Virginia Postrel:Les libéraux et l'après-socialisme

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Virginia Postrel:Les libéraux et l'après-socialisme
Les libéraux et l'après-socialisme


Anonyme


L'émergence de nouveaux débats de société sur la mondialisation, l'écologie, la culture, Internet, les biotechnologies, l'éthique médicale, le risque.. contraint les libéraux à redéfinir et repositionner leur message. La tâche n'est pas aisée. L'une des meilleures contributions, à ce jour, émane de Virginia Postrel, une jeume américaine, rédacteur en chef du magazine REASON. Dans un texte présenté à Vancouver, lors d'une récente réunion de la Société du Mont Pèlerin, elle explique comment, par delà les oppositions partisanes traditionnelles, les grands clivages idéologiques et culturels se réorganisent autour de deux pôles : d'un côté, les "fixistes", ceux qui,à droite comme à gauche, donnent la priorité à la stabilité, la sécurité, et donc au contrôle social ; et, de l'autre, les "dynamistes" - libéraux, entrepreneurs, et innovateurs de la contre-culture - qui privilégient les valeurs de créativité et d'expression personnelle, et pour cela font donc plutôt confiance à des systèmes ouverts et évolutifs. Virginia Postrel est l'auteur d'un livre qui rencontre un réel succès aux Etats-Unis : "The Future and its Enemies : The Growing Conflict Over Creativity, Enterprise and Progress" (The Free Press).

C'est en 1947 qu'un petit nombre d'intellectuels libéraux, réunis dans une station balnéaire des alpes suisses, ont créé la Société du Mont Pèlerin en se donnant pour objet " de définir les principes nécessaires à la préservation d'une société libre ".

En 1947, la menace socialiste était claire. En 1999, elle est moins évidente. Si le socialisme, stricto-sensu, n'est plus un véritable danger pour l'économie de marché et les libertés économiques, la menace vient aujourd'hui de nouveaux adversaires dotés d'arguments et de valeurs différentes.

Faut-il avoir peur du socialisme rampant ? Le socialisme est-il une espèce idéologique encore en expansion ? Je répondrai très directement non. Qu'il s'agisse de la version soviétique du socialisme, ou de la version suédoise, ni l'une ni l'autre ne sont aujourd'hui dans le vent de l'histoire.

Cela ne veut pas pour autant dire que nous ne devons plus nous inquiéter des menaces qui pèseraient sur nos libertés. Loin de là. Cela veut seulement dire que nous ne devons plus beaucoup nous inquiéter de celles qui viendraient du socialisme. Nous vivons dans un monde où les problèmes qui déterminent la vie des mouvements politiques, intellectuels et culturels ont beaucoup évolué. A ne pas suivre attentivement comment ces mouvements se développent, et ce qu'ils impliquent, nous prenons de très gros risques.

Le terme " socialisme " n'est pas seulement un synonyme pour exprimer l'idée d'un Etat fort et omniprésent, ni même pour résumer la thèse d'une nécessaire régulation de l'économie par l'Etat. Que ce soit sous ses formes soviétiques ou suédoises, la particularité du socialisme est de s'intéresser à certains problèmes plus qu'à d'autres. C'est peut être un terme souvent ambigu. Mais quelle que soit la dose d'ambiguïté qui y soit associée, le fait est que tous ceux qui se réclament du socialisme se retrouvent autour de certains problèmes plutôt que d'autres. Le but du socialisme est une plus juste distribution des ressources économiques, dont ses avocats disent qu'elle conduira également à moins de gaspillages. Toute la rhétorique du socialisme tourne autour de qui obtient ce qui est produit, et comment. Les socialistes sont contre le marché parce que, disent-ils, le marché organise la distribution des ressources d'une manière qu'ils considèrent comme doublement injuste, tant du point de la manière dont le partage se fait, que de l'identité de ceux qui vont en bénéficier.

