Friedrich A. Hayek:Les intellectuels et le socialisme
Friedrich A. Hayek | |
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1899-1992 | |
Auteur libéral classique | |
Citations | |
« La liberté, laissée à chacun d'utiliser les informations dont il dispose ou son environnement pour poursuivre ses propres desseins, est le seul système qui permette d'assurer la mobilisation la plus optimale possible de l'ensemble des connaissances dispersées dans le corps social. » « Laisser la loi aux mains de gouvernants élus, c'est confier le pot de crème à la garde du chat. » | |
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traduit par Hervé de Quengo
[L'idée de Hayek est que les idées jouent un rôle décisif dans la constitution des institutions, et que le pouvoir de l'élite consiste à pouvoir faire accepter des idées qui feront évoluer le monde. Il partage ce point de vue avec Rothbard, Mises et Keynes. Pour des analyses différentes le lecteur se rapportera avec profit (sans forcément les suivre) à la contribution de Norman Barry (qui estime que les gens agissent dans leurs intérêts et n'ont pas toujours besoin d'être guidés, bien ou mal, par les élites) dans "Hayek ‘Serfdom' revisited" édité par The Institute of Economic Affairs et au dernier livre de Jean-Jacques Rosa "Le second XXème siècle" (qui estime que l'évolution vers plus d'étatisme ou plus de libéralisme traduit une efficacité objective mais temporellement limitée des divers systèmes). NdT]
I
Dans tous les pays démocratiques, et aux États-Unis plus qu'ailleurs, une forte croyance prévaut selon laquelle l'influence des intellectuels sur la politique est négligeable. C'est certainement vrai du pouvoir des intellectuels d'influencer les décisions par leurs opinions particulières du moment et de leur capacité à modifier le vote populaire sur des questions où leurs vues diffèrent de celles des masses. Pourtant, sur de périodes quelque peu plus longues, ils n'ont probablement jamais influencé une aussi grande importance qu'aujourd'hui dans ces pays. Ce pouvoir, ils l'exercent en façonnant l'opinion publique.
A la lumière de l'histoire récente, il est assez curieux que l'on n'ait pas encore reconnu plus généralement ce pouvoir décisif des marchands professionnels de seconde main du monde des idées. Le développement politique du monde occidental dans les cent dernières années fournit la démonstration la plus éclatante. Le socialisme n'a jamais et nulle part été un mouvement de la classe ouvrière. Ce n'est en aucun cas un remède évident contre le mal évident que les intérêts de cette classe vont nécessairement réclamer. C'est une construction de théoriciens, découlant de certaines tendances de la pensée abstraite dont, pendant longtemps, seuls les intellectuels étaient familiers ; et il fallu de grands efforts de la part des intellectuels pour persuader les classes ouvrières de l'adopter comme programme.
Dans tous les pays qui se sont tournés vers le socialisme, la phase de développement durant laquelle le socialisme a eu une influence déterminante sur la politique a été précédée pendant de nombreuses années par une période où les idéaux socialistes ont dirigé les réflexions des intellectuels les plus actifs. En Allemagne, cette étape a été atteinte vers la fin du siècle dernier ; en Angleterre et en France à l'époque de la Première Guerre Mondiale. Pour l'observateur fortuit il semblerait que les États-Unis aient atteint cette phase après la Deuxième Guerre Mondiale et que l'attrait d'un système économique planifié et dirigé soit désormais aussi fort chez les intellectuels américains qu'il le fut chez leurs collègues allemands ou anglais. L'expérience suggère que, lorsque cette phase se produit, ce n'est plus qu'une question de temps avant que les idées des intellectuels gouvernent la politique.
Le caractère du processus par lequel les idées des intellectuels influencent la politique de demain est donc bien plus qu'une question académique. Que nous voulions simplement prévoir ou que nous voulions influencer le cours des événements, c'est un facteur bien plus important qu'on ne le croit habituellement. Ce qui apparaît à l'observateur contemporain comme une bataille d'intérêts conflictuels a été en réalité décidé longtemps avant lors de confrontations d'idées confinées à des cercles restreints. Assez paradoxalement, cependant, les partis de gauche sont en général responsables pour la plus grande part de la croyance qui veut que ce soit la force numérique qui décide du résultat politique. En pratique ces mêmes partis ont cependant agi, régulièrement et avec succès, comme s'ils comprenaient la position clé des intellectuels. Que ce soit par volonté ou par la force des circonstances, ils ont toujours dirigé leurs efforts pour gagner le soutien de cette "élite" [en français dans le texte, NdT], alors que les groupes les plus conservateurs ont agi, régulièrement et sans succès, selon une idée plus naïve de la démocratie de masse et ont essayé généralement en vain de persuader l'électeur individuel.
II
Le terme "intellectuel", toutefois, ne donne pas immédiatement une image exacte de la grande classe à laquelle il se réfère. Le fait que nous ne disposions pas d'un meilleur nom pour décrire ce que nous avons appelé des marchands d'idées de seconde main n'est pas la moindre des raisons pour laquelle leur pouvoir n'est pas mieux compris. Même des personnes qui utilisent le mot "intellectuel" principalement comme un terme méprisant sont enclins à ne pas l'appliquer à des personnes qui accomplissent sans aucun doute cette fonction caractéristique. Cette fonction n'est ni celle du penseur original ni celle du savant ou de l'expert dans un domaine particulier de la pensée. L'intellectuel typique n'a besoin d'être ni l'un ni l'autre : il n'a pas besoin de posséder une connaissance spéciale quelconque, ni même d'être spécialement intelligent, pour jouer son rôle d'intermédiaire dans la diffusion des idées. Ce qui le qualifie pour ce travail est la vaste étendue de sujets sur lesquels il peut immédiatement parler et écrire, ainsi qu'une position ou des habitudes qui lui permettent de se familiariser avec les nouvelles idées avant ceux auxquels il s'adresse.
