Gustave de Molinari:Biographie par Yves Guyot
Gustave de Molinari | |
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1819-1912 | |
Auteur anarcho-capitaliste | |
Citations | |
« Ou le communisme vaut mieux que la liberté, et, dans ce cas, il faut organiser toutes les industries en commun. Ou la liberté est préférable au communisme, et, dans ce cas, il faut rendre libres toutes les industries encore organisées en commun. » « Le monopole d'un gouvernement ne saurait valoir mieux que celui d'une boutique d'épiceries. » | |
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Articles internes |
I. L'Homme et l'Écrivain
Au mois de juillet, la Société d'Économie politique perdait son président, M. Émile Levasseur. Le 28 janvier, elle perdait son président d'honneur, M. Gustave de Molinari. Le 5 juin 1902, la Société d'Économie politique célébrait les quatre-vingts ans de M. Frédéric Passy et le cinquantenaire d'entrée de MM. de Molinari et Juglar. M. de Molinari, né à Liège le 3 mars 1819, en était le doyen à un double titre : et par l'âge et par la date de son entrée. Il était fils d'un officier supérieur de l'Empire, le baron de Molinari qui, venu en Belgique, s'y était fait recevoir médecin et s'y était établi.
Dans une étude sur l'Exposition d'Anvers [1], il nous a retracé un de ses souvenirs d'enfance :
- C'était au mois de novembre 1830. Les volontaires, après avoir fait triompher la révolution à Bruxelles venaient d'entrer à Anvers ; la garnison hollandaise s'était réfugiée dans la citadelle. On avait dépavé les rues, et je crois bien avoir fourni ma petite part de besogne aux paveurs. On tiraillait dans la rue du couvent qui aboutissait à la citadelle, et je vois encore la scène : un volontaire en blouse bleue, dépassant ses camarades de la tête, brandissant un grand sabre de cavalerie au cri de : "En avant !" Un obus éclate, tout le monde lâche pied ; le volontaire au grand sabre bat lestement en retraite derrière une barricade en criant cette fois : "Nous sommes trahis." C'est la première impression qui m'est restée de la guerre. On finit par conclure une trêve ; mais, sur le soir, des volontaires surexcités s'avisent d'essayer la portée de leurs fusils sur une canonnière hollandaise à l'ancre dans l'Escaut. A ces coups de fusils isolés, le commandant de la citadelle, le général Chassé, un vétéran qui avait mauvais caractère, répond par un bombardement. Les habitants se réfugient dans les caves. A travers les soupiraux mal fermés, on voit se projeter la lueur des incendies ; ce n'est bientôt plus qu'une immense coupole rouge que des points noirs traversent avec le bruit grinçant d'une pierre glissant sur un toit d'ardoises. Les femmes et les enfants récitent des prières : au fracas des bombes et des toits qu'elles effondrent, se mêlent des voix qui chantent un cantique devant une statue illuminée de la Vierge au coin de la rue. Aux premières heures du jour, le bombardement cesse ; on se précipite hors des caves et on va voir les incendies, les quartiers voisins de la citadelle et les entrepôts, remplis de tonneaux d'huile et de balles de coton, sont en flammes. C'est superbe ! Nous voici devant la massive porte de l'Escaut, dont la façade a été écornée par des bombes. Des gens du voisinage se sont réfugiés dans l'intérieur ; nous entrons et nous les regardons ébahis, ils ont passé la nuit à jouer aux cartes ; les enjeux sont sur la table avec les pots de bière et ils ne peuvent pas se décider à abandonner la partie. Voilà le beau flegme flamand !
- Ces impressions, que je devais retrouver quarante ans plus tard, non sans quelques variantes notables pendant le siège de Paris, sont restées vivantes dans ma mémoire.
J'ai cité cette page parce qu'elle prouve la précision et l'acuité d'observation de M. de Molinari, alors qu'il n'était qu'un enfant. Non seulement il conserva ces qualités, mais il les développa et les appliqua à tous les sujets. Cette page montre en même temps le pittoresque et la netteté avec lesquels M. G. de Molinari savait rendre ce qu'il avait observé.
M. G. de Molinari croyait que le devoir de l'écrivain était d'épargner l'effort du lecteur, en lui donnant la besogne toute faite. Il éliminait tout ce qui était encombrant ; il simplifiait les faits et n'en présentait que l'essentiel. Il clarifiait et filtrait sa pensée, de manière à lui donner toute la limpidité possible. Par son élégance, sa force et sa délicatesse d'expression, par la propriété des termes, le style de M. de Molinari en fait un des maîtres de la langue française.
