L'Europe n'a pas pris le relais d'États délégitimés, et pourtant irremplaçables. Une situation qui entraîne, selon le philosophe, une haute volatilité politique.
Pierre Manent est directeur de recherches au centre Raymond Aron de l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Spécialiste de philosophie politique et probablement le meilleur connaisseur français des penseurs libéraux, il estime que nous n'en avons pas fini avec l'État-nation. D'autant que l'Europe politique reste une idée sans véritable contenu.
Pourquoi écrivez-vous que les attentats du 11 septembre 2001 à New York marquent la « fin de la période tocquevillienne » ouverte en 1776 par la Révolution américaine et par l'avènement de la démocratie moderne ?
-La période tocquevillienne a été dominée par le mouvement démocratique, par l'exigence d'une égalité croissante. Ce mouvement s'est déployé au cours des deux derniers siècles en Occident, et on pouvait croire que la courbe se poursuivrait. C'est ce que j'ai pensé jusqu'à une date récente. Ce n'est pas devenu faux, mais je suis plus sensible maintenant à ce qui vient de l'extérieur. La « question de l'égalité », sans disparaître, cède le pas à d'autres questions, qui viennent de plus loin dans le temps et dans l'espace. La nouvelle période est marquée par une confrontation que nous n'attendions pas entre l'Occident et ce qu'il y a en dehors de notre aire politique et spirituelle. Voilà pourquoi je dis que nous sommes sortis de la période tocquevillienne.
C'est donc la montée de l'islamisme qui vous a fait changer d'opinion ?
-C'est en effet un élément important, mais il y en a d'autres. Ce qui a brouillé la distinction entre l'intérieur et l'extérieur, c'est, en particulier, le processus de la construction européenne. L'analyse tocquevillienne de la démocratie présupposait l'existence du cadre national. Mais celui-ci se défait, sans avoir été remplacé par un nouveau cadre politique. Désormais, l'espace de formulation et de résolution des problèmes est très incertain. Nous n'avons pas découvert ce qu'est la vie après la nation, mais nous subissons les conséquences de son affaiblissement. On le vérifie avec l'effacement de la polarité droite-gauche, qui, historiquement, avait organisé la politique démocratique. La droite, traditionnellement, c'était la nation, et la gauche, le peuple. Cette polarité a cessé de fonctionner depuis longtemps. Dès les années 70, la droite est passée d'une légitimation nationale à une légitimation européenne. On n'a pas mesuré immédiatement l'importance de ce changement, car la gauche gardait une forte composante populaire. Mais, à partir du début des années 80, le Parti socialiste a abandonné le projet d'une société différente, et il s'est calé lui aussi sur l'idéologie européenne. Cet unanimisme européen interdit la formation d'une nouvelle polarité permettant au corps politique de se comprendre lui-même. On en voit les conséquences à chaque élection : si les partis « respectables » de la droite et de la gauche se retrouvent dans ce centrisme européen, il est inévitable que les extrêmes montent et que le corps électoral, ne pouvant plus se représenter dans les élections, répète « non » sur tous les tons. Je ne dis pas qu'il faille abandonner tout projet européen, mais « l'Europe » ne suffit pas à définir une perspective politique pour nos nations. Et lorsque les partis politiques ne peuvent plus formuler des perspectives distinctes, ils perdent leur capacité représentative.
Mais aujourd'hui, après l'échec des référendums sur la Constitution [européenne], la situation a changé ?
-Après le non des Français - et des Néerlandais, il ne faut pas l'oublier -, il n'y a eu aucun effort, ni dans la classe politique ni dans les institutions européennes, pour affronter l'événement et essayer de lui donner un sens. Le président de la République n'a jamais expliqué comment il allait intégrer cette nouvelle donne dans ses perspectives. Toute la classe politique s'est mise d'accord - par défaut - pour espérer qu'un changement de circonstances permettrait, à terme, de faire repasser le même projet. J'ai le sentiment que les classes politiques européennes ne sont pas en état d'entendre les protestations répétées qui s'expriment dans les élections. Elles auront d'autres surprises, et nous avec elles.
Le résultat, c'est que nous construisons l'« Europe anglaise », un grand espace de libertés économiques et politiques, sans cadre politique...
-En effet, c'était inscrit dans les élargissements successifs. Mais il y a une tension de plus en plus intenable entre cette « Europe anglaise » et l'entreprise européenne qui continue malgré tout : dans une Europe anglaise, il n'y a pas de place pour Javier Solana, pour une politique extérieure commune. Donc, on ne peut se contenter de la solution anglaise, même si, par défaut, elle semble l'emporter. La politique anglaise est « antieuropéenne » depuis qu'il y a une politique anglaise. Comme, d'autre part, le sentiment national reste très fort ou se redécouvre, y compris en Allemagne, on peut penser que l'idée d'une Europe politique est à ranger au musée. En même temps, la nature politique a horreur du vide. Or le vide politique s'accroît à l'endroit même où se trouvaient il y a peu les « grandes puissances » européennes. Je n'espère plus rien des « institutions » ni des « mécanismes » européens, et moins encore des « valeurs » européennes. Mais j'espère encore dans la nécessité de l'Europe qui surgit de son absence même : entre les États-Unis, la Chine, le monde islamique, il faudra bien que nous devenions enfin quelque chose
Comment marier cette remontée des sentiments nationaux avec le fait que l'État paraît de plus en plus impuissant ?