Avant de dresser la liste des professions et activités qui font partie de cette classe, il est difficile de se rendre compte à quel point elle est nombreuse, à quel point l'étendue des ses activités augmente sans cesse dans la société moderne et à quel point nous en sommes devenus dépendants. Cette classe ne comprend pas seulement des journalistes, des enseignants, des ministres, des conférenciers, des publicitaires, des commentateurs de radio, des écrivains de fiction, des dessinateurs humoristiques et des artistes - qui sont peut-être tous passés maîtres dans la technique de transmission des idées mais qui ne sont le plus souvent que des amateurs en ce qui concerne la substance des idées qu'ils transmettent. Cette classe comprend aussi de nombreux professionnels et techniciens, comme des scientifiques et des médecins, qui, au travers de leurs rapports habituels avec le monde de l'écrit, véhiculent de nouvelles idées hors de leur propre domaine et qui, en raison de leur grande connaissance de leur spécialité, sont écoutés avec respect par la plupart des autres. Il y a peu de choses que l'homme ordinaire apprenne sur les événements ou les idées en dehors de la médiation de cette classe. Et hors de notre domaine de travail, nous sommes presque tous des hommes ordinaires et dépendons pour notre information et notre apprentissage de ceux qui ont fait un métier de se maintenir au courant des choses. Ce sont les intellectuels dans ce sens qui décident quelles idées et opinions doivent nous êtres enseignées, quels faits sont assez importants pour être donnés, sous quelle forme et de quel angle ils doivent être présentés. Il dépend principalement d'eux que nous apprenions les résultats des travaux d'un expert ou d'un penseur original.
Le profane, peut-être, n'est pas pleinement conscient à quel point les réputations populaires des scientifiques et des savants sont faites par cette classe et sont inévitablement affectées par ses idées sur des sujets qui n'ont que peu à voir avec les mérites des véritables travaux. Il est particulièrement significatif pour notre problème que chaque spécialiste peut probablement donner plusieurs exemples dans son domaine de gens qui ont une réputation populaire non justifiée de grands scientifiques, uniquement parce qu'ils ont des idées politiques "progressistes". Mais j'attends encore un seul exemple où une telle pseudo-réputation scientifique a été faite pour des raisons politiques à un savant de tendances plus conservatrices. Cette création de réputations par les intellectuels est particulièrement importante dans les domaines où les résultats des études ne sont pas utilisés par d'autres spécialistes mais dépendent de la décision politique du public dans son ensemble. Il n'y a pas de meilleure illustration que l'attitude prise par les économistes professionnels dans l'évolution de doctrines comme le socialisme ou le protectionnisme. Il n'y a probablement jamais eu une majorité d'économistes, reconnus comme tels par leurs pairs, favorables au socialisme (ou au protectionnisme). Il est probablement même vrai qu'aucun autre groupe similaire d'étudiants ne contient une si grande proportion d'adversaires du socialisme (ou du protectionnisme) [Voir cependant le cas particulier de la France actuelle, analysé par Lemennicier, Marrot et Setbron : "L'originalité des économistes français" in Journal des économistes et des études humaines. Les étudiants en économie français et belges ne se différencient pas des autres étudiants (les professeurs ne connaissant pas l'économie et ne pouvant donc pas leur transmettre les bases). Cité dans Action et taxation, p. 330, de Lacoude et Sautet. NdT]. Le cas est encore plus significatif de nos jours, car il est désormais probable que c'est un intérêt précoce pour les plans socialistes de réforme qui a conduit les gens à choisir la profession d'économiste. Pourtant, ce ne sont pas les idées prédominantes des experts mais les idées d'une minorité, le plus souvent de réputation douteuse au sein de leur profession, qui ont été adoptées et diffusées par les intellectuels.
L'influence envahissante des intellectuels dans la société contemporaine est encore renforcée par l'importance croissante de "l'organisation". Il est fréquent, mais probablement erroné, de croire que l'augmentation de l'organisation accroît l'influence de l'expert ou du spécialiste. Ceci peut être vrai de l'expert administrateur et organisateur, s'il existe de telles personnes, mais rarement de l'expert d'un domaine particulier de la connaissance. On augmente plutôt le pouvoir de la personne dont la connaissance générale est supposée la qualifier pour apprécier la déclaration d'un expert et pour juger entre les experts des différents domaines. Ce qui est important pour nous, cependant, est le fait que le savant qui devient président d'université, le scientifique qui prend la direction d'un institut ou d'une fondation, le spécialiste qui devient directeur ou fondateur actif d'une organisation servant une cause particulièreme, tous cessent rapidement d'être des savants ou des experts et deviennent des intellectuels au sens que nous avons donné, des gens qui jugent les problèmes non d'après des mérites spécifiques mais, de la manière caractéristique des intellectuels, uniquement à la lumière de certaines idées générales à la mode. Le nombre de telles institutions, qui engendrent des intellectuels et augmentent leurs pouvoirs, croît chaque jour. Presque tous les "experts" dans la simple technique d'acquisition de la connaissance sont, en ce qui concerne le sujet dont ils s'occupent, des intellectuels et non des experts.
Au sens que nous donnons au terme, les intellectuels sont en fait un phénomène assez récent de l'histoire. Certes, personne ne regrette que l'éducation ait cessé d'être un privilège des classes possédantes, mais le fait que ces dernières ne soient plus les mieux instruites, ainsi que le fait que la plupart des gens qui ne doivent leur situation qu'à leur éducation générale ne possèdent pas l'expérience du fonctionnement du système économique (expérience donnée par l'administration de la propriété) , sont des points importants pour comprendre le rôle des intellectuels. Le Professeur Schumpeter, qui a consacré un chapitre éclairant de son livre Capitalisme, Socialisme et Démocratie à certains aspects de notre problème, a souligné à juste titre que c'est l'absence de responsabilité directe dans les affaires pratiques et l'absence consécutive d'une connaissance de première main qui distingue l'intellectuel typique des autres personnes qui exercent aussi un pouvoir dans le monde oral et écrit. Ce serait aller trop loin que d'examiner ici plus complètement le développement de cette classe, tout comme l'étrange affirmation, avancée par un de ses théoriciens, selon laquelle cette classe serait la seule dont les idées ne sont pas soumises à des intérêts économiques. Un des points importants qui devrait être examiné dans une telle discussion serait de savoir jusqu'à quel point la croissance de cette classe a pu être artificiellement stimulée par la loi du copyright [1].
