoup moins pour inviter les sujets à l'obéissance envers leur souverain que pour inviter le pouvoir... à l'obéissance envers Dieu. Si le souverain remplissait mal sa mission, l'Eglise disposait à son égard de sanctions (l'Empereur Henri IV vint s'agenouiller devant Grégoire VII dans la neige de Canossa). Cette souveraineté divine pris fin sous une double attaque : d'une part, le roi, pour briser l'Eglise, eut recours à la tradition juridique romaine (qui attribue la souveraineté... au peuple !, cf. Marsile de Padoue); d'autre part, la révolution religieuse de Luther permit d'opposer Dieu au peuple cette fois. Ainsi les princes, rompant avec l'Eglise de Rome, en profitèrent pour s'attribuer comme propriété le droit souverain qui jusqu'alors ne leur avait été reconnu que comme mandat sous contrôle. 2. La souveraineté populaire : les jésuites, pourchassés par les princes, affirment que Dieu a voulu l'existence du pouvoir parce qu'il a donné à l'homme une nature sociale. Mais il n'a pas lui-même organisé ce gouvernement. Cela appartient au peuple de cette communauté. (Bellarmin disait :"s'il advient une cause légitime, la multitude peut changer la royauté en aristocratie ou démocratie et à rebours; comme nous lisons qu'il s'est fait à Rome"). Mais, nous dira-t-on, la souveraineté populaire est la théorie qui fait le plus obstacle à l'absolutisme. Là est l'erreur. Hobbes déduira de la souveraineté du peuple le droit illimité du pouvoir. L'homme ou l'assemblée à qui ont été remis sans restriction des droits individuels illimités, possède alors un droit collectif illimité. Si l'on suppose l'existence d'un souverain, il faut qu'il ait reçu tous les droits des individus, et l'individu par suite n'en résèrve aucun qui ne soit opposable au Souverain.

(Rousseau : "s'il restait quelques droits aux particuliers, comme il n'y aurait aucun supérieur commun qui put prononcer entre eux et le public, chacun, étant en quelque point son propre juge, prétendrait bientôt l'être en tous"). Ce prince, il est vrai, commande non en vertu d'un droit souverain, mais il ne fait qu'exercer des pouvoirs qui lui sont conférés. Or ces pouvoirs sont absolus, illimités. Les forces qui, dans la société, peuvent les moderer ou les arrêter, sont inconnues.

Et Rousseau a senti qu'après avoir fait la souveraineté si grande, dès qu'on accorderait que le souverain pouvait être représenté, on ne pourrait empêcher le Représentant de s'arroger cette souveraineté. Par ailleurs, la volonté générale n'est pas fixe par nature, mais mobile. Le pouvoir usurpateur a dans ce cas les coudées plus franches; et cette liberté s'appelle l'Arbitraire.

Puis a été développée une théorie organique du pouvoir : la société prit la figure de la Nation. Le roi était un autre; pas la nation, qui est le moi hypostasié, le "nous". Les droits subjectifs des individus perdent leur valeur, au profit d'une Moralité qui doit se réaliser dans la société. A raison de ce but, le Pouvoir justifiera n'importe quel accroissement de son étendue. Alors la souveraineté ne peut plus appartenir qu'à cet être transcendant : c'est la souveraineté nationale. Elle est la volonté générale. Or c'est selon l'hegelianisme la partie consciente qui doit vouloir pour le tout (ainsi l'administration prussienne, le prolétariat, le parti fasciste).


« Dans un pays où l'Etat est le seul employeur, toute opposition signifie mort par inanition. L'ancien principe : qui ne travaille pas, ne mange pas, est remplacé par un nouveau : qui n'obéit pas, ne mange pas. »
Léon Trotski, 1937


Mais Spencer, l'un des fondateurs de la théorie organiciste, voulait tout au contraire un amoindrissement du Pouvoir. Certes, disait-il, pour son activité extérieure, qui est la lutte contre les autres sociétés, l'organisme social se mobilise toujours plus complètement. Mais au contraire son activité intérieure (qui se développe au moyen de la diversification des fonctions), ne réclame pas d'unique régulateur central, et élabore au contraire des organes régulateurs distincts et nombreux. Mais sa vision de la société comme organisme va se retourner contre lui, grâce notamment à Durkheim.

L'erreur a consisté à prendre pour l'essence du Pouvoir ce qui n'était que des qualités acquises. Il n'est pas vrai que le pouvoir s'évanouisse lorsqu'il agit à l'encontre de la fonction qui lui est assignée. Il continue de commander et d'être obéi. C'est donc qu'il n'est pas confondu avec la Nation. C'est le Pouvoir pur. L'idée que le commandement ait été voulu par ceux qui obéissent est absurde : elle impliquerait que la collectivité où s'érige un commandement avait des besoins, des sentiments communs; qu'elle était une communauté. Or les communautés étendues n'ont précisément été créées que par l'imposition d'une même force à des groupes disparates. Le pouvoir a l'aînesse sur la Nation.

Ce pouvoir, la "bande de brigands" de Saint Augustin, ne peut se réclamer d'aucune légitimité. Il ne poursuit aucune juste fin; son seul souci est d'exploiter à son profit les vaincus.

