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Henri Lepage
né en 1941
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Auteur minarchiste
Citations
« L'Etat n'est pas, comme on a trop tendance à le voir, une construction divine, dotée du don d'ubiquité et d'infaillibilité ... Il faut démystifier la notion d'intérêt général qui n'est bien souvent qu'un alibi cachant un phénomène d'"exploitation" du reste de la société par une caste privilégiée de fonctionnaires et bureaucrates. »
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Henri Lepage:Entretien sur Demain le capitalisme
Entretien avec Henri Lepage sur Demain le capitalisme


Anonyme
Avec Marc Grunert


Marc Grunert: Henri Lepage, cet entretien est destiné au Québécois libre et porte sur vos deux ouvrages, Demain le capitalisme et Demain le libéralisme et leurs prolongements. Le premier de ces ouvrages a été publié il y a 25 ans. C'est une référence pour les libéraux et pour les libertariens. Dans ce livre vous avez réuni en un tout très cohérent divers travaux des économistes et philosophes libéraux américains dont le but était de démontrer la supériorité du marché libre à la fois sur le plan économique et sur le plan éthique. Ma première question est la suivante: dans quelle mesure peut-on dire que le capitalisme est encore pour demain?

Henri Lepage: D’abord je voudrais dire que mon livre n’est pas fondateur, je n’ai pas inventé quoi que ce soit. Ce que j’ai fait à l’époque, c’était un reportage pour mettre les gens au courant du fait que le libéralisme était une doctrine intellectuelle en plein renouvellement. Et cela sur des bases scientifiques; c’était ça l’aspect nouveau.

Je me rappelle quand j’ai fait ça à mes débuts, c’était en 76, le mot « libéralisme » était honteux. Aujourd’hui, afin de le rendre honteux on parle d’« ultra-libéralisme », mais à l’époque le seul fait de dire « libéralisme », ça faisait vieillot, ça faisait poussiéreux, ça faisait une doctrine du passé et je me rappelle qu’à cette époque Giscard d’Estaing voulait inventer un nouveau concept, un nouveau mot, pour remplacer « libéralisme ». Alors ça a été « pluralisme ». Et moi, ce que je voulais à l’époque, c’était de rendre aux mots leur sens.

Donc ce que j’ai fait, c’était un reportage d’idées pour montrer que le libéralisme était une doctrine d’actualité utilisant les recherches scientifiques modernes, des raisonnements scientifiques, et que ce n’était pas seulement de l’idéologie pure comme on le pensait.

Le livre se voulait un livre de vulgarisation intermédiaire. Ni un livre purement journalistique, ni un ouvrage universitaire, mais un ouvrage qui se situe entre les deux niveaux et qui s’adressait à des « prescripteurs d’opinion » c’est-à-dire en fait à des journalistes.

MG: Et dans ce livre en fait, vous avez été un des premiers à montrer comment déconstruire le mythe de l'État grâce à des instruments d'analyse que vous êtes allé chercher aux États-Unis. Alors que cette mythologie de l'État règne en France sans partage.

HL: Je n'ai pas démoli la mythologie et je n'étais pas le seul à l'époque. Il y a d'autres livres qui ont été publiés par Rosa, par Aftalion; ils revenaient des États-Unis, ils avaient découvert les enseignements de Chicago et eux aussi ont fait leur part, mais seulement c'était des ouvrages universitaires. Moi j'ai fait un ouvrage de semi-vulgarisation...

MG: Vous avez fait une sorte de synthèse cohérente de tout ce qui se faisait pour finir par une conclusion qui, quand même, était à la fois prophétique et une espérance.

HL: Non, elle ne se voulait pas prophétique. C'est là où il y a un malentendu, le titre Demain le capitalisme ne signifiait pas une prévision sur l'avenir. C'était beaucoup plus une interpellation parce que le titre original, Quand le capitalisme renaîtra, indiquait l'idée d'une renaissance d'une pensée libérale. C'était ça le thème.

Je voulais montrer comment la pensée libérale était en train de renaître, d'évoluer d'une manière scientifique, et démontrer en quelque sorte qu'on pouvait donner un sous-bassement scientifique à une idéologie, à une conception du monde, qui jusque-là était essentiellement de nature politique. Je voulais démontrer comment les travaux en cours dans les universités américaines donnaient un substrat scientifique, une rationalité à ces idées politiques libérales. C'était d'abord une synthèse qui rassemblait des travaux nouveaux. Il faut d'abord que je vous raconte comment je suis arrivé à ça.