Le socialisme n'est plus la vraie menace

Dans sa forme la plus pure, l'essence du socialisme est de transformer par la nationalisation des activités. Jusque dans le milieu des années 1980, ce genre de socialisme " dur " était largement répandu, non seulement dans les pays communistes, mais aussi bien dans ce qu'on appelait alors le monde libre. Aujourd'hui il n'y a plus guère que quelques pays extrêmes qui y demeurent fidèles. Dans le reste du monde, la liste des industries qui sont encore nationalisées est de plus en plus courte. Ces formes traditionnelles de socialisme " dur " ont disparu si rapidement, tant comme pratique politique que comme idéal philosophique, que nous avons maintenant tendance à oublier un peu vite à quel point tout cela paraissait normal il n'y a encore pas si longtemps. C'est pourquoi nous continuons à nous faire peur en nous inquiétant par exemple des " menaces du socialisme rampant ". Cela avait un sens dans les années cinquante, lorsque l'expression est née, et que le socialisme avait réellement le vent en poupe. Cela n'en a plus beaucoup aujourd'hui.

L'autre forme de socialisme est celle de la " sociale démocratie ", de l'Etat redistributif. Elle correspond au modèle suédois dont la caractéristique est de pratiquer une redistribution massive qui mêle matraquage fiscal et subventions pour modifier les résultats économiques du marché. Mais l'objectif reste en fait toujours le même : une distribution plus juste des ressources. On reste dans le cadre d'une idéologie d'égalitarisme économique.

Ayant passé quelques temps récemment en Suède, j'ai du mal à admettre qu'on puisse dire du socialisme suédois qu'il soit en expansion, où que ce soit. La vérité est que le système suédois connaît aujourd'hui de grosses difficultés. L'économie suédoise ne crée plus d'emplois . La population y est de plus en plus hostile aux réfugiés et aux immigrants qu'elle considère désormais comme des parasites concurrents dans la distribution des subsides de l'Etat providence. La générosité du discours sur les droits de l'homme des années 1960 et 1970, a disparu. La plupart des suédois sont ouvertement pessimistes. Ils ne voient pas comment leur système pourrait survivre, mais en même temps ils se sentent incapables de surmonter les résistances politiques qui empêchent de le faire évoluer.

La version " sociale démocrate " du socialisme se heurte à la dynamique politique des démocraties modernes. Avec l'ouverture croissante des marchés, la logique du fonctionnement de la démocratie est en effet de s'éloigner des débats et préoccupations abstraites sur des objectifs de justice, pour les remplacer par la rivalité très concrète d'intérêts pratiques défendus par des groupes de pression en concurrence. Les démocraties occidentales, la Suède en premier, ont à juste titre choisi de ne pas sacrifier leurs libertés individuelles et politiques, ni leur prospérité économique, sur l'autel de la défense de leurs idéaux socialistes. Par exemple, ils n'ont pas entrepris d'empêcher leurs citoyens de quitter le pays, ou même, dans la plupart des cas, d'exporter leur argent à l'étranger. La sauvegarde de ces libertés a renforcé la légitimité politique des régimes sociaux-démocrates européens, mais en même temps elle ruine leur capacité à rester fidèles à leurs buts socialistes.

Une idéologie sans avenir

Ainsi que le note Hayek dans La route de la servitude : " Il y a de multiples manières de pratiquer le planisme économique ; mais, pour se maintenir, toutes impliquent que l'organisme central de planification puisse effectivement se protéger de toute influence extérieure. Le résultat d'une telle idéologie économique est dès lors d'amener inévitablement à l'accumulation de toute une série de restrictions portées non seulement au libre mouvement des biens et des capitaux, mais également celui des hommes ". La morale de cette observation d'Hayek est que tout pays qui se dit socialiste, mais qui réussit plus ou moins bien à préserver la liberté de mouvement des biens, des capitaux et des gens, est pris dans une contradiction qui le conduira inévitablement à abandonner ses ambitions socialistes. Tout régime socialiste dépend, pour survivre, du maintien d'un pouvoir monopolistique qui ne peut résister aux forces de la concurrence une fois que celles-ci sont laissées libres de se manifester. L'après guerre s'est traduit par un mélange d'idéaux libéraux, de pragmatisme économique, et de calculs stratégiques complexes justifiés par la guerre froide, qui ont conduit non pas à l'accumulation de restrictions aux libertés individuelles que prévoyait Hayek, mais au contraire à un triple processus d'ouverture des marchés internationaux, de libéralisation des mouvements de capitaux, et de liberté des mouvements de population, grandement facilité par la révolution moderne des moyens de transport et de communication.