III
Il n'est pas surprenant que le véritable savant ou expert et l'homme d'affaires pratique méprisent l'intellectuel, ne soient pas enclins à reconnaître son pouvoir et éprouvent un ressentiment quand ils découvrent ce pouvoir. Individuellement, ils trouvent que les intellectuels sont pour la plupart des personnes qui ne comprennent aucune chose vraiment bien et dont le jugement sur les affaires qu'ils [les savants ou les hommes d'affaires] connaissent ne montre que très peu de sagesse. Mais ce serait une erreur fatale de sous-estimer leur pouvoir pour cette raison. Même si leur connaissance reste souvent superficielle et leur intelligence limitée, ceci ne change pas le fait que c'est leur jugement qui détermine principalement les idées qui mèneront la société dans un futur pas très éloigné. Il n'est pas exagéré de dire que, une fois la partie la plus active des intellectuels convertie à un ensemble de croyances, le processus d'acceptation générale est presque automatique et irrésistible. Les intellectuels sont les organes que la société moderne a développés pour diffuser la connaissance et les idées, et c'est au crible de leurs convictions et de leurs opinions que passent toutes les nouvelles conceptions avant d'atteindre les masses.
Il est de la nature du travail de l'intellectuel d'utiliser ses propres connaissances et convictions pour accomplir sa tâche quotidienne. Il occupe une position parce qu'il possède, ou a eu affaire tous les jours avec, une connaissance que son employeur ne possède en général pas, et ses activités ne peuvent donc être dirigées par d'autres que dans une faible mesure. Et précisément parce que les intellectuels sont la plupart intellectuellement honnêtes, il est inévitable qu'ils poursuivent leurs propres convictions à chaque fois qu'ils peuvent le faire et qu'ils ajoutent un parti pris à tout ce qui passe entre leurs mains. Même si la direction politique est dans les mains d'hommes d'affaires avec d'autres idées, l'exécution de la politique passera en général entre les mains des intellectuels, et c'est fréquemment la décision sur les détails qui détermine l'effet final.. Nous pouvons en trouver une illustration dans presque tous les domaines de la société contemporaine. Des journaux appartenant à des "capitalistes", des universités présidées par une direction "réactionnaire", des radios ou télévisions possédées par des gouvernements conservateurs sont connus pour influencer l'opinion publique dans la direction du socialisme, parce que telle est la conviction du personnel. Ceci s'est souvent produit non seulement malgré, mais peut-être même à cause, des tentatives des gens au sommet de contrôler l'opinion et d'imposer les principes de l'orthodoxie.
L'effet d'une telle filtration des idées au travers des convictions d'une classe constitutionnellement disposée envers certaines idées n'est nullement confiné aux masses. Hors de son domaine de spécialisation, l'expert n'est en général pas moins dépendant de cette classe et à peine moins influencé par sa sélection. Le résultat est qu'aujourd'hui,dans la plupart du monde occidental, même les adversaires les plus déterminés du socialisme tirent leurs connaissances de sources socialistes pour la majorité des sujets sur lesquels ils ne disposent pas d'une information de première main. Pour beaucoup des idées préconçues les plus générales de la pensée socialiste, le lien avec les différentes propositions pratiques n'est pas du tout évident ; en conséquence, beaucoup d'hommes qui croient eux-mêmes être des adversaires déterminés de ce système de pensée répandent en fait ses idées. Qui ne connaît pas d'homme pratique qui dénonce dans son domaine le socialisme comme étant "pourri" mais qui hors de son sujet débite le socialisme comme un journaliste de gauche ?
Dans aucun autre domaine cette influence des intellectuels socialistes n'a pu mieux se constater au cours des cent dernières années que lors des contacts entre différentes civilisations nationales. Ce serait dépasser le cadre de cet article que de décrire les causes et la signification d'un fait très important : dans le monde moderne les intellectuels fournissent à une communauté internationale quasiment la seule approche. C'est ce qui explique principalement ce spectacle extraordinaire : pendant des générations, l'Ouest supposé "capitaliste" a offert son soutien moral et matériel presque exclusivement à ceux des mouvements idéologiques des pays de l‘Est qui cherchent à détruire la civilisation occidentale. Et, au même moment, l'information du public occidental sur les événements dans les pays d'Europe centrale ou d'Europe de l'Est est presque toujours biaisée en faveur du socialisme. La plupart des activités "éducatives" des forces d'occupation américaines en Allemagne sont un exemple clair et récent de cette tendance.
IV
Il est donc important d'avoir une bonne compréhension des raisons qui tendent à pousser tant d'intellectuels vers le socialisme. Le premier point que ceux qui ne partagent pas ce biais doivent reconnaître franchement est que ce ne sont pas des intérêts égoïstes ni des intentions malveillantes mais principalement des convictions honnêtes et des bonnes intentions qui déterminent les idées des intellectuels. En fait, il est nécessaire de reconnaître qu'en général l'intellectuel typique est aujourd'hui d'autant plus enclin au socialisme qu'il est guidé par une bonne volonté et par l'intelligence, et qu'en ce qui concerne l'argumentation purement intellectuelle il pourra présenter de meilleurs arguments que les adversaires de sa classe. Si nous pensons cependant qu'il a tort, nous devons admettre qu'il puisse s'agir d'une véritable erreur qui conduit les gens bien intentionnés et intelligents qui occupent les positions clés de notre société à répandre des idées qui nous semblent être une menace contre notre civilisation [2]. Il n'y a rien de plus important que d'essayer de comprendre les sources de cette erreur afin de pouvoir la contrer. Pourtant, ceux qui sont généralement considérés comme les représentants de l'ordre existant et qui croient comprendre les dangers du socialisme sont habituellement loin d'avoir une telle compréhension. Il ont tendance à considérer les intellectuels socialistes comme rien d'autres qu'une bande nuisible de radicaux sans apprécier leur influence et, par leur attitude envers eux, tendent à les repousser dans une opposition encore plus grande vis-à-vis de l'ordre actuel.
Si nous voulons comprendre ce biais spécifique d'une grande partie des intellectuels, nous devons être clairs sur deux points. Le premier est qu'ils jugent généralement tous les problèmes particuliers exclusivement à la lumière de certaines idées générales. Le second, que les erreurs caractéristiques de chaque époque découlent fréquemment de certaines vérités véritablement neuves venant d'être découvertes, et que ces erreurs sont des applications erronées de nouvelles généralisations qui ont montré leur valeur dans d'autres domaines. La conclusion à laquelle nous devons arriver par la pleine prise en compte de ces faits est que la réfutation effective de telles erreurs demande fréquemment de plus grandes avancées intellectuelles, et souvent des avancées sur des points très abstraits et semblant très éloignés des problèmes pratiques.