J'étais journaliste à l'époque dans un journal qui défendait la libre entreprise sans se prétendre « libéral ». Et il y eut l'échéance électorale de 1978 dont il faut se rappeler l'enjeu. Tout le monde croyait à la victoire des socialistes. Et le thème des socialistes c'était l'autogestion. Et moi j'étais en relation avec des entrepreneurs qui étaient très inquiets. Pour la première fois ceux-ci ont commencé à se mobiliser face à cet enjeu. Il y avait un enjeu politique et intellectuel, ils commençaient à se poser des questions. Et notamment la première question était: comment réfuter tout ce qui se disait sur l'autogestion. C'était ça la grande question pour les entrepreneurs dans les années 74, 75, 76. Et ça m'énervait tellement de voir comment ils s'y prenaient; ils réfutaient en enfilant des mots et des idées toutes faites, mais il n'y avait pas de pensée conceptuelle derrière, pas de réflexion construite, pas de démonstration!

Et, à ce moment-là, moi je me suis rappelé que j'avais dans mes archives un bouquin qui était une analyse économique de l'autogestion, et à cause de cette actualité, je l'ai lu. Et tout a commencé alors par un premier travail que j'ai fait pour une critique rationnelle et scientifique de l'autogestion. Ce qui aboutissait à développer des raisons pour lesquelles une économie libre est supérieure à une économie autogérée.

C'est en lisant ce bouquin que j'ai découvert des travaux que je ne connaissais pas et l'auteur se référait à des articles de magazines américains que j'avais dans mes archives depuis dix ans mais que je n'avais lus. Comme j'étais quasiment en année sabbatique, j'ai pu passer mon temps à lire tous ces papiers. Et c'est en lisant ces papiers-là que j'ai découvert qu'il y avait une démonstration scientifique, une argumentation scientifique, en faveur de la supériorité des idées libérales.

C'est à ce moment-là que j'ai découvert l'École de Chicago, l'École des droits de propriété, et donc une structure analytique ferme, précise, pour analyser le fonctionnement des institutions d'un point de vue critique, comparer leur efficacité relative, etc. Moi j'ai fait mon travail sur l'autogestion dans cette optique-là, ensuite j'ai tiré sur la ficelle, et, ce faisant, j'ai été immédiatement amené à étudier les travaux du Public Choice, c'est-à-dire l'application de la théorie des droits de propriété au monde de la production publique, de la politique et finalement à la critique de l'État. Buchanan, Tullock... Tout cela était totalement inconnu en France.

MG: D'où l'appellation des « nouveaux économistes ».

HL: Oui, alors vous voyez le fil, on ne parle pas de Rothbard, ni de Hayek. Mais à partir de là – et je reviens à mon combat personnel –, il m'a semblé que si on voulait vraiment défendre la société libérale, il fallait défendre le capitalisme, il fallait démontrer comment ça fonctionne, et pour cela donner les instruments.

MG: Pouvez-vous nous rappeler la méthodologie de la théorie des choix publics?

HL: La méthodologie principale c'est de dire que si le marché est imparfait, si la production par le marché est imparfaite, l'État a, lui aussi ses imperfections. Autrement dit, les socialistes ont une démarche, ils regardent ce qui ne fonctionne pas dans le marché, et ils vont en déduire qu'il faut que l'État intervienne. Mais ce n'est pas parce que l'État intervient que tout sera parfait car il y a aussi des défaillances dans la production des biens publics. Alors ces défaillances, vous en trouvez l'analyse chez Buchanan et Tullock – asymétrie de l'information, asymétrie des votes, la théorie des groupes de pression, etc. –, tout cela permet de montrer que la démocratie n'est pas la moyenne de l'ensemble des opinions, qu'elle est largement utilisée par des lobbys particuliers et que ceux qui vont bénéficier de la démocratie ce sont certains groupes particuliers. Tout le monde n'est pas en mesure de s'organiser, il y a des groupes pour lesquels le coût d'organisation est élevé et d'autres pour lesquels il est plus faible. Un groupe de consommateurs est difficile à organiser. En revanche un petit groupe de producteurs qui veulent une législation qui les protège en réduisant la concurrence peut plus facilement s'organiser. L'État est ainsi capturé par les groupes d'intérêts particuliers et notamment les groupes industriels qui utilisent l'État pour obtenir des réglementations qui vont les favoriser au détriment de leurs concurrents mais aussi à celui de l'ensemble des consommateurs qui vont payer plus cher.

MG: C'est l'application du raisonnement économique aux choix publics et politiques, particulièrement dans le contexte de la démocratie.

HL: C'est l'analyse économique de la démocratie. Donc vous voyez la logique, tous mes chapitres qui s'égrènent. Là on est dans le cadre de l'École de Chicago. Toutes ces théories n'ont de sens que parce qu'elles donnent des instruments qui permettent des vérifications empiriques. Ce qui est intéressant et que personne ne connaissait, c'est la possibilité de la critique empirique des réglementations.