Seulement, plus la société maîtresse étend l'aire de sa domination, plus son joug est difficile à maintenir : si bien qu'à l'intérieur de la société maîtresse, un commandement par rapport à elle-même tend à s'affirmer. C'est le pouvoir personnel, royal.

Au lieu de se considérer comme chef de la bande victorieuse, le monarque organise à son profit une partie des forces latentes, dont il puisse user contre ses propres associés. C'est la lutte contre la féodalité. C'est une singulière illusion que la loi de la majorité ne fonctionne qu'en démocratie. Le roi, un homme tout seul, a plus qu'aucun gouvernement besoin que la majeure partie des forces sociales penche en sa faveur.

Ce qui commande, c'est maintenant le roi avec ses serviteurs permanents, ministeriales . Le monarque et son administration dominent, et d'autant mieux qu'ils rendent d'indispensables services. Mais la domination se fit de nouveau durement sentir : l'idée vint non de détruire le pouvoir, mais de conserver tout l'appareil monarchique, en substituant seulement la personne morale de la Nation à la personne physique du roi.

Mais en instituant un appareil destiné à la servir, la Société a donné naissance à une petite société se distinguant d'elle. C'est qu'en effet il y a un climat de pouvoir qui altère les hommes. Non que ces derniers soient d'obscurs arrivistes, mais la logique égoïste du Pouvoir pur ne saurait être négligée.

Lorsque le pouvoir demande des ressources pour lui-même, il épuise vite la complaisance des sujets. Pour obtenir des contributions, il faut que le Pouvoir puisse invoquer l'intérêt général. (c'est la Guerre de Cent ans qui a accoutumé le peuple à l'impôt permanent). Par ailleurs, la pensée philosophique utopiste (notamment Campanella), en imaginant l'ordre dans la simplicité, élargit la fonction du Pouvoir, même si elle en combat parfois les détenteurs.

On peut observer le progrès du Pouvoir par l'exploitation des ressources que lui offre son domaine national : il change alors le rapport de ses moyens à ceux de ses voisins, s'égale avec un faible fonds à de grandes puissances, et, si ce fonds est ample, se rend capable d'hégémonie. Ainsi aucun Etat ne peut rester indifférent quand l'un d'eux acquiert plus de droits sur son peuple. Il lui faut sur le sien des droits analogues, ou payer bien cher sa négligence. C'est une réelle course au totalitarisme. Les armements ne sont qu'une expression du Pouvoir. Ils croissent parce que le Pouvoir croît. Et les partis les plus persistants à réclamer leur limitation étaient, par une inconséquence inaperçue, les plus ardents à soutenir l'expansion du Pouvoir !

Le développement de la monarchie absolue, tant en France qu'en Angleterre, est lié aux efforts des deux dynasties pour résister à la menace espagnole. Autre exemple, c'est l'envie que Louis XIV inspire à tous les princes qui est le véritable principe de leurs usurpations sur les peuples. Mais la menace de son hégémonie leur fournit le plus honorable des prétextes pour l'imiter.

La conscription est des plus étranger aux sociétés aristocratiques : ainsi apparut l'ère de la chair à canon. La Prusse, inspirée de l'expérience de la Révolution française, applique pour elle-même un système analogue, aggravé, qui prépare les victoires de 1870. Ces succès épouvantant l'Europe, tous les pays continentaux introduisent alors l'obligation militaire. Pendant la Grande Guerre, apparaît la notion de Guerre totale : à présent, dès le temps de paix, l'Etat préparera l'utilisation intégrale des ressources pour la guerre.

D'où vient que l'Etat ne rencontre aucune limite, aucune résistance syndicale du peuple ? C'est que les représentants des différents éléments de la Nation sont devenus le Pouvoir, et le peuple reste alors sans défenseur. Ceux qui sont l'Etat n'admettent pas d'intérêt de la Nation distinct de l'intérêt de l'Etat. Ils écraseraient comme sédition ce que la monarchie accueillait comme remontrance.

L'Etat et l'individu ne sont pas seuls dans la société. Il existe d'autres pouvoirs, pouvoirs sociaux à l'endroit desquels l'homme est aussi débiteur d'obéissance et de services. De sorte qu'il peut être plus sensible, et l'observateur plus attentif, à la diminution ou l'évanouissement des obligations envers un pouvoir social qu'à l'aggravation des obligations envers le pouvoir politique. Le pouvoir dans sa puissance a pour victimes prédestinées et pour opposants naturels les puissants, les chefs de file, ceux qui exercent une autorité et possèdent une puissance dans la société. Être niveleur n'est donc nullement un caractère qu'il assume quand il devient démocratique. Le nivellement est dans sa destinée.


Ce sont les possédants qui bénéficient des lois, des décisions de la magistrature, des interventions de la police. Mais l'Etat n'est pas dans sa nature conservateur des droits acquis. Il joue les deux rôles à la fois, garantissant par ses organes les situations établies, et les minant par sa législation. Le processus destructeur des aristocraties s'accompagne d'un processus inverse. Car parrallèlement s'élève une statocratie, qui non seulement s'approprie collectivement les forces sociales, mais qui tend aussi à se les approprier individuellement, donc à les distraire du pouvoir.

