Alain Madelin:La démocratie redevient libérale

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Alain Madelin:La démocratie redevient libérale
La démocratie redevient libérale


Anonyme
Alain Madelin


Texte d'Alain Madelin pour la sortie du livre de Christian Stoffaës: Psychanalyse de l’antilibéralisme (août 2006)

Je rêve que les progrès de la médecine me permettent de vivre assez vieux pour ne plus voir en France des alternances entre une vieille gauche archaïque et une vieille droite conservatrice, quelque peu étatique, technocratique et autoritaire, mais de vraies alternances, entre une nouvelle gauche libérale et une nouvelle droite libérale, comme elles existent dans beaucoup d’autres pays autour de nous.

Vous me demandez d’intervenir juste après que vous ayez parlé de l’apothéose du libéralisme français, de la chute de la maison libérale et du libéralisme perdu afin de faire, en quelque sorte, la transition avec le libéralisme retrouvé.

Cette manifestation me rajeunit d’ailleurs, car il y a quelques années avec Christian Stoffaës dans un amphithéâtre voisin, nous avions déjà organisé une série de conférences – publiées sous le titre Aux sources du libéralisme français, pour rompre avec cette amnésie culturelle qui frappe le libéralisme français et contribuer à remettre les idées à l’endroit.

Le libéralisme n’est pas un produit importé comme on essaie de le faire croire, ce n’est pas un produit anglo-saxon, une sorte de pensée Mac Donald’s qu’il faudrait démonter. Le libéralisme est une idée française qui a merveilleusement réussi à l’exportation. C’est une idée portée par des libéraux qui n’étaient ni de droite ni de gauche à l’époque, au XVIIIème et au XIXème siècles : Adam Smith a été précédé par Turgot, Destutt de Tracy a précédé Jefferson et beaucoup des analystes les plus brillants de la pensée économique contemporaine aux Etats-Unis ont été précédés par les économistes du XIXème siècle, de Dunoyer à Bastiat, sans parler du libéralisme politique, de Constant, Tocqueville, Royer-Collard, Laboulaye et de bien d’autres, ainsi que des maîtres plus contemporains dont je me réclame, comme Raymond Aron, Bertrand de Jouvenel et Jacques Rueff.

L’histoire nous apprend que la pensée libérale, contrairement à sa caricature, est apparue avec l’idée de protéger les faibles contre les puissants, avec l’affirmation que la personne possède, en tant que telle, des droits opposables à tout pouvoir. Ainsi, la pensée libérale entend protéger la plus petite des minorités, la personne humaine, contre les arbitraires possibles du pouvoir, fût-il un pouvoir démocratique. L’histoire nous apprend aussi (ou du moins devrait nous apprendre) que les libéraux ont défendu dès l’origine, dans un même mouvement, les libertés économiques et les libertés syndicales et sociales. Pourquoi ? Parce qu’ils pensaient, avec Bastiat et bien d’autres, qu’au côté de l’exigence de liberté, il y a, certes, tout aussi légitime, un besoin de sécurité lié à la dignité humaine, et qu’il appartient aux institutions d’un Etat de droit de satisfaire ce besoin de sécurité. C’est là sans doute la raison pour laquelle la plupart des grandes institutions de protection sociale, de l’assurance sociale aux bourses du travail, le droit de coalition, l’idée même de syndicat, les retraites ouvrières et paysannes et bien d’autres, ont été pensés, initiés et souvent créés et mis en oeuvre par des libéraux. Ce qui n’est pas libéral c’est, dans la deuxième partie du XXème siècle, l’étatisation de ces institutions. Mais le besoin de sécurité et d’assurance sociale sont heureusement parfaitement intégrées dans la pensée libérale.

Le libéralisme est d’abord philosophique, politique et moral. Toute personne est libre de faire le bien comme le mal. Cela lui donne une responsabilité devant sa conscience diront les uns, devant Dieu les autres. Il y a une vision philosophique et morale à la source du libéralisme et une permanente recherche du juste. En découle un libéralisme juridique – Jean-Claude Casanova l’a rappelé. Le concept clé du libéralisme est celui de l’Etat de droit, en anglais rule of law. Nous sommes d’ailleurs tellement déformés par le mot Etat que pour beaucoup, l’état de droit est l’Etat qui fait le droit. Non, l’Etat de droit est l’Etat qui est soumis à un droit qui lui est antérieur et supérieur. C’est un ordre juridique des sociétés d’hommes libres dans lequel le droit positif est soumis à un droit supérieur. Voilà pourquoi je pense que le libéralisme ainsi brièvement précisé et ressourcé dans toutes ses dimensions, philosophique, morale, juridique, économique et sociale, est plus que jamais une pensée pour aujourd’hui et une pensée pour demain.