-Qu'est-ce que nous appelons l'État ? L'âge heureux de l'État, ce fut la période, assez longue, où celui-ci avait un grand rôle représentatif et une forte fonction opérationnelle, via l'administration. L'époque où l'on parlait des « grands commis de l'État », les Paul Delouvrier ou François Bloch-Lainé. Quelque chose s'est cassé des deux côtés : le rôle incarnateur de l'Etat s'est estompé, et sa capacité organisatrice a décliné. Pourtant, surtout en France, le désir de la population de voir l'Etat exercer ces deux rôles ne s'est pas tellement affaibli. L'un de nos principaux problèmes est évidemment de ranimer ces fonctions tout en allégeant la machine excessivement lourde et coûteuse. Plus facile à dire qu'à faire !
Quelle est la responsabilité des élites dirigeantes ?
-Les élites politiques affirment - au moins un jour sur deux - que l'Etat français c'est du passé, puisque l'avenir c'est l'Europe, et les élites économiques ajoutent que la France n'est plus qu'une petite circonscription dans le marché mondial. Alors le peuple est anxieux, et blessé dans ses sentiments nationaux et sociaux. On voit croître dangereusement une espèce de nationalisme social qui se traduit dans la protestation aveugle et les votes extrêmes. Dans le mouvement anti-CPE, il n'y avait plus la moindre perspective d'une « autre société ». C'était un non brut et têtu adressé aux élites. On y sentait le désir de l'épreuve de force : « Puisque nous sommes, paraît-il, les vaincus de la mondialisation, on va leur montrer qu'on a encore la force de les faire reculer. » C'est cela, le plus troublant, la montée d'un refus sans perspective ni espérance. Mais pourquoi les gouvernements ne tiennent-ils jamais compte du résultat des consultations populaires ?
Le commerce mondialisé, la communication, la globalisation, ne créent-ils pas de nouvelles communautés, de nouvelles formes politiques ?
-Je ne crois pas que ce soit le cas. La communication ne produit pas de communauté. Car elle ne met en relation que des individus, et qui restent tels. Au lieu de produire de la communauté, elle tend à renforcer les idiosyncrasies et les isolats. C'est sur Internet que la pédophilie, le négationnisme ou les théories du complot fleurissent. Ce sont les résultats non de la communication mais de la solitude multipliée. Sur Internet, vous échappez aux contraintes de l'espace public qui sont éducatives. Si on parle de communautés « virtuelles », c'est bien qu'elles ne sont pas réelles !
Est-ce que la peur n'est pas devenue le dernier ciment de nos sociétés ?
-Peut-être y a-t-il eu un effet pervers de la période de pacification qui a suivi la Seconde Guerre mondiale - reprenant un mouvement qui avait commencé au XVIIIe siècle. Cette douceur démocratique a rendu les actes de violence, et même les simples risques, de plus en plus insupportables. Il est certain que l'un des ressorts fondamentaux de la réaction américaine au 11 septembre a été la peur. L'une des critiques les plus sévères que l'on puisse adresser au président Bush, c'est qu'il a manqué de sang-froid et qu'il s'est donné un objectif illimité : parvenir à une sécurité parfaite pour l'Amérique en se mettant sur le pied d'une guerre perpétuelle. En Europe, la peur joue aussi, mais de façon opposée : nous ne voulons pas voir qu'il y a danger. C'est d'ailleurs un des ressorts de l'antiaméricanisme, le besoin de penser que, s'il y a des menaces dans le monde, c'est la faute des États-Unis. D'où cette conviction que si nous Européens sommes suffisamment tolérants, ouverts, etc., les problèmes se résoudront d'eux-mêmes. L'idéologie du semblable qui nous enveloppe dessine un monde où il n'y a pas de danger qui ne puisse être effacé par les vertus de la tolérance et de l'ouverture. Nous nous interdisons ce que Tocqueville appelait les « vertus viriles », qui ont à voir avec l'exercice de la force.
Dans le fond, vous croyez encore en l'avenir de l'État-nation ?
-Je crois que l'avenir est obscur. C'est pour cela que je critique ceux, majoritaires chez les politiques et dans les médias, qui considèrent qu'il est écrit. Je ne pense pas que nous allions vers l'unification du monde. Il restera fragmenté, et les corps politiques divers continueront d'avoir des relations allant de l'alliance à l'hostilité, et même à la guerre. L'ère de la dépolitisation - par le commerce, ou par l'Europe, ou par l'éthique - est en train de s'achever. L'Etat-nation européen est destiné à durer tout simplement parce que nous n'avons pas autre chose. Cela ne veut pas dire que son histoire va se poursuivre sur la même trajectoire. Nous sommes entrés dans une période d'immense incertitude, avec un instrument politique, l'Etat-nation, dont la légitimité est très affaiblie. Ce qui m'inquiète le plus, c'est l'installation d'une paralysie réciproque des nations par l'Europe et de l'Europe par les nations. On l'a vu dans l'affaire libanaise : on se tourne vers la France, ex-puissance mandataire et « protectrice » traditionnelle du Liban, qui alors s'adresse aux autres Européens et leur demande de l'accompagner. On n'ose plus s'avancer seul et on ne sait pas agir ensemble. Nous sommes au milieu du gué : nos nations croyaient qu'elles n'avaient qu'à traverser le bras de mer pour aller sur l'autre rive, où il y avait l'Europe. Mais elles sont bloquées au milieu, ne pouvant plus avancer vers l'Europe ni reculer vers les anciennes nations. Qui nous aidera à « fendre les eaux » ?