Dans les temps anciens, le système qui prévalait était celui de la société gentilice : le pouvoir n'était qu'un pacificateur entre groupes disposant d'une totale liberté interne. Le pouvoir ne connaît que les chefs de groupes, entre lesquels il arbitre, auxquels il commande. Son autorité ne pénètre pas dans le goupe même. Le roi est par conséquent contraint à une consultation permanente avec les pairs qui peuvent seuls lui prêter les forces dont il a besoin. Par conséquent, briser le cadre gentilice est la grande affaire des rois. La lutte contre la cellule familiale, depuis le classement des citoyens de Solon et Servius Tullius, s'est poursuivi tout au long de l'histoire. L'Etat a revendiqué comme ses propres ressortissants ceux qui n'étaient auparavant que les sujets du père. L'apparition de la structure féodale, système d'"hommes de confiance", fait de chaque dominateur local un législateur, un juge, un administrateur d'une sorte de principauté. Mais le pouvoir anéanti se réveille, aiguillonné par ses besoins : il n'est pour ce dernier d'autres ressources que de dérober à la cellule seigneuriale les ressources qu'elle recèle. Les légiste placés entre le seigneur et ses sujets sont donc là pour que le seigneur s'abstienne de "tailler" arbitrairement ses hommes. Par ailleurs le monarque demande de plus en plus fréquemment des "aides", à l'occasion des guerres bien sûr, mais également par le biais de la dépréciation monétaire : le métal précieux, acheté de plus en plus cher par les ateliers monétaires, circule de plus en plus vite. Son rythme suit celui des besoins de l'Etat. L'Etat voit avec faveur la montée des riches qui ne lui paraissent point soustraire quelque chose à son autorité. Mais enfin la démolition de toutes autres dominations sociales a laissé les dominations financières maîtresses du terrain. Alors on les a reconnues formatrices de cellules nouvelles. Le patronat industriel pénètre dans l'atelier, a introduit sa loi, sa police, son règlement d'atelier. Ainsi les anticapitalistes, à rebours, viennent remplir les cadres de l'Etat bourgeois. Socialiste ou non, le pouvoir devient nécessairement l'allié de ceux qui subissent la domination capitaliste.

Le terme d'une telle évolution, c'est la destruction de tout commandement au profit du seul commandement étatique. C'est l'atomisation sociale, la rupture de tous liens particuliers entre les hommes, qui ne sont plus tenus ensemble que par leur commun servage envers l'Etat. C'est, à la fois, et par une convergence fatale, l'extrémité de l'individualisme et l'extrémité du socialisme. Est-ce à dire pourtant qu'il n'y ait plus de privilégiés ? Si : mais ils sont dans l'Etat et constitués par lui. Ceux qui occupent les positions clefs de cette grande machine, les potentes, les optimates, s'approprieront alors de nouveaux avantages, et voudront en assurer la transmission à leurs descendants. Ce sera la féodalité. L'Etat sera démembré par la statocratie conçue dans son propre sein. Il s'agit pour lui dès lors de détruire ces molécules sociales ; et le processus de gonflement de l'Etat recommence.

Toujours, l'artistocratie s'oppose à l'élection d'un pouvoir disposant par lui-même de moyens d'action qui le rendent autonome à l'égard de la Société. A l'armée, assemblée de contingents féodaux, le roi leur préfère bientôt une cavalerie mercenaire développée à mesure de ses ressources. Et ce malgré des résultats mitigés.


«Une monarchie subit les services des puissants en tant qu'elle demeure sous la tutelle aristocratique; mais elle appelle les services des plébéiens en tant qu'elle veut se rendre absolue.»


Il faut écouter les cris de dépit de Saint-Simon contre Mazarin. Il a bien compris qu'au temps de la Fronde une révolution s'était accomplie, non pas celle, tumultueuse, que tentaient les émeutiers, mais celle au contraire invisible, qu'accomplissait le ministre éducateur de Louis XIV : "Il en méprise les lois, le génie, les avantages, il en ignore les règles et les formes, il ne pense qu'à tout subjuguer, à tout confondre, à faire que tout soit peuple" Une partie de la noblesse alors, durant tout le XVIIIe siècle, plus ou moins déplumée par le pouvoir monarchique, se remplume en s'installant dans le riche appareil d'Etat contruit par les commis plébéiens. Et occupant toutes les places, obstruant toutes les avenues du Pouvoir, l'ancienne noblesse l'anémie en empêchant qu'il attire à lui, comme autrefois, les ambitions plébéiennes. Ainsi tout ce qui devait servir l'Etat, s'en trouvant écarté, se "jacobinise". Sous une opposition parlementaire qui, acceptée, aurait transformé la monarchie absolue en monarchie limitée, s'impatiente une élite plébéienne qui, admise dans l'Etat, aurait poussé toujours plus loin la centralisation monarchique. Elle était si naturellement servante du pouvoir royal qu'elle ne fera que le continuer, sans roi.

