Raymond Boudon:Libéralisme

Révision datée du 6 janvier 2014 à 22:16 par Gio (discussion | contributions)
(diff) ← Version précédente | Voir la version actuelle (diff) | Version suivante → (diff)
Raymond Boudon
1934-2013
Boudon.gif
Auteur libéral classique
Citations
"Expliquer un phénomène social, c'est souvent montrer qu'il peut être vu comme l'effet non voulu d'actions rationnelles."
Galaxie liberaux.org
Wikibéral
Articles internes

Liste de tous les articles


Raymond Boudon:Libéralisme
Libéralisme


Anonyme


Article du Dictionnaire critique de la sociologie, 1982.


De même que l'égalitarisme est une idéologie qui évalue l'organisation d'une société par le rapport entre les contributions et les rétributions qui s'y trouvent institués entre les individus, le libéralisme est une idéologie qui juge de la qualité d'une organisation sociale par l'étendue de la sphère qu'elle reconnaît à l'initiative et à l'autonomie individuelles. Comme l'égalitarisme, le libéralisme est un complexe d'orientations théoriques et pratiques, faiblement intégré, qui s'est constitué au cours du processus historique de laïcisation et de spécialisation du pouvoir politique.

Les premières idéologies auxquelles a été accolée l'étiquette libérale s'intéressent à la question du gouvernement, aux rapports entre ses divers organes et aux rapports de ceux-ci avec les particuliers. En gros, on a commencé à appeler les libéraux les adversaires de l'absolutisme, quelle que soit la nature de cet absolutisme. Les libéraux revendiquent les droits du for intérieur devant la prétentions de toutes les églises établies. Entre la tradition libérale et les autorités religieuses, notamment le siège apostolique de Rome, le conflit a été profond et prolongé. Pour les libéraux, l'État doit s'abstenir de mettre son bras séculier à la disposition d'une orthodoxie — pas plus celle qu'il s'efforcerait d'imposer pour son propre compte que celle à la disposition de laquelle il serait lui-même placé au nom d'une quelconque révélation. Mais la tradition libérale n'est pas seulement laïque ou laïciste en ce qui concerne les rapports entre les Églises et l'État. Elle est aussi anti-absolutiste en ce qui concerne les pouvoirs de l'État. Ce n'est pas seulement le droit de trancher en dernier ressort, de distinguer le bon grain de l'ivraie — et de livrer celle-ci au feu purificateur — qui est explicitement dénié à un pseudo-dépositaire du vrai et du faux; c'est aussi, dans l'ordre politique, l'idée d'une souveraineté échappant à tout contrôle de ceux sur lesquels elle s'exerce, qui est attaquée dans la tradition libérale.

Le libéralisme s'est présenté selon la fameuse formule de Montesquieu et des constituants américains, comme une technique de « freins et de contrepoids », par lesquels « le Pouvoir arrête le Pouvoir ». La gamme des moyens mis en oeuvre pour atteindre cet objectif est très variée — et le parlementarisme n'est qu'un moyen parmi d'autres. Mais le contrôle parlementaire, à condition qu'il soit efficace — ce qu'il a peut-être cessé d'être au fur et à mesure que l'administration publique est mieux parvenue à s'y soustraire — apporte-t-il aux individus un ensemble de protections très efficaces ? C'est ce que suggère l'histoire anglaise, si remarquable par la précocité avec laquelle se sont développées, en partie sans doute en raison de la faiblesse des traditions féodales, les institutions parlementaires. Le principe de l'habeas corpus fournissait aux Anglais une garantie essentielle contre l'arbitraire du Roi et de ses gens. En deuxième lieu, le principe qu'aucun impôt ne peut être légalement levé qui n'ait été d'abord consenti par les représentants des contribuables, et à la limite de la nation, plaçait une autorité royale incapable de financer elle-même ses propres opérations, sous la dépendance du Parlement. Le libéralisme français a eu beaucoup plus de peine à se constituer, car la Couronne qu'il s'agissait de contrôler avait réussi à s'assurer, en particulier grâce à la centralisation des moyens administratifs, une prépondérance solide à l'égard de ses éventuels contestataires.