En France, il y avait un débat sur les nationalisations. Là encore j'étais dans un milieu de chefs d'entreprises qui se battaient contre les nationalisations mais qui n'avaient pas d'arguments. Le message que j'ai essayé de faire passer, c'est que l'analyse économique pouvait leur permettre de mettre au point un argumentaire convaincant, qu'elle était un outil pour entrer dans le débat, pour mener un combat convaincant. L'analyse économique a apporté deux éléments. Un élément théorique, un cadre pour une analyse rigoureuse, et un ensemble de travaux empiriques.

Les travaux qui existaient à l'époque, c'était des analyses coûts-bénéfices des réglementations, par exemple, celles des transports aériens. Tout ça vous le trouvez dans Demain le capitalisme. L'exemple suivant m'avait beaucoup impressionné. Aux États-Unis, il y avait une grande compagnie qui n'était pas réglementée parce que seul le trafic inter-États était réglementé. Le Texas et la Californie sont deux États suffisamment grands pour avoir une compagnie aérienne dont les lignes demeuraient à l'intérieur de l'État, et qui n'était donc pas réglementée. En comparant la structure des bilans des grandes compagnies aériennes qui sillonnaient les États-Unis et le bilan des compagnies locales, on était en mesure de voir quelles étaient les plus rentables. Et vous aviez des tas d'analyses de ce type-là.

MG: Vous vous appuyez sur une analyse scientifique de l'économie et du système politique et pourtant quand on lit certaines critiques de votre livre on a nettement l'impression que votre ouvrage est considéré comme « idéologique ».

HL: Les choses ne sont pas aussi simples que ça! Je démontre qu'il y a des outils scientifiques qui permettent une analyse au-delà de simples clichés. À ce moment-là, vous êtes entraîné dans un débat: qu'est-ce qui est scientifique? À partir de là, j'ai été obligé de compléter mon analyse par une compréhension des problèmes épistémologiques. Il y a eu, lors de la parution de Demain le capitalisme, toute une partie du débat consacrée à ces problèmes. Par exemple, pourquoi le modèle de l'homo economicus est un meilleur outil d'analyse que celui de l'homo politicus. C'est après la rédaction du livre que j'ai été obligé de rentrer dans ce débat épistémologique. Et ça a donné la matière à une partie de mon livre suivant, Demain le libéralisme. Et c'est notamment cela qui m'a amené à Hayek.

Il y a un fil logique et conducteur. Demain le capitalisme, c'est l'économie de Chicago. Et l'une des originalités du livre, c'est que j'ai voulu rencontrer les gens que je citais. Rothbard et les « Autrichiens » sont dans le premier livre. Parce qu'eux aussi utilisent tous ces instruments qui sortent à l'époque et, bien que d'une école de pensée différente, ça me donnait l'image de quelque chose de bourgeonnant. J'ai voulu rendre compte de tous ces bourgeonnements.

Quand on fait un livre on anticipe les critiques. Par exemple, il était évident qu'on allait m'envoyer dans les gencives la crise de 29. Et donc je me devais de donner l'explication monétariste de Friedman. À l'époque [les années 70] il y avait tout un tas d'analyses, d'arguments de type libertarien qui sortaient et je voulais en rendre compte en les recoupant, en leur donnant une cohérence d'ensemble.

MG: En tout cas le mérite de ce livre, qui remonte maintenant à 25 ans, c'est qu'il a introduit en France, pour un assez large public, des idées qui étaient complètement inconnues.

HL: L'avantage de ce livre c'est effectivement qu'il a révélé quelque chose que personne ne connaissait, autrement dit, il a découvert. Il n'a pas découvert une théorie, mais un champ d'analyses, des auteurs, un courant de pensée. C'est-à-dire l'École de Chicago et les libertariens! Parce que, les libertariens, c'est quand même une sacrée découverte!

MG: Alors justement à propos du terme « libertarien », c'est vous qui en avez introduit l'usage en France.

HL: Le problème est qu'aux États-Unis, libertarian est un mot qui existe et les Rothbard, Friedman, etc., se définissent comme libertariens, ils ne disent pas « libéraux ». Parce que là-bas, « liberal » désigne les sociaux-démocrates, le terme est utilisé par la gauche pour se définir. Alors lorsque j'ai écrit mon livre, j'avais un problème. Comment traduire le terme. Je me suis posé la question pas mal de temps et finalement j'ai choisi d'utiliser le néologisme de « libertarien ». On m'a critiqué, mais j'ai passé outre. J'ai répondu à mes critiques: je m'en fous, les mots disent ce qu'on met dedans.