Plus les routines et les croyances d'une société sont stables et enracinées, plus les comportements sont prédéterminés, moins le Pouvoir est libre dans son action. Plus nous cherchons à connaître les hommes primitifs, plus nous sommes frappés, non pas de l'extrême liberté de leur conduite, mais au contraire de son caractère étonnamment strict. Cette régularité on l'observe dans les communautés les plus dénuées de gouvernement. Le problème se complique quand la conquête, phénomène assez tardif dans l'histoire humaine, rassemble plusieurs communautés à moeurs distinctes sous un même gouvernement. Le peuple novateur se porte de tous côtés à des actes originaux. Alors intervient une Loi qui lui ouvre les avenues de développement fécondes, tandis que lui sont fermées de toute l'autorité d'un vouloir divin celles qui le mèneraient à sa propore destruction. Ce n'est pas le pouvoir qui légifère mais Dieu par la bouche d'hommes inspirés ou profondément convaincus. Puis les hommes se sont risqués à porter le jugement. Ce qui nous apparaît comme la plus haute expression de l'autorité, dire ce qui doit être fait et ce qui ne doit pas être fait, distinguer le licite et l'illicite, cela n'a point appartenu au Pouvoir politique avant un stade extrêmement tardif de son développement.

Sans doute les règles du droit romain apparaissent très tôt divorcées de toute connotation religieuse. Mais ces commandements civils, ces institutions civiles sont le décalque exact d'anciens commandements et d'anciennes institutions de caractère sacré.

Il y a deux sortes de lois : la Loi-commandement, reçue d'en haut. Dieu en est l'auteur. Enfreindre cette loi, c'est l'offenser. On en sera puni, que le pouvoir temporel y prête la main ou non. Et les Lois-réglements, faites par les hommes pour discipliner des conduites que les progrès de la complication sociale diversifient sans cesse. Les Romains sont le peuple le moins mystique peut-être que la terre ait porté. Et c'est pourquoi ils ont si tôt séparé du fas, ce qu'exigent les Dieux, le jus, ce qu'aménagent les hommes. Entraînés par la passion ou flattés par la puissance, les hommes commettent de fréquentes et graves violations, nul plus que les princes.

On doit se garder de confondre la Loi divine avec la Coutume. La coutume est une cristallisation de tous les usages. La Loi au contraire, laisse passer les variations favorables : elle agit, si l'on veut, comme un filtre sélectif. Par ailleurs, on ne peut pas dire que le Peuple ou l'assemblée enlève au Pouvoir la capacité de faire seul les lois, car, cette capacité, il ne la possédait point. Le concours du peuple ou d'une assemblée, loin d'entraver une liberté qu'ils n'avaient point, permet au contraire à l'activité gouvernementale de s'étendre. C'est le Pouvoir qui, au Moyen Age, convoque les Parlements d'Angleterre et les Etats généraux de France. On ne fait d'abord que constater la coutume. Puis, très progressivement, on introduit des lois innovatrices mais volontiers présentées comme des retours aux bons usages anciens. C'est la pratique législative qui a peu à peu accrédité la notion qu'on pouvait, par proclamation, non pas constater des droits, un Droit, mais les créer. Les plus grands esprits du XVIIIe l'ont tellement compris qu'ils ont voulu donner au législateur une digue et un incontestable guide : c'est la "religion naturelle" de Rousseau, c'est la "morale naturelle" de Voltaire. Mais ces digues ne pouvaient tenir une fois l'homme déclaré "mesure de toutes choses".

On ne s'aperçoit pas qu'aucune révolution n'aboutit pas à l'appesantissement du Pouvoir. Hélas, dit-on, la Révolution est sortie de son lit naturel. Pitoyable incompréhension ! C'est le terme fatal auquel tout le bouleversement s'acheminait de façon nécessaire.

1. La Révolution d'Angleterre commence par la résistance à un impôt territorial léger, le shipmoney. Les Stuarts dépouillaient systématiquement l'Eglise, mais aussi s'emparaient sous des prétextes politiques d'une grande partie des propriétés privées. Ainsi muni, Cromwell peut se donner l'armée, et chasser les parlementaires que le souverain avait dû subir.

2. La Révolution de France force les paysans à porter le fusil, et lance des colonnes mobiles à la poursuite de réfractaires.

3. 1917 permet à la Russie de regagner et au-delà le terrain que l'Empire avait perdu.

Les révolutions ne sont pas des réactions de l'esprit de liberté : on n'en peut citer aucune qui ait renversé un despote véritable. Louis XVI n'a même pas su laisser tirer ses Suisses ; Nicolas II n'osa même pas venger son cher Raspoutine ; Charles Ier, vivotait sans menacer personne. Ils sont morts, ces rois, non de leur tyrannie, mais de leur faiblesse. En 1788, la monarchie est tellement en recul qu'elle devait sacrifier au cri général ses intendants de province, executants de la volonté centrale, qui cédaient la place aux assemblées provinciales : c'était le mouvement inverse de toute notre histoire. L'oeuvre révolutionnaire, c'est la restauration de la monarchie absolue. La constituante sacrifie d'entrée les intérêts de ces mêmes privilégiés qui avaient réclamé la convocation des Etats. Les biens immenses du Clergé sont aussi rapidement livrés au Pouvoir, et les Parlements reçoivent un congé décisif. Le roi ne devient plus qu'un simple fonctionnaire de la volonté générale : alors pourquoi inamovible ? Les circonstances aidant, on le supprime, et le pouvoir exécutif se réunit au législatif dans les mains de la Convention.

