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Bernard Mandeville
1670 - 1733
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Auteur inclassable
Citations
« Mandeville (...) prétend que les abeilles ne peuvent vivre à l’aise dans une grande et puissante ruche, sans beaucoup de vices. Nul royaume, nul État, dit-il, ne peuvent fleurir sans vices. Otez la vanité aux grandes dames, plus de belles manufactures de soie, plus d’ouvriers ni d’ouvrières en mille genres; une grande partie de la nation est réduite à la mendicité. Otez aux négociants l’avarice, les flottes anglaises seront anéanties. Dépouillez les artistes de l’envie, l’émulation cesse; on retombe dans l’ignorance et dans la grossièreté. » (Voltaire)
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Bernard Mandeville:Hayek et Mandeville
Vices privés, vertus publiques


Anonyme
Analyse d'Eric Oudin


Mandeville, la tradition libérale et Hayek

Le nom de Mandeville [1] n'est pas inconnu de ceux qui s'intéressent à l'économie politique : Marx et Keynes, Hayek plus récemment, s'y réfèrent en termes élogieux. A son œuvre majeure, La Fable des abeilles, reste attaché le souvenir du plus retentissant scandale qui ait ébranlé l'Europe des Lumières. De quoi s'agit-il ? En 1705, Mandeville fait paraître anonymement une fable versifiée, "La ruche mécontente ou les coquins devenus honnêtes gens", dont la morale affirme paradoxalement que les vices privés font la richesse des nations et que la vertu condamne une grande cité à la pauvreté et à l'indigence. En 1714, il publie La Fable des abeilles, c'est-à-dire le poème de 1705 suivi de vingt "Remarques" qui commentent le poème vers par vers. La page de titre en dit assez l'intention : "La Fable des abeilles ou Les vices privés font le bien public contenant plusieurs discours qui montrent que les défauts des hommes, dans l'humanité dépravée, peuvent être utilisés à l'avantage de la société civile, et qu'on peut leur faire tenir la place des vertus morales." [2] Mais le scandale n'éclate qu'avec l'édition de 1723 qui ajoute à la précédente un "Essai sur la charité et les écoles de charité" dans lequel Mandeville dénonce les institutions charitables et une "Recherche sur la nature de la société". Enfin, en 1729, Mandeville fait suivre la Fable d'une seconde partie composée de six dialogues entre son porte-parole (Cléomène) et un disciple de Shaftesbury (Horace), dans lesquelles il précise et approfondit sa pensée.

Mandeville passe généralement pour un précurseur du libéralisme économique : en affirmant que les vices privés font le bien public, en montrant que l'égoïsme des individus, pour être moralement condamnable, n'en est pas moins économie souhaitable, il aurait jeté les bases de cette anthropologie de l'homme intéressé sur laquelle s'appuiera Adam Smith dans La Richesse des Nations. La place de Mandeville dans la tradition libérale n'est pourtant pas aussi assurée qu'il y paraît à première vue, d'une part parce qu'on a pu contester que Mandeville soit effectivement partisan du "laissez-faire", d'autre part parce que le célèbre paradoxe selon lequel "les vices privés font le bien public" est susceptible d'interprétations différentes. Il y aurait quelque intérêt à rouvrir le débat, et notamment à la lumière de ce qu'en dit Hayek [3]. L'interprétation qu'il propose de Mandeville a, en effet, le mérite de mettre en question la notion même de "tradition libérale". Si Mandeville est libéral, en quel sens l'est-il ? S'il est un précurseur, est-ce du seul libéralisme économique ?

L'intention de Mandeville

En répétant sans cesse que les vices privés font le bien public, Mandeville fait-il œuvre lucide ou cède-t-il au goût du paradoxe ? Est-il un moraliste exigeant ou un esprit cynique ? Fait-il l'apologie du vice par pur réalisme économique ou au contraire dénonce-t-il une société qui fait passer son opulence avant la vertu ? Quoi qu'il en soit de ses intentions dernières, l'idée qui se dégage avec le plus de netteté - dès la première édition de la Fable - c'est l'incompatibilité de la prospérité et de la vertu. Pour Mandeville en effet, la société moderne - c'est-à-dire la société anglaise du début du XVIIIe siècle - offre un contraste saisissant entre sa vitalité économique et son délabrement moral. Tout se passe comme si la prospérité de l'ensemble reposait justement sur les vices des individus.

Les vices sont moralement condamnables mais économiquement utiles : pour être vicieux moralement, ils n'en sont pas moins économiquement souhaitables, et pour être économiquement souhaitables, ils n'en restent pas moins des vices. La conséquence la plus nette de ce raisonnement, c'est la séparation de l'économie et de la morale comme deux ordres absolument hétérogènes l'un à l'autre.