MG: Et puis ce terme « libertarien » a fait son chemin. Et finalement on fait maintenant, en France, la distinction entre les libéraux et les libertariens. Est-ce que vous faites aussi cette distinction?

HL: Oui, bien sûr!

MG: Comment pourrait-on définir un libertarien par rapport à un libéral classique, en France?

HL: Eh bien un libertarien va au bout de la logique de sa pensée et de son instrument de pensée. Il ne s'arrête pas en route.

MG: Vous voulez dire, en fait, que le libéral s'accroche à une sorte d'État minimal que les libertariens refusent d'accepter...

HL: La façon dont le problème se posait à l'époque, la façon dont je l'ai senti, c'est qu'en réalité, beaucoup de gens qui se disent libéraux, notamment tous ceux qui défendent la libre entreprise, les néo-classiques, sont en réalité des conservateurs. C'est en lisant les libertariens que vous comprenez maintenant ce qu'est un vrai conservateur. Et qu'est-ce que c'est qu'un libéral-conservateur? C'est quelqu'un qui considère que les libertés économiques, c'est vraiment fondamental, qu'il faut dépolitiser le domaine de l'échange économique, sortir l'État du monde de l'échange économique, mais qui considère que l'État est utile pour imposer les valeurs. C'est ça un conservateur. C'est-à-dire qu'en fait entre un conservateur et un socialiste il y a quand même beaucoup d'affinités.

MG: Tout à fait!

HL: Ils disent la même chose, ils disent: l'État est utile. Simplement la frontière de l'intervention de l'État, ils ne la mettent pas à la même place. Les socialistes vont très très loin.

MG: Qu'est-ce que vous pensez de ce qu'on pourrait appeler les « minarchistes » comme on dit au Québec, c'est-à-dire ceux qui reconnaissent la légitimité d'un État minimum centré sur les services de police, de justice et de défense nationale?

HL: La première distinction à comprendre quand on essaie de se placer sur un échiquier, c'est qu'il y a des libéraux timides qui sont en fait des conservateurs, des gens qui considèrent que l'État a un rôle fondamental à jouer qui est de faire respecter un certain nombre de valeurs que eux considèrent comme fondamentales. C'est ce que j'appellerais le libéralisme politique traditionnel. Et puis vous avez les libertariens, qui sont plus cohérents, et qui disent que toutes les interventions étatiques causent des phénomènes pervers. Et donc il n'y a pas plus de raison d'accepter que l'État ait une politique de la culture ou de la santé (campagnes et lois antitabac) qu'il n'y en a pour ses interventions dans le domaine économique.

Maintenant, au sein des libertariens, vous avez là encore des distinctions. Vous avez les minarchistes et les anarchistes. L'un des objectifs de mon livre était aussi de montrer l'existence de toutes ces nuances.

MG: C'est effectivement un des mérites du livre que d'avoir montré la richesse du mouvement libéral dont vous dites d'ailleurs aujourd'hui qu'il n'a pas atteint son but, et que finalement tout est à recommencer. Faut-il récrire Demain le capitalisme, avec quelques chapitres supplémentaires?

HL: Il n'y a pas grand-chose à retoucher. C'est un livre qui donne les bases, des outils d'analyse. Mais il y a un ou deux chapitres qui ne vont plus. Les deux livres se référaient à l'actualité politique du moment. Une des thèses que je développais, et qui est toujours valable aujourd'hui, c'était que le marché réalise les objectifs de l'autogestion mieux que lui. Ça n'est plus d'actualité, parce que plus personne ne parle d'autogestion. Mais les mêmes arguments vous pouvez les utiliser à l'égard des écologistes.

Les études empiriques sont anciennes, pour faire quelque chose de crédible aujourd'hui il faudrait s'appuyer sur des études plus récentes. De ce point de vue le livre aurait besoin d'être modernisé. Mais cela suppose une somme de lecture phénoménale.

Marc Grunert: Dans votre second ouvrage, Demain le libéralisme, vous faites découvrir Hayek. Le chapitre qui lui est consacré est vraiment lumineux.

Henri Lepage: C'est-à-dire que dans ce genre de livres, un chapitre ne doit pas dépasser 25 pages. Parvenir à résumer en 25 pages les idées de Hayek requiert un savoir-faire particulier. J'ai su faire ça parce que j'étais journaliste à l'époque. Il fallait pouvoir présenter de manière simple et claire des dossiers très complexes. Ensuite ça semble si simple que les gens s'imaginent que ça s'écrit comme ça, tout seul, alors que c'est le résultat d'un travail colossal.

