Alors que Hobbes ou Locke parlent le langage des droits absolus (de la souveraineté comme de l'état de nature), Montesquieu, lui, rétablit la flexibilité de la politique ancienne, celle du langage comparatif (le plus et le moins). La notion de souveraineté a été le salut de la pensée politique car elle a permis de concevoir un pouvoir neutre, singulièrement imperméable au pouvoir de la religion. Mais la souveraineté est en même temps un fléau car en construisant un pouvoir capable d'imposer la paix, on a élevé un pouvoir capable de faire une terrible guerre à ses sujets.
Montesquieu va montrer comment le projet libéral peut se passer de ce dangereux moyen qu'est la souveraineté absolue comme de ce périlleux remède qu'est la révolte, sans risquer l'anarchie.
Il faut savoir qu'une distribution à peu près égale du pouvoir entre le législatif et l'executif ne pouvait être conçue tant que la souveraineté était censée résider dans le roi -- comme c'était le cas au moment où Locke écrivait. Or à une souveraineté royale absolue, on ne pouvait opposer qu'une souveraineté absolue, à celle du roi, celle du peuple. La souveraineté du peuple, en tant qu'absolue, n'est pas en principe plus propice à la séparation des pouvoirs que la souveraineté du roi ; mais, un régime fondé sur la souveraineté du peuple a pratiquement besoin d'une autre pouvoir que le souverain. Ainsi l'affirmation lockéenne de la souveraineté du peuple s'est traduite pratiquement, lors de la Glorious Revolution de 1688-89, par un compromis entre les chambres représentatives et la monarchie réformée.
Ainsi dans l'Esprit des lois (1748), Montesquieu part du pouvoir qui menace la liberté. Il montre que le désir du pouvoir n'est pas essentiellement inscrit dans la nature de l'homme ; il ne naît à sa forme excessive et dangereuse que si l'individu se trouve dans une position sociale ou politique qui le dote déjà d'un certain pouvoir ; il ne naît qu'à la faveur de l'insitution. Ainsi "pour qu'on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir".
Montesquieu n'y considère réellement que deux pouvoirs, le législatif et l'éxécutif. Le judiciaire n'a d'importance politique réelle que dans les régimes où les deux premiers pouvoirs sont confondus.
Il parle de subordination de l'éxécutif au législatif : celui-ci contient la volonté générale de l'Etat , celui-là l'éxécution de cette volonté générale. Quant à la signification du législatif, c'est qu'il faut que "le peuple fasse par ses représentants tout ce qu'il ne peut pas faire par lui-même".
Locke insistait sur la continuité, pour ainsi dire, entre la masse du peuple et le corps des représentants. Montesqieu, lui, va insister sur ce qui distingue le corps des représentants de la masse du peuple. Car si le peuple est tout à fait capable de bien choisir ses représentants, il n'est pas apte à bien délibérer.
Et c'est du corps législatif que vient le danger premier : c'est lui, titulaire de la légitimité représentative, qui est le plus naturellement tenté et en mesure d'accroître abusivement son pouvoir. Pour tout dire, toutes les dispositions constitutionnelles ont pour but de rendre les deux pouvoirs approximativement égaux en force, ou en capacités, alors qu'en vertu du principe de légitimité, l'exécutif devrait être strictement subordonné au législatif.
Son génie, c'est qu'à l'objection classique des absolutistes : il faut bien que quelqu'un décide en dernier ressort, et celui-là a nécessairement la souveraineté absolue, Montesquieu répond : il faut bien en effet que les décisions soient prises, mais cela ne signifie nullement que ces décisions doivent être prises par un pouvoir.Une décision peut être prise par deux pouvoirs qui se sont accordés ; et ils s'accorderont --volens nolens-- précisément parce qu'il faut qu'une décision soit prise. Le vrai souverain n'est ni le législatif ni l'exécutif, c'est la nécessité : la plupart des décisions prises n'auront été voulues telles quelles par aucun des deux pouvoirs.
Chacun des deux pouvoirs, précisément parce qu'il fait face à un autre pouvoir de force approximativement égale, a besoin de partisans. Et parce qu'il est un pouvoir, il en attirera nécessairement.
Ainsi, parce que la société est représentée par un pouvoir divisé, les citoyens vont être impuissants à se faire beaucoup de mal les uns aux autres. Si un des pouvoirs paraît trop l'emporter, les citoyens se porteront au secours de l'autre. C'est que ces derniers ont en effet en général un double intérêt : que le pouvoir serve leurs intérêts et qu'il ne pèse pas trop lourdement sur la société ; et un double sentiment : que le pouvoir qui les favorise et qu'ils soutiennent les "représente", est "leur" pouvoir, et aussi qu'il est différent d'eux, distant, qu'il ne les comprend pas, va les trahir. Et c'est le jeu inévitable de ces deux intérêts et de ces deux sentiments inséparables qui garantit que les citoyens se porteront spontanément au secours du pouvoir qui sera devenu trop faible.
Un tel régime est donc producteur d'une double impuissance : la division du pouvoir rend les citoyens largement incapables d'agir beaucoup les uns sur les autres, et en sens inverse, les citoyens, qui passent volontiers d'un parti à l'autre, rendent aisément le pouvoir impuissant. Impuissance des citoyens et impuissance du pouvoir se conditionnent réciproquement. C'est là ultimement ce que Montesquieu appelle la liberté.
La loi va opérer la maximisation des avantages des uns et des autres, étant entendu que chacun obtiendra moins que ce qu'il voulait. La Loi n'a de pouvoir que pour empêcher le pouvoir d'un citoyen sur un autre citoyen. C'est ainsi qu'il faut surmonter l'apparente contradiction entre "faire valoir à son gré son indépendance" et "le droit de faire tout ce que les lois permettent".
La particularité de cette pensée est de faire apparaître un mécanisme de décision qui rend inutile la notion de souveraineté. Et il importe de préciser que, si ce mécanisme de prise de décision se substitue à la souveraineté absolue, il est fort différent aussi de la délibération ou de la souveraineté de délibération telle qu'on la trouvait instituée dans les républiques grecques. En cèdant à la nécessité du compromis, nous dit Aristote, la délibération n'en cessait pas moins d'être "souveraine". Chez Montesquieu, au contraire, le compromis est lui-même le souverain de la décision, puisque ce qui est décidé est la résultante composée de ce qui est voulu par l'un des deux pouvoirs et de ce qui est voulu par l'autre.
La représentation conduit naturellement à un accroissement continu du pouvoir de l'Etat sur la société, parce qu'elle érode continuellement les pouvoirs intra - sociaux qui assurent l'indépendance et la consistance de cette société. Tel est le paradoxe de la représentation : le pouvoir représentatif tend nécessairement à dominer, seul et sans rival, la société civile qu'il prétend seulement "représenter".
Mais simultanément les lois de l'Etat représentatif tendent non moins nécessairement à être généralement favorables à la liberté des individus. Car le compromis entre les deux pouvoirs se fait bien plus aisément sur le mode négatif que sur le mode positif. Chaque pouvoir tendant à exercer son pouvoir en empêchant l'autre d'obtenir ce qu'il veut, s'accroissent ainsi les espaces de liberté du citoyen.
Nous avons donc rempli le programme originel du libéralisme en inversant l'ordre des facteurs : le régime représentatif était l'artifice permettant de sortir d'un état de nature essentiellement insupportable, il est devenu l'artifice permettant d'habiter un état de nature essentiellement satisfaisant.
note
Cf. P. Manent, Histoire intellectuelle du libéralisme, Hachette, Pluriel. 1987.