Adam Smith:Adam Smith était-il keynésien

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Adam Smith
1723-1790
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Auteur précurseur
Citations
« Chaque individu en poursuivant son interêt est amené à remplir une fin qui n'entre nullement dans ses intentions »
« L'impôt peut entraver l'industrie du peuple et le détourner de s'adonner à certaines branches de commerce ou de travail »
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Adam Smith:Adam Smith était-il keynésien
Adam Smith était-il keynésien ?


Anonyme
Analyse d'Alexis Karklins-Marchay


Chargé d'enseignement à HEC et à l'ESCP-EAP

L'opinion publique oppose les idées d'Adam Smith (1723-1790) à celles de John Maynard Keynes (1883-1946). Cette opposition, toujours très vive, sert souvent de «ligne de partage» entre libéraux et sociaux-démocrates.

D'un côté, le philosophe écossais, reconnu comme l'un des fondateurs du libéralisme moderne, avec notamment sa théorie de la «main invisible», cette main qui rend la société plus harmonieuse en laissant agir les intérêts égoïstes des individus. De l'autre, l'économiste de Cambridge, à la fois critique féroce des préjugés de son époque sur les dangers de l'intervention de l'Etat et théoricien du rôle de la puissance publique en tant qu'acteur économique.

A priori donc, impossible de réconcilier ces deux conceptions. Méfions-nous pourtant des schémas sans nuances. Les points de convergence sont en effet plus nombreux qu'on le croit. L'image traditionnelle d'Adam Smith doit ainsi être largement revue car il ne fut jamais le défenseur d'un laissez-faire extrême.

Premier constat : contrairement à une idée reçue, l'Etat qu'il décrit ne doit pas se limiter aux seules fonctions traditionnelles que lui attribuent généralement les libéraux, comme la défense, la justice ou l'ordre public. Il serait certes déplacé de faire d'Adam Smith un «étatiste» qui s'ignore mais ses conceptions sur la place de l'Etat restent ouvertes.

D'un point de vue philosophique, tout d'abord, Smith a pleinement conscience des limites d'un libéralisme intégral : «L'exercice de la liberté naturelle de quelques individus, qui pourrait mettre en danger la sécurité de toute la société, est et doit être borné par des lois, sous tous les gouvernements.»

Mais Smith va plus loin. Certes, lorsqu'il publie La Richesse des nations (1776), il critique l'intervention de l'Etat. Mais il s'agit avant tout d'une attaque contre les politiques mercantilistes européennes des XVIIe et XVIIIe siècles et non d'une négation du rôle de l'action collective. Au contraire, il évoque à maintes reprises l'importance de l'Etat dans la régulation des marchés ou dans le maintien de la confiance des agents.

Il préconise par exemple une réglementation bancaire relativement contraignante afin de contrôler la «qualité» de la monnaie en circulation mais aussi d'empêcher les défaillances du système financier dont les conséquences pourraient être néfastes à la bonne marche de l'économie. Il propose notamment de mettre en place des mécanismes prudentiels plus stricts.

Smith est ensuite tout à fait favorable à l'engagement de l'Etat dans la construction et l'entretien des équipements publics si ces derniers bénéficient à l'ensemble de la collectivité. De même, il défend le rôle actif de la collectivité en matière d'instruction. Pour lui, l'éducation doit servir notamment à corriger les inégalités : «L'éducation de la foule du peuple, dans une société civilisée et commerçante, exige peut-être davantage les soins de l'Etat que celle des gens mieux nés et qui sont dans l'aisance.» Précisons au passage que l'étude des sciences et de la philosophie lui paraît prioritaire. A la manière d'un Voltaire, qu'il rencontra d'ailleurs en 1765, Smith affirme que «la science est le grand antidote contre le poison du fanatisme et de la superstition».

Smith considère enfin la fiscalité publique comme une arme très efficace, soit pour pénaliser des pratiques anti-économiques de certaines classes (il pense alors aux propriétaires terriens), soit à l'inverse pour stimuler les développements technologiques.