Animé par la passion de la propagande, il vint à Paris vers 1840 pour y faire du journalisme économique. C'était le moment où commençait la grande révolution industrielle que les chemins de fer, la navigation à vapeur transatlantique, le télégraphe allaient réaliser. Il la comprit avec une admirable prescience, comme le prouve son article publié par la Nation, puis par la Gazette de France, en 1843, intitulé : l'Avenir des chemins de fer.
M. de Molinari ne cessait de montrer la contradiction qu'il y avait entre les résultats acquis par l'industrie et par la science pour diminuer les prix de revient, agrandir les marchés par la facilité des moyens de transport et la politique protectionniste qui avait pour but d'en annihiler en tout ou partie les résultats, d'élever des barrières factices contre les progrès du dehors. En 1846, il prit part à la fondation de l'Association pour la Liberté des échanges. Il publia alors un petit volume intitulé : l'Organisation de la liberté industrielle et l'abolition de l'esclavage ; l'année suivante, un autre volume ayant pour titre : Histoire du tarif : les fers, les houilles, les céréales. Il défendit les idées de libre-échange dans le Courrier français (1846-1847), dans le Libre-échange, dans le Commerce (1848), dans la Patrie (1849-1851).
Pendant la Révolution de 1848, il combattit les socialistes en même temps que les conservateurs du statu quo. Dans son livre les Soirées de la rue Saint-Lazare, entretiens sur les lois économiques et défense de la propriété, il poussa jusqu'à des limites extrêmes l'opposition à toute intervention de l'État.
Le régime dictatorial qui résulta du coup d'État du 2 décembre 1851 heurtait les opinions libérales de M. de Molinari. Il retourna en Belgique, où il publia, en 1852, un petit volume intitulé : les Révolutions et le despotisme. Il devint professeur d'Économie politique au Musée royal de l'industrie belge et à l'Institut supérieur du commerce d'Anvers. Il a donné le résumé de ses leçons sous le titre de Cours d'Économie politique. La seconde édition parut en 1862. C'est un des ouvrages qui, avec ceux de J.-B. Say, d'Adam Smith et de Bastiat, m'ont initié à la science économique. J'y ajoute : les Questions d'Économie politique et de droit public, publiées en 1861.
Il revint à Paris vers 1860 et, en 1867, entra au Journal des Débats dont il devint rédacteur en chef sous la direction de M. Bapst (1871-1876). Il resta à Paris pendant la guerre de 1870 et pendant la Commune. Il n'avait pas dédaigné d'aller se rendre compte des opinions populaires dans les réunions publiques ouvertes après la loi du 6 juin 1868. Il en a recueilli dans deux volumes ses comptes rendus qui sont des chefs-d'oeuvre de fine analyse : le Mouvement socialiste et les réunions publiques avant la Révolution du 4 septembre 1870 ; les Clubs rouges pendant le siège de Paris [2].
Dans un article relatif à l'un des livres de M. de Molinari, je disais [3] : On raconte qu'Hegel était si absorbé dans ses abstractions qu'il n'en put être distrait par la bataille d'Iéna qui faisait rage autour de sa maison. M. G. de Molinari aurait ouvert sa fenêtre et regardé. Il aurait peut-être pris part à l'action. Loin de s'isoler des réalités du monde, il a voulu le voir sous ses divers aspects. Il a parcouru la Russie vers 1860, époque où peu d'Occidentaux s'y risquaient et il est retourné à plusieurs reprises. Il a fait diverses traversées de l'Atlantique, est allé trois fois aux États-Unis, autant au Canada, il a visité la Martinique et Panama. Il s'est promené en Europe dans tous les sens.
Il a publié en partie ses impressions de voyage dans des lettres au Journal des Débats, qui ont été reproduites dans plusieurs volumes dont la lecture, très attrayante, est pleine d'enseignements [4]. M. de Molinari visitait tout, voyait tout, écoutait tout, y compris la théorie du bourreau Marwood "sur la supériorité, pour la pendaison, de la grosse corde qui laisse le condamné intact, sur la petite qui coupe les chairs et fait une besogne malpropre." Il soulignait d'une ironie dédaigneuse et supérieure les contradictions, les habitudes fâcheuses, les stupidités législatives et administratives. Il se montrait plein de sympathie pour les pauvres gens broyés par leur propre ignorance et victimes de l'ignorance des autres. Il était humain dans le large sens du vers de Térence. Quand il visite la prison de Galway, en Irlande, il dit :
- Ce qui me paraît vraiment admirable dans ce pays, ce sont les garanties effectives que la loi assure à l'homme le plus misérable et le plus dégradé. Tandis que, ailleurs, le condamné, la fille publique, le mendiant et les autres rebuts de la civilisation sont livrés trop souvent à l'arbitraire grossier d'employés et de subalternes, ici, nul, si rabaissée et si misérable que soit sa condition, n'est privé de la protection de la loi commune, ni dépourvu des garanties nécessaires pour la faire valoir [5].