Contrôler le pouvoir, sous toutes ses formes, tel est l'aspect le plus manifeste de l'idéologie libérale. Les arrangements constitutionnels vont d'une séparation plus ou moins rigide des pouvoirs, à l'américaine (qui oblige d'ailleurs les diverses « branches » du gouvernement à des négociations et à des compromis plus ou moins laborieux), à une claire prépondérance de la majorité parlementaire à l'anglaise. Mais ces divers arrangements ont en commun quelques traits qui concernent les modalités du contrôle des gouvernés sur les gouvernants. Si l'on s'efforce de dégager les présupposés implicites de l'idéologie libérale, on s'aperçoit que cette démarche est associée à une série de choix qui concernent l'organisation de la société toute entière. La fameuse distinction entre le libéralisme économique et le libéralisme politique, quelle que soit sa pertinence, méconnaît la liaison entre ces facettes ou aspects très différents, mais pourtant complémentaires de la tradition libérale. On réduit souvent le libéralisme à la fameuse formule « laissez-faire, laissez-passer », que l'on interprète comme le mot d'ordre de la bourgeoisie conquérante. En réalité, l'injonction faite aux autorités politiques de ne pas se mêler de la production et des échanges ne s'adresse pas seulement à un État libéral, mais aussi bien à un État autoritaire — comme le suggère l'exemple des Physiocrates. Inversement, des sociétés où les libertés des particuliers sont effectivement garanties par l'habeas corpus, par le contrôle juridictionnel sur l'administration et le contrôle du Parlement sur l'exécutif, peuvent comporter un degré élevé d'intervention des autorités administratives dans la production des richesses, la redistribution des revenus, ou les échanges avec l'étranger.

Ce qui assure la connexion entre le libéralisme économique et le libéralisme politique, c'est une conception de l'individu et de ses droits, définis corrélativement à ceux de l'État. Pour tenter la délimitation de ces domaines, deux méthodes son applicables. On peut convenir d'appeler la première libéralisme vulgaire. Elle est pratiquée par les hommes politiques et possède de très solides garants dans l'opinion commune. Ce qui la caractérise, c'est qu'elle part des institutions constitutives de la société civile : la famille, la propriété privée, le marché, en ignorant l'interdépendance de ces institutions avec celle de l'État. En tant qu'époux, propriétaire, producteur, l'individu serait libre d'accomplir un certain nombre d'activité sous la double condition de réciprocité et de licéité. Il lui faut trouver un partenaire et, dans beaucoup de cas, un associé lié à lui contractuellement. Dans cette conception restrictive, l'État est le garant des contrats, dont il rend efficace l'exécution, comme il assure aux propriétaires la jouissance paisible de leurs biens. Même s'il en est aussi discret et peu visible que possible, il est donc présent à toutes les transactions de la société civile. Non seulement « veilleur de nuit », mais aussi médiateur et arbitre, il règle le jeu des intérêts, et maintient ou rétablit la paix entre les parties en conflit. L'État exerce donc des fonctions spécifiques, limitées, mais absolument essentielles. Malheureusement sa force, qui est nécessaire à la protection des particuliers, peut devenir une source d'abus contre lesquels ceux-ci doivent se prémunir. Le libéralisme classique est obsédé par la crainte que l'État ne devienne un instrument au service du « pouvoir personnel » d'un tyran. Mais il existe un second risque, contre lequel le libéralisme classique est assez mal défendu : c'est que l'État devienne une immense machine bureaucratique asservissant les particuliers aux règlements d'une administration despotique. Face à ces deux dangers, en enserrant, les gouvernants dans un réseau d'autorisations préalables et en les soumettant à une gamme de sanctions ex post dans l'ordre administratif, judiciaire et politique (par la menace de la non-réélection), l'État libéral assure-t-il la liberté effective des particuliers ?

Montesquieu entendait la liberté comme le droit de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui; selon lui, cet idéal peut être atteint quelle que soit la nature du régime — sauf, bien entendu, s'il s'agit d'une tyrannie ou d'un despotisme. Mais une monarchie peut être aussi libre qu'une république — bien qu'elle le soit autrement, et que toutes les monarchies ne le soient pas à un égal degré. Aux yeux de Montesquieu, la monarchie française n'était pas aussi libre que la monarchie anglaise. Mais dans la mesure où les parlements, les traditions locales, et aussi les privilèges de la noblesse et du clergé faisaient obstacle aux prétentions de la Couronne, et surtout de l'arbitraire ministériel, les sujets du Roi de France ne peuvent pas être assimilés aux esclaves d'un despote oriental. La tradition libérale est attentive aux garanties que les pratiques fondées sur la coutume et les traditions assurent aux citoyens. Au XIXe siècle, la plupart des libéraux français sont finalement assez indifférents à la fameuse question dynastique qui divisait légitimistes, orléanistes et bonapartistes, et qui les opposait conjointement aux républicains. Occupés qu'ils étaient à réduire la souveraineté, les libéraux s'intéressaient peu aux titulaires de cette souveraineté. Thiers l'a rappelé dans son discours fameux sur les « libertés nécessaires » qui n'était pas seulement un rideau de fumée pour couvrir un éventuel rapprochement avec Napoléon III. Cette attitude est au fond un ralliement ultérieur des orléanistes, comme A. Thiers, à la forme républicaine contre laquelle ils nourrissaient les plus fortes préventions à cause des souvenirs de la dictature jacobine et de la hantise des récidives blanquistes.