Là où l'Histoire offre l'exemple de sociétés vertueuses, de "ruches honnêtes", il s'agit de petites sociétés, peu développées, pauvres, aux mœurs austères et où on ne jouit guère des "commodités du monde". A l'inverse, une "grande société", c'est-à-dire une société peuplée, riche, dans laquelle la division du travail et le volume des échanges ont augmenté de concert, ne saurait, elle, être vertueuse. "Le dessein général de la Fable, c'est de montrer qu'il est impossible d'avoir toutes les douceurs les plus raffinées de l'existence qui se trouvent dans une nation industrieuse, riche et puissante, et de connaître en même temps toute la vertu et toute l'innocence qu'on peut souhaiter dans un âge d'or"[4]. Dans ces conditions, choisir la vertu, c'est choisir l'austérité et le dénuement, et choisir de profiter des bienfaits de la civilisation, c'est choisir une société où s'épanouissent les vices et les passions. En se persuadant que prospérité et vertu peuvent aller de pair, les moralistes font preuve au mieux d'inconséquence et au pire d'hypocrisie. L'immoralité de la vie sociale n'est pas un effet du hasard ou des circonstances ; elle n'est pas un accident mais témoigne d'un choix : la prospérité économique est devenue tout le bien que les hommes attendent de leur entrée en société.

Les vices sont moralement condamnables mais économiquement utiles : pour être vicieux moralement, ils n'en sont pas moins économiquement souhaitables, et pour être économiquement souhaitables, ils n'en restent pas moins des vices. La conséquence la plus nette de ce raisonnement, c'est la séparation de l'économie et de la morale comme deux ordres absolument hétérogènes l'un à l'autre. Mandeville, aussi paradoxal que cela puisse paraître, se situe quelque part entre Machiavel et Kant. Du côté de Machiavel d'abord, parce qu'il montre ce qu'il y a d'impertinent à juger de l'économie du point de vue de la morale, comme Machiavel l'avait montré pour la politique. Du côté de Kant ensuite, si l'on veut bien considérer que l'absolue séparation de la norme morale et de la vie réelle des hommes est une condition de possibilité de la détermination de la loi morale comme impératif catégorique[5].

Que les hommes préfèrent les prospérités du vice aux infortunes (économiques) de la vertu est sans doute déplorable d'un point de vue moral. Mais on ne saurait juger de la vie sociale et des activités économiques qui en sont le cœur d'un point de vue extérieur à l'économie elle-même. Il y a dans ce raisonnement quelque chose comme la condition de possibilité du libéralisme économique. En effet, l'affirmation du "laissez-faire" qui en sera le centre suppose que les fins supérieures de la religion et de la justice soient évacuées de la vie sociale, et que celle-ci ne soit plus commandée que par les exigences de la prospérité économique. En ce sens, Mandeville, fût-ce à son corps défendant[6], ouvre sans aucun doute la voie qui mène à Adam Smith.

Mandeville est-il libéral ?

Dès lors que la "civilisation" tend à la prospérité plutôt qu'à la vertu, il faut convenir que les vices sont les véritables moteurs de la vie sociale tout entière. Mais que faut-il entendre par "vice" ? Sur ce point, Mandeville nous renvoie à la terminologie de Shaftesbury : le vice consiste à faire passer son intérêt personnel avant l'intérêt commun, au contraire de la vertu, sentiment altruiste et expression de la sympathie naturelle qui nous unit à nos semblables. Si les hommes vivent en bonne harmonie les uns avec les autres, s'ils sont sociables, c'est parce qu'ils y sont naturellement enclins, parce qu'ils sont naturellement vertueux. A cette équation optimiste entre sociabilité et vertu, Mandeville oppose le démenti des faits : en réalité, les actions des hommes sont fondamentalement égoïstes, c'est-à-dire vicieuses suivant la terminologie de Shaftesbury. Mais, de leur égoïsme naturel, on conclurait trop vite à l'insociabilité des hommes. En effet, si les hommes s'associent, ce n'est pas en vertu d'on ne sait quelle prédisposition naturelle, mais parce qu'il est de leur intérêt de le faire. Aussi la société peut-elle être définie comme le corps politique dans lequel les hommes "trouvent leur propre avantage en travaillant à celui des autres ». Le lien social, quelque forme qu'il prenne, est une relation d'intérêt[7].

Si nous voulons saisir la nouveauté de ces thèses, il faut y voir une réponse au problème politique, lancinant depuis Hobbes, né de la prise en compte de l'intérêt - et sensiblement de l'intérêt économique - au premier rang des motivations humaines. Il y a, disait Hobbes, une différence essentielle entre les hommes et les animaux capables de vivre en société : "chez les créatures, le bien commun ne diffère pas du bien privé ; portées par nature vers leur bien privé, elles servent du même coup leur intérêt commun […] L'accord de ces créatures est naturel, alors que celui des hommes, venant seulement des conventions, est artificiel : aussi n'est-il pas étonnant qu'il faille […] un pouvoir commun qui les tienne en respect et dirige leurs actions en vue de l'avantage commun »[8]. Les sociétés animales reposent donc sur la fusion de l'intérêt particulier et de l'intérêt commun, de celui de l'individu et de celui de l'espèce. Au contraire, chez l'homme, les deux intérêts ne coïncidant pas, la sociabilité ne peut être que le résultat d'un artifice politique : fondamentalement égoïstes, les hommes ne peuvent s'unir que sous la forme de la contrainte légale et à la condition d'un pouvoir autoritaire.