Il indique la faiblesse de l'Europe dans cette page toujours actuelle :
- Il m'a fallu échanger en Allemagne mes francs contre des marks, puis, en Russie, ce qui me restait de marks contre des roubles ; prendre à Saint-Pétersbourg des marks finlandais qu'il ne faut pas confondre avec des marks allemands, me procurer des krônes et des öres en Suède et en Danemark, puis, de nouveau, des mars à Hambourg, des florins en hollande, pour revenir, après quels déchets ! aux francs en Belgique et en France, encore en me gardant d'accumuler du nickel belge ! Et ma malle ! Elle a été ouverte à Bruxelles par les douaniers belges ; à Cologne, par les douaniers allemands ; à Sosnovence, par les douaniers russes ; à Stockholm, par les douaniers suédois ; à Copenhague, par les douaniers danois ; à Hambourg, pour la seconde fois, par les Allemands ; à Veule, par les Hollandais ; entre Maestricht et Liège, encore par les belges, et finalement à Paris, par les Français. Si j'avais eu des articles soumis aux droits, ils les auraient acquittés neuf fois [6] !
De là la supériorité des États-Unis avec leur immense territoire et leur large population.
Mais il faut y entrer, et, en 1876, il note que "le gouvernement américain refuse d'accepter aux offices de sa douane son propre papier-monnaie." ; il montre "les tarifs protectionnistes provoquant la démoralisation du commerce et la corruption de l'administration : une maison importait en franchise, à titre d'objets d'art, des statues de Christophe Colomb et autres personnages majestueux et ventrus en plomb".
M. G. de Molinari a fait trois voyages au Canada et, ressentant son avenir, il a contribué à y fonder le Crédit foncier canadien, dont il était membre du Conseil d'administration. Il était très sympathique aux Franco-Canadiens. Cependant, reprenant les reproches que les Anglais leur font d'avoir un goût excessif pour la politique et les fonctions politiques, en même temps qu'un esprit routinier et une infériorité dans la pratique des affaires, il disait : "Chaque année, il est venu d'Angleterre un renfort d'hommes énergiques et industrieux avec un contingent croissant de capitaux, tandis que les Canadiens français ont été livrés, entièrement abandonnés à leurs propres forces. Grâce aux capitaux de la mère-patrie, les Anglo-Canadiens se sont emparés de toutes les grandes affaires, l'esprit d'entreprise s'est développé chez eux, et ils ont préféré l'indépendance et la richesse que procure l'industrie agrandie et fécondée par le capital, à la dépendance électorale et aux maigres situations que pouvaient leur donner la politique et l'administration."
A la fin de 1881, après la mort de Joseph Garnier, M. de Molinari devint rédacteur en chef du Journal des Économistes. Ses lecteurs savent avec quelle autorité, quelle distinction, quel souci de la vérité et de la science, il a rempli cette fonction jusqu'au mois de novembre 1909. Pendant cette période, il a publié une série d'ouvrages scientifiques de premier ordre qui font date dans l'histoire de la pensée : L'Évolution économique du XIXe siècle. Théorie du progrès. 1880. - L'évolution politique et la Révolution. 1884. - Les lois naturelles de l'Économie politique. 1887. - La Morale économique. 1888. - Notions fondamentales d'Économie politique et programme Économique. 1891. - Religion. 1892. - Science et Religion. 1894. - Comment se résoudra la question sociale ? 1896. - La Viriculture. 1897. - Grandeur et décadence de la guerre. 1898. - Esquisse de l'organisation politique et économique de la Société future. 1899. - Les problèmes du XXe siècle. 1901. Questions économiques à l'ordre du jour. 1906. Économie de l'Histoire, théorie de l'Évolution. 1908 ; et enfin l'année dernière, Ultima verba [7].
A ces livres, il faut ajouter divers articles dans la première et dans la seconde édition du Dictionnaire d'Économie politique, et plusieurs manifestes.
M. de Molinari eut l'idée de fonder une union douanière continentale dont il publia le programme. Il parcourut l'Europe pour y trouver des adhérents. Il eut une conversation avec Bismarck. Dans le Times du 28 juillet 1887, il exposa un projet de constitution d'une Ligue des neutres, "sans se dissimuler d'ailleurs qu'il n'y avait aucune chance de la réaliser dans l'état présent des esprits et des choses".