La Constituante reconstruit la Justice sur des bases nouvelles, de façon qu'elle soit "toute-puissante pour secourir tous les droits et tous les individus". Elle sera parfaitement indépendante du Pouvoir. Mais ce dernier très vite prétend que les juges s'inspirent non pas des lois dignes de ce nom que la Constituante a d'abord formulé, mais de mesures de circonstances, dirigées contre telles ou telles catégories de citoyens, et décorées du nom de lois. Il leur reproche trop de molesse. Il fallait des tribunaux extraordinaires dont le modèle fut le Tribunal révolutionnaire de Paris. Puis en l'an VIII, le pouvoir s'attribue la nomination des juges et leur avancement. Ainsi la Révolution a enlevé à la Justice la fonction qu'elle exerçait auparavant, de défendre l'individu contre les entreprises du Pouvoir. Cette oeuvre fut celle non de la Terreur, mais de la Constituante. Et ces principes sont restés en vigueur.

Les initiateurs de la doctrine démocratique ont pris la liberté de l'homme comme base philosophique. Ils se sont proposés de la retrouver comme résultat politique de leur effort. L'homme entrant en association a par là même accepté certaines règles de conduite nécessaires au maintien de l'association. Mais il n'est obligé d'obéir qu'à elles, n'a de maître et de souverain terrestre que la loi. "Un peuple libre, dit Rousseau, obéit aux lois mais il n'obéit qu'aux lois et c'est par la force des lois qu'il n'obéit pas aux hommes". Ces postulats justifient immédiatement l'abaissement, la subordination du pouvoir. Il n'a d'autre raison d'être et d'autre droit que d'exécuter la loi. La question capitale est de décider d'où viendra la loi. En Angleterre, les assemblées étaient des congrès de privilégiés. En Face du pouvoir demandeur, les représentants disposaient de mandats impératifs. Mais lorsque la préférence donnée à l'assemblée sur le souverain l'a fait investir, elle seule, de la puissance législative, comme seul représentant de la Nation, on n'a point vu qu'on changeait par là son caractère, et que son attitude devait changer. Au lieu d'être juxtaposition d'intérêts divers, elle devenait représentation totale de la totalité nationale. Le parlement ne trouvait plus, lui, de représentants de la Diversité, de mandataires des intérêts particuliers, dont il eût à tenir compte ! Ce n'est pas le roi qui a disparu : le Pouvoir législateur représentant de l'intérêt national est son successeur ; mais ce qui a disparu, c'est la représentation des intérêts qui sont dans la nation. L'aristocratie parlementaire constitue alors "Le Prince", un prince plus puissant que n'était un roi non maître des lois. Ou bien ce prince réussit à s'affranchir de ses mandants ; il est alors absolu. Ou bien, au contraire, les membres de l'assemblée deviennent les instruments de partis, ou les jouets de mouvements extérieurs à l'assemblée. La bataille s'instaure, dont l'enjeu n'est plus seulement le pouvoir, mais les lois elles-mêmes, qui ne seront plus le reflet de vérités supérieures, mais varieront au gré des fluctuations du combat.

Si l'on institue un corps législateur, il se subordonnera et s'intégrera la puissance législative. Rousseau l'a bien vu, car son système tendait à restreindre le nombre de lois, l'étendue des obligations imposées aux sujets, et des pouvoirs conférés aux magistrats. Il ne lui est pas venu à l'esprit que le peuple pût faire des lois mais il a voulu lui donner le moyen d'en repousser qui parussent injustifiées. Et c'est en effet un rôle négatif et éliminateur que joue en pratique le référendum, traduction libre du principe rousseauiste. Rousseau n'a jamais prétendu que le peuple fût qualifié pour choisir la législation "en progrès" d'une société "en progrès" : il ne croyait pas, on le sait, au progrès. Ce qu'il attendait de la législation populaire, dans les petits Etats, qui seuls l'intéressaient, c'était qu'elle entravât la prolifération des lois et l'habilitation indéfinie du pouvoir. Quel sujet d'étonnement et quelle leçon d'histoire sociale que le retournement prodigieux de la doctrine de Rousseau ! Non plus qu'une loi n'est loi, comme l'avait entendu Rousseau, que par le consentement du peuple, mais tout ce que veut le peuple, ou tout ce qu'on représente comme voulu par lui, est loi. On est revenu, en changeant simplement l'attribut, à l'adage qui révoltait les philisophes : "Ce qui plaît au prince, cela aura vigueur de loi".