Le XXème siècle constitue, il est vrai, une parenthèse de l’idée libérale. Le XXème siècle a été celui de la révolution industrielle triomphante, de la démocratie de masse, de la production de masse, des idées de masse… jusqu’aux idées totalitaires ; le siècle des usines tayloriennes où l’on a considéré les hommes comme des robots ou comme des numéros dans les bureaux. Il est clair que cette phase de l’histoire qui a vu le triomphe des Etats jusqu’aux folies des deux guerres mondiales et des idéologies totalitaires, est une parenthèse de l’histoire qui se referme avec la chute du mur de Berlin et l’arrivée, selon l’expression d’Alvin Tœffler, de la « troisième vague » de l’histoire de l’humanité. Les hommes ont inventé la production agricole qui a engendré un type de société, puis la production industrielle qui a généré un autre type de société. Nous voilà dans la société du savoir numérique, mondialisée, qui va nécessairement engendrer de nouvelles formes d’organisations sociales. Dans cette nouvelle société, la richesse n’est plus le résultat de l’exploitation des hommes, de la guerre ou de l’accaparement des sources d’énergie. Ce qui prime, ce sont les cerveaux, l’innovation, la créativité, et donc la liberté et l’autonomie des personnes. C’est pourquoi si les débats du XXème siècle étaient tout naturellement centrés sur l’Etat et les différentes formes de dirigisme (jusqu’aux aux idées totalitaires), il n’est pas surprenant que les débats du XXIème siècle se fassent autour du libéralisme. C’est la raison pour laquelle je suis, pour ma part, extrêmement confiant sur le grand retour des idées libérales dans le monde, même si je reste encore méfiant pour la France.

Pourquoi ce retour des idées libérales ? Avec la mondialisation et, notamment la mondialisation financière, l’étatisme est partout remis en question.

La mondialisation financière interdit ce que Jacques Rueff appelait “ la recette du gouvernement gratuit ”, c’est à dire, la distribution de faux droits et le recours aux facilités de la planche à billets. Quand le recours à la planche à billets et la fuite en avant dans l’endettement ne sont plus possibles compte tenu des disciplines imposées par les marchés financiers, quand on ne peut plus guère augmenter les impôts, l’étatisme trouve ses limites. D’autant qu’avec la mondialisation, les entreprises ne sont pas seules à connaître la concurrence, il y a aussi désormais les Etats : leurs systèmes juridiques, fiscaux, leurs services publics et leur système éducatif. La mondialisation, c’est aussi la confiance retrouvée dans le libre échange qui constitue une des bases essentielles du libéralisme. Le laissez-faire, laissez-passer qu’il ne faut pas, bien entendu, prendre dans la conception de la vulgate marxiste qui dit laisser-faire, c’est laisser-aller, le laissez-faire libéral est une revendication de responsabilité. « Laissez-nous faire » disait le marchand François Legendre – à l’origine de la formule – en s’adressant au monarque, c’est à dire laissez-nous prendre notre responsabilité, laissez-nous produire, agir et laissez-passer le fruit de notre travail. Aujourd’hui, le libre-échange est devenu la philosophie dominante du monde entier, au grand dam des anti-mondialistes qui sont bien obligés de constater que les pays les plus pauvres ont à peu près tous compris que le développement passait par le libre-échange et les institutions mondiales du libre-échange. A cela s’ajoute la mutation profonde de notre type de société : le développement de l’interdépendance croissante des hommes avec la révolution du savoir numérique. Celle-ci est largement équivalente à la révolution de l’imprimerie de Gutenberg qui, avec la circulation des livres avait permis de libérer les esprits. Nous sortons d’un XXème siècle centralisateur, pour entrer dans un nouveau siècle qui fait moins confiance aux Etats et davantage confiance aux hommes, à leur liberté, leur responsabilité et leur l’autonomie. Nous arrivons dans cette grande société, cette société ouverte, annoncée par les philosophes. Le vieux monde était centralisé, pyramidal, le nouveau monde, est davantage horizontal et organisé en réseaux. Dans le vieux monde le je veux, j’ordonne, j’exige, réglementait la vie de la société avec un esprit administratif dominant ; dans le nouveau, l’imagination et l’esprit d’entreprise prévalent. Voilà pourquoi je suis globalement confiant envers l’avenir du libéralisme. D’autant plus que nous avons l’impérieux besoin de réformer l’Etat et de repenser l’Etat providence, ne serait-ce que pour deux raisons très simples : ce dernier n’a plus les moyens financiers de ses ambitions et il enferme aujourd’hui des pans entiers de la population dans la dépendance et l’assistance.