Dès lors, ce qui caractérise notre monde d'aujourd'hui, n'est pas la menace d'un " socialisme rampant ". Ce n'est plus du tout notre problème. Parce que nous sommes habitués à combattre le socialisme à partir d'arguments, de tactiques et d'alliances conçus par rapport à un monde où cette menace était encore vraie, il est naturel que nous continuions à voir la main tentaculaire du socialisme derrière tout ce qui tend à accroître encore la redistribution ou l'emprise des réglementations d'Etat. Il est normal que nous continuions de plaquer l'étiquette socialiste à toute politique qui tend à accroitre le rôle de l'Etat. Mais, ce faisant, en perpétuant une définition trop large et imprécise de ce qui constitue l'essence du socialisme, nous risquons de nous priver du moyen de déceler à temps ce que sont, aujourd'hui, nos véritables adversaires et ennemis, et donc de la capacité à leur répondre efficacement.

Le danger, aujourd'hui, vient de la mode des idées "fixistes"

Les processus de marché font beaucoup plus que simplement déterminer qui finalement aura le contrôle de telle ou telle ressource. Ceci signifie que le socialisme n'est pas la seule idéologie susceptible de s'en prendre au marché, et, à l'inverse, que les conservateurs anti-socialistes ne constituent pas la seule force politique à laquelle les libéraux puissent s'allier pour défendre les libertés économiques.

Les marchés exercent de nombreuses fonctions. Ils sont ce qui permet aux gens d'exprimer individuellement leur propre quête du bonheur. Ils contribuent à assurer la dissémination des idées. Ils introduisent le changement dans la manière dont les gens vivent et travaillent, ainsi que dans les traits de caractère qui sont les plus appréciés. Ils font éclater et recombinent tous les modes de classement qui conduisent à regrouper les gens en catégories sociales, économiques, artistiques, etc… Ils encouragent la quête permanente de l'innovation, mais soumettent toute nouvelle idée au test brutal et sans sentiment de la concurrence. Les marchés évoluent par un mécanisme d'essais et d'erreurs qui s'appuie sur des processus d'expérimentation et de rétroactivité. Ils échappent à tout contrôle en particulier, et leurs résultats sont impossibles à prédire. C'est cette dynamique intrinsèque des marchés - leur nature de système de changement et de découverte " ouvert " et décentralisé - qui aujourd'hui attire les attaques idéologiques les plus nombreuses et les plus fortes.

Le défi auquel les marchés et les idées libérales doivent désormais faire face, n'a plus rien à voir avec des problèmes de justice. Il s'agit de problèmes de stabilité, de sécurité, de contrôle - non pas dans l'organisation et la gestion de nos vie individuelles, mais par rapport à la Société et aux choix politiques auxquels elle doit faire face en tant que Tout. L'argument central est que les marchés sont des éléments de perturbation , qui introduisent le chaos, et qui servent trop de valeurs différentes pour orienter la société vers " le bon choix ". Le plus important de tous les défis auxquels le marché est aujourd'hui confronté n'est pas l'idéologie socialiste, mais l'idéologie du fixisme - en grec, la stasis, l'idée que la " bonne société " est une société non pas de changement permanent et imprévisible, mais une société faite essentiellement de stabilité, une société prévisible, une société " sous contrôle ". Dans cette optique, le rôle de l'Etat n'est pas tant de redistribuer la richesse que de diriger, d'endiguer, de discipliner, de contrôler tout ce que l'évolution spontanée des marchés comporte d'imprévisible.