Comme le répète Clemenceau : "... si nous attendions de ces majorités d'un jour l'exercice de la puissance qui fut celle de nos anciens rois, nous n'aurions fait que changer de tyrannie." Ce qu'on a rêvé, c'est que la garantie de la liberté résidait dans la souveraineté de la règle de droit, de la Loi. On a réclamé de plus en plus bruyamment la mise en oeuvre de la souveraineté populaire et son absolutisme. On n'a pas compris que c'était renoncer à la difficile souveraineté des lois et quitter les garanties de la liberté ; qu'enfin on reconstituait un Imperium césarien qui devait dès lors trouver ses Césars.

Il n'y a point d'institutions qui permettent de faire concourir chaque personne à l'exercice du Pouvoir, car le Pouvoir est commandement et tous ne peuvent commander. La souveraineté du peuple n'est donc qu'une fiction qui ne peut être à la longue que destructrive des libertés individuelles. Le pouvoir démocratique se présente comme venant libérer l'homme des contraintes que faisaient peser sur lui l'ancien pouvoir. Cette hostilité à la formation de communautés plus petites ne se concilie pas avec la prétention d'instaurer le gouvernement du peuple par lui-même, puisque manifestement ce gouvernement est d'autant plus une réalité qu'il s'exerce dans des communautés plus petites. Tandis qu'il proclame la souveraineté du peuple, le Pouvoir démocratique la resserre exclusivement au choix de délégués qui en auront l'exercice plénier. Ainsi le prétendu "pouvoir du peuple" n'est relié au peuple que par le cordon ombilical très lâche des élections générales ; il n'est effectivement qu'un "pouvoir sur le peuple". On a vu les corps représentatifs se développer en dépit de toutes les interdictions et de toutes les poursuites. Cette formation spontanée est un phénomène naturel qui corrige la fausse conception totalitaire de l'intérêt général. Or, faute d'avoir ménagé aux intérêts particuliers des moyens de défense, on les condamne à une activité offensive , qui les mène à l'oppression d'autres intérêts. Et ceux-ci se trouvent excités à stopper, pousser ou conquérir le Pouvoir par des procédés semblables. L'autorité n'est plus alors qu'un enjeu, elle perd toute stabilité, toute considération.


« Plus vous étendez la sphère du pouvoir, plus il se trouve de gens qui y aspirent. La vie va où est la vie. »
Odilon Barrot


Tant que le peuple assemblé par circonscriptions regarde au mérite personnel et non à l'opinion affichée, l'assemblée est constituée par une élite de personnalités indépendantes. On a donc une assemblée vivante où les opinions toujours libres s'affrontent pour le bien de la patrie et l'intruction du public. Mais dès que l'assemblée représentative dispose du Pouvoir, comme il arrive en démocratie, l'appétit de commandement porte les membres à s'ordonner en fractions permanentes. Le groupe fait triompher des candidats qu'il a choisis moins en raison de leur valeur propre que de l'obéissance qu'ils promettent. Il faut alors arracher par n'importe quel moyen la voix dont l'élécteur dispose. Se formeront alors des syndicats d'intérêts et d'ambitions, qui s'ingénieront à capter les suffrages pour investir des députés dociles.

Les initiateurs de la démocratie entendaient que la campagne électorale fût une saison d'éducation populaire par l'exposition complète des thèses opposées. Mais les modernes, en gens avisés, ont compris que former l'esprit des électeurs c'est aussi bien l'ouvrir aux arguments adverses qu'aux leurs propres et donc peine inutile. C'est sur les émotions qu'il faut agir. Loin d'éveiller la capacité citoyenne chez ceux qui ne la possèdent pas encore, on l'éteint chez ceux qui l'ont acquise. On fait vibrer la corde du loyalisme, tant on a transformé les électeurs en soldats, en "militants". C'est que leurs meneurs sont les conquérants du Pouvoir.

Plus la "machine" est puissante, plus les votes sont disciplinés, et moins la discussion a d'importance : elle n'affecte plus le scrutin. La puissance effective quitte d'ailleurs l'assemblée à mesure que les partis gagnent en consistance et en discipline. Les consultations éléctorales prenant le caractère de luttes entre "machines", celle qui l'emporte peut mettre son chef au gouvernement et il n'aura presque point à tenir compte de l'assemblée où les whips lui assureront une majorité stable.

Ces compétitons aboutissent à la dictature d'un parti, c'est-à-dire d'une équipe, et d'un homme, son chef. Voilà le totalitarisme. Ils disposent de ressources immenses accumulées dans l'arsenal du Pouvoir. Il n'existe dans la société aucune contre-force capable d'arrêter le Pouvoir. On a tout d'abord pensé la liberté comme fin. Dans ce but, on a proclamé la souveraineté des lois. Ces lois, on les mettait au-dessus de l'homme. Il n'aurait point à trembler devant un particulier plus puissant, devant un groupe menaçant par son nombre, car entre ce puissant et lui, c'est la Justice impassible qui trancherait, selon les lois établies. Il n'aurait rien non plus à redouter des gouvernants, serviteurs des lois. Il fallait que l'on crût au caractère de nécessité des lois, qu'on les regardât comme inscrites dans la nature des choses, et non pas comme un produit de la volonté humaine. Or précisément, on se mettait à considérer les lois comme des règlements toujours susceptibles de critique et de révision. En fait les règles suprêmes de la vie sociale sont devenues l'objet de querelles politiques. Dès lors les volontés particulières se trouvaient déchaînées, puisque capables de faire ou défaire les lois. La loi est devenue l'expression des passions du moment. Comme on ne peut plus conquérir la puissance législative, à laquelle l'exécutive est réunie, que par le moyen d'une faction bien organisée, les factions vont gagnant en cohésion et en violence. L'incertitude en tout cas devient telle, les conditions nécessaires de la vie sociale sont à ce point ruinées, que les peuple enfin, las de l'impuissance d'un Imperium toujours plus disputé, aspirent à stabiliser ce poids écrasant du Pouvoir qui roule au hasard de main en main, et finissent par trouver un honteux soulagement dans la paix du despotisme.