Le trait peut-être le plus caractéristique de l'intellectuel est de juger les nouvelles idées non d'après leurs mérites spécifiques mais selon le degré auquel elles s'accordent avec ses conceptions générales, avec l'image qu'il se fait du monde moderne et avancé. C'est par leur influence sur sa personne et ses choix d'opinions sur des questions particulières que le pouvoir des idées augmente en proportion de leur généralité, de leur abstraction et même de leur caractère vague. Comme l'intellectuel connaît peu de choses sur les sujets particuliers, son critère doit être la compatibilité avec ses autres idées et la possibilité de combiner le tout dans une vision cohérente du monde. Cette sélection parmi la multitude de nouvelles idées s'offrant à chaque instant crée les courants d'opinion, la représentation du monde (Weltanschauung) d'une époque, qui fourniront des conditions favorables à la réception de certaines opinions et défavorables à d'autres et qui feront que l'intellectuel sera prêt à accepter une conclusion et à en rejeter une autre sans véritable compréhension des problèmes.
Sur certains points l'intellectuel est en fait plus proche du philosophe que d'un spécialiste quelconque, et le philosophe est à plus d'un égard le prince des intellectuels. Bien que son influence soit plus éloignée des affaires pratiques et donc plus lente et plus difficile à observer que l'influence de l'intellectuel ordinaire, elle est de la même nature et même à long terme plus puissante. C'est la même tentative de synthèse, poursuivi de façon plus méthodique, le même jugement des idées particulières d'après leur capacité à entrer dans un système général de pensée plutôt que d'après leurs mérites spécifiques, le même combat pour une vision cohérente du monde, qui dans les deux cas forment la base principale pour accepter ou rejeter les idées. Pour cette raison, le philosophe exerce probablement une plus grande influence sur les intellectuels que tout autre érudit ou scientifique et, plus que tout autre, détermine la manière dont les intellectuels exercent leur fonction de censure. L'influence populaire du spécialiste scientifique commence à faire concurrence à celle du philosophe uniquement quand il cesse d'être un spécialiste et commence à philosopher à propos des progrès de sa discipline - et d'habitude seulement après avoir été accepté par les intellectuels pour des raisons qui ont peu à voir avec sa compétence scientifique.
Les "courants d'opinion" de toute époque sont donc essentiellement un ensemble d'idées générales préconçues d'après lesquelles l'intellectuel juge l'importance des nouveaux faits et opinions. Ces idées préconçues sont principalement des applications de ce qui lui semble les aspects les plus importants des réussites scientifiques, un transfert vers d'autres domaines de ce qui l'a impressionné dans les travaux scientifiques. On pourrait dresser une longue liste de telles modes intellectuelles qui au cours de deux ou trois générations ont dominé chacune à leur tour la pensée des intellectuels. Qu'il s'agisse de "l'approche historique" ou de la théorie de l'évolution, du déterminisme du 19ème siècle et de la croyance à l'influence prépondérante de l'environnement sur l'hérédité, de la théorie de la relativité ou de la croyance au pouvoir de l'inconscient - chacune de ces conceptions générales fut la pierre de touche qui permettait de tester les innovations dans les différents domaines. [Voir également à ce sujet le livre Impostures intellectuelles de Sokal et Bricmont, qui fournit des illustrations affligeantes de transferts erronés de concept scientifique au sein de la pensée post-moderne. Les élucubrations citées sont proprement consternantes. NdT] Il semble que moins les idées sont spécifiques et précises (ou moins elles sont comprises), plus grande est leur influence. Parfois ce n'est rien de plus qu'une vague impression rarement traduite en mots qui exerce une profonde influence. Le développement politique a été grandement affecté par des croyances telles que la constante supériorité, également pour les questions sociales, du contrôle délibéré (ou d'une organisation consciente) par rapport aux résultats de processus spontanés qui ne sont pas dirigé par un esprit humain ; ou le caractère préférable d'un ordre basé sur un plan préétabli par rapport à un ordre créé par l'équilibre de forces opposées.
Le rôle des intellectuels n'est qu'en apparence différent en ce qui concerne le développement des idées vraiment sociales. Dans ce cas, leur propension particulière se manifeste dans la création de doctrines arbitraires à partir d'abstractions, dans la rationalisation et dans leur soutien extrême de certaines ambitions qui émergent des rapports normaux entre les hommes. Comme la démocratie est une bonne chose, plus le principe démocratique est poussé loin, mieux c'est à leurs yeux. La plus puissante de ces idées générales, à l'origine du développement politique récent, est bien sûr l'idée d'égalité matérielle. De façon caractéristique, ce n'est pas une conviction morale qui s'est développée spontanément, d'abord appliquée dans les relations entre les individus particuliers. C'est au contraire une construction intellectuelle conçue au départ dans l'abstrait et dont l'application et la signification pour des cas particuliers sont douteuses. Néanmoins elle a opéré fortement comme principe de sélection parmi les possibilités alternatives de politique sociale, en exerçant une pression constante vers un arrangement des questions sociales que personne ne conçoit clairement. Qu'une mesure particulière tende à apporter une plus grande égalité est considéré comme une recommandation si forte que peu d'autres choses seront prises en compte. Comme dans chaque cas particulier c'est sur cet aspect que les leaders d'opinion ont une conviction ferme, l'égalité a déterminé les changements sociaux encore plus grandement que ses partisans ne le souhaitaient.