Ceux qui partagent cette vision n'aiment pas le marché parce que la nature décentralisée de ses processus d'évolution n'apporte pas seulement le changement, mais des changements d'un type particulier. En servant les multiples désirs les plus divers des individus, et en récompensant les innovateurs qui trouvent des choses nouvelles pour lesquelles on découvre ensuite de vastes débouchés, les marchés rendent impossible la définition d'une vision unitaire de ce à quoi l'avenir devrait ressembler. Ils ne permettent pas d'établir un pont entre le présent et le futur - un pont qui permettrait de définir en toute sécurité une route du point A au point B. Au contraire, ils n'arrêtent pas de multiplier les carrefours, les embranchements et les détours dans la marche vers un ensemble de futurs qui se présentent sous la forme d'une matrice de chemins de plus en plus complexes et difficiles à discerner. Les processus de marché empêchent la société de se rassembler autour d'un idéal statique - que ce soit l'idéal d'une forme traditionnelle de vie, celui du statu quo, ou encore l'idéal de la " bonne société " du futur tel que conçu par un planificateur génial et désintéressé.

Le marché, obstacle à la réalisation de la "bonne société"

En conséquence, ces nouveaux ennemis du marché se retrouvent sur l'ensemble de l'échiquier politique, tant à droite qu'à gauche, ou même au centre - un mode de classification essentiellement déterminé par la manière dont nous nous positionnons par rapport aux objectifs classiques du socialisme. Prenez par exemple l'émission de la chaîne CNN Crossfire ; une émission dont l'idée de base est de mettre droite et gauche sur un pied d'égalité et ne jamais s'engager plus au profit d'un côté que de l'autre. En y dénonçant les excès de l'économie de changement, son invité de droite, Pat Buchanan, s'est de fait retrouvé plus d'une fois sur le même terrain que son adversaire de gauche, le célèbre Jeremy Rifkin, connu pour la manière dont il fait le procès de la technologie. De la même manière, il s'est récemment retrouvé en complète communion avec le vieil ennemi des grandes entreprises, Ralph Nader. Tous trois s'accordent pour admettre que l'essor du commerce international, l'accélération du progrès technologique, la mondialisation financière, les restructurations industrielles, l'essor de nouvelles activités et le déclin d'autres - en un mot, tout ce qui exprime la dynamique concurrentielle et créatrice du monde économique d'aujourd'hui - nous annonce un terrible avenir. Tout trois étaient également d'accord, au moins au niveau du principe, pour demander que l'Etat intervienne pour endiguer, canaliser, le dynamisme des marchés. Cette exigence n'est pas moins interventionniste que l'appel socialiste à l'intervention de l'Etat. Mais, au sens strict, elle n'est certainement pas socialiste. Elle est d'une autre nature. Elle n'est pas redistributive, mais " fixiste " (stasist), en un mot : conservatrice, au sens propre du terme.

Cette nouvelle façon d'attaquer le marché, de quelque côté de l'échiquier politique qu'elle provienne, se fonde sur l'utilisation de deux tactiques classiques, très différentes des vieux arguments utilisés par le socialisme. Tout d'abord, elle pose que nous ne devrions pas laisser les gens libres de tester de nouvelles idées qui pourraient entraîner des conséquences négatives. C'est l'application du fameux " principe de précaution ", aujourd'hui pierre de touche des mouvements écologiques.

Le "principe de précaution" jette l'anathème sur les processus de marché

Le principe de précaution ne tient le décompte que des effets négatifs imputables aux idées nouvelles, mais n'accorde aucune attention aux avantages potentiels. Ceux-ci ne comptent pas. Et il passe totalement sous silence les coûts associés au maintien d'un statu quo. Il n'accorde aucune valeur à la découverte ou à l'apprentissage, autant comme processus d'évolution sociale que comme instruments de satisfaction personnelle. Dès lors les dés son jetés. Les processus de marché ne pourront jamais satisfaire aux exigences du principe de précaution puisque l'incertitude est constitutive de leur essence même. Par construction le principe de précaution conduit à jeter l'anathème sur les processus de marché.