M.G.: Vous avez donc fait ce travail sur Hayek, à un moment où c'était encore un auteur méconnu.

H.L.: Oui mais là où j'ai échoué c'est que l'objectif de ces livres étaient de pousser les chefs d'entreprise à financer des think tanks spécialisés dans ce genre d'analyses. Le livre a donc rendu service, mais sans déboucher sur ce qui était sa vraie fonction. Avec Jean-Jacques Rosa, on voulait créer une fondation et l'idée était d'inciter les milieux patronaux à la financer. Mais nous n'avons pas réussi à obtenir ce pour quoi ce genre d'analyses avait été fait.

M.G.: On ne sait pas toujours effectivement ce que va devenir ce qu'on produit. Toujours est-il que ces livres ont été très largement diffusés.

H.L.: L'avantage de ces livres est qu'ils créent un choc, ils révèlent au lecteur quelque chose qu'il ne connaissait pas. Mais cela suppose une certaine forme d'esprit, un appétit pour une pensée rigoureuse. La dialectique du raisonnement coût-avantage est tellement poussée à l'extrême.

M.G.: De ce fait les critiques ont tendance à caricaturer votre démarche en la réduisant à une pensée purement économique.

H.L.: C'était effectivement ça la première attaque, qui m'a conduit à la deuxième partie relative à Hayek et à son épistémologie. Elle-même s'inscrit dans la filière « autrichienne » qui comprend évidemment Rothbard. Et cette filière implique un regard plus critique sur l'École de Chicago.

M.G.: Alors, justement, portons un regard sur ce qui se pense aujourd'hui chez les libertariens de l'école autrichienne d'économie. Hans-Hermann Hoppe, le continuateur de Rothbard, dit en gros qu'être trop empiriste, vouloir trop démontrer par les faits empiriques, c'est jouer le jeu des socialistes dans la mesure où eux aussi prétendent vouloir réformer à partir d'une analyse empirique. Or l'inconvénient d'une critique empirique de l'État c'est qu'on reporte toujours à plus tard la question de la légitimité de l'État et de son action parce qu'on peut toujours dire: « ça n'a pas marché, essayons autre chose ». Finalement les empiristes à la manière de Milton Friedman ne sont-ils pas aussi des ingénieurs sociaux?

H.L.: La manière dont vous posez le problème est typique de quelqu'un qui cherche la vérité. Moi ce n'est pas mon problème ici. Bien sûr, je cherche la vérité, mais ma démarche n'était pas celle-là. Il y avait une révolution scientifique, un foisonnement intellectuel visant à convaincre et à démontrer rationnellement la supériorité d'une société de marché. Or ces arguments sont très divers et pas tous cohérents, les uns par rapport aux autres. Mon problème premier était d'abord de faire l'inventaire de tout ce qui se faisait. Il était de livrer aux gens – et c'est toujours ma démarche aujourd'hui – une nouveauté, un nouvel argument, une nouvelle analyse. De ce point de vue, je trouve Hoppe très intéressant parce qu'il a apporté des arguments nouveaux sur des questions comme la démocratie, l'immigration, etc. Alors quant à savoir si c'est lui qui a raison dans la bataille interne entre les théoriciens libéraux, ce n'est pas le problème que je me pose publiquement. Il y a des moments où je penche pour l'un ou pour l'autre, tout dépend du problème que vous abordez. Ça dépend aussi du public auquel vous vous adressez. Vous ne vendrez pas le libéralisme à tout le monde avec les mêmes outils. Il y a des gens qui ne sont pas du tout prêt à faire le saut philosophique qu'implique la pensée de Rothbard. Les ingénieurs seront plus sensibles à des arguments chiffrés, etc.

M.G.: Aux philosophes on pourra par exemple retourner contre eux leurs propres critères, c'est ce que fait très bien Hoppe.

H.L.: Cette façon de choisir ses armes intellectuelles en fonction du public que vous voulez convaincre, c'est un peu le fil conducteur de ma méthode. Malheureusement la plupart des gens veulent qu'on leur donne une vérité toute faite, un petit livre rouge qu'ils n'ont plus qu'à décliner.

M.G.: Quelle est la bonne stratégie pour accroître la maigre influence des idées libérales en France? Et une question en passant: avez-vous eu la tentation de faire de la politique?