Deuxième constat : Adam Smith ne limite pas ses recherches aux seuls problèmes des entreprises. Contrairement à Jean-Baptiste Say et sa fameuse Loi des débouchés, Smith n'a jamais écrit que l'offre créait la demande, et que, d'un point de vue analytique, la production avait la primauté sur la consommation.

Au contraire, Smith le souligne clairement, la finalité en économie, ce n'est pas la production en tant que telle, mais bien la consommation : «La consommation est l'unique but, l'unique terme de toute production, et l'on ne devrait jamais s'occuper de l'intérêt du producteur qu'autant qu'il le faut seulement pour favoriser l'intérêt du consommateur.»

Ce point de vue explique d'ailleurs le combat de Smith contre les privilèges octroyés par le pouvoir à quelques marchands ou manufacturiers car, nous dit-il, «l'intérêt du consommateur est à peu près constamment sacrifié à celui du producteur». Faire de Smith l'ardent défenseur des seuls intérêts de l'entreprise est donc sans fondement.

Sur le plan du commerce international, Smith, qui est pourtant favorable à un développement du libre-échange, n'ignore pas qu'une marche trop rapide vers l'ouverture des frontières peut créer des désordres et du sous-emploi. Sur ce point, ses écrits sont très explicites. Dans certaines situations, «un souci d'humanité peut réclamer que la liberté du commerce soit seulement restaurée par étapes et avec beaucoup de réserve et de circonspection».

Dans le domaine social enfin, sa vision de l'homme est loin d'être idéaliste. Il a pleinement conscience du fait que l'économie marchande et la division du travail créent naturellement des rapports de force, souvent au détriment des plus faibles. Partant du principe logique que «les ouvriers désirent gagner plus, les maîtres donner le moins qu'ils peuvent», Smith considère que dans cette opposition, les ouvriers seront le plus souvent en situation défavorable : «Il n'est pas difficile de prévoir lequel des deux partis (...) doit avoir l'avantage dans le débat et imposer forcément à l'autre toutes ses conditions. Les maîtres étant en moindre nombre, peuvent se concerter plus aisément (...) dans toutes ces luttes, les maîtres sont en état de tenir ferme plus longtemps.»

Smith ne peut donc être considéré comme un «ultralibéral». Aurait-il pu pour autant se décrire comme un keynésien s'il avait vécu au XXe siècle ? Par-delà l'aspect anachronique d'une telle question qui n'appelle évidemment aucune réponse définitive, il nous faut reconsidérer le message de Keynes, à la fois riche et complexe, mais largement détourné, lui aussi, depuis plusieurs décennies.

Même si la plupart des socialistes et sociaux-démocrates se sont souvent placés sous son autorité pour justifier de politiques interventionnistes systématiques, rappelons que Keynes n'était pas socialiste : «Ce n'est pas la propriété des moyens de production dont il importe que l'Etat se charge», écrit-il avec constance.

Keynes, qui fut proche du Parti libéral britannique (parti centriste situé entre le Parti conservateur et le Parti travailliste), présentait ses travaux comme «une recherche d'améliorations techniques possibles du capitalisme moderne par le moyen de l'action collective». En aucun cas, cela le conduisit à se rapprocher des thèses marxistes pour lesquelles il affichait un mépris intellectuel et aristocratique au point qu'il comptait les «pulvériser» (selon sa propre expression) avec la publication de sa Théorie générale (1936). Les écrits de Marx lui paraissaient désuets, illogiques, et plus grave dans sa bouche, erronés du point de vue scientifique et sans intérêt pratique pour le monde moderne. Naturellement, Keynes rejetait avec ironie la prétendue lutte des classes : «Je ne peux demeurer insensible à ce que je crois être la justice et le bon sens, mais la lutte des classes me trouvera du côté de la bourgeoisie instruite.»

En parallèle, Keynes est resté attaché à des schémas d'analyses fondés sur l'individualisme, valeur pourtant traditionnellement revendiquée par les seuls libéraux. Eduqué à Eton et à Cambridge dans un univers élitiste, il a toujours considéré le respect de l'individu comme une priorité absolue. Comme il le souligne avec force, l'individualisme, «s'il peut être débarrassé de ses défauts et de ses excès, est la sauvegarde de la liberté personnelle, en ce sens qu'il élargit plus que tout autre système le champ de décisions personnelles». Plus encore, cela lui paraît être le meilleur garant de la variété de l'existence.