L'anthropologie de Hobbes suscite une reformulation complète de l'objet de la philosophie politique. Il ne s'agit plus de savoir à quelles fins doit tendre la cité, mais de comprendre comment les individus que leurs intérêts divisent peuvent bien consentir à s'associer. La philosophie politique anglo-saxonne des XVII et XVIIIème siècles ne cessera d'approfondir ce problème. Ainsi de la "morale du sentiment" [9] qui, à l'artificialisme de Hobbes, opposera l'idée d'une sociabilité fondée sur la bienveillance. Pour Shaftesbury, la providence qui veille à l'harmonie universelle a disposé chez tous les vivants des inclinations sociales naturelles dirigées vers le bien de l'espèce. Dès lors l'intérêt public et l'intérêt personnel ne peuvent que se confondre. "Avoir des dispositions favorables à l'intérêt public et aux siens propres, ce sont choses non seulement conciliables, mais inséparables »[10]. Cette inséparabilité est ce que Elie Halévy appelle le principe de la fusion sympathique des intérêts[11]. Comme on le voit, il repose sur une anthropologie qui, à la différence de celle de Hobbes, insiste moins sur ce qui distingue l'homme des créatures animales que sur ce qui les rassemble sous un même règne.

La position de Mandeville a ceci d'original qu'elle donne raison à l'anthropologie de Hobbes contre Shaftesbury, mais qu'elle n'en tire pas les mêmes conséquences : loin que les vices soient dissociants, Mandeville leur prête la même sociabilité que Shaftesbury accordait à la vertu. De l'action égoïste résultent spontanément toutes sortes de bénéfices utiles au public. Dire que les vices privés font le bien public, c'est dire que chacun en ne cherchant à satisfaire que son intérêt personnel contribue pourtant à réaliser l'intérêt de tous. Ainsi se trouve préfigurée la "solution économique" du problème de l'intérêt[12], que Smith développera dans La Richesse des nations[13], et qui reste aujourd'hui la pierre angulaire de la philosophie sociale du libéralisme. A en croire Elie Halévy, Mandeville aurait exprimé sous une forme "paradoxale et littéraire » ce que Smith exposera sous une forme "rationnelle et scientifique »[14] : le principe de l'identité naturelle des intérêts ou de l'harmonie spontanée des égoïsmes[15].

"Chaque individu, écrit Smith[16], met sans cesse tous ses efforts à chercher pour tout le capital dont il peut disposer l'emploi le plus avantageux : il est bien vrai que c'est son propre bénéfice qu'il a en vue, et non celui de la société, mais les soins qu'il se donne pour trouver son avantage personnel le conduisent naturellement, ou plutôt nécessairement, à préférer ce genre d'emploi même qui se trouve même être le plus avantageux à la société. » Dès lors, l'intérêt public n'est jamais mieux servi que lorsqu'on laisse les individus libres de travailler à satisfaire leurs intérêts égoïstes. Le principe de l'identité naturelle des intérêt et l'affirmation du laissez-faire sont, on le voit, inséparables. On ne s'étonnera donc pas de trouver dans l'œuvre de Mandeville des textes qui paraissent militer en faveur du laissez-faire[17]. Disons du moins qu'en dégageant le principe de l'harmonie des intérêts Mandeville a donné à la doctrine économique du laissez-faire le fondement philosophique sur lequel pourront s'appuyer ses développements ultérieurs.

Mais, si l'harmonisation des intérêts égoïstes est une réalité de la vie sociale, a-t-on raison de croire qu'elle est un effet naturel ou mécanique des échanges économiques ? Ne serait-elle pas plutôt le résultat d'un artifice politique ? C'est bien ce que Mandeville lui-même semble suggérer à la fin de sa "Recherche sur la nature de la société" lorsqu'il explicite ainsi son paradoxe initial : "les vices des particuliers, ménagés avec dextérité par d'habiles politiques, peuvent être tournés à l'avantage du public »[18]. Conformément à l'inspiration hobbésienne, la politique semble définie comme l'art de concilier l'inconciliable, de gouverner les individus par leurs intérêts et de les faire contribuer au bien public. On aura reconnu le principe de l'identification artificielle des intérêts[19] qui, d'Helvetius à Bentham, sera une constante de l'utilitarisme : c'est au législateur et à lui seul qu'il revient d'opérer l'identification de l'intérêt de l'individu à l'intérêt général. L'influence de Mandeville est d'ailleurs indiscutable, lorsque Helvétius écrit que « des motifs d'intérêt temporel, maniés avec adresse par un législateur habile, suffisent pour former des hommes vertueux »[20]. Tirant argument de cette filiation, J. Viner a contesté que Mandeville ait pensé à une harmonie naturelle des intérêts[21] et en conséquence qu'il soit un précurseur du libéralisme économique.

Les vices privés font le bien public : la formule n'a pas le même sens suivant qu'on l'interprète comme une devise libérale ou utilitariste, comme renvoyant à une identification naturelle ou artificielle des intérêts, à une solution économique ou politique du problème de l'harmonie des intérêts. Dès lors comment faut-il l'interpréter ?