H.L.: Non, je ne suis pas un homme politique. Si j'avais la vocation pour devenir un homme politique, il y a longtemps que je le serais. Mais je n'ai pas le tempérament pour ça. Pour être un homme politique il faut avoir une grande flexibilité et un sens du relativisme particulièrement aigu, alors qu'on se bat justement contre la dictature du relativisme. Mon postulat c'est la puissance des idées. Plus on produira d'études allant dans le sens de la démonstration des avantages du capitalisme, plus l'idée libérale gagnera du terrain. Le problème est donc de produire. La société est soumise aux idées socialistes, même chez les conservateurs, parce qu'il n'y a que ça sur le marché des idées. Il faut donc une production d'idées concurrentes sur une grande échelle. Or cela a complètement échoué. Et puis ces produits doivent être de très bonne qualité, c'est-à-dire qu'ils doivent être convaincants d'un point de vue scientifique. Et sur la base de ces critères, il y a une carence importante en France par rapport aux États-Unis.

M.G.: Et pourtant il y a de grands esprits, de grands théoriciens chez nous. Il manque peut-être la capacité de diffusion.

H.L.: Parce que ça demande trop de travail. C'est trop coûteux. Une analyse coût-avantage approfondie coûte cher. Prenez par exemple la question des nationalisations. La comparaison entreprise publique/entreprise privée était un des premiers sujets sur lesquels nous avons travaillé. Mais ça n'est pas allé bien loin parce que pour faire des études comme ça il faut un financement. Il y a donc un problème de production. Mais une première étape a été franchie en France. Les gens ont découvert les quelques bons livres qui ont tout de même pu être publiés. Et vous avez une floraison de sites internet qui diffusent des textes de base. C'est une première étape très importante.

M.G.: Internet est donc un espoir pour la diffusion des idées libérales.

H.L.: Moi je crois beaucoup à internet parce que le coût de diffusion est bas. Le coût de production n'est pas très élevé non plus. La création de réseau est simplifiée. Mais on n'ira pas beaucoup plus loin tant que le travail de production universitaire ne sera pas fait. Car on ne peut pas se contenter de ne citer que des études américaines, l'impact de l'argumentation sera forcément plus limité. C'est pourtant ce que je dois faire comme d'autres parce qu'il y a une carence au niveau de la recherche universitaire en France. Les études empiriques manquent. Il est vrai qu'elles sont souvent très critiquables, mais justement c'est cela qui crée la polémique scientifique, elle-même très utile pour introduire de nouvelles idées. Sinon, on reste au niveau du commentaire. De ce point de vue, il y a un danger qui guette le libertarien français, c'est de faire des commentaires sur des sujets d'actualité plus anglo-saxons que français. C'est par exemple très important de débattre du problème de la libre possession des armes à feu, mais il faut accepter de reconnaître que ce n'est pas un problème pour les Français. Donc ce n'est pas à travers ça que les libertariens vont faire une percée dans l'opinion publique. En revanche, considérez tous les thèmes de l'écologie, si vous les exploitez à fond vous avez plus de chance de percer. Or combien de libertariens français sont-ils en mesure de discuter de manière approfondie des problèmes d'écologie? Les problèmes d'écologie sont principalement des problèmes locaux. Concernant par exemple la question des déchets, vous ne pouvez pas vous contenter d'études américaines. Il faut analyser des problèmes français.

M.G.: Vous qui avez un certain recul, est-ce que vous constatez qu'il y a eu un progrès au niveau de la mentalité publique et de l'élite intellectuelle, en matière de libéralisme?

H.L.: Actuellement il y a un problème qui consiste à reprendre l'éducation à la base. Lorsque j'ai publié Demain le capitalisme, ça a produit un choc. Il y a eu la "révolution" thatchérienne, la révolution conservatrice, et ça a créé toute une atmosphère qui était favorable à une mode concernant les idées libérales. Maintenant les socialistes sont extraordinairement aptes à faire de la récupération. Quelques coups de prestidigitation et tout le monde se retrouve libéral. Transformant tout le monde en libéral, on perd le libéralisme évidemment, c'est-à-dire que les socialistes ont réussi à caricaturer le libéralisme. J'ai tendance à penser qu'il faut reprendre l'éducation à la base. Il faut reprendre le discours de 1978 sur les méfaits des réglementations. Reprendre le combat de l'analyse des choix publics.

M.G.: Oui mais à quel niveau? Il y a un problème au niveau des médias et de l'élite intellectuelle.

