La plus audacieuse des affirmation d'Aleix Vidal-Quadras dans ce recueil d'essais sur le nationalisme — contre le nationalisme[1] — est aussi la plus exacte : le nationalisme est un produit intellectuel inférieur, aux idées rudimentaires, qui ne se propose pas de fonder rationnellement une vérité mais de revêtir de l'apparence d'une doctrine ce qui n'est rien d'autre qu'une passion, un instinct et un acte de foi.
Ce n'est pas un hasard s'il n'y a pas de grands penseurs nationalistes, personne qui puisse même de loin être comparé à ce que représentent pour le libéralisme un Adam Smith, un Montesquieu pour la démocratie ou un Marx pour le socialisme, et si l'idéologie nationaliste ne peut exhiber, comme le plus présentable parmi ses classiques, le sympathique anachronisme d'un Johann Gottfried Herder en opposant sa vision d'un monde-archipel de pittoresques îlots culturels — das Volk — aux prétentions universalistes de la Révolution française. Mais ses théoriciens les plus représentatifs, les nationalistes de nos jours sont obligés de les ignorer et de les cacher, car il s'agit d'un étalage ahurissant d'excentricités intellectuelles, où se côtoient le racisme d'un Fichte, l'ultramontanisme réactionnaire d'un Joseph de Maistre, le fascisme d'un Rosenberg et d'un Charles Maurras et le tiers-mondisme terroriste d'un Frantz Fanon.
Le nationalisme a été incapable d'enrichir la connaissance de la réalité sociale, des mécanismes du devenir historique et de la condition humaine parce qu'il se nourrit de purs préjugés et de peurs ataviques qui ne résistent pas à l'analyse rationnelle. Et parce que tout son effort doctrinaire se ramène, comme le dit très justement Vidal-Quadras, au paralogisme de vouloir « transformer les contingences en absolus sacralisés ».
Naître au milieu de prodigieuses et venteuses collones de l'Ampurdán est un accident, pas une fatalité ; comme l'est de naître catholique, athée ou mahométan, dans une famille de végétariens ou de cannibales, en milieu hispano ou catalanophone. Toutes ces données sont importantes pour déterminer l'identité d'une femme et d'un homme, mais aucune n'est fatidique ni essentielle, sauf dans des sociétés extrêmement primitives et barbares, où l'individu et la liberté n'ont pas encore commencé à exister et où les destins humains restent scellés de façon irrémédiable depuis le berceau, comme dans le cas du poisson, de l'oiseau et de la bête sauvage.
La civilisation peut être définie de maintes manières, mais la plus convaincante consiste sûrement à la qualifier de progrès grâce auquel l'être humain s'individualise et s'émancipe de la tribu, devient un être capable de dépasser les conditionnements naturels et sociaux et de tracer sa propre histoire, au moyen d'actes de volonté, de travail et de créativité. Dans ce lent écoulement du devenir humain, l'apparition, à partir du XVIIIe siècle, des nations a été un recul et un faux pas qui a freiné et troublé cette marche ascendante de l'individu vers la pleine acquisition de sa souveraineté — c'est-à-dire de sa liberté —, en le faisant régresser à la condition tribale, pur figurant ou comparse d'une totalité collective à l'intérieur de laquelle et grâce à laquelle il se définissait et existait.
Comme ce fut toujours et dans tous les cas un pur mensonge, car aucune nation n'a jamais surgi sur cette harmonieuse et cohérente unité culturelle, ethnique, religieuse, politique et territoriale dont rêve tout nationalisme, l'histoire des nations a été celle des violences apocalyptiques exercées en leur sein pour imposer artificiellement l'unité, gommant les différences, exterminant les cultures, croyances et individus qui détonnaient, les expulsant, interdisant et censurant toute manifestation de diversité, particularisme et dissidence, jusqu'à obtenir ces apparences de sociétés intégrées semblables à celles que, de nos jours, édifient les Croates et les Serbes de l'ex-Yougoslavie sur un vaste cimetière de cadavres bosniaques.
