Philippe Nemo:Les Frontières ultimes de l'Europe

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Philippe Nemo
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Philippe Nemo:Les Frontières ultimes de l'Europe
Les Frontières ultimes de l'Europe


Anonyme


Texte d'une conférence délivrée à l'Institut Turgot le 7 mai 2003.

En travaillant pendant de longues années sur une magistrale Histoire des idées politiques, en complète rupture avec les habituelles interprétations marxistes, Philippe Nemo a réussi à saisir les multiples facteurs qui ont façonné l'Occident. À rebours des thèses relativistes qui ont cours, l'essor intellectuel, juridique et économique de cette partie du monde ne relève pas des caprices de l'Histoire, mais d'une hybridation unique en son genre. À cet égard, les notions de Droit, de liberté et de progrès nous permettent de délimiter ce qui est occidental de ce qui ne l'est pas. Pour rester elle-même, nous explique Ph. Nemo, l'Europe doit rester fidèle à cet héritage précieux.

La question de l'élargissement de l'Union européenne a été tout récemment posée par l'entrée possible de la Turquie. Soyons clairs : cette éventualité serait dangereuse et, remarquons-le, il n'est pas innocent qu'elle soit souhaitée par les ennemis de l'Europe. Si cette adhésion prend effet, alors pourquoi ne pas poursuivre sur cette lancée en faisant entrer d'autres pays, qu'ils soient africains ou asiatiques ? C'est non seulement absurde, mais voué à l'échec. Car, pour parler sans ambages, une société ne peut se former qu'à l'intérieur d'une civilisation homogène. Le projet européen ne prend tout son sens qu'à cette condition. En l'occurrence, il s'agit de l'occidentalité, qui repose sur la propriété privée, le droit libéral, la laïcité.

L'Occident est donc démocratique, libéral (quoiqu'imparfaitement et à des degrés divers), et scientifique (cf. le pluralisme et rationalisme critique de Karl Popper). À ces trois caractéristiques, nous devons ajouter la notion de progrès, lequel est conçu comme possible et souhaitable. Mais il faut bien le distinguer du projet de bouleverser le monde de fond en comble. D'où proviennent ces traits propres à l'Occident ? Évidemment, cette civilisation est le fruit d'une longue histoire, car aucune culture ne naît à un instant donné, ainsi que Hayek l'a fait remarquer. En vérité, elle ne serait pas devenue ce qu'elle est si cinq miracles n'étaient successivement apparus : la Cité grecque ; le Droit romain ; la Bible ; la révolution papale ; les démocraties modernes. La civilisation occidentale forme bel et bien l'hybridation, la synthèse réussie, de ces cinq miracles.

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La Cité grecque doit être considérée comme le premier État non religieux. Apparu vers -3000 en Mésopotamie, l'État arrête le processus de vengeance, caractéristique des rites primitifs. Si nous nous référons aux admirables analyses de René Girard, deux méthodes sont en effet envisagées pour exorciser la violence. La première est préventive et constitue le socle des sociétés archaïques ; le rite et le sacrifice y occupent une place décisive pour conjurer les menaces pesant sur la tribu. Néanmoins, pour que ce système fonctionne, il est indispensable d'adhérer aux mythes ; celui qui s'y montre rétif est d'emblée suspecté de vouloir subvertir et détruire la cohésion du groupe. Aussi, il n'est pas surprenant que ces sociétés tribales stagnent dans l'unanimisme. C'est pourquoi elles ne survivent qu'à condition de s'opposer au progrès. Autre possibilité : la méthode curative. Pour l'appliquer, une instance est créée : l'État. À cet égard, seule la Cité grecque pluraliste — la Polis — a promu à cette époque la Loi comme règle universelle devant laquelle chaque citoyen est égal. Vous aurez reconnu l'isonomie (que les Anglais reprendront plus tard en la traduisant par Rule of Law : l'état de Droit instituant " le gouvernement des lois, non des hommes "). La connaissance codifiée de la Loi induit la Liberté. En effet, chacun reste libre tant qu'il n'offense pas la loi connue publiquement.