H.L.: Pas seulement ça, il y a un problème chez les libertariens eux-mêmes. La plupart des libertariens français écrivent pour les autres libertariens français. Ils n'écrivent pas pour les journalistes. Il n'y a pas de journaliste capable de faire des analyses dans la méthodologie des choix publics. Ça ne veut pas dire qu'ils en sont incapables, ça veut dire qu'ils doivent être alimentés. Un journaliste n'a pas le temps de repenser tout lui-même, il faut que les choses soient prédigérées. Les libertariens doivent être en mesure de leur fournir une analyse libérale rapidement sur les sujets qui passent devant leurs yeux – par exemple aujourd'hui la réglementation du marché européen de l'automobile. Sur chaque dossier, il faudrait leur ré-enseigner les fondements mêmes d'une analyse libérale critique. Il faut fournir des analyses et pas des communiqués de presse. Il ne s'agit pas d'écrire l'article à la place du journaliste, mais de piquer son intérêt.

M.G.: Il faudrait utiliser les méthodologies que vous avez exposées dans Demain le capitalisme à des problèmes concrets et actuels.

H.L.: C'est exactement ça! Mais qui est capable de le faire? Ça demande un investissement en temps énorme. Il y a une technique qui pourrait être mise à profit en utilisant nos connexions américaines parce qu'aux États-Unis, maintenant, ils sont capables de faire une production à grande échelle. C'est un problème de masse critique. Ils ont des spécialistes sur chaque domaine, écologie, réglementations industrielles. Si vous leur communiquez les données d'un problème, ils vous fournissent une analyse très pointue tout de suite. Un intermédiaire français pourrait jouer un rôle de connexion entre les problèmes français ou européens et les producteurs d'analyses américains. C'est ce que j'ai essayé de faire, mais je suis tout seul. Et le problème avec les libertariens est qu'ils ne se mettent pas à ce niveau-là. Si vous voulez intéresser les journalistes, c'est pas en discutant des philosophies de Rothbard ou de Hoppe. Je ne critique pas ça, mais on finit par oublier ce qui est important: d'apporter des grilles d'analyse à des journalistes qui veulent toujours se différencier les uns des autres. Les bons journalistes...

M.G.: Pour vous démentir un peu, il y a cet esprit-là au Québécois libre. Il y a des articles d'analyse sur des questions d'actualité.

H.L.: Oui parce qu'au Québec, ils sont beaucoup plus avancés en termes de taille critique. Et puis il y a une trop forte tendance aux commentaires chez les libéraux qui ont des sites internet. On sait tout, on n'a plus rien à apprendre, on réutilise un savoir passé et on se condamne à ne faire que du commentaire. Prenez Le Québécois libre, un exemple, Gilles Guénette a totalement maîtrisé le domaine de la production culturelle. Voilà un exemple. C'est ce qui faudrait faire dans tous les domaines, ce qui permet de réagir avec compétence très rapidement.

M.G.: On pourrait maintenant évoquer des problèmes d'actualité, à commencer par la guerre de l'Irak. Vous aviez des arguments intéressants pour critiquer l'action américaine. Ces arguments étaient basés sur la conception du droit de Hayek. Quelle est votre position sur cette question?

H.L.: Moi j'étais dès le départ contre cette guerre. J'avais été choqué par la guerre du Kosovo. Et je suis choqué par ce phénomène à répétition de conflits qui éclatent en dehors de toute règle de droit. On ne fait plus de déclaration de guerre, on bombarde sans respecter le minimum formel du droit international. Dans une large mesure on a bafoué les règles de la diplomatie traditionnelle. Or je considère que le droit international est la matrice la plus évoluée du droit traditionnel. Le droit international a évolué, s'est structuré selon un schéma hayékien. Et cela débouche sur un code des usages diplomatiques. Cette idée de l'immunité des chefs d'État en visite à l'étranger, par exemple, n'est pas une idée qui a été inventée aujourd'hui. C'est quelque chose de très ancien et qui, à mon avis, répond relativement bien à l'idée hayékienne selon laquelle les avantages de ces règles ne sont pas visibles immédiatement mais ont émergé parce qu'elles permettaient de pacifier l'extension d'une société internationale civilisée.

M.G.: Là on est en plein dans la polémique entre les rationalistes du type Hoppe et les évolutionnistes. Parce qu'en fait, à partir du moment où il y a une des règles qui a été sélectionnée par l'histoire, il lui manque quand même une justification rationnelle. Or Hayek rejette toute justification rationnelle du droit.

H.L.: Mais justement, il ne faut pas chercher à les opposer. Il faut utiliser les deux approches. En droit, il n'y a pas d'évolution spontanée s'il n'y a pas des constructivistes auxquels il faut rappeler que la sagesse de l'accumulation jurisprudentielle existe. C'est le rôle des hommes politiques de proposer des changements législatifs, mais il faut qu'il y ait en même temps une opinion publique capable de s'opposer aux dérives. Il faut qu'il y ait un débat critique.

M.G.: Vous vous placez complètement dans le contexte de la démocratie, là. Vous croyez encore à la démocratie?

