Pascal Salin, professeur d'économie à l'Université de Paris-Dauphine, nous livre une analyse à contre-courant sur la communément dénommée "crise du capitalisme". Ici plus que jamais, quand la crise de confiance et le pessimisme nous rendent impuissants, la liberté économique semble la seule corde pour sortir du puit...
La chute brutale et spectaculaire de très grandes entreprises - Enron, WorldCom, Andersen ou même Vivendi - a suscité à travers le monde des réactions à peu près unanimes de scepticisme à l'égard du bon fonctionnement du capitalisme, ce qui incite à demander un renforcement de la « régulation » du marché par les autorités étatiques, c'est-à-dire en fait l'adoption de réglementations plus strictes et l'extension des procédures de surveillance.
Dans le débat éternel qui oppose les défenseurs du marché aux partisans de l'interventionnisme étatique, les événements semblent donc donner raison aux seconds. Cette conclusion nous paraît pourtant bien hâtive et nous pensons au contraire que ces expériences récentes devraient logiquement conduire à une plus grande confiance dans les capacités d'autorégulation du capitalisme. Tous ceux qui portent un jugement sur le fonctionnement d'un quelconque processus social devraient appliquer la règle d'or selon laquelle on ne peut pas tirer un enseignement général d'un événement particulier. C'est pourtant exactement cette erreur logique qui est allègrement faite par tous ceux qui proclament la faillite ou, tout au moins, l'instabilité du capitalisme en observant les difficultés de quelques grandes entreprises, comme si ces quelques entreprises représentaient le capitalisme mondial!
C'est exactement la même erreur qui est faite par ceux qui dénoncent les privatisations parce qu'il y a eu un accident de chemin de fer en Angleterre, ou qui s'opposent à la déréglementation parce qu'un avion d'une ligne à bas prix s'est écrasé aux États-Unis... Ces généralisations abusives sont particulièrement risibles dans un pays comme la France où l'on a connu, dans la sphère publique, aussi bien le scandale du Crédit lyonnais que celui du sang contaminé. Mais malheureusement, elles ne sont pas que risibles, elles sont terriblement dangereuses.
En effet, c'est le plus souvent à cause d'événements particuliers et sous prétexte d'éviter leur répétition que la puissance publique étend son arsenal administratif et répressif, réduisant d'autant les espaces de liberté dont les individus devraient légitimement bénéficier.
En réalité, l'observation lucide des faits devrait conduire à une vision exactement opposée à celle qui est dominante. N'est-il pas, en effet, extraordinaire que les faillites, les falsifications comptables ou les erreurs stratégiques soient si rares, alors qu'il existe dans le monde des millions d'entreprises, des milliers de grandes entreprises? N'est-il pas remarquable qu'il soit possible de faire fonctionner et de faire évoluer de grands ensembles qui regroupent des dizaines de milliers de salariés et qui mettent en oeuvre des processus de production constamment renouvelés dans un grand nombre de pays? C'est bien cela le miracle du capitalisme et les quelques ratés qui surviennent nécessairement ne devraient pas remettre en cause son caractère novateur et productif.
L'erreur est humaine
C'est à tort, en effet, que l'on compare le capitalisme existant à une situation purement idéale où il n'y aurait jamais d'erreur de gestion, jamais de dissimulation comptable, jamais de faillite, jamais de licenciements, jamais de baisse de valeur des actifs. Car l'erreur est humaine, elle est nécessairement présente dans toute organisation sociale et elle est bien souvent un élément essentiel de tout processus d'apprentissage. Ne poursuivons donc pas la chimère d'un monde idéal sans problème, mais demandons-nous plutôt quel est le système qui donne le plus de chances à tous de poursuivre efficacement leurs propres objectifs. La réponse est simple: c'est le capitalisme, car il repose - plus que tout autre - sur la discipline de la responsabilité individuelle, parce que l'erreur y est sanctionnée et parce qu'il incite à la création de connaissances (éventuellement à partir des leçons tirées des erreurs).