Toute la difficulté tient à ce que trois thèses sont également incontestables quoique difficilement compatibles. Premièrement, dans la mesure où il préfigure nombre de raisonnements d'Adam Smith, Mandeville dégage bel et bien le principe de l'harmonie naturelle des intérêts. Deuxièmement, Halévy a tout à fait raison d'opposer ce principe au principe contraire, celui de l'identification artificielle des intérêts, que l'on trouve chez Helvetius et Bentham. Troisièmement, enfin, J. Viner n'a pas moins raison de suggérer qu'Helvetius tire sa conception de l'harmonie des intérêts de Mandeville ! Ce qui fait tout l'intérêt de l'interprétation de Mandeville proposée par Hayek[22], c'est qu'elle offre le moyen de sortir de cette difficulté. Il convient d'abord selon lui de reconnaître que la distinction entre harmonie artificielle et harmonie naturelle aboutit finalement à plus de confusion qu'elle n'éclaire le débat. En fait, "l'identité des intérêts n'est ni naturelle en ce sens qu'elle serait indépendante des institutions créées par l'action des hommes, ni artificielle en ce sens qu'elle résulterait d'un arrangement délibéré, mais est le résultat d'institutions spontanément formées qui se sont développées parce qu'elles ont fait prospérer celles des sociétés qui les avaient rencontrées par hasard »[23]. Cette interprétation, qui fait évidemment écho à l'œuvre de Hayek lui-même[24], nous conduit à voir en Mandeville l'initiateur de ce libéralisme qui repose sur les deux idées associées d'"ordre social spontané » et de formation par un processus évolutif des institutions et des règles qui permettent l'apparition de cet ordre.

L'interprétation de Hayek

Ce qui est remarquable, en effet, dans l'interprétation que propose Hayek de l'œuvre de Mandeville, c'est qu'elle attire notre attention non plus sur l'immoralisme de Mandeville, mais sur son évolutionnisme. D'après lui, le paradoxe initial - les vices privés font le bien public - s'avère, à mesure que Mandeville l'approfondit, n'être qu'un cas d'espèce d'un principe beaucoup plus général : "[…] dans l'ordre complexe de la société, les résultats des actions des hommes sont très différents de ce qu'ils ont voulu faire, et les individus, en poursuivant leurs propres fins, qu'elles soient égoïstes ou altruistes, produisent des résultats utiles aux autres qu'ils n'avaient pas prévus et dont ils n'ont peut-être même pas eu connaissance ; en fin de compte, l'ordre entier de la société, et même tout ce que nous appelons la culture, est le produit d'efforts individuels qui n'ont jamais eu un tel but, mais ont été canalisés à cette fin par des institutions, des pratiques, et des règles qui n'ont jamais été délibérément inventées, mais dont le succès a assuré la survie et le développement (25)". Mandeville aurait réussi ce tour de force : penser l'ordre social en conjurant et le finalisme des anciens et l'artificialisme des modernes. Il inaugurerait une tradition de pensée - la tradition de l'ordre spontané - dont Hayek se veut le continuateur et qu'il a l'ambition d'achever par une systématisation ultime.

Que ce soient les vices et justement eux qui produisent tant de bienfaits en termes de prospérité économique, témoigne suffisamment du fait que les hommes ne savent pas ce qu'ils font, que la sociabilité est le résultat inconscient d'actions qui ne se proposaient pas des fins de cette nature. Consciemment les hommes ne cherchent qu'à satisfaire leur intérêt égoïste, mais il résulte de cette quête une harmonie d'ensemble qu'aucun d'entre eux n'a voulu ni souhaité : l'harmonie des intérêts ne tient pas plus à l'intention de ceux qui la réalisent qu'elle ne tenait à un penchant naturel pour la sociabilité, mais résulte de "l'enchaînement involontaire de nos rapports économiques (26)". Ce qui importe dans le paradoxe de Mandeville, ce n'est pas tant l'idée selon laquelle ce sont leurs intérêts égoïstes qui conduisent les hommes à se rendre service dans l'échange, que l'idée selon laquelle ils le font sans s'en rendre compte. L'essentiel, commente Hayek, n'est pas que les hommes poursuivent des fins égoïstes - elles peuvent tout aussi bien être altruistes, la précision est d'importance (27) - mais qu'ils se rendent service sans en avoir l'intention. C'est précisément parce qu'il n'est pas le fruit d'une intention délibérée que l'ordre social est un ordre spontané. "La théorie de l'ordre spontané ne repose pas nécessairement sur l'axiome d'une nature humaine égoïste mais seulement sur l'idée que les structures sociales d'ensemble ordonnées peuvent être dérivées des actions d'individus qui n'avaient aucune intention de les produire (28).

Parler d'ordre spontané, c'est parler de régularités qui ne sont à proprement parler ni naturelles ni artificielles. "Pour les Grecs, écrit Hayek (29), il était évident que l'ordre de la nature, le kosmos, existait indépendamment de la volonté et des actions des hommes, mais qu'il y avait aussi d'autres sortes d'ordre qui résultaient d'arrangements délibérés. Mais, si tout ce qui est clairement indépendant de la volonté et des actions des hommes était en ce sens évidemment "naturel", et tout ce qui est le résultat d'actions intentionnelles des hommes "artificiel", cette distinction ne laissait aucune place pour un ordre qui soit le résultat de l'action des hommes mais non de leur dessein. (30) En montrant que l'harmonie des intérêts résulte d'un tel ordre, Mandeville donne à la philosophie de la société le moyen de s'affranchir de la "fausse dichotomie du naturel et de l'artificiel (31)", héritée des sophistes du Ve siècle, et doit en conséquence être tenu pour le véritable fondateur des sciences sociales (32).