Ce ne sont pas seulement les idéaux moraux qui agissent de cette manière, cependant. Parfois les attitudes des intellectuels sur des problèmes sociaux sont la conséquence d'avancées dans la connaissance purement scientifique, et c'est dans ces circonstances que leurs fausses idées sur des cas particuliers peuvent sembler bénéficier du prestige des dernières découvertes scientifiques. Il n'est pas en soi surprenant qu'une véritable avancée de la connaissance devienne ainsi à l'occasion source de nouvelles erreurs. Si aucune fausse conclusion n'était tirée des nouvelles généralisations, ces dernières seraient des vérités finales qui ne demanderaient jamais à être révisées. Bien qu'en règle générale une telle nouvelle généralisation partage simplement les fausses conséquences qu'on pouvait déjà tirer des idées précédentes et ne conduise pas à une nouvelle erreur, il est probable qu'une nouvelle théorie, au moment où sa valeur est démontrée par les nouvelles conclusions valides qu'elle produit, produit aussi d'autres nouvelles conclusions que des avancées ultérieures montreront être erronées. Mais dans ces circonstances une fausse croyance apparaît entourée du prestige de la plus récente connaissance scientifique sur laquelle elle s'appuie. Bien que, dans le domaine particulier à laquelle cette croyance s'applique, toutes les évidences scientifiques soient contre elle, la croyance va néanmoins être sélectionnée, devant le tribunal des intellectuels et à la lumière des idées qui gouvernent leur pensée, comme l'idée la plus en accord avec l'esprit du temps. Les spécialistes qui obtiendront une célébrité publique et une grande influence ne seront pas ceux reconnus par leurs pairs mais souvent des hommes que les autres experts considèrent comme des excentriques, des amateurs ou même des imposteurs. Toutefois, aux yeux du public, ils seront considérés comme les meilleurs connaisseurs de leur spécialité.
En particulier, il n'y a pas de doute que la façon dont, durant les cent dernières années, l'homme a appris à maîtriser les forces de la nature a grandement contribué à la formation de la croyance selon laquelle un contrôle similaire des forces de la société améliorerait de même les conditions humaines. Il est aisé de croire que, avec l'application des techniques d'ingénierie, la conduite de toutes les formes d'activité humaine sous la forme d'un simple plan cohérent devrait avoir autant de succès dans la société que dans les innombrables problèmes d'ingénieur. Et ceci est une conclusion trop plausible pour ne pas avoir séduit la plupart de ceux qui étaient enthousiasmés par les réussites des sciences naturelles. Il faut en effet admettre que des arguments puissants sont nécessaires pour contrer la forte présomption en faveur d'une telle conclusion et que ces arguments n'ont pas été énoncés correctement. Il n'est pas suffisant de souligner les défauts de propositions particulières fondées sur un tel raisonnement. L'argument des intellectuels ne perdra pas sa force tant que l'on n'aura pas démontré de manière concluante pourquoi l'utilité de ce qui a pu si bien réussir dans tant de domaines connaît des limites et pourquoi il est néfaste de franchir ces limites. C'est un problème qui n'a pas été traité de façon satisfaisante et qu'il faut traiter avant de repousser le mouvement particulier conduisant vers le socialisme.
Bien entendu, c'est seulement l'un des cas où des avancées intellectuelles plus poussées sont nécessaires pour réfuter les idées nocives aujourd'hui courantes, et où le cours des événements que nous traverseront sera finalement décidé par une discussion de problèmes abstraits. Il n'est pas suffisant pour l'homme d'affaires d'être convaincu, sur la base de sa connaissance profonde d'un domaine précis, que les théories du socialisme découlant d'idées plus générales sont impraticables. Il peut avoir parfaitement raison, et pourtant sa résistance sera submergée et toutes les conséquences désolantes qu'il prévoit s'ensuivront s'il n'est pas soutenu par une réfutation efficace des idées mères [en français dans le texte, NdT]. Tant que les intellectuels gagneront pour l'argumentation générale, la plupart des objections valides sur des cas spécifiques seront repoussées. [La philosophe et romancière libérale Ayn Rand (qui n'appréciait pas Hayek) a également souligné l'importance des idées générales et de la philosophie sur la vie quotidienne dans son recueil d'articles Philosophy, who needs it ? NdT]
V
Ce n'est cependant pas tout. Les forces qui influencent le recrutement dans les rangs des intellectuels opèrent toutes dans la même direction et permettent d'expliquer pourquoi tant des gens parmi les plus capables penchent vers le socialisme. Il y a bien sûr de nombreuses différences d'opinion parmi les intellectuels, comme dans tout groupe. Mais il semble vrai qu'en général ce sont les hommes les plus actifs, les plus intelligents et les plus originaux au sein des intellectuels qui penchent le plus fréquemment vers le socialisme, alors que ses adversaires sont d'un calibre inférieur. C'est particulièrement vrai au début de l'infiltration des idées socialistes. Plus tard, bien qu'en dehors des cercles intellectuels ce soit parfois encore un acte de courage de professer des convictions socialistes, la pression de l'opinion parmi les intellectuels sera souvent tellement faveur du socialisme qu'il faudra à un homme plus de force et d'indépendance pour y résister que pour rejoindre ce que ses collègues considèrent comme des idées modernes. Par exemple, personne ne peut ignorer, s'il est familier d'un grand nombre d'universités (et de ce point de vue la majorité des enseignants de l'université doivent être classés comme intellectuels plutôt que comme experts), le fait que les professeurs les plus brillants et ayant le plus de succès ont aujourd'hui plus de chances d'être socialistes, alors que ceux qui ont des idées plus conservatrices sont fréquemment des médiocrités. C'est évidemment en soi un facteur important qui conduit la plus jeune génération vers le camp socialiste.
Le socialiste y verra, bien sûr, une preuve que les personnes les plus intelligentes sont destinées de nos jours à devenir socialistes. Mais c'est loin d'être l'explication nécessaire ni même la plus probable. La raison principale de cet état de fait est probablement que, pour l'homme exceptionnellement doué qui accepte l'ordre actuel de la société, s'offrent une multitude d'autres possibilités pour exercer son pouvoir et son influence. Alors que la carrière intellectuelle est pour celui qui est mécontent le chemin le plus prometteur pour exercer influence et pouvoir afin de contribuer à la réussite de ses idéaux. Plus que ça : l'homme conservateur très doué choisira en général un travail intellectuel (et le sacrifice matériel qui en résulte d'habitude) seulement si le travail en lui-même lui plaît. Il est donc plus fréquemment amené à devenir un savant expert plutôt qu'un intellectuel au sens spécifique du terme. Tandis que, que pour celui qui a des idées socialistes, le travail intellectuel est le plus souvent un moyen plutôt qu'une fin, un chemin vers la grande influence exercée par l'intellectuel professionnel. Probablement, la réalité n'est pas que les plus intelligents soient socialistes, mais qu'une plus grandes proportion de socialistes parmi les esprits intelligents se destinent aux occupations intellectuelles grâce auxquelles il obtiennent une influence décisive sur l'opinion publique dans la société moderne [3].
