Pierre-Joseph Proudhon:Proudhon par Alain Laurent

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Pierre-Joseph Proudhon
1809-1865
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Auteur anarchiste
Citations
« Le gouvernement de l'homme par l'homme, c'est la servitude. »
« Say est un génie »
« Voilà donc tout mon système : liberté de conscience, liberté de la presse, liberté du travail, liberté de l'enseignement, libre concurrence, libre disposition des fruits de son travail, liberté à l'infini, liberté absolue, liberté partout est toujours ! C'est le système de 1789 et 1793 ; le système de Quesnay, de Turgot, de Jean-Baptiste Say (...) La liberté, donc, rien de plus, rien de moins. Le « laisser-faire, laissez-passer » dans l'acception la plus littérale et la plus large ; conséquemment, la propriété, en tant qu'elle découle légitimement de cette liberté : voilà mon principe. Pas d'autre solidarité entre les citoyens que celle des accidents de force majeure (...) C'est la foi de Franklin, Washington, Lafayette, de Mirabeau, de Casimir Périer, d'Odilon Barrot, de Thiers... »
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Pierre-Joseph Proudhon:Proudhon par Alain Laurent
Proudhon


Anonyme
Analyse d'Alain Laurent


in La Philosophie libérale, 2002, les Belles Lettres.
Proudhon est franchement libéral. C'est un individualiste (...) C'est un libéral exigeant et intraitable
Émile Faguet, Politiques et moralistes du XIXe siècle


« Voilà donc tout mon système : liberté de conscience, liberté de la presse, liberté du travail, liberté de l'enseignement, libre concurrence, libre disposition des fruits de son travail, liberté à l'infini, liberté absolue, liberté partout est toujours ! C'est le système de 1789 et 1793 ; le système de Quesnay, de Turgot, de Jean-Baptiste Say (...) La liberté, donc, rien de plus, rien de moins. Le « laisser-faire, laissez-passer » dans l'acception la plus littérale et la plus large ; conséquemment, la propriété, en tant qu'elle découle légitimement de cette liberté : voilà mon principe. Pas d'autre solidarité entre les citoyens que celle des accidents de force majeure (...) C'est la foi de Franklin, Washington, Lafayette, de Mirabeau, de Casimir Périer, d'Odilon Barrot, de Thiers... » Cette profession de foi éminemment libérale datant de juin 1848 n'est signée ni de Tocqueville ni de Bastiat mais de... Proudhon. C'est le « programme révolutionnaire » sur lequel il se fera élire à l'assemblée nationale mais aussi un texte dont l'inspiration libérale et fort loin d'être rare dans son oeuvre : ce qui invite à réviser à fond les idées reçues dépeignant encore aujourd'hui l'ancien ouvrier typographe devenu héraut de l'anarchisme en ennemi public numéro un de la propriété privée et du libéralisme.

Voir en Proudhon un inattendu modèle de parfait libéral serait hors de propos. Mais la partie la plus importante de son oeuvre, échelonnée de 1846 à 1865, l'atteste : sans jamais cesser de se prévaloir de l'anarchisme, sa philosophie politique et sociale a pris une orientation toujours plus libérale qui culmine dans ses derniers ouvrages -- la Théorie contre l'impôt (1860), Du principe fédératif (1863) et la Théorie de la propriété (1865). Sans doute sa pensée a-t-elle continué à véhiculer quelques positions peu libérales (l'opposition au libre-échange international, l'évocation du « travailleur collectif »...) Et n'a-t-il cessé de guerroyer contre plusieurs des grands libéraux de son temps, s'en prenant volontiers à « l'école prétendument libérale » à « la secte des soi-disant économiste ». Mais, comme fasciné par cette Economie politique qui souhaite remettre sur ses pieds, il cite simultanément de préférence Say, Passy, Dunoyer, Laboulaye, dévorant le Journal des économistes et admire « Adam Smith, ce penseur si profond ». Tout semble s'être passé comme si en se mesurant constamment à eux, Proudhon avait peu à peu ingéré le meilleur des théoriciens libéraux pour en faire son miel et aiguiser sa propre pensée -- prédisposée à accueillir la sève libérale. Publié en 1848 -- 49 dans la Voix du peuple, la célèbre polémique avec Bastiat au sujet de la légitimité de l'intérêt a pu jouer un rôle central à cet égard. Tout en s'y proclamant encore « socialiste » et menaçant de revenir à son « cri de guerre : la propriété, c'est le vol », il a profondément ressenti l'influence de l'auteur des Harmonies économiques -- son involontaire instituteur et accoucheur en libéralisme.