À titre d'illustration des remarques ci-dessus, analysons rapidement l'affaire Enron. Cette entreprise a été un innovateur extraordinaire qui a accompagné et provoqué d'importantes mutations sur le marché de l'énergie. C'est en particulier grâce à elle qu'on est passé d'une logique de producteurs d'énergie à une logique d'intermédiation financière dans laquelle la gestion des contrats avec les fournisseurs d'énergie et avec les consommateurs a permis de mieux adapter la production à des demandes très diversifiées. C'est ainsi qu'Enron a développé 400 types de produits financiers nouveaux. Mais il est clair qu'une activité aussi novatrice présente des risques, d'une part, parce qu'elle est à la merci d'un retournement mal prévu du marché et, d'autre part, parce que les pratiques comptables ne sont pas toujours facilement adaptables à des activités nouvelles de ce type.
Enron a sans doute été d'abord victime de ces risques. Mais au lieu de reconnaître cette réalité et de la faire connaître, les dirigeants d'Enron ont préféré dissimuler les difficultés par des pratiques comptables douteuses, tout en vendant leurs actions avant l'effondrement de leur cours, ce qui est évidemment totalement répréhensible. Mais ce comportement aberrant - dont on ne connaîtra probablement jamais les raisons, car il prend ses racines dans la tête des dirigeants - ne peut pas être considéré comme la règle habituelle de fonctionnement du capitalisme. Car l'intérêt bien compris des actionnaires et des dirigeants consiste évidemment non pas à faire des profits dans le court terme avant de faire faillite, mais au contraire de durer.
Malheureusement, les dirigeants et les gros actionnaires d'Enron ont adopté le comportement de certains spéculateurs consistant à pratiquer la fuite en avant, à prendre des positions de plus en plus risquées et à cacher la vérité. Pour leur part, les dirigeants d'une firme comme Amazon n'ont jamais caché leurs difficultés et ils ont gardé la confiance des investisseurs, bien qu'ils n'aient pu annoncer pour la première fois des profits qu'au 4e trimestre 2001. Peut-être l'affaire Enron aura-t-elle pour conséquence heureuse d'avoir prouvé, une fois de plus, que seule l'honnêteté est gagnante sur le long terme.
Elle constitue l'un des fondements du capitalisme, ce qu'ont oublié les dirigeants d'Enron. La situation d'Enron n'aurait peut-être pas été désespérée si les comptes n'avaient pas été falsifiés ou masqués. À partir du moment où cela est apparu - et cela apparaît nécessairement -, le marché n'avait plus confiance et il n'y avait plus d'investisseurs, plus de prêteurs, plus d'échangistes sur le marché. Le comportement moral ne se décrète pas de l'extérieur, mais il se révèle sur le marché dont la sensibilité à un code moral (dire la vérité, respecter les droits des autres, etc.) est extraordinaire.
Mais, dira-t-on sans doute, il n'en reste pas moins que des affaires comme l'affaire Enron peuvent toujours exister et il conviendrait donc de renforcer les contrôles étatiques pour éviter ces déviations, même si elles sont rares. Or ces contrôles existent, en particulier du fait de l'existence de la SEC (Securities and Exchange Commission). Mais un organisme comme celui-ci - et l'on pourrait dire la même chose de la COB en France - apporte une fausse sécurité. En effet, les actionnaires croient qu'il les protège en contrôlant efficacement les entreprises et les procédures comptables, de telle sorte qu'ils ne sont pas incités à rechercher d'autres mécanismes de contrôle ni à améliorer leur information. Il est ainsi frappant de constater que la SEC n'avait pas contrôlé les comptes d'Enron depuis 1996 et qu'elle n'a commencé ses investigations qu'en octobre 2001.
En réalité, le marché avait réagi bien avant les autorités administratives. On peut en voir un signe évident dans le fait que l'action d'Enron, qui était cotée à 83 $ à la fin de 2000, était tombée à 33 $ avant même les premières révélations sur la gravité de la situation le 16 octobre 2001. D'ailleurs, de nombreux investisseurs réputés avaient exclu les actions Enron du portefeuille de leurs clients et certains avaient parfaitement vu - bien avant la SEC - qu'il y avait beaucoup d'opérations hors bilan cachées et qu'il y avait un grand manque de transparence.
