Pascal Salin:Libéralisme contre constructivisme

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Pascal Salin
né en 1939
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Auteur minarchiste
Citations
« L'État n'a aucune justification morale ni scientifique, mais (...) constitue le pur produit de l'émergence de la violence dans les sociétés humaines. »
« La théorie keynésienne représente une aberration dans l'histoire des idées économiques. Elle repose en effet sur une approche directement en termes collectifs (par définition de variables macroéconomiques) en ignorant le caractère rationnel et volontaire de l'action humaine. »
« Les libéraux ne sont pas concernés par le marché, ils sont concernés par les droits, ce qui n'est pas du tout la même chose. »
« L'argent public finit toujours dans des poches privées. »
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Pascal Salin:Libéralisme contre constructivisme
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Anonyme


On affirme bien souvent que le monde est dominé par l'idéologie libérale ou par ce qu'on appelle parfois étrangement l'idéologie néolibérale. Certes, rares sont ceux qui estiment encore qu'on peut obtenir des succès économiques par le recours à la planification centralisée et à la propriété publique des moyens de production. Dans le monde entier, les privatisations sont donc devenues des pratiques courantes au cours des années ou des décennies récentes. Mais il n'en reste pas moins que le trajet à parcourir pour vivre dans des sociétés authentiquement libérales est encore considérable ; il n'en reste pas moins, surtout, que les esprits demeurent profondément hostiles au libéralisme. Il existe en fait une pensée dominante et une pratique dominante, faites de concessions superficielles au libéralisme, mais en réalité inspirées par des principes opposés. Il n'y a en effet que deux visions possibles de la société et de son organisation, une vision libérale et une vision constructiviste. Ces deux visions sont absolument incompatibles et c'est pourquoi l'acceptation de quelques mesures de libéralisation - par exemple le recours aux privatisations pour améliorer la gestion de certaines entreprises - ne représente pas une conversion majeure au libéralisme. Le débat idéologique de notre époque est peut-être plus difficile qu'à l'époque où il suffisait de se positionner à l'égard des totalitarismes, communiste ou nazi. Car le grand débat contemporain implique d'avoir une compréhension claire des principes en cause et de leurs implications. Faute de faire l'effort de pensée nécessaire, nos contemporains préfèrent souvent se réfugier dans l'attitude reposante que leur garantit un consensus mou fait de concepts flous et de pragmatisme arbitraire.

Le consensus idéologique

Il y a quelques années, un article écrit par un haut fonctionnaire américain, Francis Fukuyama[1], avait eu un grand retentissement. Cet auteur avait certes eu un mérite, celui d'avoir probablement écrit - en termes brillants - ce que les gens attendaient, au moment où ils l'attendaient. Mais sa thèse, à savoir que nous nous trouvons devant une « victoire éclatante du libéralisme économique et politique » et l'adoption généralisée de la démocratie libérale, est ambiguë. Les termes mêmes qu'il emploie mettent en alerte : ainsi, lorsqu'on éprouve le besoin d'accoler des adjectifs au terme « libéralisme », c'est généralement parce qu'on l'a mal compris et mal défini.

En réalité, la seule victoire de l'époque actuelle est celle de la social-démocratie, c'est-à-dire la combinaison de l'omnipotence d'une minorité élue et de l'économie mixte (définie non pas seulement par l'existence de nombreuses activités étatiques, mais aussi par une fiscalité forte et discriminatoire ou des réglementations tentaculaires). On est donc loin de la liberté individuelle. Ce qui est vrai, c'est que cette social-démocratie manque singulièrement d'appui idéologique et de souffle spirituel. Elle est une sorte d'armistice dans la guerre civile des intérêts organisés. Mais elle n'est pas, elle ne peut pas être une fin des idéologies. Son absence de relief intellectuel ne doit pas cacher qu'elle s'inspire d'une « philosophie» particulièrement contestable : elle traduit la domination du pragmatisme et du scepticisme et pour cette raison même, elle ne peut pas annoncer la fin de l'idéologie.