Naturellement, M. G. de Molinari était considéré comme un représentant de l'École dure. Cependant, A. Raffalovitch, dont la famille était liée depuis longtemps avec M. de Molinari, m'écrit : "C'était un homme tout à fait désintéressé... Que d'actes de charité ses proches et ses amis l'ont vu accomplir discrètement, sans bruit !"
M. de Molinari, jusqu'à ses derniers jours, était resté passionné pour les idées qu'il n'avait cessé de défendre. Il suivait les événements avec intérêt et les examinait dans leurs rapports avec l'évolution de l'humanité, les jugeant tantôt comme favorables, tantôt comme régressifs. Il s'était retiré dans sa famille à Bruxelles à la fin de 1909. En 1911, il était allé passer la belle saison dans la station balnéaire belge de la Panne. Il s'y était trouvé si bien qu'à l'automne, il s'était installé dans une villa, à l'abri du vent du large, située sur le territoire de la commune limitrophe d'Adinkerque. Il s'y est éteint, admirablement soigné par sa belle-fille, Mlle Marie Le Roy, notre collègue de la Société d'Économie politique, qui, depuis longtemps, lui servait de secrétaire dévouée.
Le corps, déposé dans un caveau provisoire, a été ramené dans un caveau de famille au Père-Lachaise. Aux obsèques, M. de Nalèche représentait le Journal des Débats, et je représentais la Société d'Économie politique et le Journal des Économistes. Selon la volonté de M. de Molinari, aucun discours ne fut prononcé. J'ai regretté de n'avoir pu exprimer la respectueuse amitié que je professais pour lui, l'admiration que j'éprouve pour sa vie consacrée tout entière à la défense de la vérité et pour son oeuvre qui comptera parmi les monuments intellectuels du dix-neuvième siècle.
Je vais essayer d'en dégager les grandes lignes.
II. Le Protectionnisme et le Socialisme
M. de Molinari avait commencé par combattre le protectionnisme et le socialisme vers 1840, et les arguments qu'il donnait alors, il pouvait les reprendre à la fin de sa vie : car la vérité est immuable. Protectionnistes et socialistes, au contraire, en changent souvent, selon les circonstances, selon leur auditoire. Les mensonges et les erreurs s'y adaptent facilement.
Voici quelques-uns des arguments que je prends dans l'oeuvre de M. de Molinari. Je ne les date pas. Ils sont vrais aujourd'hui comme ils l'étaient il y a soixante ans :
- L'homme ne s'est développé et ne peut se développer que par la concurrence ; mais il ne l'aime pas, parce qu'elle exige des efforts.
- Les producteurs protégés d'un pays suppriment la concurrence du dehors. Ils relèvent d'une manière factice, par le fait des primes, la valeur de leurs produits. Ils préfèrent sur les consommateurs un impôt privé. C'est une forme de capture : car en retour de cette augmentation de prix, ils ne leur donnent rien.
Dans son dernier volume, Ultima verba, M. de Molinari, après avoir examiné les arguments anciens et nouveaux du protectionnisme, conclut : "Ce sont des arguments de parade. Les plus ardents défenseurs du tarif protecteur ne les prennent pas au sérieux... Le protectionnisme n'est que la puissance politique mise au service de certains intérêts particuliers contre l'intérêt général."
Les socialistes sont pacifistes à l'extérieur et réclament la guerre sociale à l'intérieur. Ils ne s'entendent pas très bien sur l'organisation de la société future. "La seule idée qui leur soit commune, dit M. de Molinari, c'est celle du mode d'acquisition par le vol, transmis de génération en génération depuis les temps primitifs et impliquant que la richesse ne s'acquiert qu'aux dépens d'autrui [8]."
Nous trouvons encore la persistance du mode d'acquisition de la richesse par la destruction et le vol concurremment avec celui de la production et de l'échange.
Toute la politique protectionniste et socialiste a pour objet de mettre à la place de la concurrence économique la concurrence politique, et de faire servir la puissance publique, qui ne devrait représenter que des intérêts communs, à soutenir des intérêts particuliers de groupes ou de personnalités. C'est toujours l'application de ce vieil adage : "Le profit de l'un fait le dommage de l'autre." Il s'agit d'avoir le profit pour soi et d'imposer le dommage à l'autre, qu'il soit concitoyen ou étranger. L'État est considéré comme devant être l'instrument de cette besogne. Celui qui a le pouvoir doit la pratiquer pour lui et les siens, au détriment du vaincu. toute la théorie socialiste de la lutte des classes a pour point de départ ce préjugé absurde ; mais elle en déduit des pratiques telles que, si elles triomphaient, elles entraîneraient les peuples les plus avancés en évolution vers une stupide et abominable régression.