La peur et la violence sont des composantes inévitables de tout nationalisme. Peur de l'autre, du différent et du neuf, du changement et de l'innovation, du mouvement de l'histoire et de la pleine souveraineté de l'individu qui est incompatible avec toute réduction collectiviste, peur du métissage, du pluralisme, de la coexistence dans la diversité qui est le principe de base de la culture démocratique. Et c'est naturel qu'il en soit ainsi car, comme la tribu, la nation, une fois constituée, a besoin de l'immobilisme, de l'inertie ontologique, pour se justifier comme principe unificateur et définitoire d'un conglomérat humain. Comme cette réalité contredit la propension naturelle des individus et des collectivités à entrer en relation, à se mêler et se confondre — surtout en ce temps d'internationalisation accélérée de la vie —, le nationalisme doit lui opposer, pour ne pas perdre toute raison d'être, la coercition, un vaste répertoire de possibilités qui va du sanglant génocide à la très bénigne, en apparence, « normalisation linguistique ». C'est vrai que les deux extrêmes sont très distants l'un de l'autre, mais un cordon ombilical les unit : la volonté d'établir par la force une « unité » — raciale, religieuse ou culturelle — qui préalablement, n'existait pas.
La pauvreté conceptuelle et philosophique qui le soutient et les traumatismes et égarements sociaux auxquels il peut conduire n'empêchent pas le nationalisme de séduire de grands publics et d'être une force politique puissante dans le monde d'aujourd'hui. Il a remplacé l'utopie collectiviste comme le défi majeur que devra affronter dans le futur immédiat cette culture démocratique qui vient de désintégrer le communisme et la digue la plus ferme qui se dresse contre les avancées réalisées par l'humanité dans la progressive dissolution des frontières et la création d'une civilisation mondiale sous le signe de la liberté politique, de l'articulation et l'ouverture de tous les marchés.
C'est un sujet récurrents des essais polémiques de Vidal-Quadras et sur lequel ses thèses me semblent les plus lucides. Il est certain que le « nationalisme se révèle extraordinairement motivant » « parce qu'il repose sur des instincts et des atavismes profondément enracinés dans la nature humaine ». La propension naturelle de l'espèce est la horde, non l'individu ; l'asservissement et non la révolte ; la superstition et la magie et non l'examen intelligent des phénomènes ; la passion et l'instinct au lieu de la rationalité. L'individualisme, la raison et la liberté s'obtiennent après des efforts opiniâtres, constituent des choix intellectuels et vitaux qui exigent de jeter par-dessus bord un lest pesant que nous traînons depuis les temps reculés de la peau de bête et du silex. Ces choix doivent être continuellement renouvellés, car à chaque nouvelle situation ou circonstance — surtout à des périodes critiques, de difficultés et de bouleversements —, nous courrons le risque de perdre cet acquis, d'abdiquer et de reculer de la condition d'individus à celle de la horde, d'êtres intelligents à des bipèdes irrationnels et d'êtres libres à des instruments et épigones d'une volonté supérieure devant laquelle nous avons abdiqué, qui parle et décide pour nous. C'est le terrible et magnétique attrait exercé par le nationalisme, surtout aux mains de ces astucieux manipulateurs de l'inculture et des passions humaines qui sont ceux qu'on appelle les « leaders charismatiques ». Ils savent tirer un parti profitable de cette réalité justement décrite par Vidal-Quadras : « La sécurité que procure la conscience d'appartenir à un groupe homogène, la haine ou la peur de ce qui est différent ou étrange, la satisfaction narcissique de percevoir l'univers à travers ce qu'on est, ou qu'on prétend être et la nécessité d'auto-affirmation en face des autres battent dans les noyau obscur et occulte des ferveurs nationalistes. »