La sélection du personnel chez les intellectuels est aussi très liées à l'intérêt prédominant qu'ils montrent pour les idées générales et abstraites. Les spéculations sur la possible reconstruction totale de la société donnent à l'intellectuel une place bien plus à son goût que les considérations plus pratiques et à court terme de ceux qui ont pour but une amélioration faite petit à petit de l'ordre existant. En particulier, la pensée socialiste doit en grande partie l'attrait qu'elle exerce sur les jeunes à son caractère visionnaire. Le courage même de s'adonner à la pensée utopique est à cet égard une source de force pour les socialistes et dont le libéralisme traditionnel manque fâcheusement. Cette différence opère en faveur du socialisme, non seulement parce que la spéculation à propos des principes généraux fournit, à ceux qui ne s'encombrent pas des faits de la vie de tous les jours, une occasion de jouer avec leur imagination, mais aussi parce qu'elle satisfait un désir légitime de comprendre la base rationnelle de tout ordre social et offre la possibilité d'exercer une envie constructive à laquelle le libéralisme, après avoir remporté ses grandes victoires, a laissé peu d'exutoires. L'intellectuel, par toutes ses dispositions, ne s'intéresse pas aux détails techniques et aux difficultés pratiques. Ce qui lui plaît, ce sont les grandes visions, la compréhension illusoire de l'ordre social en tant que tout que nous promet un système planifié.
Ce fait, que les goûts des intellectuels soient mieux satisfaits par les spéculations des socialistes s'est avéré fatal quant à l'influence de la tradition libérale. Une fois apparemment satisfaites les demandes de base de leurs programmes, les penseurs libéraux se sont tournés vers les problèmes de détail et ont eu tendance à négliger le développement de la philosophie générale du libéralisme, qui a en conséquence cessé d'être une question vivante offrant un terrain à la spéculation générale. Ainsi, pendant plus d'un demi-siècle, seuls les socialistes ont offert quelque chose ressemblant à un programme explicite de développement social, une image de la société future qu'ils voulaient atteindre et un ensemble de principes généraux guidant les décisions sur les questions particulières. Bien que, si j'ai raison, leurs idéaux souffrent de contradictions internes, et que toute tentative de les mettre en pratique doive produire quelque chose de totalement différent de ce qu'ils espèrent, ceci ne change pas le fait que leur programme de changement est le seul à avoir réellement influencé le développement des institutions sociales. C'est parce que les leurs idéaux sont devenus l'unique philosophie générale explicite sur la politique sociale à être partagée par un grand groupe, le seul système théorique qui pose de nouveaux problèmes et ouvre de nouveaux horizons, que les socialistes ont réussi à inspirer l'imagination des intellectuels.
Les développements actuels de la société durant cette période ont été déterminés non par une bataille d'idéaux conflictuels, mais par un contraste entre un état de choses existant et l'idéal d'une société future possible que les socialistes seuls ont présentée au public. Très peu d'autres programmes offerts fournissent de véritables alternatives. La plupart ne sont que des compromis à mi-chemin entre les types les plus extrêmes de socialisme et l'ordre existant. Tout ce qui restait à faire pour rendre presque chaque proposition socialiste raisonnable à ces esprits "judicieux", qui étaient constitutionnellement convaincus que la vérité doit toujours se trouver au milieu des extrêmes, était de trouver un partisan pour soutenir une position qui soit suffisamment plus extrême. Il ne semblait exister qu'une direction vers laquelle on puisse se diriger, et la seule question semblait être de connaître à quelle vitesse et jusqu'à quel point le mouvement devrait se produire.
VI
La signification de cet attrait spécial éprouvé par les intellectuels, attrait que le socialisme tire de son caractère spéculatif, deviendra plus clair si nous comparons plus profondément la position de la pensée socialiste avec celle sa contrepartie, qui est libérale au vieux sens du terme. Cette comparaison nous conduira aussi aux leçons que nous pouvons tirer d'une appréciation adéquate des forces intellectuelles qui déterminent les fondations d'une société libre.
Assez paradoxalement, un des principaux handicaps qui empêchent le penseur libéral d'avoir une influence populaire est intimement lié au fait que, avant que le socialisme n'arrive dans les faits, il a plus d'occasions d'influencer directement les décisions de politique courante, et qu'en conséquence non seulement il n'est pas tenté par la spéculation à long terme qui est la force des socialistes, mais en est même découragé parce que tout effort de ce type réduira probablement le bien immédiat qu'il peut produire. Quel que soit son pouvoir d'influencer les décisions pratiques, il le doit à sa position vis-à-vis des représentants de l'ordre existant. Et cette position serait en danger s'il se consacrait lui-même au type de spéculations qui plaisent aux intellectuels et qui pourraient influencer à travers lui les développements sur de longues périodes. Afin d'avoir du poids pour les pouvoirs en place, il doit être "pratique", "sensé" et "réaliste". Tant qu'il se consacre aux questions immédiates, il est récompensé par l'influence, les succès matériel et la popularité aux yeux de ceux qui jusqu'à un certain point partagent sa perspective générale. Or ces hommes ont peu de respect pour les spéculations sur les principes généraux qui dictent le climat intellectuel. S'il se prête sérieusement à de telles spéculation à long terme, il risque d'acquérir la réputation d'être "peu valable" voire à moitié socialiste parce qu'il refuse d'identifier l'ordre existant au système libre qu'il désire [4].