"Le socialisme, c'est la guerre au capital. C'est une forme de vol [9]."
Cependant, les salariés, plus que tous autres, sont intéressés à l'augmentation des capitaux : car ce sont des instruments de travail. Tout capitaliste en cherche immédiatement l'emploi. Même s'il les engloutit dans des dépenses de consommation, il fait une dépense de produits divers. La politique socialiste, avec l'impôt progressif employé comme un instrument de confiscation, arrête la formation et l'emploi productif des capitaux et en détourne la circulation. Elle décourage l'épargne et elle atteint le travail. Plus les capitaux sont bon marché, plus la part de travail est grande. Quand les socialistes font la guerre au capital, c'est sur le travail qu'ils frappent.
III. La Commercialisation du Travail
Le contrat de travail n'est qu'un contrat d'échange. Avec une remarquable prescience, M. de Molinari, dans son article de 1843, sur l'Avenir des chemins de fer, montrait qu'ils agrandiraient les marchés, qu'ils rapprocheraient les producteurs et les consommateurs, qu'ils uniformiseraient les prix, en les élevant sur les lieux de production et en les abaissant sur les lieux de consommation. Pourquoi le travail ne bénéficierait-il pas de ces avantages ? Certes, l'homme est un colis récalcitrant, beaucoup moins facilement transportable que du minerai et du grain. Cependant, il apprendra à profiter de la facilité que lui donnent les moyens de circulation. Les faits ont vérifié la prévision de M. de Molinari, puisque nous voyons actuellement des Italiens aller faire la récolte aux États-Unis et dans la République Argentine.
Les taux de travail sont très différents d'une place à l'autre. Pourquoi les ouvriers ne feraient-ils pas des arbitrages comme en font les marchands de blé ou les possesseurs de valeurs mobilières ?
1° Sous un régime de pleine liberté et de développement normal du marchandage, le prix courant de toute espèce de travail tendrait toujours, dans chaque localité, à se niveler avec celui du marché général ;
2° Le prix courant du travail sur le marché général tendrait, à son tour, à se mettre au niveau de son prix naturel, c'est-à-dire de ses frais de production augmentés d'une part proportionnelle de produit net, déduction faite de la rémunération des intermédiaires [10].
Le 20 juillet 1846, M. de Molinari fit un appel aux ouvriers dans le Courrier français, dirigé par Victor Durrieu. Il proposait de publier régulièrement des bulletins du travail.
Immédiatement se dressa contre cette proposition l'esprit de monopole qui hante toujours les ouvriers. La réunion des tailleurs de pierre de Paris repoussa cette proposition comme étant de nature à attirer des concurrents sur le marché parisien. Sous le révolution de 1848, l'idée de M. G. de Molinari ne fut pas mieux accueillie. Mais il ne se rebuta pas. En 1857, il fonda à Bruxelles un journal intitulé la Bourse du travail, dont son frère, M. Eugène de Molinari, était rédacteur en chef. Il rencontra la double hostilité des ouvriers et des industriels et dut cesser sa publication au bout de quelques mois [11].
M. de Molinari est le créateur du mot : mais les bourses du travail qui ont été fondées à Paris et en France montrent les déformations dont est susceptible une idée juste. Les syndicats installés dans les bourses du travail en ont exclu les acheteurs de travail : singulière manière, à coup sûr, d'en relever le prix. Ils en ont fait des foyers de guerre sociale, aux frais des contribuables assez naïfs et assez faibles pour préparer eux-mêmes, contre eux-mêmes, la guerre sociale qu'ils redoutent.
Dans le préface de son livre les Bourses du travail, écrite en 1893, M. de Molinari, constatant cette déviation, disait (p. 9) :
- Il est possible que les socialistes révolutionnaires réalisent la première partie de leur programme : celle qui consiste à s'emparer du capital accumulé dans les régions supérieures de la société pour le distribuer à la multitude.
- En revanche, nous pouvons affirmer qu'il leur sera impossible de réaliser la seconde, c'est-à-dire d'enlever au capital le gouvernement de la production et de changer le mode de distribution de la richesse, en supprimant le salariat. N'en déplaise aux théoriciens du socialisme, le gouvernement de la production appartient naturellement au capital et ne peut, quoi qu'on en fasse, lui être enlevé, parce qu'il en supporte et peut seul en supporter les risques : le salariat ne peut être aboli parce qu'il est le seul mode qui soit adapté à la situation et aux convenances de l'immense majorité des coopérateurs de la production. En d'autres termes, toutes les organisations, tous les systèmes que les socialistes entreprendront de substituer au régime actuel échoueront, parce que ce régime est fondé sur les lois qui gouvernent la production et la distribution de la richesse, et est adapté à la nature des choses et des hommes.