Les deux conceptions opposées de la société resteront toujours inconciliables :la conception individualiste - pour laquelle l'homme est un être de raison et de liberté, capable d'organiser lui-même ses rapports avec les autres hommes - et la conception collectiviste, d'après laquelle la « société » existe indépendamment des hommes qui la composent, de leurs désirs, de leurs volontés. La conception collectiviste a connu certaines de ses concrétisations les plus monstrueuses dans le totalitarisme marxiste, mais, malgré les apparences, c'est aussi à elle que se rattache la social-démocratie. Caractéristique, de ce point de vue, fut l'article publié par Jean-François Kahn à peu près en même temps que celui de Francis Fukuyama et qui s'intitulait « Le libéralisme comme moyen, la démocratie comme fin[2] », comme si la liberté individuelle n'était qu’un instrument au service d'une fin politique.

En faisant abstraction de cette différence fondamentale entre individualisme et collectivisme, en ignorant le conflit profond qui persiste entre ces deux conceptions, Francis Fukuyama est dans l'erreur. C'est le cas, par exemple, lorsqu'il écrit que nous assistons peut-être au « point final de l'évolution idéologique de l'humanité et (de) l'universalisation de la démocratie libérale occidentale comme forme finale de gouvernement humain ». Et Francis Fukuyama n'est pas bien loin de Jean-François Kahn lorsqu'il présente le libéralisme comme une technique de gestion économique et un matérialisme économique. Il ignore tout simplement que le libéralisme est inspiré par une métaphysique et une éthique, comme on peut facilement s'en convaincre par la lecture de nombreux auteurs libéraux ou libertariens (Murray Rothbard, Frédéric Bastiat, Ayn Rand[3], ou même Friedrich Hayek). Ce qu'il perçoit comme la fin des idéologies n'est peut-être finalement que le reflet de son ignorance.

Comme nous le soulignerons ultérieurement, la démocratie n'est rien d'autre qu'un mode de désignation possible des dirigeants. Mais elle n'est pas suffisante pour défendre la liberté individuelle. La règle majoritaire sur laquelle repose la démocratie représentative - comme si un homme pouvait être « représenté » par un autre homme sans perdre son identité ! - n'a aucun statut scientifique ou moral. Elle n'est qu'une technique arbitraire de gouvernement et c'est pourquoi la démocratie peut devenir tyrannique.

La transmission de messages idéologiques confus - par exemple la croyance en la suprématie de la « démocratie libérale» - risque alors de conduire aux pires désillusions. Il est caractéristique, de ce point de vue, qu'on ait célébré la fin du communisme dans les pays de l'Est comme une victoire de la démocratie et non comme une victoire du capitalisme, comme si la démocratie était suffisante pour résoudre les problèmes de ces pays. Or, si les libertés individuelles n'y sont pas restaurées, si la vie sociale n'est pas fondée sur un ordre juridique, les échecs futurs risquent d'ouvrir la voie à bien des aventures politiques.

Les idéologies collectivistes ont toujours échoué parce qu'elles ne correspondent pas à la nature profonde de l'homme et à son aspiration à la liberté. Mais elles sont toujours prêtes à renaître. Le miracle occidental c'est le miracle de l'émergence de l'individualisme. Il doit être défendu contre toutes les entreprises destructrices, y compris celles de la social-démocratie. Francis Fukuyama pense que nous nous acheminons vers une période triste, celle de la fin de l'Histoire, où de simples préoccupations matérielles remplaceront les combats idéologiques du passé et les combats réels qu'ils inspiraient. Il a tort, car la situation philosophique est au contraire préoccupante. D'autres combats sont devant nous, et d'abord des combats intellectuels. Ce qui domine ce n'est pas une tranquille certitude, mais un refus de penser généralisé. Ce qui nous guette n'est pas l'ennui, mais l'arbitraire et la violence. Par rapport à ces exigences, la position de Francis Fukuyama est dangereuse : il nous invite à nous satisfaire du nirvana d'un consensus médiocre et dicté par l'indifférence, qui risque au demeurant d'être brutalement bousculé par les appétits de puissance des uns ou des autres. Les totalitarismes ne sont pas morts, même s'il leur manque l'alibi intellectuel du marxisme ou des doctrines racistes.