A la faveur du déchirement de l'Eglise, le monarque temporel a prétendu communiquer directement avec le suzerain céleste, et il a justifié ainsi l'assomption d'une certaine puissance législatrice. Ainsi le pouvoir qui avait été auprès des autres pouvoirs et dans le droit, tendait à faire entrer en lui les pouvoirs sociaux et le Droit même. Toutes autres étaient les républiques de l'Antiquité, Rome particulièrement. Les différentes magistratures étant indépendantes, le Pouvoir, l'Imperium n'était concentré nulle part, sinon, quand les circonstances l'exigeaient, chez le dictateur temporaire. Et chaque autorité avait son pouvoir propre, potestas. De sorte que ces pouvoirs pouvaient entrer en conflit et l'un d'eux arrêter l'autre. Même à l'intérieur d'une même autorité la pluralité de ses détenteurs permettait à l'un d'eux de paralyser son collègue ou ses collègues. Qu'est-ce qu'un contre-pouvoir ? Evidemment une puissance sociale, un intérêt fractionnaire constitué. Leur self-defense, pour égoïste qu'en puisse être le principe, contribue à la création d'un équilibre social. Ces corps, Montesquieu les trouvait partout dans la société de son temps : noblesse, Clergé, assemblées d'Etats de provinces, corporations. Le séisme fut politque bien sûr, mais aussi intellectuel (Rousseau, Mably) : contre la souveraineté du roi fut affirmée et triompha la souveraineté du peuple. Le problème de la limitation du pouvoir, pense-t-on, ne se trouvait posé que par la solution vicieuse autrefois donnée au problème de la formation du pouvoir. Si le gouvernement émane d'une source pure, ce n'est plus sa faiblesse mais sa force qui fait la liberté, ce n'est plus son étendue, mais toute borne qu'on voudrait apporter à son action, qui serait antisociale ! Royer-Collard le dit fort bien : "La Révolution n'a laissé debout que les individus. [...] La centralisation a pénétré modestement, comme une conséquence, une nécessité. En effet, là où il n'y a que des individus, toutes les affaires qui ne sont pas les leurs sont des affaires publiques, les affaires de l'Etat. " Sans doute l'intention primitive des Constituants avait été restrictive : ils entendaient qu'aucun acte de gouvernement ne pût être fait qu'en vertu d'une loi, et qu'aucune loi ne pût être faite qu'en vertu d'un consensus populi. Mais leur système devait logiquement aboutir à rendre possible n'importe quel acte de gouvernement pourvu qu'une loi l'autorisât et à rendre possible n'importe quelle loi pourvu que le Parlement la votât. Aucun despote ne peut se permettre d'aller aussi loin que ceux qui se réclament de la souveraineté populaire. Citons Constant : " La tyrannie n'aura besoin que de proclamer la toute-puissance de ce peuple en le menaçant, et de parler en son nom en lui imposant silence" (Cours de politique constitutionnelle, ed. 1872).

En Angleterre, l'omnipotence s'était élevée en détruisant au nom de la masse qu'elle prétendait représenter les groupes animés d'une vie réelle. Mais les deux chambres sont l'organe des puissances sociales de fait. De là leur force, qu'elles n'empruntaient à aucune constitution. De là aussi leur prudence. Elles équilibrent bien moins le Pouvoir qu'elles ne le cernent. Mais à chaque fois qu'elles le veulent, les puissances sociales font agir le pouvoir, comme il se voit déjà en 1749 quand elles forcent Walpole à la guerre. Ainsi la "séparation des pouvoirs" qu'on observe en Angleterre est à la vérité le résultat d'un processus de refoulement de l'Imperium royal par les puissances sociales.

Rien de comparable en France où règne la solitude victorieuse de la Centralité. On découpe dans l'Imperium des tranches qu'on répartit entre le Roi, la chambre basse, une chambre haute. Mais chaque tronçon du serpent tend à régénérer le serpent tout entier. Le Roi se tient pour héritier d'un roi qui fut absolu, et l'assemblée d'une assemblée qui fut absolue. Puis en 1848 triomphait la souveraineté populaire. Et l'on vit alors reparaître l'erreur fondamentale de la première révolution, l'illusion qu'un pouvoir formé à partir du bon principe est indéfiniment bénéfique. Opposer, comme l'a fait la Deuxième république, à un président élu par le peuple, une Assemblée élue par le peuple, ce n'est pas organiser un équilibre d'éléments sociaux, mais seulement instaurer une dispute d'hommes investis par la même source.