Cela ne veut pas dire que la constitution des entreprises de production et le mode de distribution du travail ne soient point perfectibles, ajoutait M. de Molinari : et je l'ai prouvé, en partant de l'idée de M. de Molinari et en traçant le programme de sociétés commerciales du travail dans mon livre : les Conflits du travail et leur solution.
IV. L'Évolution économique et politique
M. de Molinari s'était toujours préoccupé de l'évolution des sociétés, surtout au point de vue économique. Il peut être compté, avec Darwin et Herbert Spencer, parmi les hommes qui ont élucidé les questions qu'elle comporte. Il a montré l'importance de l'acquisivité.
Les organismes ne se conservent, ne se développent et ne se perpétuent qu'à la condition d'acquérir plus qu'ils ne dépensent. La concurrence en est la force motrice, elle établit la sélection au profit des plus aptes et élimine les plus faibles ; nulle sanction pénale inventée par les hommes n'est aussi implacable que celle qui en résulte naturellement.
L'acquisivité des êtres vivants se manifeste par la capture sans restitution. L'homme a commencé aussi lui par la capture : capture des animaux par la chasse et la pêche ; cueillette des fruits et de certains végétaux ; il n'a pratiqué l'échange que longtemps après, quand il a labouré, restitué à la terre une partie de la récolte ; quand il a domestiqué des animaux, les a nourris, conservés, multipliés. Dans ses rapports avec ses semblables, il a commencé par la capture. La phase commerciale dans laquelle l'être humain acquiert la notion de changer un objet pour un équivalent implique un certain développement de civilisation.
M. de Molinari et Herbert Spencer sont d'accord pour considérer que l'organisation politique des groupes humains a eu pour origine la guerre : ils ont constitué des entreprises en vue du pillage. La guerre a été la forme de concurrence entre les États. Pour se conserver et se développer, ils ont dû avoir recours à la force organisée. Ils ont procédé à la sélection des plus forts. L'outillage de la destruction s'est plus rapidement perfectionné que celui de la production.
Mais la sécurité est une des conditions de l'existence de l'individu dans l'intérieur du groupe : elle a impliqué l'appropriation individuelle, les contrats ; et les contrats ne sont valables que si une sanction frappe le défaillant ; cette sanction est impartie à l'autorité publique. Certains actes considérés comme nuisibles doivent être réprimés ; mais l'histoire du droit pénal nous montre de quelles atroces aberrations l'homme est susceptible.
La liberté et la propriété, dit M. de Molinari [12], se rattachent au phénomène économique de la valeur. La valeur est l'objectif de la liberté et la substance de la propriété. L'homme ne peut user utilement de sa liberté que pour créer de la valeur et il ne peut posséder que des valeurs.
Le droit, considéré comme science, peut être défini : la connaissance de la liberté et de la propriété individuelles ou collectives, de leurs limites naturelles et des moyens de les garantir dans ces limites ; considéré comme art, c'est l'application des principes reconnus par la science, sous les conditions et restrictions nécessitées par l'état d'imperfection de l'homme et du milieu où il vit.
J'ai analysé dans le Journal des Économistes du mois d'avril 1908, son avant-dernier volume : Théorie de l'évolution. C'est un compendium qui devrait se trouver dans toutes les bibliothèques sérieuses. M. de Molinari, se plaçant à un point de vue objectif, montre comment les diverses transformations de l'humanité se sont produites. Le besoin étant le droit, le travail étant le devoir, les plus forts imposèrent le travail aux plus faibles : de là l'esclavage. Mais ces plus forts s'aperçurent eux-mêmes que, de toutes les formes de travail, le travail par contrainte était le plus onéreux : de là, sa transformation en servage ; puis le serf personnel devient le serf abonné : la redevance devient fixe au lieu d'être livrée aux caprices du maître. Enfin, on en arrive au travail libre : et le travail sera complètement affranchi lorsqu'il sera commercialisé.
Les découvertes scientifiques et les applications que nous en avons faites depuis Condorcet ont justifié sa conviction de la perfectibilité de l'homme ; elles ont dépassé non seulement ce que pouvaient prévoir ses contemporains, mais même les plus optimistes des hommes de la première moitié du dix-neuvième siècle.