À ceux qui sont aveugles à son instabilité et à sa banqueroute intellectuelle, la social-démocratie apparaît peut-être comme la fin de l'Histoire, mais elle n'est pas la fin de l'homme. Elle lui offre seulement le spectacle de la surenchère démagogique, des réseaux d'influence, des intrigues, souvent même de la corruption et du triomphe de la médiocrité. Une autre direction reste ouverte pour les sociétés humaines : la conquête de la liberté individuelle. C'est alors, et alors seulement, que la fin de l'Histoire politique serait atteinte, parce que l'État n'empêcherait pas les hommes de vivre selon leur nature profonde. Trop d'intérêts particuliers - couverts par l'alibi de l'intérêt général - trop d'obscurantisme, trop de violence empêcheront évidemment que cet objectif final soit jamais atteint. C'est dire que la fin de l'Histoire n'est pas pour demain.

Dans le domaine politique - important à une époque de politisation triomphante - il est traditionnel d'opposer la droite et la gauche, tout en soulignant éventuellement les convergences qui peuvent exister entre les représentants de l'une et de l'autre. C'est ainsi qu'il est d'usage de dire que les socialistes français sont devenus «libéraux» puisqu'ils ont reconnu l'importance de l'entreprise et qu'ils ont renoncé aux anciens rêves de nationalisations.

En réalité, une autre distinction doit être faite, celle qui est proposée par Friedrich Hayek[4], celle qui existe entre le constructivisme, d'une part, et l'individualisme ou le libéralisme d'autre part. L'attitude constructiviste consiste à penser que l'on peut « construire » une société selon ses propres vœux, qu'on peut la comme on le ferait d'une quelconque machine. Or, parmi les constructivistes, on peut distinguer des conservateurs qui souhaitent maintenir la société telle qu'elle est et des réformistes qui souhaitent au contraire la modifier. Il serait par ailleurs erroné de placer nécessairement le conservatisme à droite et de voir des réformistes dans tout socialiste. En effet, dans un système aussi largement collectiviste que le système français, ce sont bien souvent les socialistes qui sont conservateurs, par exemple lorsqu'ils se déclarent en faveur du maintien des avantages acquis, lorsqu'ils luttent pour la défense de la Sécurité sociale ou défendent les «services publics à la française ». Par opposition, le libéral est, selon les propres termes de Friedrich Hayek, celui qui « laisse faire le changement, même si on ne peut pas prévoir où il conduira ». Il implique, par conséquent, une confiance dans les capacités des personnes à s’adapter continuellement à des conditions changeantes et toujours imprévisibles.

Or, il n'est pas excessif de dire qu'en France, tout au moins dans l'univers politique, pratiquement tout le monde est constructiviste. Selon ses humeurs, ses préjugés, son niveau d'information ou le sens de ses propres intérêts, chacun s'efforcera soit de maintenir ce qui existe, soit au contraire de le modifier d'une manière plus conforme à ses propres souhaits.