L'ordre de la vie sociale résulte spontanément de l'action des hommes sans qu'ils l'aient voulu. Si l'on voit que cette idée nie clairement que l'ordre social résulte d'une volonté délibérée, d'une intention ordonnatrice, la question ne se pose pas moins de l'origine de cet ordre. Faut-il y voir l'action de la Providence ? Il est clair qu'on aurait tort de chercher chez Mandeville la présence d'une "main invisible" au sens d'une providence cachée. Ce serait d'ailleurs oublier que chez Smith la "main invisible" n'est qu'une métaphore utilisée pour décrire le processus nécessaire par lequel un individu est conduit "à remplir une fin qui n'entre nullement dans ses intentions (33)". La notion d'ordre social spontané exclut en principe toute référence à une téléologie providentielle.

Un art politique

Une fois la providence écartée, et avec elle toute forme d'intention ordonnatrice, il ne reste que les institutions politiques, l'ordre juridique encadrant les actions des hommes à quoi rapporter la création d'un ordre spontané de la vie sociale. En effet, si pour fonctionner comme ordre spontané l'ordre de marché ne requiert qu'une condition négative - l'absence d'intervention gouvernementale - il faut ajouter une condition positive au fonctionnement d'un ordre spontané de la vie sociale dans son ensemble : il faut que les hommes y suivent ensemble un minimum de règles, conscientes ou non, par quoi leurs conduites puissent s'harmoniser. Mais de telles règles impliquent-elles un quelconque dessein ou résultent-elles elles-mêmes d'un processus inconscient ? Sont-elles le résultat d'un artifice politique ou le produit d'une évolution graduelle ? Selon Hayek, "dans l'optique de Mandeville comme dans celle d'Adam Smith la fonction adéquate du gouvernement est de poser les règles du jeu qui créent un cadre juridique approprié" (34). Il n'y aurait pas harmonie des intérêts sans un tel cadre légal, mais celle-là s'opère spontanément dès que celui-ci est adopté. Ainsi quand Mandeville parle de "gouvernement habile" (dextrous management), c'est pour désigner la création d'un encadrement de lois sages, permettant à la société de se gouverner toute seule en utilisant l'énergie des égoïsmes individuels (35). Il y a donc bel et bien place pour un art politique, mais tout le problème est de savoir si la sagesse que le constitue est fruit de réflexion et de raison ou fille du temps, construction délibérée ou résultat spontané d'un processus d'évolution. Pour Hayek, la réponse ne fait pas de doute : si Mandeville évoque - maladroitement - l'art de transformer les vices privés en bienfaits publics, il pense en réalité que "ces institutions qui entraînent l'harmonisation des intérêts divergents" se sont développées "par un long processus d'essais et d'erreurs et non en vertu du dessein de quelque sage législateur" (36)

Les textes du sixième dialogue dans lesquels Horace interroge Cléomène sur l'art politique fournissent un indiscutable fondement à cette interprétation. L'art politique est le plus complexe de tous : " il n'y a rien dans les affaires humaines qui demande une plus vaste connaissance que l'art de gouverner (37) ". Mais justement la tâche est trop complexe pour un seul, fût-il le plus sage des législateurs. Que l'on pense à l'incroyable diversité des lois et des règlements qui sont nécessaires au gouvernement d'une grande cité florissante comme Londres : elle passe déjà les bornes de l'imagination la plus vive (38). Dès lors, il faut convenir qu'il " n'y a que le temps (work of ages) qui puisse découvrir le vrai usage des passions, et former une politique qui fasse servir toutes les faiblesses des membres pour donner la force à tout le corps, et qui par une conduite adroite puisse tourner les vices des particuliers à l'avantage du public " et que " la grandeur du génie ne contribue pas autant à former de bons législateurs que l'expérience " (39). C'est pourquoi les sages règlements des cités sont rarement l'œuvre d'un seul homme ni même d'une seule génération, mais plutôt " le produit et l'ouvrage réunis de plusieurs siècles ". Cléomène développe ainsi sa pensée : " Il est commun aujourd'hui d'avoir des horloges qui jouent différents airs avec beaucoup d'exactitude. L'application et la peine qu'il a fallu avant d'avoir mené cette découverte au point de perfection où elle est actuellement ne peuvent qu'exciter notre étonnement. Combien de fois n'a-t-on pas été obligé de faire et de défaire l'ouvrage ? Combien d'essais inutiles ! Il y a dans le gouvernement d'une ville florissante qui a subsisté pendant plusieurs siècles quelque chose d'analogue à cela. Toutes les parties de ses constitutions, même les plus frivoles et les plus petites, ont demandé beaucoup de temps, de peine et de réflexions ; et si vous étudiez l'histoire d'une telle ville depuis ses commencements, vous trouverez que le nombre des changements, des corrections, des additions, des révolutions qui ont été faites, et dans les lois et dans les ordonnances par lesquelles on la gouverne, est prodigieux. Mais dès qu'une fois ces établissements ont été portés à une certaine perfection, et telle que l'art et la sagesse humaine peuvent leur procurer, alors la machine joue presque d'elle-même ; et il ne faut pas plus d'habileté pour la faire marcher qu'il n'en faut pour faire carillonner une horloge " (40). Conséquence : il n'est pas nécessaire d'avoir de bons magistrats pour avoir un sage gouvernement. Aucun gouvernant, d'ailleurs, ne saurait avoir à lui seul une science telle qu'elle lui permette de maîtriser son art, mais cette sagesse-là est inutile puisque tout le génie nécessaire est comme enfermé dans la machine : encadrée par des lois et des règles issues d'un long processus d'essais et d'erreurs, la société se gouverne toute seule et à l'avantage du plus grand nombre.