Les appareils de production augmentent la productivité de l'industrie, et ils ont un résultat encore plus bienfaisant en élevant la nature du travail. A la place du travail physique commun à l'homme et à la bête de somme, ils ne laissent à l'ouvrier que la direction, la surveillance et la responsabilité de son oeuvre, impliquant l'emploi de ses facultés intellectuelles et morales.
Mais au commencement du vingtième siècle, nous constatons que tandis que les progrès scientifiques et industriels ont transformé l'humanité, elle reste enlisée dans de vieilles survivances politiques et économiques.
Dans la préface de son livre le Mouvement socialiste (1872), M. de Molinari disait en parlant du changement du régime impérial en régime républicain, "ce serait une erreur de croire que la liberté doive nécessairement gagner à ce changement de régime. Il se peut fort bien que la République juge indispensable de se protéger en interdisant la circulation des idées et la propagande des doctrines qui lui paraissent subversives de l'ordre politique et social existant. Elle se bornerait à suivre les traditions de tous les gouvernements qui se sont succédé en France, car il n'en est pas un seul qui n'ait frappé des délits d'opinion."
De ce que les gouvernements ont fait certains actes, conclure qu'un nouveau gouvernement devra les faire également était d'un fatalisme trop résigné ; et la prévision de M. de Molinari n'a pas été confirmée. Depuis 1881, le délit d'opinion a disparu ; sa disparition a même entraîné l'impunité pour l'excitation aux délits et aux crimes qui n'a rien de commun avec la liberté d'opinion.
Les économistes, partisans de la concurrence, acceptent celle des idées comme ils acceptent celle des produits et des services. M. G. de Molinari montrait, au point de vue du développement de la science économique, l'utilité du protectionnisme et du socialisme. De 1840 à 1851, la littérature économique avait été féconde. Après 1851, ce fut le silence et M. de Molinari constate un arrêt dans le développement des études économiques. Aussi, loin de demander une prévention ou une répression quelconque contre la propagande socialiste, il disait :
- Malgré les désordres qu'engendre cette agitation, malgré le dommage temporaire qu'elle cause aux intérêts, malgré les soucis dont elle est la source pour le gouvernement, elle doit être laissée pleinement libre, car elle est la condition d'un progrès nécessaire dans les idées et dans les faits.
Elle n'est dangereuse que si les hommes au pouvoir oublient que leur première obligation est de protéger la sécurité des personnes et des biens.
Les économistes sont logiques en demandant la liberté intellectuelle et la liberté politique en même temps que la liberté économique.
Mais comment concilier cette contradiction que les protectionnistes et les socialistes, qui réclament la liberté intellectuelle et la liberté politique, entendent en faire usage pour imposer la servitude économique ?
Ils affirment l'aptitude de tout individu à agir sur la direction générale du pays, à critiquer, à juger toute question, et en même temps, ils lui dénient l'aptitude à régler ses propres affaires ; les protectionnistes le mettent à l'amende s'il veut acheter tel ou tel produit ou se livrer à telle ou telle industrie, tel ou tel commerce qui ne leur convient pas ; les socialistes de tous les épithètes entendent, par des lois dites sociales, par la législation du travail, substituer à sa volonté, à son initiative, à son jugement, à sa responsabilité, les décisions d'un gouvernement composé d'individus, comme si le pouvoir donnait l'infaillibilité à ceux qui gouvernent et comme si les gouvernés n'étaient que des incapables.
Cependant, l'expérience quotidienne prouve que l'individu ressent plus vivement ses souffrances et ses joies qu'il ne ressent celles des autres. Il agit avec plus d'énergie pour lui-même que les autres n'agissent pour lui. Ce sont les efforts des individus qui constituent le développement de l'humanité, la richesse des peuples n'est que le total des richesses individuelles : et quand les faits de tous les jours le prouvent, quels phénomènes politiques voyons-nous ?
M. de Molinari montre que l'évolution politique a consisté pour les individus à enlever un certain nombre de droits que s'étaient attribués les gouvernants : les souverains absolus exploitaient leurs sujets sans leur rendre aucun compte, et leur pouvoir n'était limité que par la concurrence des souverains et des peuples étrangers.