Il est bien évident que toutes ces visions particulières ne peuvent pas être compatibles. Chacun s'efforcera alors de faire prévaloir sa propre vision sur celle des autres et les chances d'y parvenir dépendront de la possibilité d'organiser les intérêts. Il en résulte évidemment une extrême politisation de la vie que traduit fortement le fameux thème du «tout est politique». Or, rien n'est politique par nature, mais tout le devient dès lors que l'approche constructiviste est dominante. Mais cette politisation ne traduit en rien une convergence des opinions et des actions, elle est au contraire l'expression de divergences qui ne peuvent être surmontées que d'une manière conflictuelle : on essaie de faire prévaloir sa propre vision de la société, c'est-à-dire de l'imposer aux autres. Dans ces circonstances, il est particulièrement erroné de penser, comme l'exprime Francis Fukuyama, que la «démocratie libérale» serait paisible et même ennuyeuse. Construite à partir d'une attitude constructiviste, elle exacerbe au contraire les conflits.

Les manifestations du constructivisme

On trouve dans le discours politique de notre époque, en particulier en France, trois constantes dont on peut situer la source dans la pensée constructiviste, qu'elle soit conservatrice ou réformiste. Il s'agit de l'égalitarisme, de l'absolutisme démocratique et du scientisme.

L’égalitarisme

Il constitue une composante particulièrement évidente de la pensée et de la pratique politique françaises, comme en témoigne la devise républicaine. Mais on rencontre dans ce domaine une dérive conceptuelle parallèle à celle qui atteint la pensée libérale et que nous soulignerons par la suite. Il existe en effet deux notions différentes de l'égalité, l'égalité des droits et l'égalité des résultats. La première inspirait la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 («Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits», phrase qui était cependant immédiatement suivie d'une autre dont l'inspiration était plus collectiviste : « les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune») ; mais c'est la seconde notion qui est devenue dominante et elle est d'ailleurs formellement affirmée dans la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948, qui reconnaît toutes sortes de «droits à» (droit au travail, à la Sécurité sociale, etc.). La première notion est manifestement libérale et individualiste, puisqu'elle consiste à reconnaître l'égale dignité de chacun, mais à le laisser libre de développer son propre destin à partir du moment où ses droits sont déterminés et respectés. La seconde est un pur produit du constructivisme, puisqu'elle consiste à penser que l'on peut interférer avec les résultats de l'action humaine et imposer une répartition des richesses conforme au modèle décidé par les détenteurs du pouvoir, en donnant a priori à chacun des droits sur l'activité d'autrui.

Ce faisant, on crée, au nom de l'égalitarisme, de nouvelles inégalités, par exemple celles qui existent entre ceux qui vivent de leurs propres efforts et ceux qui profitent de la contrainte organisée ; ou encore entre ceux qui ont accès au pouvoir politique, instrument supposé de l'égalitarisme, et ceux qui en sont écartés.

L'absolutisme démocratique

Le caractère démocratique d'un pays ou d'une institution quelconque est devenu le critère d'évaluation prioritaire[5]. On en a eu une des illustrations les plus frappantes en 1981 lorsque le député socialiste Laignel a lancé à l'ancien garde des Sceaux, Jean Foyer, la fameuse apostrophe : « Vous avez juridiquement tort, parce que vous êtes politiquement minoritaire. » Le Droit n'est alors plus la règle stable à l'intérieur de laquelle s'établissent les rapports entre les hommes, mais la constatation provisoire des rapports de force politiques.

Or, l'absolutisme démocratique a acquis un tel empire sur les esprits qu'on considère bien souvent que le meilleur des modes d'organisation, pour n'importe quelle organisation humaine, est de type démocratique. D'où son extension à la gestion des universités ou des entreprises publiques et les efforts constants de certains pour que l'entreprise soit gérée de manière « démocratique ».

L'extension de cet absolutisme démocratique va évidemment de pair avec une méfiance très grande à l'égard des solutions de marché et c'est pourquoi on s'achemine bien souvent vers la recherche de solutions de type collectiviste où la négociation et le «dialogue », par l'intermédiaire de représentants démocratiquement élus, sont censés conduire à un consensus. C'est l'illusion de la convergence des intérêts, non pas entre les individus - ce que seul le marché permet de réaliser - mais entre les groupes organisés.