Tous ses travaux, et bien sûr la Théorie générale, reposeront sur la supériorité de ce principe : «Les avantages traditionnels de l'individualisme garderont toute leur valeur (...) amélioration du rendement, résultant de la décentralisation et du jeu de l'intérêt personnel.» Keynes, lorsqu'il en appelle à la responsabilité individuelle et à la décentralisation (déjà !), ne se situe finalement pas si loin du boucher, du marchand de bière et du boulanger chers à Smith.

C'est toutefois la définition des politiques de relance par la demande qui a été la plus caricaturée. Parce qu'elle intègre à la fois taux d'intérêt, fiscalité, et dépenses publiques, la pensée keynésienne est impossible à résumer en quelques lignes. Rappelons cependant qu'après des décennies d'orthodoxie non-interventionniste, Keynes conteste l'aptitude du capitalisme à assurer par lui-même un équilibre économique de plein emploi et à sortir rapidement des phases de récession. Au contraire, en actionnant de façon coordonnée les leviers dont il dispose, l'Etat peut relancer l'activité économique en redonnant confiance aux agents économiques et en incitant les entreprises à investir.

Pour autant, dans l'esprit de Keynes, les dépenses publiques ne constituent qu'une solution provisoire et le déficit budgétaire n'est pas une fin en soi. Les dépenses courantes de fonctionnement de l'Etat doivent rester couvertes par les recettes fiscales. Seules les dépenses publiques exceptionnelles, si elles contribuent temporairement à soutenir la demande, peuvent être non financées. De là à considérer que l'Etat devrait s'impliquer systématiquement dans toute la sphère économique est un pas que Keynes n'a jamais réellement franchi : «Un élargissement des fonctions de l'Etat est certes nécessaire mais à part cela, aucune argumentation convaincante n'a été développée qui justifierait un socialisme d'Etat embrassant la majeure partie de la vie économique de la communauté.»

Ne serait-ce que parce que La Richesse des nations a été publiée plus d'un siècle et demi avant La Théorie générale, il serait ridicule de prétendre vouloir classer Smith et Keynes dans une même école de pensée. Les quelques exemples présentés ici n'ont donc pas vocation à nier les différences fondamentales entre les deux hommes. Ils ont simplement pour objectif d'inviter à reconsidérer ces deux auteurs majeurs et à refuser les schémas réducteurs qui mettent en lumière les seules oppositions en oubliant les zones de convergence.

Keynes ne critiquait pas directement Smith mais les économistes néo-classiques comme Pigou ou Rueff, dont les théories prétendaient démontrer qu'à terme, grâce aux mécanismes d'ajustement des prix sur les marchés, l'optimum économique serait automatiquement rétabli. Dans The End of laissez-faire (1926), Keynes reconnaît d'ailleurs implicitement qu'Adam Smith était un libéral plus nuancé et lucide que d'autres. Il remarque ainsi que la formule «laissez-faire» ne se trouve pas dans ses écrits (ni d'ailleurs dans ceux de Ricardo ou de Malthus). Il ajoute avec clairvoyance que le concept de «main invisible» lui paraît résulter plus d'une philosophie en droite ligne avec l'optimisme moral caractéristique du siècle des Lumières que d'un véritable dogmatisme économique.

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Au fond, et malgré les décennies qui les séparent, Smith et Keynes ont un point essentiel en commun dans leurs analyses : l'importance centrale de l'homme et de sa psychologie. D'une certaine façon, Smith, premier économiste d'un capitalisme en construction, devrait forcément être redevable à Keynes, celui qui fut capable de renouveler et de sauver le capitalisme. Non pas le capitalisme rentier ou le capitalisme spéculatif, mais bien le capitalisme entrepreneurial, seul à l'origine des progrès économiques et sociaux.

Les deux hommes se rejoignent enfin par leur attachement permanent aux libertés individuelles. Comme Keynes le disait avec son sens de la formule inégalé, il vaut mieux que l'homme exerce son despotisme sur son compte en banque que sur ses concitoyens.


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