Le cadre juridique qui favorise un jeu social ouvert et permet l'harmonisation pacifique d'intérêts divergents ne doit donc rien à on ne sait quelle organisation rationnelle de la société. Loin d'être un artifice politique, il est lui-même le produit d'une évolution aveugle. A en croire Hayek, le génie de Mandeville, ce n'est pas seulement de l'avoir compris mais aussi d'avoir de même coup satisfait à l'exigence d'un libéralisme intégral : penser non seulement l'ordre du marché mais encore l'ordre juridique (legal order), c'est-à-dire la vie sociale dans son ensemble comme un ordre spontané. Ce faisant, il a porté au constructivisme hérité de Hobbes un coup fatal et donné à l'évolutionnisme une extension sans précédent. Ainsi est-il selon une expression qu'affectionne Hayek un " darwinien avant Darwin " : Darwin " achève un processus que Mandeville plus que tout autre a mis en mouvement " (41). Si Mandeville est un authentique précurseur du libéralisme, c'est moins du libéralisme économique d'un Adam Smith que du libéralisme intégral auquel Hayek lui-même ambitionne.

Pages correspondant à ce thème sur les projets liberaux.org :

Une théorie cohérente du libéralisme intégral se doit d'unir libéralisme économique et libéralisme politique. Mais une telle unification a ceci de problématique que l'inspiration de ces deux libéralismes diffère et qu'ils reposent sur deux traditions qui se sont développées indépendamment l'une de l'autre. Le libéralisme économique repose sur l'idée d'ordre spontané du marché et affirme l'existence d'un mécanisme – la main invisible – par lequel les intérêts des individus s'harmonisent automatiquement, sans que ceux-ci en aient conscience. Le libéralisme politique quant à lui, repose essentiellement sur l'idée de l'égalité en droit d'individus indépendants les uns des autres parce que affranchis des hiérarchies comme des solidarités sociales. Dans son Histoire intellectuelle du libéralisme, Pierre Manent a bien montré " qu'il y a dans la politique libérale quelque chose d'essentiellement délibéré et expérimental, qu'elle suppose un projet conscient et construit ", parce qu'elle devait résoudre le problème suivant : " Comment fonder la légitimité politique sur les droits de l'individu, puisque celui-ci n'existe jamais comme tel, que dans son existence sociale et politique, il est toujours lié à d'autres individus, à une famille, à une classe, à une profession, à une nation ? " (42). Si l'idée d'égalité en droit est " construite ", comment pourrait-elle être compatible avec une philosophie de l'ordre spontané ? Le libéralisme intégral auquel aspire Hayek suppose que soit abolie cette incompatibilité et que l'édifice du droit soit pensé sur le modèle du marché, c'est-à-dire comme ordre spontané. Dans une telle perspective, Mandeville appartient bel et bien à la tradition libérale, spécialement pour avoir été le premier à lier une vision globale de la société à la théorie de l'ordre spontané.

Eric Oudin

Notes

^ 1. Né en Hollande en 1670, Mandeville s'installa à Londres en 1694 et y demeura jusqu'à sa mort en 1733. Pour une présentation détaillée de sa vie et de son œuvre, voir Paulette Carrive, Bernard Mandeville, Vrin, 1970.

^ 2. Mandeville, La Fable des abeilles (éd. de 1714), trad. fr. P. et L. Carrive, Vrin, 1974, p.21.

^ 3. F.A. Hayek, "Lecture on a master mind : Dr Bernard Mandeville", Proceedings of the British Academy, vol 52, 1966 ; repris dans New Studies in Philosophy, Politics, Economics, and the History of Ideas, Londres et Chicago, 1978.

^ 4. I. p.VII. Préface (NB : les références à La Fable des abeilles renvoient à la pagination originale - 2 tomes, notés I et II - donnés par F.B. Kaye dans son édition critique, Oxford University Press, 1924)

^ 5. Mandeville sépare « la norme morale, en même temps que la religion, de la sphère de la vie réelle, préparant ainsi sans doute les voies de Kant » (Louis Dumont, Homo aequalis, Gallimard, 1977, p.100)

^ 6. Mandeville se refuse à tenir les vices pour des vertus sous prétexte de leur utilité sociale : rien n'indique que le choix de l'opulence plutôt que de la vertu soit le sien.