L'autre manière d'attaquer le marché est tout aussi dévastatrice. C'est l'argument des externalités. La plupart d'entre nous avons admis qu'il se pose effectivement des problèmes d'externalités dans des domaines tels que la pollution de l'air, et nous recherchons des moyens d'y porter remède tout limitant autant que possible les effets pervers que cela pourrait avoir sur le bon fonctionnement des marchés. Mais, à partir de là, il n'est pas difficile de généraliser et de considérer que tout marché comporte potentiellement des risques d'externalités. En donnant au concept une acception indéfiniment élastique, il n'en faut pas plus pour retourner le langage de l'analyse économique des marchés contre le marché lui-même et en faire une machine de guerre contre l'essence même des relations de commerce et d'échange. C'est bel et bien ce que nous voyons de plus en plus avec l'utilisation de l'argument des externalités non plus seulement contre les producteurs, la cible traditionnel des économistes, mais également contre les consommateurs eux-mêmes. Selon cette nouvelle manière de penser, le français qui va au cinéma voir un film américain participe d'un phénomène de pollution culturelle. Mon choix d'un emballage que je juge plus pratique contribue à aggraver la pollution de l'environnement. La manière dont je peint ma porte et mes fenêtre impose une " externalité " à mes voisins qui n'aiment pas la couleur que j'ai choisie. Le plaisir que j'éprouve à faire les magasins, et le fait surtout que j'aime à en parler à mes amis, aggravent une soif inutile de consommation dont finalement tout le monde est victime… Comme l'essence même du marché est l'interactivité de l'ensemble des décisions de choix individuelles, il en résulte que, selon cette manière de voir, toutes nos actions auraient naturellement vocation a être étroitement contrôlées puisqu'elle entraînent toutes des effets sur les tiers. C'est sans fin. Il n'y a pas de limite.

Ceux qui pensent ainsi ne se contentent pas de faire tactiquement alliance avec la droite, ou avec la gauche, selon les questions en jeu. Fondamentalement, ils partagent une même conception du monde, ainsi qu'une même manière de raisonner et de parler. Ceux qui viennent de la gauche ont de plus en plus tendance à reléguer au second rang leur traditionnelle critique du marché au nom de ses conséquences distributives. C'est ainsi que chez les verts, les préoccupations traditionnelles de justice sont de plus en plus souvent remplacées par un discours en faveur d'une économie " soutenable " fondée sur le concept d' " état stable ". La critique que de plus en plus d'anciens gauchistes portent au marché n'est pas de rendre les pauvres encore plus pauvres, mais d'encourager le développement de consommations ostentatoires " socialement " inutiles. Un sociologue comme Richard Sennett, dont l'enfance fut bercée par la lecture de tous les ouvrages de la bibliothèque léniniste, condamne aujourd'hui le capitalisme de la flexibilité ", non parce qu'il exploite les travailleurs ou ne les paie pas assez, mais parce qu'il donne une prime à ceux qui se révèlent les plus instables et qui font preuve des capacités d'adaptation les plus grandes…

Le rêve de "l'état stable"

Le docteur Daniel Callaghan, un spécialiste de la bioéthique, mais aussi un égalitariste impénitent, dénonce la logique de quête infinie du progrès médical qui, selon lui, est produite par la logique interactive de la triple dynamique des marchés, de l'innovation médicale, et de la liberté d'expression des désirs individuels des malades. Il plaide pour une " médecine stabilisée ", ainsi que la mise en place de limites à la recherche d'une santé toujours meilleure. Bien que la socialisation de la médecine soit une manière d'atteindre cet objectif, ses arguments n'ont en soi rien à voir avec une approche socialiste quelconque.