Le résultat de cette conception de la vie sociale est évidemment le corporatisme qui, étrangement, a conduit la France d'aujourd'hui à ressembler à la France de l'Ancien Régime. Cette ressemblance n'est d'ailleurs pas le fruit du hasard. Elle est seulement le résultat d'une conception de la vie sociale où la source de tout pouvoir réside non pas dans les individus, mais dans la sphère politique. De ce point de vue, il importe relativement peu que le pouvoir politique soit de nature monarchique ou démocratique. Aucun pouvoir en effet n'a les moyens d'organiser la cohérence des besoins individuels, il ne peut qu'agir grossièrement en plaçant les individus dans des catégories, professionnelles, religieuses, ou sociales, en prétendant reconnaître l'existence d'intérêts catégoriels et en organisant centralement leur coexistence. Comme nous le verrons constamment, l'État crée des abstractions collectives - par exemple les intérêts catégoriels -, il prétend qu'ils existent par nature et qu'il est évidemment le seul à pouvoir les organiser de manière à assurer la cohésion[6] sociale, puisqu'il s'agit d'«intérêts collectifs».

Cette conception collectiviste de la société conduit naturellement à la politisation de la vie quotidienne. Tout est le résultat des luttes pour le pouvoir, qu'il s'agisse de la santé, de l'éducation ou de l'activité entrepreneuriale. Mais parce qu'elle ignore les besoins individuels, aussi bien que les informations individuelles, cette conception, loin de conduire à l'harmonie, est source de frustrations et d'envies insatiables. Lorsque les choix quotidiens de votre vie sont essentiellement effectués par d'autres que vous, même si ceux qui décident sont censés être vos représentants, vous devez soit subir leurs décisions, soit vous lancer dans un combat épuisant et inégal pour essayer d'exprimer et de faire comprendre la réalité de vos besoins.

Le scientisme ou l’illusion du savoir

Le constructivisme repose sur un formidable orgueil intellectuel : pour vouloir modeler la société à sa guise, il faut évidemment supposer à la fois que l'on connaît les objectifs de ses membres - comme si l'infinie diversité de ces objectifs individuels pouvait faire l'objet d'un processus réducteur de synthèse globale - mais aussi que l'on connaît les meilleurs moyens d'y arriver, c'est-à-dire que l'on a une connaissance parfaite des processus d'interactions complexes qui composent une société.

C'est la présence de cette prétention inouïe qui permet de comprendre cette combinaison a priori étrange de deux traits de mentalité que l'on rencontre chez les constructivistes, en particulier socialistes. Ils cultivent en effet à la fois l'illusion lyrique, celle de la société libre et solidaire, celle de l'homme nouveau et de la fraternité - et la sécheresse technocratique, celle du Plan, des actions concertées, des ZAC, des ZUP et autres ZAP. C'est la recherche d'une société idéale, mais conçue par des esprits qui se croient supérieurs et parés de cette vertu suprême d'avoir été élus démocratiquement ou, tout au moins, d'avoir été nommés par des élus. C'est en France la symbiose parfaite des énarques et des politiciens, les uns choisis pour leur capacité à défendre la caste dirigeante, à assimiler son langage et ses codes, les autres élus pour leur capacité à promettre monde meilleur.

Tous ces constructivistes veulent plier la réalité à leurs désirs, par des moyens nécessairement illusoires, puisqu'ils n'ont pas la connaissance, mais seulement la prétention de la connaissance. Aussi, pour poursuivre leurs desseins, mobilisent-ils toutes les théories-alibis de notre époque, toutes celles qui semblent parer leurs actes d'une couverture scientifique[7].

En réalité, cette approche est non pas scientifique, mais scientiste, c'est-à-dire qu’elle prend l'apparence habituelle de la science, par exemple son caractère mathématique, mais elle ne répond pas à ses exigences méthodologiques fondamentales[8].