Par des cheminements historiques tout à fait différents, les libéraux anglais, américains et français sont parvenus à construire un État limité, caractérisé par l'autonomie relative de la sphère spirituelle et culturelle (la laïcité de l'État dans la variante française) et par une triple différenciation du politique, de l'administratif et de l'économique, qui est censé assurer aux particuliers la jouissance paible de leurs intérêts privés. Mais ce compromis s'est avéré précaire. Il s'est trouvé exposé à plusieurs difficultés. D'abord les tâches classiques de l'État, notamment la défense contre les ennemis, se sont accrues sous l'effet d'une concurrence de plus en plus féroce entre les impérialismes rivaux. En deuxième lieu, les conflits entre des intérêts de mieux en mieux organisés, appelaient l'intervention de plus en plus fréqunte et de plus en plus étendue d'un arbitre bien décidé pour être efficace à s'assurer le dernier mot. Enfin, la demande croissante pour des « biens publics » comme la santé, l'éducation, dont la responsabilité incombe à des administrations financées, et même très souvent gérées, par le gouvernement achève de rendre précaires les frontières entre le public et le privé. La doctrine libérale telle qu'elle s'est constituée au cours d'un processus qui associe les réponses circonstancielles et passagères, à des orientations générales, récurrentes, et même constantes, s'est trouvée confrontée à des exigences auxquelles elle a de plus en plus de peine à répondre. L'existence d'États nationaux constitue une difficulté qui depuis longtemps embarrasse la pensée libérale. En effet, la défense de cette entité constitue un des fondements du civisme, mais fournit un argument (salus populi, suprema lex esto) à ceux qui entendent restreindre les libertés individuelles. La délimitation des compétences de l'État, l'affection à celui-ci de secteurs de plus en plus étendus dans la fourniture des biens publics, embarrassent aussi les libéraux. Ils tendent à se diviser entre les tenants d'une conception minimaliste (l'État doit se charger exclusivement des tâches qu'il est le seul à pouvoir remplir) et les tenants d'un libéralisme favorable à une socialisation de larges secteurs de l'activité économique et aussi culturelle. Ce qui complique encore les choses, c'est que la qualification idéologique de la première espèce de libéraux est malaisée. Sous certains rapports ils peuvent être dits conservateurs, puisqu'ils sont hostiles aux interférences administratives dans le fonctionnement des activités économiques, notamment de production. Mais, par d'autres côtés certains libéraux peuvent se sentir très près des anarchistes, puisque pour contester la légitimité des transferts sur lesquels est fondé le welfare state, ils invoquent volontiers l'incomparabilité des préférences individuelles et l'arbitraire radical de tout arbitrage entre ces préférences, s'il n'est pas le fait des intéressés eux-mêmes. On peut donc distinguer plusieurs courants libéraux et néo-libéraux : l'un que l'on peut qualifier de quasi-conservateur, l'autre de quasi-anarchiste, et un troisième de quasi-socialiste. Si aucune règle à la fois cohérente et efficace ne permet d'effectuer un arbitrage satisfaisant entre ce qui relève du privé et ce qui relève des autorités publiques, l'idéologie libérale est menacée de confusion. Pourtant, même si elle est exposée à des tiraillements manifestes, il ne s'ensuit pas qu'elle ait perdu toute vitalité. Elle tire sa force et sa pertinence d'une question qu'elle a contribué à formuler dans la diversité de ses énoncés et de ses implications : à quelles conditions charbonnier peut-il être maître chez lui ?


wl:Raymond Boudon

Accédez d'un seul coup d’œil aux articles consacrés à Raymond Boudon sur Catallaxia.