Passons maintenant à ce qu'on appelle le centre. Nous y trouvons des gens qui sont encore plus critiques de la nature dynamique du marché que leurs collègues de droite ou de gauche - parce que le caractère décentralisé des processus de découverte du marché est fondamentalement incompatible avec leur conception du rôle du politique. Les exemples d'une telle position sont nombreux en Europe, sous une forme particulièrement virulente. Notamment lorsque les européens s'amusent à dénoncer la trop grande ouverture des américains à l'égard d'Internet. Mais on en rencontre aussi en Amérique. Un exemple est Arthur Schlesinger Jr. A l'occasion de son 75ème anniversaire, il vient d'écrire dans Foreign Affairs un article où il dénonce les effets de rupture du capitalisme. Il s'inquiète des conséquences entraînées par la dynamique de la mondialisation et des nouvelles technologies. " L'ordinateur, écrit-il, transforme le marché en une vaste foire d'empoigne mondiale qui efface les frontières, amoindrit le pouvoir fiscal ainsi que la capacité de réglementation des états, réduit à néant leur maîtrise des taux d'intérêt et des taux de change, aggrave les écarts de revenus et de richesses tant entre les nations qu'à l'intérieur des pays, affaiblit les protections de la législation du travail, dégrade l'environnement, prive les nations de la possibilité de déterminer elles-mêmes leur propre avenir, leur substitue une économie mondiale sans entité politique correspondante, responsable devant personne ".

La fonction perturbatrice des marchés

A droite, la dynamique des marchés suscite deux principales objections. Comme à gauche, on y attaque la liberté des échanges, l'immigration, la technologie, la grande distribution, tous les éléments de la dynamique des marchés qui remettent en cause les habitudes et les positions acquises. Ces conservateurs n'hésitent pas à faire alliance avec les écologistes qui poursuivent les mêmes fins. Parfois, il est relativement facile de distinguer ce qui relève d'une idéologie de droite ou de gauche. Par exemple, Pat Buchanan est clairement un homme de droite. Mais ce n'est pas toujours aussi simple. Je placerais certainement le Prince Charles plutôt à droite, en tant qu'héritier d'une grande lignée aristocratique, mais ses considérations sur la technologie le classeraient plutôt dans une version gauchiste de l'écologie.

L'une objections les plus communes à droite, du moins aux Etats-Unis, est que le marché, en se mettant principalement au service des désirs individuels, quels qu'ils soient, détruirait l'idée même de l'existence d'un " bien commun ". C'est ainsi que certains conservateurs réclament un programme d'actions fédérales qui permettraient de promouvoir l'idée d'un grand projet national. De manière plus générale, ce que ces conservateurs reprochent à la dynamique des marchés est de laisser se développer des produits, des comportements ou des institutions qui ne correspondent pas à leur conception de la bonne société - qu'il s'agisse par exemple de la violence au cinéma ou de la procréation assistée.

Cette tension est visible même sur le terrain de la politique de l'éducation où les conservateurs sont pourtant en principe favorables à une doctrine de libre choix. L'appel à la liberté du choix leur va bien lorsqu'il s'agit d'un instrument d'action politique dans leur combat contre les syndicats d'enseignants, ou pour échapper à la discipline laïque des écoles publiques. Mais ses corollaires qui s'appellent variété des programmes, concurrence des enseignements, tolérance des autres, entrent souvent en conflit avec leur vision conservatrice d'une " bonne éducation "… L'éducation est un domaine où ces conservateurs ne reconnaissent aucune légitimité au processus de découverte et d'innovation.