Or, le scientisme conduit à une approche mécaniciste des phénomènes sociaux et de la politique économique. On se préoccupe des « grands équilibres », en négligeant les « micro-équilibres », c'est-à-dire toute la réalité des comportements individuels qui sont la seule base du fonctionnement des sociétés. Les métaphores empruntées au langage des ingénieurs ou des militaires sont de ce point de vue caractéristiques : on relance la machine économique, on déclare la guerre au chômage, on freine les dépenses.

Le front anti-libéral

Les collectivistes de tous les partis partagent ces mêmes préjugés et ils se rendent bien compte que la seule idéologie qui leur est contraire est le libéralisme. Ils s'efforcent alors de la déconsidérer et ils utilisent pour cela deux méthodes de manipulation de l'opinion.

La première consiste à présenter les libéraux comme des matérialistes. Dans ce but il est nécessaire de donner une version réductionniste du libéralisme, c'est-à-dire d'en présenter uniquement la version instrumentale : le libéralisme se réduirait à la défense du marché et le marché serait efficace pour la poursuite de certaines activités. Mais le marché représenterait la recherche du profit (matériel), il accorderait la suprématie à l'entreprise par rapport aux « travailleurs » et aux « besoins sociaux ». C'est pourquoi il conviendrait de mettre le marché au service des fins sociales et politiques, de le tempérer par la justice sociale et donc par la redistribution et le contrôle étatique. Comme le disait Jean-François Kahn, le marché est un moyen, parmi d'autres, de réaliser le grand rêve démocrate.

La seconde méthode de manipulation consiste à présenter les libéraux comme des «ultra-libéraux », c'est-à-dire des extrémistes, en tant que tels dangereux. Et pour faire bonne mesure, on saute allégrement à l'identification entre libéralisme et fascisme. L'équation est simple : les libéraux sont à droite, par ailleurs ils sont extrémistes, ils sont donc à l'extrême droite, c'est-à-dire qu'ils sont fascistes. On comprend que les constructivistes de droite et de gauche aient intérêt à utiliser ces techniques d'amalgame, car ils sentent bien que les libéraux sont leurs seuls vrais opposants. Les libéraux ne sont pas à droite, ils sont «ailleurs » et on ne peut pas leur appliquer des étiquettes - droite ou gauche - dont seuls les constructivistes peuvent être affublés. Et il suffit d'être un libéral autre qu'un utilitariste modéré pour se voir immédiatement taxé d'«ultra-libéralisme» par ceux qu'on devrait être tenté d'appeler les «ultra-social-démocrates » ou les «ultra-centristes». Mais la démonstration intéressée de ces ultra-centristes piétine un peu trop facilement des notions fort claires et des faits historiques que leur manque de culture ne leur permet pas de voir. Faut-il en effet rappeler que Frédéric Bastiat, le grand penseur libéral français du début du XIXe siècle, qui fut par ailleurs député des Landes, siégeait à l'Assemblée nationale sur les bancs de la gauche et non sur ceux de la droite ? Faut-il rappeler que le grand auteur belge « libertarien », Gustave de Molinari, dans ses Dialogues de la rue Saint-Lazare[9], inventait des dialogues entre trois personnages, le « socialiste » (ou constructiviste de gauche), le «conservateur » (ou constructiviste de droite) et l'économiste (c'est-à-dire le libéral) qui s'oppose aux deux premiers[10] ? Faut-il enfin rappeler que Friedrich Hayek, dans son célèbre ouvrage, La Route de la servitude[11], a montré la profonde communauté de pensée entre les vrais extrémismes de droite et de gauche, c'est-à-dire entre le communisme et le nazisme, auquel seul le libéralisme peut véritablement être opposé ?