Si, malgré ceci, il continue à porter ses efforts vers la spéculation générale, il découvre rapidement qu'il est peu sûr de s'associer de trop près avec ceux qui semblent partager la majorité de ses convictions et se trouve vite isolé. Il y a en effet peu de tâches moins gratifiantes de nos jours que celle qui consiste à développer le fondement philosophique sur lequel puisse reposer le développement futur de la société libre. Comme l'homme qui entreprend un tel travail doit accepter la plupart du cadre de l'ordre existant, il apparaîtra à beaucoup des intellectuels à l'esprit spéculatif comme un simple apologiste timide des choses telles qu'elles sont. Et au même moment il sera écarté par les hommes dirigeant les affaires comme un théoricien qui manque d'esprit pratique. Il n'est pas assez radical pour ceux qui ne connaissent que le monde où "les pensées cohabitent aisément" et bien trop radical pour ceux qui ne voient que "combien difficilement les choses se heurtent". S'il tire avantage du soutien qu'il pourrait avoir des hommes d'affaires, il se discrédite presque certainement aux yeux de ceux dont il dépend pour diffuser ses idées. Au même instant il doit éviter très soigneusement tout ce qui ressemble à des fantaisies ou des exagérations. Si l'on ne connaît pas de socialiste connu pour s'être discrédité auprès de ses collègues même après les propositions les plus folles, le libéral de la vieille école se condamnerait par une suggestion irréaliste. Cependant, pour les intellectuels il ne sera jamais assez spéculatif ou aventureux, et les changements et améliorations de la structure sociale qu'il a à offrir sembleront limités en comparaison de ceux que leurs imaginations moins restreintes conçoivent.
Au moins dans une société dans laquelle les préalables nécessaires principaux de la liberté sont déjà présents et dans laquelle les améliorations ultérieures ne concernent plus que des points de détail, le programme libéral ne peut prétendre à la fascination de la nouveauté. Apprécier les améliorations qu'il peut offrir demande plus de connaissance du fonctionnement de la société existante que n'en possède l'intellectuel moyen. La discussion de ces améliorations doit provenir d'un niveau plus pratique que celle des programmes plus révolutionnaires. Ainsi les choses se présentent sous un aspect qui exerce peu d'attrait sur l'intellectuel et tendent à apporter des éléments qui lui semblent hostiles. De plus, ceux qui connaissent le mieux le fonctionnement de la société actuelle sont également intéressés à préserver des traits spécifiques de cette société qui ne pourraient se défendre sur la base de principes généraux. Au contraire de la personne qui envisage un futur totalement neuf et qui cherche naturellement l'aide du théoricien, les hommes qui croient à l'ordre actuel pensent également le comprendre bien mieux que tout théoricien, et par conséquent rejettent la plupart du temps tout ce qui est théorique et peu familier.
La difficulté de trouver un soutien réel et désintéressé à une politique systématique de liberté n'est pas nouveau. Dans un passage que la réception d'un de mes récents livres m'a rappelé, Lord Acton décrivait il y a longtemps comment :
de tout temps les amis sincères de la liberté ont été rares, et son triomphe dû à des minorités, qui ont pu réussir en s'associant à des alliés dont les buts différaient des leurs ; et cette association, qui est toujours dangereuse, s'est parfois révélée désastreuse, en donnant aux adversaires des raisons d'opposition valables...[5]
Plus récemment, un des plus distingués économistes américains vivants s'est plaint d'une façon similaire que la tâche principale de ceux qui croient aux principes de base du système capitaliste doivent fréquemment défendre ce système contre les capitalistes - en fait, les grands économistes libéraux, depuis Adam Smith jusqu'à nos jours, l'ont toujours su.
L'obstacle le plus important qui sépare les hommes pratiques, qui ont la cause de la liberté vraiment à coeur, et les forces qui, dans le royaume des idées, décident du cours de leur développement est la profonde méfiance de ces hommes dans les spéculations théoriques et leur tendance à l'orthodoxie. Ceci, plus que toute autre chose, crée une barrière presque infranchissable entre eux et les intellectuels qui se consacrent à la même cause et dont l'aide est indispensable pour faire régner cette cause. Bien que cette tendance soit peut-être naturelle chez des hommes qui défendent un système parce qu'il s'est justifié en pratique, et que sa justification intellectuelle semble sans importance, elle est fatale à la survie du système parce qu'elle le prive du soutien dont elle a le plus besoin. Toute orthodoxie, toute prétention qu'un système d'idées est fini et doit être accepté sans question comme un tout, sont des idées qui s'opposent nécessairement aux intellectuels, quelles que soient leurs opinions sur des questions particulières. Tout système qui juge les hommes selon leur entière adhésion à un ensemble d'opinions, selon leur orthodoxie ou le degré auquel on peut leur faire confiance pour professer des avis ratifiés sur tous les points, se prive d'un soutien sans lequel aucun ensemble d'idées ne peut conserver son influence dans la société moderne. La possibilité de critiquer les idées acceptées fournit l'atmosphère sans laquelle l'intellectuel ne peut pas respirer. Une cause qui n'offre pas de telle possibilité ne peut pas trouver le soutien de l'intellectuel et est amenée à disparaître dans une société qui, comme la nôtre, dépend de ses services. [On pourra objecter à Hayek l'exemple de l'orthodoxie communiste, qui a toujours attiré les intellectuels, en partie parce qu'elle leur évitait de penser mais pas de gesticuler et de protester, ce qui me semble être, plus que le goût des idées, leur raison d'être. NdT]
VII
Il est possible qu'une société libre comme nous l'avons connu porte en elle les germes de sa destruction, qu'une fois la liberté obtenue elle soit considérée comme admise et cesse d'avoir de la valeur, et que la croissance libre des idées qui représente l'essence d'une société libre conduise à la destruction des fondements dont elle dépend. Il y a peu de doutes que l'idéal de la liberté est aujourd'hui moins attirant pour la jeunesse dans des pays comme les États-Unis que dans des pays où l'on a appris ce que sa perte voulait dire. D'un autre côté, il y a plusieurs signes qu'en Allemagne et ailleurs, pour les jeunes gens qui n'ont jamais connu une société libre [le texte date de 1949, NdT], la tâche d'en construire une peut devenir aussi existant et fascinant que n'importe quel plan socialiste qui est apparu au cours des cent dernières années. C'est un fait extraordinaire, que de nombreux voyageurs ont pu ressentir, qu'en parlant à des étudiants allemands des principes d'une société libérale on trouve une audience plus réactive et même plus enthousiaste qu'on ne pourrait l'espérer dans toutes les démocraties occidentales. En Angleterre aussi, il apparaît déjà parmi la jeunesse un nouvel intérêt pour les principes du véritable libéralisme, intérêt qui n'existait pas il y a encore quelques années.