Il y a toutefois une bonne nouvelle. Elle tient dans le fait que de la même manière que la chute du socialisme a suscité l'émergence d'alliances inédites contre le marché, elle entraîne aussi des rapprochements inattendus mais favorables au marché. Que les marchés produisent non pas un chaos de ruptures, mais un ordre émergent à caractère positif est une idée qui progresse aujourd'hui dans certains milieux qui, il y a parfois moins d'une génération, étaient encore des fanatiques du socialisme, ou du moins d'une conception planiste de l'ordre social. Savez-vous par exemple qui a écrit ceci : " Quelle est, de nos jours, la chose la plus importante qu'il faut retenir d'un cours d'économie ? Ce que je me suis efforcé de transmettre à mes étudiants est l'idée simple mais forte que la main invisible du marché est toujours plus forte que la main cachée de l'autorité. Pas besoin de direction, de contrôles, de planification. Tel est le consensus désormais parmi les économistes. C'est l'héritage d'Hayek ". Qui est l'auteur, je le répète, de ce plaidoyer en faveur de la dynamique de marché ? Réponse : Larry Summers, aujourd'hui secrétaire d'état américain au Trésor, et qui passe pourtant le prototype même de l'économiste Cambridgien classique.

Les nouveaux alliés du libéralisme

Si l'hystérie de Schlesinger est représentative de l'attitude " fixiste " des critiques centristes, l'optimisme de Summer exprime l'émergence d'une nouvelle coalition centriste favorable au dynamisme des marchés. Cela ne fait pas de Summer un vrai libéral, au sens classique du terme. Cela en fait simplement le type d'allié des libéraux qu'étaient autrefois les conservateurs anti-socialistes, avant qu'ils ne passent dans le camp des opposants au marché les plus acerbes. En Amérique, le centre - mais je pense que cela est également vrai du nouveau travaillisme britannique - est aujourd'hui plein de technocrates qui en sont venus à admettre que l'interventionnisme de l'Etat avait des limites, et reconnaissent les avantages pratiques des solutions de marché.

Il y a aussi tous ces " modérés " - des journalistes, des chercheurs, des scientifiques, des ingénieurs, des artistes et des hommes d'affaires, tous bien moins connus que Summers - qui éprouvent un sincère intérêt intellectuel pour tout ce qui tourne autour de la logique des systèmes auto-organisés parce qu'ils s'intéressent aux théories de la complexité, à la logique décentralisée du fonctionnement d'Internet, aux processus de la découverte scientifique, à l'écologie scientifique, aux mécanismes d'échanges culturels, à la théorie des organisations. Par formation, il s'agit de gens qui sont sensibles aux problématiques de la dispersion du savoir et de l'évolution par des processus de tâtonnement, et qui donc font d'emblée preuve d'une compréhension plutôt ouverte à la théorie moderne des marchés. On ne peut dire qu'ils préfèrent toujours systématiquement le marché à l'Etat, mais c'est plutôt généralement le cas. Eux au moins ne sont pas conditionnés par le réflexe qui conduit tant de gens à considérer automatiquement que seul l'Etat peut apporter la réponse à leurs problèmes. Ils sont plus ouverts à la recherche de solutions qui passent par l'innovation, la concurrence, la liberté des choix, le jeu des rétroactions. L'un des problèmes de notre vocabulaire politique est que le terme de modéré ne permet pas de distinguer entre ceux dont la modération se traduit par une certaine considération pour les processus de marché, et ceux pour lesquels l'expression signifie exactement l'inverse : le choix de solutions impliquant une addition presque infinie de petites interventions locales en lieu et place d'un Etat central.