Beaucoup reprocheront à l'auteur de ces essais la vivacité dialectique qui les parcourt et de leur ton belliqueux. Il faut rappeler qu'ils ont été écrits comme en marge de la lutte politique quotidienne, et ici et là ils se ressentent de son incandescence. Mais ils constituent un effort méritoire pour enrichir l'action politique d'idées et de réflexions, de façon à ne pas la restreindre au combat brutal pour le pouvoir et à en faire aussi un débat intellectuel, un exercice de l'imagination critique. Outre le courage moral et les affirmations aiguës que contiennent ces essais, ils ont le grand mérite de placer au centre du débat, logiquement, le thème du nationalisme, qui est désormais le grand sujet de la vie politique contemporaine, non seulement en raison des incendies qu'il provoque dans tant de pays, mais parce que c'est autour de lui que se réordonnent les forces politiques et les grands débats, les antagonismes idéologiques à venir. Nous en avons un aperçu non seulement dans les massacres de Bosnie-Herzégovine, d'Abkhazie, du Haut-Karabakh, du Tadjikistan, de l'Afghanistan, mais dans les résurgences de xénophobie et de racisme en Allemagne et d'autres pays européens, tout comme la récente alliance d'intellectuels fascistes et communistes en France — le dénommé national-bolchévisme — pour « défendre la souveraineté nationale menacée par Wall Street ».
A la différence de ce qui se passe ailleurs, le nationalisme contre lequel se bat Aleix-Quadras est celui très civilisé, pacifique et démocratique qui gouverne la région autonome de la Catalogne. Personne, à moins d'être dépourvu de jugement, ne pourrait voir dans le président Jordi Pujol un dogmatique immodéré capable de mettre son pays à feu et à sang, comme l'a fait le Serbe Radovan Karadzic pour matérialier son projet nationaliste. Et moi moins que personne, qui le connais et qui sais que c'est un homme sensé et tolérant. Mais il n'empêche que le cheval que monte cet inoffensif cavalier soit potentiellement un coursier sauvage qui peut, à un moment donné, s'emballer et provoquer de la casse. Car pour douce et élégante que soit la main qui le brandit, il n'en demeure pas moins que le drapeau nationaliste agite les basses passions humaines, qu'il tend à remplacer le dialogue par l'oukase, la coexistence par l'excommunion et la discrimination, et à confondre, dans le champ de la culture, l'arbre et la forêt.
La force du nationalisme en Catalogne m'a toujours étonné. La politique culturelle répressive dont il a été victime tout au long de l'histoire, et spécialement sous le franquisme, n'est pas une explication suffisante, car elle n'a pas empêché la Catalogne de développer une très riche vie culturelle — probablement la plus européenne et la moins provinciale de toute l'Espagne — et d'accoucher d'une longue série d'écrivains et d'artistes de nature universelle. Et elle aurait dû, plutôt, immuniser ses élites politiques et intellectuelles contre les aberrations nationalistes dont elle souffrit dans sa propre chair. Quel lien peut avoir la terre d'un Carles Riba, de Foix, de Josep Pla, de Dalí, de Tàpies qui, au sommet de sa gloire, exhibe des lits et sculpte des bas troués, de Carlos Barral, Gil de Biedma, Juan Marsé, Eduardo Mendoza, des trois Goytisolo, Félix de Azúa, Vázquez Montalbán et de tant d'autres écrivains de premier rang, de ces architectes révolutionnaires qui dessinent des édifices et recomposent des villes de par le monde, de ses éditeurs d'avant-garde et de ses gens de théâtre turbulents et cosmopolites, avec une idéologie fondamentalement provinciale et viscérale qui, si elle était un jour poussée à ses dernières conséquences, sous-développerait la Catalogne et la transformerait en une société du tiers-monde ?
L'amour de la Catalogne n'a rien à voir avec le nationalisme et c'est ce que démontre lumineusement ce livre d'Alex Vidal-Quadras, catalan, espagnol, européen, libéral et homme de son temps.
Londres, août 1993.
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