Tout avait fort mal libéralement commencé, pourtant, avec cet immortel « la propriété, c'est le vol », morceau de bravoure initial de Qu'est-ce que la propriété ? (1840). La correction de tir survient toutefois assez vite : dès 1846, avec le Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère, aussitôt dénoncé par Marx dans sa Misère de la philosophie. Proudhon s'y emploie déjà à réhabiliter le droit de propriété en le reliant aux principes de libre concurrence qu'il défend contre les premières attaques collectivistes. Surtout, son originaire est viscéral anti étatisme prend désormais presque davantage pour cibles le socialisme et le communisme de la société bourgeoise. Cet anti collectivisme multiforme circonscrit un large champ de répulsions partagées et donc de rapprochement d'abord « négatif » avec les libéraux. À compter de cette date se dessine en creux entre eux et lui une commune aspiration à la pleine liberté individuelle et à la réalisation de ses conditions concrètes d'avènement.

L'Etat ? C'est « la caste des improductif » ne vivant que de subventions, « une vaste compagnie aux 600 000 employés et aux 600 000 soldats, organisés pour tout faire et qui, au lieu de venir en aide à la nation, au lieu de servir les citoyens et les communes, les dépossèdent et les pressurent. » Le communisme ? C'est « le dégoût du travail, l'ennui de la vie, la suppression de la pensée, la mort du moi, l'affirmation du néant. » (En 1858, Proudhon le qualifiera de « tyrannie mystique et anonyme »). Le socialisme n'a pas droit à plus d'égards. C'est une violence faite à la nature humaine et au bon sens : « Le socialisme ... est la communauté du mal, l'imputation faite à la société des fautes individuelles, la solidarité entre les délits de chacun. La propriété, au contraire, par sa tendance, est la distribution commutative du bien et la solidarité du mal, en tant que le mal provient de l'individu. À ce point de vue, la propriété se distingue par sa tendance à la justice, qu'on est loin de trouver dans la communauté. Pour rendre insolidaire l'activité et l'inertie, créer la responsabilité individuelle -- sanction suprême de la vie sociale, fonder la modestie des moeurs, le zèle du bien public, la soumission aux devoirs, l'estime et la confiance réciproques, l'amour désintéressé du prochain... L'argent, cet infâme argent, symbole de l'inégalité et de la conquête, est un instrument cent fois plus efficace, plus incorruptible et plus sûr que toutes les propositions et les drogues communistes. » Un libéral patenté ne saurait mieux dire !

« N'en déplaise à Hayek, l'individualisme professé par Proudhon se révèle de facture intégralement libérale par le bon accueil qu'il réserve à l'idée de libre concurrence. »

Proudhon s'emploiera désormais est toujours plus jusqu'à la fin de sa vie à dénoncer le caractère despotique, destructeur, des principes et propositions collectivistes de l'époque. Individualiste dans l'âme, il refuse toute solution communautaire : « ce système (de la communauté) est condamné par la nature qui... nous a rendus réfractaires à la vie commune. Il est condamné par la liberté qui exige pour chacun de nous, comme condition de sa dignité et sa félicité, la plus grande indépendance et la plus complète initiative ; condamné par la raison, qui, en cherchant hypothétiquement la loi d'un régime communiste, ne peut s'empêcher d'accorder des droits à l'individu, et en conséquence, de lui prescrire des obligations, de le rendre responsable, de lui ouvrir un compte, ce qui est le déclarer indépendant et introduire dans la communauté un principe qui tôt ou tard doit la dissoudre. La communauté est enfin condamnée par l'Economie politique et par l'Histoire : par la première qui nous montre le travail et le génie au plus haut degré d'intensité chez les individus libres, au plus bas chez ceux qui relèvent d'une autorité ou qui vivent dans la division ; par la seconde qui nous fait voir que les nations les plus puissantes sont celles où la liberté individuelle a été la plus énergique, la propriété et la famille constituées avec le plus de force. » (Théorie de l'impôt). Ne trouve non plus grâce le « droit à l'assistance », revendication des autres révolutionnaires de 1848 : « pour tout homme qui a le sens de la logique et du droit, qui connaît la manière dont s'exécutent les obligations entre les hommes, il est évident que le droit à l'assistance, également odieux à ce qui ont jouissent et à ce qui l'acquittent, ne peut entrer dans les institutions d'une société. » (Confession d'un révolutionnaire, 1853). Le « droit au travail », alors ? Pas davantage : « le moyen, dans une démocratie, de décréter que je dois fournir du travail à un particulier dont les services me sont inutiles et, si je ne puis l'occuper, que je paierai une taxe à l'état, qu'il occupera ? Un pareil principe est un recours au despotisme, au communisme, à la négation de la République. » (De la justice dans la Révolution et dans l'Eglise, 1858). Comme les libéraux, Proudhon avait déjà tout compris de la logique perverse des « droit à », s'alarmant aussi du développement des tendances étatiques à l'intrusion arbitraire dans la vie individuelle et sociale. Dans la Théorie contre l'impôt, il proclame que « l'intervention du gouvernement dans les transactions et entreprises qui sont du ressort de l'activité personnelle est réprouvé à la fois par la science et la liberté... L'état doit s'abstenir de tout ce qui ne requiert absolument pas son initiative, afin de laisser un champ plus vaste à la liberté individuelle. »