La vie politique française est pour sa part rythmée par un consensus flou, non pas bien sûr sur des principes, mais sur les idées à la mode, lancées ou tout au moins relancées par les grands de la pensée creuse. C'est la victoire du pragmatisme intellectuel, c'est-à-dire en réalité du refus de penser, puisqu'une pensée sans principes n'est plus une pensée. Tout est vrai et faux à la fois, il faut le marché, mais des entreprises publiques, des taux de change fixes, mais qui changent, des entreprises libres, mais des régulateurs. Ce vague salmigondis est le résultat des sentiments, des préjugés, des intérêts et des opinions confuses de leurs auteurs.

Pages correspondant à ce thème sur les projets liberaux.org :

Ces modes intellectuelles naissent généralement à gauche, il faut le reconnaître, elles deviennent des tabous et par manque de culture philosophique, les hommes politiques de droite adoptent une position de suiveurs : ils ne contestent pas ces idées, ils se contentent de les atténuer, ils se placent dans une situation de «sous-surenchère» : on n'ose pas, par exemple, contester le principe même du salaire minimum, mais on se contente éventuellement de dénoncer son augmentation trop rapide, on ne met pas en cause le monstre de la Sécurité sociale, mais on prétend le gérer avec plus de rigueur...

Le débat politique est alors d'autant plus rude que les hommes politiques se battent sur le même terrain pour défendre les mêmes idées. Ce qui compte ce sont les stratégies électorales, les alliances, le choix des hommes. Comme le disait, je crois, Julien Freund, le libéral se doit d'être tolérant avec les hommes et intolérant avec les idées, en ce sens qu'on ne peut pas admettre qu'une idée et son contraire soient également et simultanément vrais, mais les hommes sont tous également dignes de respect. En France, c'est le contraire qui prévaut sur la scène politique : on est intolérant avec les hommes et tolérant avec les idées.

Notes

[1] L'article de Francis Fukuyama a été traduit en français et publié sous le titre «La fin de l'histoire ? », Commentaire, automne 1989. Le fait que cet article ait été écrit par un Américain signifie bien que le consensus idéologique n'est pas une caractéristique purement française. Mais nous rechercherons par la suite plus particulièrement les manifestations que ce phénomène prend en France.

[2] L’Evénement du Jeudi, 2-8 novembre 1989.

[3] La philosophe américaine, d'origine russe, Ayn Rand a été le fondateur de «l'objectivisme».

[4] Voir, par exemple, Friedrich Hayek, La Constitution de la Liberté, op. cit. (en particulier l'annexe : «Pourquoi je ne suis pas un conservateur») ; mais aussi son grand ouvrage en trois volumes, Droit, Législation et Liberté, op. cit.

[5] Le chapitre 5 explicitera la place qu'il convient de donner à la démocratie dans l'organisation sociale. Nous retrouverons également ce thème dans la deuxième partie à propos des entreprises et des organisations.

[6] C'est ainsi que l'une des justifications essentielles que I'on donne au maintien des « services publics à la française » consiste à soutenir que ceux-ci permettraient la « cohésion sociale » en donnant un égal accès à tous pour ces services.

[7] Il s'agit aussi bien du keynésianisme que de la théorie des biens publics que nous rencontrerons par la suite.

[8] Ainsi, on peut développer un modèle mathématique absolument rigoureux et cohérent à partir d'hypothèses farfelues. Il est bien évident que la démonstration finale n'a rien de scientifique.

[9] Gustave de Molinari, Dialogues de la rue Saint-Lazare, Paris, Guillaumin, 1849.

[10] Notons au passage que le terme d'économiste est caractéristique : au début du XIXe siècle, on pouvait considérer à juste titre qu'être économiste c'était comprendre les ressorts individuels de l'action humaine, qu'un économiste ne pouvait être que libéral ou qu'un libéral était celui qui avait étudié la discipline économique.

[11] Friedrich Hayek, The Road to Serfdom, Londres, Routledge & Kegan Paul, Chicago, University of Chicago Press, 1944 (traduction française, La Route de la servitude, 1" éd., Paris, Librairie de Médicis, 1946 ; 2e éd., Paris, PUF, 1993).


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