Méfiance sur les marchés
Certes, les erreurs ou les falsifications des dirigeants n'ont pas nui qu'à eux, elles ont nui aux actionnaires et aux salariés. En ce qui concerne les actionnaires, tout d'abord, les plus importants d'entre eux ont le moyen de s'informer et ils ne peuvent s'en prendre qu'à eux-mêmes s'ils perdent une partie de leurs avoirs. Quant aux petits actionnaires, ils savent bien qu'une action comporte toujours une part de risque et, en achetant des actions Enron, ils avaient accepté ce risque. S'ils voulaient l'éviter, ils pouvaient acheter des obligations ou diversifier leurs portefeuilles. Or les actions Enron étaient particulièrement risquées, d'abord parce que le métier était en partie nouveau; mais aussi parce que l'action, à son maximum, avait un prix tel que le « price/earnings ratio » était égal à 81!
D'autres indices auraient pu alerter les actionnaires, par exemple, le fait qu'Enron avait un chiffre d'affaires par employé considérablement supérieur à toute autre entreprise américaine et que sa croissance était fantastique (ce qui était dû en grande partie au fait qu'on comptabilisait dans le chiffre d'affaires des ventes, rachats et reventes des mêmes avoirs, souvent effectués avec des filiales supposées indépendantes). Or quand quelque chose paraît incroyable, c'est probablement effectivement incroyable et cela doit susciter la méfiance.
Les salariés, pour leur part, sont d'évidentes victimes de ces événements. Mais la sécurité absolue ne peut pas être donnée à tout le monde, sauf dans un monde idéal qui, ne pouvant pas exister, ne mérite pas qu'on s'y attarde. On peut seulement penser que leur chance de retrouver un emploi satisfaisant est d'autant plus grande que l'économie est plus dynamique et le taux de chômage plus faible, ce qui reste vrai des États-Unis par rapport à d'autres pays. Cependant, le pire, pour certains de ces salariés, a été la perte de la valeur de leurs avoirs investis en actions Enron. Cela prouve, une fois de plus, qu'il n'est jamais bon de mettre « tous ses oeufs dans le même panier ». Il serait bon de s'en souvenir dans un pays comme la France où l'on cherche à privilégier « l'épargne d'entreprise » par rapport à de véritables fonds de pension où les risques sont diversifiés.
Parmi toutes les facettes de l'affaire Enron, il en est une qui est particulièrement surprenante, à savoir la disparition rapide d'Andersen qui avait certifié les comptes d'Enron. Cette firme avait acquis une solide réputation dans les années trente en dénonçant les falsifications comptables d'une grande entreprise américaine. Le respect rigoureux de son code de déontologie a donc longtemps constitué son fonds de commerce.
Il a suffi que quelques-uns de ses milliers d'employés aient, semble-t-il, cautionné les manipulations comptables d'Enron pour que la firme disparaisse à l'échelle du monde! Il y a là un des plus extraordinaires exemples de l'autorégulation - on serait tenté de dire de l'autorégulation morale - du capitalisme. Quel contraste avec le monde administratif et politique où les mêmes hommes pratiquent, de manière continue et sans jamais en être sanctionnés, la corruption, le pillage des biens d'autrui et la distribution de privilèges indus?
Il n'est absolument pas nécessaire, à la suite de ces événements particuliers, d'introduire de nouvelles réglementations, de nouveaux contrôles, de nouveaux organismes de surveillance. En effet, secoués par ces exemples récents, les dirigeants de beaucoup d'entreprises se préoccupent d'améliorer les procédures comptables et de trouver le degré de transparence dans l'information qui soit à la fois satisfaisant pour les actionnaires et financièrement supportable pour les entreprises. Ainsi, pour attirer des actionnaires, il est nécessaire, plus qu'avant, d'avoir un comité d'audit fonctionnant de manière efficace.
Quant aux firmes d'audit, elles ne peuvent que renforcer leurs procédures de contrôle interne de manière à éviter le sort malheureux d'Andersen. Pour parer aux risques futurs, il n'existe pas une solution unique qui germerait du cerveau des « régulateurs » censés être des surhommes de clairvoyance. C'est par des procédures d'essais et d'erreurs successifs qu'on cherche indéfiniment à améliorer le fonctionnement des organisations privées. Tel est le rôle éminent du marché libre et du capitalisme.