^ 7. I, 400. Cette vision d'ensemble du lien social sera bien entendu reprise pas Adam Smith et dans les mêmes termes que Mandeville : « L'homme a presque continuellement besoin du secours de ses semblables, et c'est en vain qu'il l'attendrait de leur seule bienveillance. Il sera bien sûr de réussir s'il s'adresse à leur intérêt personnel ou s'il leur persuade que leur propre avantage leur commande de faire ce qu'il souhaite d'eux. [...] Ce n'est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu'ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme ; et ce n'est jamais de nos besoins que nous leur parlons, c'est toujours de leur avantage » (Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, l. I, chap. 2, trad Garnier).

^ 8. Léviathan, chap. XXVII, trad. Tricaud, Sirey, 1971.

^ 9 : Cette expression convenue désigne la philosophie morale de Shaftesbury, de son disciple Hutcheson et d'Adam Smith, auteur de la Théorie des sentiments moraux. Sur la morale du sentiment, voir, entre autres, F. Châtelet, "La Conscience et la morale", dans Histoire des idéologies, Hachette, 1978, t. III, p.108-9.

^ 10 : Shaftesbury, An Inquiry concerning Virtue, book II, part. I, £2, cité par E. Halévy, La Formation du radicalisme philosophique, t. I : La Jeunesse de Bentham, PUF, 1995, p.195.

^ 11 : Le principe de la fusion des intérêts est la première des trois solutions que l'on peut donner au problème de la conciliation de l'intérêt privé et de l'intérêt général. Cf. E. Halévy, op. cit., p. 22.

^ 12 : J'emprunte cette expression à Milton L. Myers, The Soul of Modern Economic Man - Ideas of Self-Interest from Thomas Hobbes to Adam Smith, Chicago, 1983.

^ 13 : "C'est l'ouvrage qui ne cite pas le nom de Mandeville, La Richesse des nations, qui lui doit le plus, c'est-à-dire d'abord le thème de la division du travail et de sa formulation, et l'idée que les besoins de tous sont satisfaits non grâce à la bienveillance de chacun, mais par la recherche de l'intérêt propre". (P. Carrive, Bernard Mandeville, Vrin, 1980, p. 31)

^ 14 : « Pourquoi, si l'égoïsme est utile au public, et si, d'autre part, on convient d'appeler vertueuses chez les individus les qualités utiles au public, persister à appeler l'égoïsme un vice ? C'est la critique que vont adresser à Mandeville tous les moralistes qui se rattachent à la tradition utilitaire, depuis Hume et Brown jusqu'à Goldwin et Malthus. Si Mandeville avait commencé par réviser la terminologie courante, fondée sur les notions d'une morale erronée et confuse, il aurait découvert la thèse de l'identité des intérêts, travaillé au progrès de la science morale, au lieu de procéder en littérateur, faiseur de paradoxes », écrit Halévy, op. cit., p. 25-6. Ce jugement comporte un trait péjoratif qui mériterait d'être atténué. Si Mandeville persiste à appeler les intérêts égoïstes des vices, c'est dans la mesure où leur valeur économique ne leur confère aucune valeur morale. Sur ce dernier point, on lira avec intérêt le point de vue de Lucio Coletti, dans son article intitulé "Mandeville, Rousseau et Smith". Pour Mandeville, l'activité égoïste des individus reste bien un vice, alors que pour Smith elle tend à être une donnée positive parce qu'il est déjà acquis pour lui que l'individu, en poursuivant son intérêt privé, satisfait en même temps l'intérêt général. Dès lors, la théorie de l'harmonie des intérêts n'est chez Smith qu'une solution sans problème : si les intérêts égoïstes doivent être considérés d'emblée comme des éléments positifs, leur somme ne pourra être que positive. A l'inverse, Mandeville nous livre un véritable paradoxe, c'est-à-dire un problème sans solutions possibles. La Fable des abeilles, conclut L. Coletti, ne contient pas une théorie de "l'harmonie" (qui prend toujours son origine dans la négation de l'opposition des intérêts) mais dévoile le conflit des intérêts dans une société où l'économie et l'éthique ne se combinent pas. Voir De Rousseau à Lénine, Paris-NewYork-Londres, 1974, p. 267-92.

^ 15 : Dès lors qu'on reconnaît la prédominance des mobiles égoïstes, on peut interpréter l'harmonie des intérêts comme résultant soit d'une identité naturelle, soit d'une identification artificielle. Le principe de l'identité naturelle des intérêts est la deuxième solution du problème de l'intérêt. Voir Halévy, op. cit., p. 25.

^ 16 : La Richesse des nations, l. IV, chap. 2.

^ 17 : Il nous faut, écrit Mandeville, "apprendre combien la sagesse à courte vue des gens bien intentionnés peut nous dépouiller d'une félicité qui découlerait spontanément de la nature de toute société importante, s'il n'y avait personne pour en détourner ou en interrompre le cours" (II, 427).

^ 18 : I, 428

^ 19 : C'est la troisième et dernière solution du problème de l'intérêt : cf. Halévy, op. cit., p. 27.

^ 20 : De l'esprit, discours second, chap XXIV.