Cela veut-il dire que la liberté n'a de valeur que quand elle est perdue, que le monde doit partout passer par une phase sombre de totalitarisme socialiste avant que les forces de la liberté ne réunissent à nouveau assez de puissance ? Peut-être, mais j'espère que non. Pourtant, tant que les gens qui déterminent à long terme l'opinion publique continueront à être attirés par les idéaux du socialisme, la tendance continuera. Si nous voulons éviter un tel développement, nous devons être capables d'offrir un programme libéral neuf, qui attire l'imagination. Nous devons à nouveau rendre la création d'une société libre une aventure intellectuelle, un acte de courage. Ce qui nous manque, c'est une utopie libérale, un programme qui ne semble être ni une simple défense des choses existantes, ni une forme diluée de socialisme, mais un véritable radicalisme libéral qui n'épargne pas les susceptibilités des puissants (y compris les syndicats), qui ne soit pas strictement pratique, et qui ne se confine pas à ce qui semble aujourd'hui politiquement possible. Nous avons besoin de leaders intellectuels qui soient préparés à résister aux flatteries des gens puissants et influents, qui aient envie de travailler pour un idéal, aussi faibles soient les perspectives de sa prochaine réalisation. Il doit s'agir d'hommes qui veulent adhérer à des principes et se battre pour leur pleine réalisation, aussi éloignée soit elle. Ils devront abandonner les compromis pratiques aux hommes politiques. Le libre échange et la liberté sont des idéaux qui peuvent encore stimuler les imaginations de nombreuses personnes, mais la simple "liberté raisonnable d'échanger" ou le simple "assouplissement des contrôles" ne sont ni intellectuellement respectables ni susceptibles d'inspirer un quelconque enthousiasme. [Depuis ce texte, Rothbard et Rand sont arrivés, rejoints par d'autres libertariens, et ont rempli cette fonctions aux États-Unis. NdT]
La leçon principale que le vrai libéral doit apprendre du succès des socialistes est que c'est leur courage d'être utopique qui leur a apporté le soutien des intellectuels et donc une influence sur l'opinion publique qui rend tous les jours possible ce qui semblait encore récemment tout à fait lointain. Ceux qui se sont limités exclusivement à ce qui semblait possible dans l'état actuel de l'opinion ont toujours pu constaté que même ceci est rapidement devenu politiquement impossible à cause des changements de l'opinion publique qu'ils n'ont rien fait pour guider. A moins que nous ne puissions refaire de la construction des fondations philosophiques d'une société libre une question intellectuelle d'actualité, et de son accomplissement une tâche qui soit un défi pour l'ingéniosité et l'imagination de nos esprits les plus vivants, l'avenir de la liberté est effectivement sombre. Mais si nous pouvons retrouver la croyance au pouvoir des idées qui était la marque du libéralisme à sa meilleure époque, la bataille n'est pas perdue. Le renouveau intellectuel du libéralisme est déjà en cours dans plusieurs parties du monde. Sera-t-il à l'heure au rendez-vous ?
Notes
[1]. Il serait intéressant de découvrir à quel point une analyse critique sérieuse des bénéfices pour la société de la loi sur le copyright, ou l'expression de doutes quant à l'intérêt public de l'existence d'une classe qui vit de l'écriture de livres, auraient des chances d'être énoncées publiquement dans une société où les canaux d'expression sont largement contrôlés par ceux qui ont un intérêt direct à la situation existante.
[2].Ce n'était pas (comme l'a suggéré un des critiques de La Route de la servitude, le Professeur Schumpeter) "la politesse" mais une conviction profonde de l'importance de cet aspect qui me fait, pour reprendre les mots de Schumpeter, "rarement attribuer aux adversaires plus qu'une erreur intellectuelle".
[Effectivement, Hayek a une certaine tendance à excuser les adversaires et à leur prêter de bonnes intentions (personnellement, j'avoue avoir du mal à trouver la moindre excuse aux "intellectuels" français qui me semblent être à la fois bêtes et méchants). C'est ainsi qu'il avait dédié la Route de la servitude "aux socialistes de tous les partis", en pensant qu'ils pourraient s'amender. Cette attitude bienveillante a été dénoncée ultérieurement par d'autres auteurs, Rothbard et Block (qui estime à juste titre qu'il ne s'agit pas uniquement d'un procédé rhétorique mais bien de la conviction de Hayek, voir les lignes ci-dessus) par exemple. Il reste cependant que Hayek, clément et charitable avec les hommes, ne l'est pas avec les idées. NdT]
[3]. Un autre phénomène familier est lié à cette idée : il y a peu de raisons de croire que les très grandes capacités intellectuelles pour créer un travail original soient plus rares chez les Gentils que chez les Juifs. Pourtant il n'y a pas de doute que la quantité de gens d'origine juive constitue presque partout un nombre disproportionnellement grand parmi les intellectuels selon notre définition, c'est-à-dire dans les rangs des interprètes professionnels des idées. C'est peut-être un don spécial de leur part et c'est certainement leur meilleur occasion dans des pays où des obstacles leur sont opposés dans d'autres domaines. Plus que pour toute autre raison, c'est probablement parce que les Juifs constituent une si grande proportion chez les intellectuels qu'ils semblent être plus réceptifs aux idées socialistes que les gens d'autres origines.
[4]. L'exemple récent le plus éclatant d'une telle dénonciation comme "socialiste" d'un libéral pas tout à fait orthodoxe a été fourni par quelques commentaires sur le livre Economic Policy for a Free Society (1948) de feu Henry Simon. On n'est pas obligé d'être d'accord avec la totalité de l'ouvrage et même penser que certaines suggestions qui y figurent sont incompatibles avec une société libre. Et pourtant on peut le considérer comme une des plus importantes contributions récentes à notre problème, et comme étant le type de travail nécessaire pour commencer la discussion sur des questions fondamentales. Même ceux qui sont violemment en désaccord avec certaines de ses suggestions devraient l'accueillir comme une contribution qui pose clairement et courageusement les problèmes centraux de notre époque.
[5]. Acton, The History of Freedom, Londres, 1922.
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