Si la souveraineté réside dans un roi ou une aristocratie, appartient à un seul ou à quelques-uns, elle ne peut s'étaler exagérément sans choquer les intérêts du grand nombre, et il suffit de fournir à ces intérêts un organe, pour que les forces immenses qui s'expriment par ce moyen distendent peu à peu cet organe. Tandis qu'au contraire un organe de résistance accordé à une minorité contre le pouvoir de la multitude ne peut que s'atrophier progressivement, comme se resserre une tête de pont tenue par une armée très inférieure en nombre. De sorte que le Pouvoir n'éveillerait de résistances assez fortes pour le limiter que s'il est de caractère minoritaire. Tandis qu'étant de caractère majoritaire il peut aller jusqu'à l'absolutisme, dont le règne seul relève le mensonge de son principe et que, se disant Peuple, il n'est toujours que Pouvoir.

Ce que nous appelons de nos voeux est une suprématie par le droit. Un Droit aîné et mentor de l'Etat. Or le doit a perdu son autonomie. Comme le dit le code Justinien : nous avons chacun des droits, subjectifs, qui se situent et se concilient dans un Droit objectif, élaboration d'une règle morale s'imposant à tous, que le Pouvoir doit respecter et faire respecter. N'importe l'origine du pouvoir : il se légitime lorsqu'il s'exerce conformément au droit.

De nos jours, rien de semblable : le droit n'est, nous dit-on, que l'ensemble des règles édictées par l'autorité politique. L'autorité faiseuse de lois est donc toujours juste, par définition. Citons la Métaphysique des moeurs de Kant : "Il n'y a contre le suprême législateur de l'Etat aucune résistance légitime de la part du peuple; car il n'y a d'état juridique possible que grâce à la soumission à la volonté législative pour tous. [...] Pour que le peuple fût autorisé à la résistance, il faudrait préalablement une loi publique qui la permit." Carré de Malberg ajoute : "L'essence de la règle de règle de droit est d'être sanctionnée par des moyens de coercition immédiate [...] Il ne peut se concevoir, en fait de droit, que du droit positif."

Or l'Histoire ne nous montre-t-elle pas un Droit d'une bien autre dignité, fondé sur la Loi Divine et la Coutume ? Mais encore faut-il distinguer le cas de Hobbes, qui imagine un pouvoir total, et celui de Rousseau et Kant, qui se gardent bien de confier cette puissance législative illimitée à un monarque ou à une assemblée. Elle ne saurait appartenir pour eux qu'à tout le peuple. Mais ces grands penseurs, dans l'esprit de leurs temps, ne voyaient d'autre réalité que l'homme. Ils proclamaient sa dignité et les droits qu'il possède en tant qu'homme. Ils n'ont pas assez vu que ces droits pouvaient être en conflit avec la puissance législative illimitée. Cela revient à dire que les Déclarations des droits ont joué en fait le rôle d'un Droit placé au-dessus de la loi.

Ce n'est pas un hasard si l'on a vu s'avancer le Pouvoir à l'époque où la foi catholique a été ébranlée. C'est ainsi qu'on le voit de nouveau s'avancer du fait de l'ébranlement des principes individualistes de 89. Mais c'est Léon Duguit, autre grand constititionnaliste, qui énonce la vraie doctrine du Droit : "L'activité de l'Etat dans toutes ses manifestations est limités par un droit supérieur à lui [...] cette limitation ne s'impose pas seulement à tel ou tel organe, elle s'impose à l'Etat lui-même."

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Le juriste américain Marshall, en 1803, a su faire accepter aux Etats-Unis un système formulant expressément les règles suprêmes du Droit, et instituant une autorité confrontant les lois au Droit et rejetant celles qui l'offensent. Ces droits de la justice ne s'étendent pas seulement aux gestes d'un homme privé à l'égard d'un homme privé, mais aussi aux gestes d'un agent du Pouvoir à l'égard de quiconque. Ces garanties, comme en Angleterre, sont moins efficaces par les sanctions qu'elles comportent que par l'état d'esprit qu'elles entretiennent.

Mais progressivement la "législation judiciaire" anglaise n'a plus été épargnée par le flot des lois nouvelles ; la Cour suprême américaine s'est trouvée en butte au sentiment du public et a dû se mettre en veilleuse : c'est un reflet parmi d'autres du sentiment moderne que peut nulle part souffrir que l'opinion de quelques hommes arrête à elle seule ce que réclame l'opinion de toute la société. Mais il ne s'agit ni d'un côté ni de l'autre d'opinions. On a d'une part une émotion momentanée que des méthodes d'agitation permettent de créer facilement ; de l'autre des vérités juridiques dont le respect s'impose absolument. A rebours, ce dont la Cour suprême a souffert, c'est d'avoir défendu contre l'opportunité politique des principes qui avaient été eux aussi d'opportunité politique. wl:Bertrand de Jouvenel

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