H.L.: Je dis simplement qu'Hayek a vu juste s'il y a une tension entre le conservatisme législatif et le progressisme législatif qui ne peut être que l'oeuvre de constructivistes. Par ailleurs, je ne veux pas rentrer dans le jeu des étiquettes, « je suis ceci, je suis cela ». Je ne suis pas plus démocrate qu'anarcho-capitaliste. L'anarcho-capitalisme me donne des outils d'analyse pour critiquer par exemple le fonctionnement de la démocratie.

M.G.: Dans un sens, vous êtes très poppérien. C'est-à-dire que vous n'avez pas de position a priori. Vous êtes critique de ce qui existe sans choisir un modèle très précis. Toutes les analyses ont pour vous un but critique.

H.L.: Non, c'est plus complexe que ça. Le progrès passe par la dépolitisation des positions. Le bon chemin est celui qui conduit à dépolitiser la société de plus en plus. Alors, est-ce que ça revient à dire que l'idéal est l'anarcho-capitalisme? Vous pourriez en déduire que c'est mon idéal, mais ça ce n'est pas mon problème. Sauf du point de vue fonctionnel. La fonction de l'idéal, c'est de donner des outils de réflexion et d'argumentation. C'est l'existence de ce modèle qui fait votre force intellectuelle. Mais si vous commencez par dire: « moi, ce que je veux, c'est réaliser cet idéal », vous perdez votre force intellectuelle. Je reviens sur la question de la guerre. La démarche est la même. La question est: quelle est la position libérale? À mon avis, la position libérale se déduit d'une question: les conséquences de la guerre en Irak vont-elles dans le sens de ce vers quoi j'aimerais qu'on évolue – c'est-à-dire une société favorable à la liberté? Or moi je critique la guerre de l'Irak en disant que les conséquences sont et seront néfastes de ce point de vue. Toute guerre produit des effets pervers. L'objectif que vous visez, vous ne l'atteindrez pas en faisant la guerre car vous donnez davantage de pouvoir aux étatistes.

M.G.: Si je reprends la typologie que vous avez établie en introduction de la traduction du livre de Buchanan Les limites de la liberté [Éditions LITEC], j'ai retenu qu'il y avait, parmi les libertariens, les conséquentialistes et les déontologues. Votre raisonnement est plutôt conséquentialiste, non?

H.L.: Ça va dépendre des circonstances.

M.G.: Les déontologues se fichent des conséquences, en première analyse. Si on compare Rothbard et David Friedman on voit très bien la différence.

H.L.: La « société sans État » est un concept utile, mais qui n'est pas toujours bon à utiliser, si on veut persuader. Il faut jongler avec les types d'arguments.

M.G.: Oui, vous avez une position qui vise en premier l'efficacité dans la persuasion. Et on retrouve l'objectif de vos deux ouvrages: convaincre, donner des outils d'analyse.

H.L.: Vous voyez comment ils sont construits mes livres, pas comme des bouquins normaux. Ce ne sont pas des livres où j'exprime une vérité, ce sont des réservoirs d'outils. Je donne les munitions, à vous des utiliser.

M.G.: On pourrait tirer de votre oeuvre un agenda pour un parti libéral.

Pages correspondant à ce thème sur les projets liberaux.org :

H.L.: Oui, mais en fait l'idée était davantage de promouvoir le concept de think tanks. Et sur ce point on a échoué. Tout cela exige un effort de culture, de lecture permanent. Or ce que nos amis font c'est qu'une fois qu'ils ont écrit leur thèse, c'est terminé, ils savent tout et ne font que redigérer ce qu'ils ont déjà écrit. Or ceux d'en face évoluent aussi, il faut en tenir compte. Ils absorbent vos propres arguments et y répondent.

M.G.: Je me souviens de La constitution de la liberté où Hayek disait que les idées mènent le monde, certes, mais que la diffusion des idées se fait de haut en bas. Il faut d'abord convertir les élites, qui elles-mêmes diffusent au niveau des médias...

H.L.: Exactement.

M.G.: Alors que nous, au Québécois libre, par exemple, mais sur internet en général, nous nous adressons au public.

H.L.: Oui tout à fait. À ce titre, le Québécois libre est un bon produit. Il se place à un niveau de vulgarisation différent du mien, mais il y a ce travail de « culture de la culture ».

M.G.: Henri Lepage, merci pour cet entretien.

Note

Marc Grunert enseigne les sciences physiques dans un lycée de Strasbourg et anime le Cercle Hayek, consacré à la réflexion et à la diffusion du libéralisme. Il est également éditeur adjoint du QL pour la section européenne.

Extrait du Québécois Libre.


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