Voltaire:Lettres philosophiques

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Voltaire
1694-1778
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« Un seul mauvais exemple, une fois donné, est capable de corrompre toute une nation, et l'habitude devient une tyrannie. »
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Voltaire:Lettres philosophiques
Lettres philosophiques


Anonyme


1734

Sixième lettre, sur les presbyériens

La religion anglicane ne s’étend qu’en Angleterre et en Irlande. Le presbytéranisme est la religion dominante en Écosse. Ce presbytéranisme n’est autre chose que le calvinisme pur, tel qu’il avait été établi en France et qu’il subsiste à Genève. Comme les prêtres de cette secte ne reçoivent de leurs églises que des gages très médiocres, et que par conséquent, ils ne peuvent vivre dans le même luxe que les évêques, ils ont pris le parti naturel de crier contre des honneurs qu’ils ne peuvent atteindre. Figurez-vous l’orgueilleux Diogène qui foulait aux pieds l’orgueil de Platon : les presbytériens d’Écosse ne ressemblent pas mal à ce fier et gueux raisonneur. Ils traitèrent le roi Charles II avec bien moins d’égards que Diogène n’avait traité Alexandre. Car lorsqu'ils prirent les armes pour lui contre Cromwell qui les avait trompés, ils firent essuyer à ce pauvre roi quatre sermons par jour ; ils lui défendaient de jouer ; ils le mettaient en pénitence ; si bien que Charles se lassa bientôt d’être roi de ces pédants, et s’échappa de leurs mains comme un écolier se sauve du collège.

Devant un jeune et vif bachelier, criaillant le matin dans les écoles de Théologie, et le soir chantant avec les dames, un théologien anglican est un Caton ; mais ce Caton paraît un galant devant un presbytérien d’Écosse. Ce dernier affecte une démarche grave, un air fâché, porte un vaste chapeau, un long manteau par-dessus un habit court, prêche du nez, et donne le nom de la prostituée de Babylone à toutes les églises où quelques ecclésiastiques sont assez heureux pour avoir cinquante mille livres de rente, et où le peuple est assez bon pour le souffrir et pour les appeler Monseigneur, Votre Grandeur, Votre Éminence.

Ces Messieurs, qui ont aussi quelques églises en Angleterre, ont mis les airs graves et sévères à la mode en ce pays. C’est à eux qu’on doit la sanctification du dimanche dans les trois royaumes ; il est défendu ce jour-là de travailler et de se divertir, ce qui est le double de la sévérité des églises catholiques ; point d’opéra, point de comédies, point de concerts à Londres le dimanche ; les cartes même y sont si expressément défendues qu’il n’y a que les personnes de qualité et ce qu’on appelle les honnêtes gens qui jouent ce jour-là. Le reste de la nation va au sermon, au cabaret et chez les filles de joie.

Quoique la secte épiscopale et la presbytérienne soient les deux dominantes dans la Grande-Bretagne, toutes les autres y sont bienvenues et vivent assez bien ensemble, pendant que la plupart de leurs prédicants se détestent réciproquement avec presque autant de cordialité qu’un janséniste damne un jésuite.

Entrez dans la Bourse de Londres, cette place plus respectable que bien des cours ; vous y voyez rassemblés les députés de toutes les nations pour l’utilité des hommes. Là, le juif, le mahométan et le chrétien traitent l’un avec l’autre comme s’ils étaient de la même religion, et ne donnent le nom d’infidèles qu’à ceux qui font banqueroute ; là, le presbytérien se fie à l’anabaptiste, et l’anglican reçoit la promesse du quaker. Au sortir de ces pacifiques et libres assemblées, les uns vont à la synagogue, les autres vont boire ; celui-ci va se faire baptiser dans une grande cuve au nom du Père par le Fils au Saint-Esprit ; celui-là fait couper le prépuce de son fils et fait marmotter sur l’enfant des paroles hébraïques qu’il n’entend point ; ces autres vont dans leur église attendre l’inspiration de Dieu, leur chapeau sur la tête, et tous sont contents.

S'il n’y avait en Angleterre qu’une religion, le despotisme serait à craindre ; s’il y en avait deux, elles se couperaient la gorge ; mais il y en a trente, et elles vivent en paix et heureuses.

Dixième lettre, sur le commerce

Le commerce, qui a enrichi les citoyens en Angleterre, a contribué à les rendre libres, et cette liberté a étendu le commerce à son tour ; de là s’est formée la grandeur de l’État. C’est le commerce qui a établi peu à peu les forces navales par qui les Anglais sont les maîtres des mers. Ils ont à présent près de deux cents vaisseaux de guerre. La postérité apprendra peut-être avec surprise qu’une petite île, qui n’a de soi-même qu’un peu de plomb, de l’étain, de la terre à foulon et de la laine grossière, est devenue par son commerce assez puissante pour envoyer, en 1723, trois flottes à la fois en trois extrémités du monde, l’une devant Gibraltar, conquise et conservée par ses armes, l’autre à Porto-Bello, pour ôter au roi d’Espagne la jouissance des trésors des Indes, et la troisième dans la mer Baltique, pour empêcher les hommes du Nord de se battre.

Quand Louis XIV faisait trembler l’Italie, et que ses armées déjà maîtresses de la Savoie et du Piémont, étaient prêtes de prendre Turin, il fallut que le prince Eugène marchât du fond de l’Allemagne au secours du duc de Savoie ; il n’avait point d’argent, sans quoi on ne prend ni ne défend les villes ; il eut à des marchands anglais ; en une demi-heure de temps, on lui prêta cinquante millions. Avec cela il délivra Turin, battit les Français, et écrivit à ceux qui avaient prêté cette somme ce petit billet : “Messieurs, j’ai reçu votre argent, et je me flatte de l’avoir employé à votre satisfaction.”

Tout cela donne un juste orgueil à un marchand anglais, et fait qu’il ose se comparer, non sans quelque raison, à un citoyen romain. Aussi le cadet d’un pair du royaume ne dédaigne point le négoce. Milord Townshend, ministre d’État, a un frère qui se contente d’être marchand dans la Cité. Dans le temps que Oxford gouvernait l’Angleterre, son cadet était facteur à Alep, d’où il ne voulut pas revenir, et où il est mort.

Cette coutume, qui pourtant commence trop à se passer, paraît monstrueuse à des Allemands entêtés de leurs quartiers ; ils ne sauraient concevoir que le fils d’un pair d’Angleterre ne soit qu’un riche et puissant bourgeois, au lieu qu’en Allemagne tout est prince ; on a vu jusqu’à trente altesses du même nom n’ayant pour tout bien que des armoiries et de l’orgueil. En France est marquis qui veut ; et quiconque arrive à Paris du fond d’une province avec de l’argent à dépenser et un nom en ac ou en ille, peut dire « un homme comme moi, un homme de ma qualité », et mépriser souverainement un négociant ; le négociant entend lui-même parler si souvent avec mépris de sa profession, qu’il est assez sot pour en rougir. Je ne sais pourtant lequel est plus utile à un État, ou un seigneur bien poudré qui sait précisément à quelle heure le Roi se lève, à quelle heure il se couche, et qui se donne des airs de grandeur en jouant le rôle d’esclave dans l’antichambre d’un ministre, ou un négociant qui enrichit son pays, donne de son cabinet des ordres à Surate et au Caire, et contribue au bonheur du monde.


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