Plus saisissantes encore sont les convergences « positives », où la rhétorique proudhonnienne expose des principes d'organisation sociale analogues à ceux des libéraux... Fédéralisme décentralisateur, pluralisme réglé par des pouvoirs en contrepoids, prédilection pour la libre association des individus : Proudhon n'a pas emprunté ces thèses fortes à l'argumentaire libéral. Elle constitue l'originel noyau dur de sa pensée propre. Par contre, d'autres thèmes renvoyant à des enjeux politiques plus pointus semblent avoir été progressivement importés du discours libéral classique. Ils s'intègrent avec cohérence dans son propos, le prolongeant en épousant sa logique et se greffant sur une préalable éthique individualiste du libre arbitre et de la « responsabilité individuelle » -- une notion libérale cardinale explicitement convoquée par Proudhon dans la Philosophie de la misère puis l'Idée générale de la Révolution. Non content de célébrer « le principe de la souveraineté individuelle » dans la Théorie de la propriété, il y affirme que « certains esprits, par excès de puritanisme, ou plutôt par faiblesse de compréhension, ont posé l'individualisme comme l'antithèse de la pensée révolutionnaire : c'est tout bonnement chasser de la République le citoyen et l'homme. Soyons moins timides ». Afin que son engagement individualiste soit clair, il ajoute : « combattre l'individualisme comme l'ennemi de la liberté et de l'égalité, ainsi qu'on l'avait imaginé en 1848, ce n'est pas fondé la liberté, qui est essentiellement pour ne pas dire exclusivement individualiste... C'est retourner au communisme barbare. »

N'en déplaise à Hayek, l'individualisme professé par Proudhon se révèle de facture intégralement libérale par le bon accueil qu'il réserve à l'idée de libre concurrence. Dès l'époque de la philosophie de la misère, sa conversion est explicite : « la concurrence et l'association s'appuient l'une sur l'autre. Qui dit concurrence dit déjà but commun ; la concurrence n'est donc pas l'égoïsme, et l'erreur la plus déplorable du socialisme est de l'avoir regardée comme le renversement de la société (...) La concurrence, c'est une force par laquelle les produits du travail diminuent sans cesse de prix. Par la concurrence, chaque producteur est forcé de produire toujours à meilleur marché, ce qui veut dire toujours plus que le consommateur ne demande, par conséquent de fournir chaque soir garantie à la société de la subsistance du lendemain. » In fine, dans la Théorie de la propriété, il intègre même explicitement le principe libéral par excellence du « laissez faire » et conseille : « laissez faire les propriétaires », y compris s'ils font mauvais usage du droit de propriété...

Cette référence positive aux propriétaires pointe la manifestation la plus significative du devenir-libéral de Proudhon -- son radical revirement dans l'évaluation de la propriété. De « la propriété, c'est le vol » (un aphorisme qu'il assura par la suite avoir été mal compris), il glisse progressivement une sorte de « l'anti propriété, c'est le viol »... de la liberté individuelle, mise sous condition d'une préalable reconnaissance du droit de propriété. Sensible dans tous ces ouvrages postérieurs à Qu'est-ce que la propriété ?, cette évolution trouve bien entendu son apogée dans la finale Théorie de la propriété, où l'on apprend que « la propriété et la plus grande force révolutionnaire qui existe et qui se puisse opposer au pouvoir (...) Où trouver une puissance capable de contrebalancer cette puissance formidable de l'Etat ? Il y en a pas d'autre que la propriété (...) La propriété moderne peut être considérée comme le triomphe de la liberté (...) La propriété est destinée à devenir, par sa généralisation, le pivot et le ressort de tout le système social. » Cette apologie propriétariste est aux yeux de son auteur non seulement compatible, mais la conclusion logique de l'anarchisme bien compris -- ce principe « contractuel » faisant que « le plus haut degré d'ordre de la société s'exprime par le plus haut degré de liberté individuelle » où prime « le gouvernement de l'homme par lui-même. »

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En jouant sur pratiquement tout le registre du paradigme libéral sans jamais perdre de vue son idéal égalitaire (mais non pas égalitariste) de justice sociale fondée sur la mutualité volontaire des services, Proudhon parvient au soir de sa vie à proposer un authentique individualisme libéral de progrès pour tous, populaire et libéré de son atavisme « bourgeois » : un libéralisme de gauche anti collectiviste et anti étatique. Il reste aux libéraux contemporains à accueillir ce renfort non conformiste dans leur Panthéon, où il a certainement au moins autant sa place que Guizot -- mais sur le bord opposé.

Notes

Alain Laurent, in La Philosophie libérale, 2002, les Belles Lettres.

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