Les valeurs communes du marché et de la contre-culture

Mais c'est encore au sein de ce qui fut la gauche que les oppositions sont les plus remarquables. Alors que des gauchistes comme Sennett continuent de s'en prendre à tout ce qui a un relent d'économie libérale, beaucoup d'anciens de leurs collègues ont retrouvé dans le marché nombre des valeurs d'innovation, d'ouverture et d'expression personnelle caractéristiques de leur contre-culture. Pour la plus grande consternation tant des gauchistes impénitents qui vouent une véritable haine au commerce et aux affaires, que des conservateurs épris de traditionalisme culturel, celle-ci s'est métamorphosée en une véritable culture de l'entreprise et de l'innovation. La gauche qui nous a donné le socialisme n'est pas la même que celle qui s'est investie massivement dans l'informatique et toute la nouvelle presse consacrée à l'industrie des " micro-entrepreneurs ". Qu'il s'agisse d'Internet ou de cette nouvelle presse d'affaires, il est incontestable que tant l'un que l'autre ont été lancés par des gens qui, tant par leur histoire personnelle que par leurs idées politiques, se considéraient eux-mêmes comme étant partie intégrante d'une extrême gauche systématiquement critique à l'égard des institutions existantes. Ces individus qui n'éprouvaient que mépris pour " le marché " tant que celui-ci n'exprimait qu'une conception statique d'un univers dominé par de grandes organisations commerciales privées à caractère hiérarchique et bureaucratique, ont au contraire épousé avec enthousiasme l'idée du marché vu comme un ensemble de systèmes ouverts dont les multiples interactions créent un terrain favorable à la diversité des expressions et des épanouissements personnels. Les mêmes éléments qui soulèvent aujourd'hui l'opposition des " conservateurs " de tous bords, de gauche comme de droite, contre les marchés, ont servi de ferments à l'émergence d'une nouvelle coalition de gens, le plus souvent venant de l'ancienne gauche, sensibles, eux, aux vertus dynamiques des processus de marché. Sur l'ancien échiquier politique, être socialiste voulait dire être de gauche. Cela impliquait que plus vous vous définissiez comme un adversaire du socialisme, pour quelque raison que ce soit, plus vous êtiez classé à droite. Dans l'ancienne classification politique, les libéraux étaient classés à droite ; ce qui en fait l'aile droite de cette nouvelle coalition.

Les vertus d'une société dynamique et ouverte

Il n'est pas du tout indifférent de savoir si le véritable but des libéraux, aujourd'hui, est de continuer de s'opposer en priorité au socialisme, ou plutôt de défendre et promouvoir une vision des avantages liés à la présence d'une société dynamique et ouverte. Si, à partir d'un préjugé essentiellement anti-socialiste, nous continuons de considérer que nos ennemis traditionnels sont " à gauche ", cependant que nos alliés sont " à droite ", nous risquons de ne pas saisir l'importance du phénomène que représente aujourd'hui la naissance d'une alliance gauche-droite contre les marchés. Nous resterons incapables de comprendre toute la symbolique, ainsi que les enjeux qui se trament autour de débats d'idées aussi essentiels que ceux qui concernent actuellement les biotechnologies, la protection des expressions culturelles, la mondialisation des échanges, ou encore la régulation d'Internet. Nous abandonnerons des domaines entiers de réflexion, de recherche et d'innovation pour le seul bénéfice de rester amis avec des gens qui n'accepteront de réduire les impôts qu'un tout petit peu, et encore seulement pour les familles de contribuables qui ont des enfants. Nous laisserons passer la chance qui s'offre à nous d'aider ceux qui n'ont pas toujours le bon pedigree politique d'approfondir quand même leur connaissance du marché, et d'en tirer de bonnes raisons pour préférer les marchés à l'Etat. Nous sacrifierons la liberté de demain pour sauvegarder les habits du passé.

Ainsi, oui, ma réponse à la question sur " le socialisme rampant " est résolument optimiste. Nous devons bien sûr rester sur nos gardes. Le monde est encore plein de restes d'idéologie socialiste qui ne peuvent faire que le jeu des adversaires de la dynamique des marchés. Mais le socialisme est bel et bien mort en tant qu'idéal, et il est mourant en tant que politique. Les défis du 21ème siècle seront bien différents. Il s'agira de défendre les valeurs d'une dynamique de changement et d'évolution, et de construire une nouvelle coalition politique autour d'elles. La manière dont nous relèverons ce défi déterminera en fin de compte si le prochain siècle expérimentera ou non un renouveau en profondeur des idées libérales.

Publié dans Reason en 1999, traduction Euro92/Henri Lepage