^ 21 : Ce serait commettre une "erreur d'interprétation commune" que de prendre la formule "les vices privés font le bien public" comme "la devise d'un laissez-faire postulant une harmonie naturelle ou spontanée entre les intérêts des individus et le bien public" (Introduction to Bernard Mandeville, A Letter to Dion (1732)", dans The Long View and the Short, Chicago, 1958, p. 341).

^ 22 : Prix Nobel d'économie en 1974, Hayek est l'auteur d'une oeuvre considérable, dont un première quoique modeste approche peut être constituée par le présent site. Il s'efforce de mettre au jour la philosophie de la société qu'implique un engagement en faveur du libéralisme économique. Parce que la défense du marché y est articulée à une réflexion d'ensemble, l'oeuvre de Hayek représente la plus intelligente et la plus cohérente des critiques à laquelle non seulement le socialisme mais encore le projet d'une économie mixte soient confrontées.

^ 23 : "Dr Bernard Mandeville", loc. cit., p. 260.

^ 24 : La critique libérale du dirigisme économique trouve chez Hayek son pendant philosophique dans la critique du "constructivisme social", c'est-à-dire de l'illusion qui consiste à vouloir organiser la société selon la raison, illusion dont l'activisme révolutionnaire serait la meilleure des illustrations. Cette illusion repose sur la méconnaissance d'ordres que Hayek appelle auto-générés ou ordres spontanés. L'ordre de marché en est un exemple privilégié : il résulte spontanément des activités humaines, ce qui le distingue d'un ordre naturel, sans avoir été voulu par quiconque, ce qui le distingue d'un ordre fabriqué. Or, pour Hayek, ce sont les structures ordonnées de la vie sociale dans leur ensemble qui doivent être pensées sur ce modèle. Les activités humaines, quelles qu'elles soient, ne peuvent s'ajuster les unes aux autres que dans la mesure où elles obéissent à certaines régularités issues de la morale, du droit, et plus généralement de la tradition. Les institutions et les règles qui permettent l'apparition de cet ordre social n'ont pas été non plus "inventées" mais résultent d'un processus d'évolution, lui-même spontané, que Hayek appelle "sélection naturelle des institutions sociales et des règles de conduite". Sa théorie générale du libéralisme est tout à la fois une philosophie de l'ordre et un évolutionnisme. Pour plus de détail, voir le dossier de Catallaxia

^ 25 : "Dr Bernard Mandeville", loc. cit., p. 253.

^ 26 : Albert Schatz, L'individualisme économique et social, Paris, 1907, p. 77-8.

^ 27 : A de nombreuses reprises, Hayek reproche à Smith d'avoir laissé entendre que le fonctionnement d'un ordre de marché suppose des individus égoïstes et calculateurs. Ce point a été remarquablement mis en lumière par Henri Lepage qui souligne dans l'oeuvre de Hayek "une autonomisation de l'argument en faveur de l'économie libre libre de marché, par rapport aux hypothèses implicites de l'homo economicus traditionnel". Voir "Le marché est-il rationnel ? D'Adam Smith à F. A. Hayek", Commentaire n°22, été 1983, p. 351.

^ 28 : Norman Barry, "The tradition of Spontaneous order", Literature of Liberty, vol. n°2, Menlo Park, California, été 1982, p. 24. C'est pourquoi il n'est nullement nécessaire à l'ordre de marché que les individus qui y agissent soient mus par des passions égoïstes. En établissant ce point, Hayek témoigne d'un souci que l'on peut comparer à celui de Kant qui, dans le "Premier supplément" au Projet de paix perpétuelle, cherche les voies d'une constitution politique qui puisse faire "même d'un peuple de démons" une communauté pacifique de bons citoyens.

^ 29 : "Dr Bernard Mandeville", loc. cit., p. 254.

^ 30 : Hayek cite inlassablement cette formule qu'il emprunte à Adam Ferguson, Essai sur l'histoire de la société civile, 1767.

^ 31 : Voir Droit, législation et liberté (DLL), t. I, p. 23.

^ 32 : C'est la dichotomie entre nature et artifice qui constituait le principal obstacle à la constitution des sciences sociales. Cf. "Résultat de l'action des hommes mais non de leurs desseins", trad. fr. dans J. Rueff, Les Fondements philosophiques des systèmes économiques, textes de J. Rueff et essais rédigés en son honneur, Paris, 1967. Hayek n'est pas le seul à accorder à Mandeville un rôle déterminant dans la fondation des sciences de la société : Albert Hirschman souligne qu'elles ont essentiellement pour objet les "conséquences involontaires et inattendues de l'action des hommes" et il cite Mandeville. Voir L'Economie comme science morale et politique, Paris, 1984, p. 102-3.

^ 33 : La Richesse des nations, IV, 2.

^ 34 : "Dr Bernard Mandeville", loc. cit., p. 259.

^ 35 : Cf. Nathan Rosenberg, "Mandeville and laissez-faire", Journal of the History of Ideas, XXIV, 1963, p. 192.

^ 36 : "Dr Bernard Mandeville", loc. cit., p. 260.

^ 37 : II, 382

^ 38 : II, 385

^ 39 : II, 382

^ 40 : II, 387-8

^ 41 : "Dr Bernard Mandeville", loc. cit., p. 265.

^ 42 : Histoire intellectuelle du libéralisme, Hachette, 1987, p. 9-10.


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