2

Rome a pour sa part inventé le Droit privé. Celui-ci est une conséquence de la pluriethnicité de l'État romain (alors seul dans ce cas). Pour faciliter le règlement des litiges, le Droit se devait d'être plus compréhensible pour les non-Romains. À cet effet, une nouvelle magistrature est apparue en -242 : le Prætor Peregrinus (préteur des étrangers). Cette personnalité était chargée de rendre la Justice en dépit de la diversité des croyances. Pour ce faire, il devait expliquer et exposer la loi le plus clairement possible et, par conséquent, recourir à des formules abstraites, susceptibles d'être comprises aussi bien par un Illyrien que par un Ligure. De la sorte, même si chacun jurait par ses dieux, un accord devenait possible grâce au socle de l'universalité humaine. Certes, ce sont les Grecs qui, les premiers, ont dit qu'il fallait " rendre à chacun le sien ". Pourtant, ce sont les Romains qui, grâce au Droit prétorien, ont aff! iné cette pensée en l'explicitant avec clarté. Ce Droit a mis deux cent cinquante ans à se définir distinctement en termes du "mien" et du "tien", c'est-à-dire de protection de la propriété privée. Cette découverte est tellement capitale que l'on peut estimer que les Romains ont " inventé " l'Homme, au sens d'individu et de personne. Il était en effet important de retrouver — à travers les mutations, transmissions et transactions — ce qui appartenait à chaque individu. Ce que l'on a participe aussi de notre être propre, et inversement. Les notions d'héritage, de propriété, de possession, de biens meubles et immeubles, d'achat et vente, et bien sûr de contrat, sont issues du Droit romain.

3

La révolution biblique de l'eschatologie constitue de son côté un miracle au sens littéral du terme puisqu'il s'agit d'une Révélation. Si la Justice est indispensable au bon fonctionnement des sociétés humaines, la charité doit la compléter. " OEil pour oeil, dent pour dent " atteste l'idée de symétrie inhérente au concept de Justice. L'originalité, bien soulignée par Emmanuel Lévinas , du judéo-christianisme est de s'appuyer sur une dissymétrie éthique : " Si l'on te frappe sur la joue droite, tends la joue gauche ". Par ailleurs, le péché originel introduit une rupture radicale avec la conception cyclique du temps propre aux Grecs (et aux Romains). Pour ces derniers, le mal participait du cosmos, de l'ordre des choses, si bien qu'ils considéraient comme illusoire autant que présomptueux de vouloir y mettre un terme définitif. Rien de pareil avec les Hébreux et les chrétiens, qui ne se résignent pas à l'intolérable permanence du ma! l. À Rome ou Athènes, chacun était jugé responsable pour lui-même. En revanche, dans le judéo-christianisme, je souffre parce que mon prochain — même situé à des milliers de kilomètres — souffre. Je ne puis être en paix tant qu'Autrui ne l'est pas. De cette exhortation à combattre le mal, il découle une différence complète avec la notion temporelle spécifique aux Grecs et aux Romains. En effet, si l'on croit en un endettement antérieur à notre naissance, comme en un salut métaphysique, le monde ne peut être laissé tel quel, d'où l'émergence d'une eschatologie. L'éthique biblique débouche par conséquent sur une linéarité temporelle inédite, orientée vers la réalisation du Bien. Une autre divergence, liée à cette révolution éthique, vaut la peine d'être mise en exergue. Rien n'était plus important pour un Athénien que le service du bien commun attribué à la fonction politique. Or, tant les Juifs que les chrétiens, se méfient du pouvoir étatique. Celui-ci n'est acceptable qu'à! la condition qu'il ne laisse pas le monde en l'état et, donc, extirpe le mal.