Hélas, tout indique qu’en France, la pensée libérale rencontre davantage de difficultés pour se développer qu’ailleurs. Il y a sans doute un obstacle d’ordre culturel : depuis toujours, la France s’identifie à son Etat et la remise en cause de cet Etat – en dehors de ses fonctions régaliennes que personne ne discute chez les libéraux, bien au contraire – est vécue comme une sorte de mutilation de l’identité française. Si vous évoquez l’Allemagne, vous pensez à un peuple, les États-Unis à la liberté, l’Angleterre à une démocratie…, la France à un État. Toute réforme de l’Etat est vécue comme une atteinte à notre identité nationale et, bien sûr, la secte des adorateurs de l’Etat ne manque pas de s’appuyer sur ce sentiment populaire.

Ce retour nécessaire aux idées libérales se heurte à beaucoup d’obstacles. Les solutions libérales apparaissent trop souvent comme imposées de l’extérieur par la contrainte de l’Europe et du monde, et non comme réellement voulues et nécessaires. De plus, du fait même de l’excroissance de l’Etat français, du fait que pendant de nombreuses années, celui-ci a distribué des faveurs, créé des clientèles, des docilités, des obligés de l’Etat, multiplié les traitements de l’Etat, les allocations de l’Etat, les faveurs de l’Etat, les protections de l’Etat, nombreux sont les Français qui appréhendent toute remise en cause de l’Etat. Autre obstacle : une grande part de la classe dirigeante, toutes tendances confondues, est issue de l’appareil public. S’ajoute à cela, le regain d’un anti-libéralisme primaire porté principalement par les orphelins du marxisme perdu. C’est aujourd’hui un courant puissant qui bloque les évolutions libérales. Au surplus, les libéraux doivent faire face à une nouvelle forme d’étatisme : l’état « sécuritaire ».

Les hommes de l’Etat ont longtemps justifié leur pouvoir par les fonctions régaliennes de l’Etat, à commencer par la protection des Français contre les menaces étrangères. Fort bien. Puis on a justifié la croissance de l’Etat par les nécessités de l’Etat providence. Il existe aujourd’hui une étrange connivence entre « les fabricants de peur » et « les marchands de sécurité ». Ce point mérite quelques développements. Aujourd’hui, après les échecs de l’État Providence et l’impossibilité de poursuivre le “ toujours plus de dépenses publiques ”, avec les dépossessions de pouvoir lié à l’Europe ou à la mondialisation et les altérations de l’image du pouvoir liées aux “ affaires ”, les hommes politiques sont à la recherche des justifications de l’excroissance du pouvoir. Ils l’ont trouvé dans ce qu’Alain-Gérard Slama appelle la précaution, la prévention ou la prohibition du risque. Comme l’homme politique ne peut plus dépenser – la recette je dépense donc je suis n’est plus la preuve de son existence – la nouvelle recette est j’interdis, je réglemente, je prohibe, donc j’existe. Toute liberté pouvant entraîner des abus, il devient légitime de prévenir ces abus non par des règles de responsabilité mais par la prohibition préalable. Il s’agit là d’un immense risque pour la démocratie et le libéralisme. L’Europe qui nous a longtemps apporté un vent libéral peut, hélas, demain contribuer à aggraver cette tendance. La Commission et le Parlement européen ont un pouvoir de dépenser limité. En revanche, le pouvoir de normer, de réglementer, d’interdire n’est pas limité. Il va même se renforcer.

Quoi qu’il en soit, il est certain que, la France devra prendre et prendra, elle aussi le virage libéral. Le prendra-t-elle par une gentille évolution de la classe politique, la gauche et la droite devenant libérale au fil des ans ? Je le souhaite. Le fera-t-elle par un sursaut car, à un moment donné, on constatera tellement d’impasses qu’il faudra bien essayer quelque chose de neuf ? C’est une autre hypothèse. Une chose est certaine, comme l’évoquait Émile Faguet au début du siècle dernier dans son très bon livre Le libéralisme : “ les Français ne sont pas libéraux, mais beaucoup de Français disent aux hommes politiques, soyez libéraux, et les hommes politiques répondent aux Français, ah non! soyez les plus nombreux, vous les libéraux, et je vous garantis bien que je serai libéral, d’ailleurs je ne pourrai pas faire autrement.” J’en déduis une conclusion pratique très simple : il faut continuer à semer, semer et semer pour que les idées libérales soient les plus fortes et les plus nombreuses.

wl:Alain Madelin