4

Si l'on suit les travaux inestimables de l'historien britannique Harold Berman, il est préférable de parler de "révolution papale" que de "réforme grégorienne". Par rapport aux prophéties bibliques, les chrétiens du moyen âge se sont aperçus que le monde avait empiré ; les invasions barbares étaient passées par là. Mais, pour exercer efficacement une influence sur le cours des choses, pour transformer le monde, une science est nécessaire. C'est vers le XIe siècle seulement que la rationalité est redevenue un enseignement de première importance. Des auteurs comme saint Anselme — et, partant, l'école scolastique — ont redécouvert les vertus de la raison. Mais l'Église byzantine refusera cette évolution affectant aussi la notion de péché. Là-bas, il s'agit d'une condition intrinsèque à la nature humaine ; tandis que pour les Occidentaux, comme l'attes! te la place centrale occupée par la Passion du Christ, il peut être rédimé. Ensuite, l'Église de Rome insistera peu à peu sur le péché en tant qu'acte violant les commandements divins. Un nouvel intérêt pour le Droit va pouvoir naître. À l'initiative du Pape Grégoire VII, c'est à cette même époque que le Droit romain est revenu en grâce. Cette relégitimation a paru utile aux autorités ecclésiastiques afin de forger une pensée juridique qui lui soit propre : le Droit canon. Il est toutefois paradoxal que ce regain d'intérêt pour le legs romain se soit retourné plus tard contre la papauté, au bénéfice du pouvoir politique. Enfin, il peut sembler au premier abord contradictoire que l'Église de Rome ait réintroduit le Droit naturel, alors que — doctrinalement — elle n'approuve pas l'ordre du monde (politique en particulier). Mais, précisément, ce Droit est repensé afin qu'il serve de référence, non à ce qui est, mais à ce qui doit advenir .

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Si le christianisme a contribué au renouveau de la rationalité scientifique, la science s'est néanmoins rapidement heurtée au dogmatisme religieux. C'est alors qu'est apparue la nécessité d'une liberté intellectuelle, d'une rationalité critique, sans laquelle le progrès demeure un voeu pieux. En effet, la justification de la tolérance religieuse et philosophique n'est pas le prône d'un pluralisme oecuménique, mais bien la possibilité de pouvoir remettre en question les hypothèses scientifiques, et donc de permettre un progrès de la connaissance. Sans liberté de la recherche, qui suppose la concurrence intellectuelle, la régression de la société est garantie . Parallèlement à ce mouvement d'émancipation spirituelle, l'érosion conjointe des monopoles et du mercantilisme a favorisé l'essor d'une économie plus libre (cf. les villes libres de Flandre ou du nord de l'Italie). On peut même aller plus loin en affirmant sans risque d'erreur ! que, sans droit ni marché — qui offrent aux individus des règles d'action —, une science digne de ce nom est condamnée. Autrement dit, le formidable progrès de l'Occident, tant du point de vue philosophique que du point de vue économique et juridique, n'a été rendu possible que par la victoire du polycentrisme sur le monocentrisme. Sans ce processus évolutif, les démocraties libérales — fondées sur la garantie du Droit et la liberté d'action et d'opinion — n'auraient pu émerger.

Inférences pour l'Europe

En résumé, l'homogénéité d'une civilisation n'est pas le produit du hasard, mais de la maturation d'idées communes qui se sont hybridées.

À présent, il convient de réfuter deux fausses bonnes idées pour unifier l'Occident :

  • Se fier à la seule Union européenne. Il est évident qu'elle ne regroupe pas tout l'Occident, cependant qu'elle souhaite inclure des pays non occidentaux et orthodoxes. Ces États ne sont pas réellement laïques et n'ont pas connu de révolution juridique. De surcroît, il est permis de douter des visées libérales de l'UE. Il n'est que de constater le poids de la bureaucratie et de la réglementation pour s'inquiéter des desseins plus ou moins avoués de l'Europe institutionnelle.
  • Baisser les bras au profit de l'empire américain. Agir ainsi serait cautionner une gestion monocentrique des relations internationales. À ce propos, une précision doit être faite. Trop souvent, les commentateurs identifient les États-Unis au libéralisme et vice versa. Or rien ne nous dit que les É-U resteront un pays marqué par la philosophie libérale. D'ailleurs, depuis plus d'un siècle, celle-ci y fut trahie à de nombreuses reprises. Et puis, surtout, cette doctrine est née en Europe : on doit citer non seulement Locke, Smith ou Hume. Mais aussi les continentaux tels que Turgot, Jean-Baptiste Say, Bastiat, pour la France ; Kant, Wilhelm von Humboldt, en Allemagne ; ou encore les Autrichiens : Mises et Hayek étant les plus célèbres. Le libéralisme n'est donc pas exclusivement américain, mais occidental. Que reste-t-il en ce cas comme possibilité à la fois réaliste et désirable ? La meilleure idée est à la fois simple dans sa logique et complexe à mettre en oeuvre : édifier une Union occidentale, qui réunirait Europe et États-Unis.

wl:Philippe Nemo