Les souverains exploitant l'État sans en rendre aucun compte à leurs sujets deviennent des exceptions de plus en plus rares. La Russie, la Turquie, la Chine, adoptent des systèmes de gouvernements imités plus ou moins du gouvernement parlementaire anglais : la nation doit être gouvernée et administrée par des représentants et des ministres, mais les représentants sont nommés par une partie ou par l'ensemble des adultes masculins. "Dans le suffrage restreint, dit M. de Molinari, les électeurs assez éclairés et moraux pour n'avoir en vue que l'intérêt de l'État ne formaient qu'une minorité. Ce qui le prouve, c'est le reproche justement fondé qu'on adressait à la classe investie du monopole électoral, de satisfaire avant tout ses intérêts particuliers, sans rechercher s'ils s'accordaient avec l'intérêt général." Mais l'histoire du suffrage universel montre que la majorité des électeurs est susceptible de grandes illusions, et que ceux qui savent les exploiter en sont les favoris. Le souverain à millions de têtes, comme le souverain à tête unique, aime ses courtisans ; et à la vérité qui choque ses préjugés et ses espérances, il préfère le mensonge qui les flatte et les entretient.
Les électeurs consentent l'impôt ; ils devraient, par conséquent, se montrer très économes, car ce sont eux qui le payent. Pas du tout. Ils consentent et provoquent des dépenses, avec l'espoir que d'autres les payeront et qu'ils en auront le bénéfice. Dans tous les pays, les dépenses publiques s'aggravent.
Chacun de ces électeurs réclame pour sa liberté personnelle ; ils devraient limiter étroitement les attributions de l'État ; pas du tout, ils ont une tendance à les augmenter, toujours avec l'espoir d'en tirer profit.
Ces conceptions détestables peuvent enrichir quelques privilégiés qui profitent des monopoles que la puissance publique constitue pour eux ; mais elles appauvrissent l'ensemble de la nation.
Tous les faits prouvent la justesse de ces conclusions de M. G. de Molinari :
- Si une société n'obéit pas dans la production de la richesse à la loi du moindre effort, si elle gaspille ses forces en les détournant de leur destination, elle les affaiblit, et finit par les épuiser.
- Les guerres, le protectionnisme, le socialisme, les erreurs économiques et politiques qui continuent à dominer l'intellect même des nations d'élite, sont les forces destructives de la richesse.
V. La Vérité et l'Erreur.
Par conséquent, le devoir des hommes de progrès est tout tracé. Ils doivent faire une double oeuvre, à la fois oeuvre de critique des erreurs, ouvre positive des vérités à dégager.
- L'oeuvre des hommes de progrès doit consister à éliminer les causes de renchérissement de la vie, à diminuer la somme de travail et de pensée qu'il nécessite. C'est ainsi qu'ils réaliseront le rêve des économistes du dix-huitième siècle : le gouvernement à bon marché.
- Cette évolution ne pourra s'accomplir qu'à la condition que l'intérêt général devienne assez fort pour l'emporter sur les intérêts particuliers auxquels profitent la conservation et l'aggravation de l'ancien régime de guerre et de monopole.
M. de Molinari a dénoncé le risque de guerre avec persistance, mais il n'a jamais été candidat au prix Nobel. Il considérait avec raison que ce n'était point directement par des appels à la paix, aux sentiments généreux, qu'on arriverait à supprimer la guerre. Il a dit cette parole que je recommande à l'attention de tous : Un intérêt ne peut être vaincu que par un intérêt plus fort.
Cette observation profonde s'applique à toutes choses.
On ne triomphe du protectionnisme qu'à la condition que les hommes aient la conviction qu'ils ont plus intérêt au libre-échange qu'à la protection : et c'est ce qui est arrivé dans la Grande-Bretagne [13]. Les tariff reformers n'ont pu conquérir les comtés industriels du Lancashire et du Yorkshire et les ouvriers n'ont pas voulu sacrifier la certitude du bon marché de la vie aux chimères tentatrices qu'on leur montrait.
On ne triomphera du socialisme qu'à la condition que les salariés aient la conviction qu'il est la ruine pour eux aussi bien que pour les capitalistes et les industriels.
Dans la préface de ses Ultima verba, écrits dans sa quatre-vingt-douzième année, M. de Molinari dit : "Mon dernier ouvrage concerne tout ce qui a rempli ma vie : la liberté des échanges et la paix." Et il ajoutait : "Ces idées fondamentales sont partout en baisse."
Quelques années auparavant, il me disait : "Le peu de succès de la lutte que j'ai soutenue pendant plus de soixante ans contre les protectionnistes et les socialistes, m'a porté au pessimisme.
Cependant, il terminait son livre Ultima verba par ces paroles :
- On peut espérer qu'il se produira une opinion assez intelligente pour comprendre que l'existence des sociétés civilisées peut désormais être assurée à moins de frais, et assez puissante pour enlever l'État assureur aux intérêts particuliers qui s'en disputent la possession, et qui, au lieu de simplifier et d'alléger cette vieille et lourde machine, s'évertuent tous les jours à la compliquer et à l'alourdir.
L'observation des faits montre que si l'évolution politique est en retard sur les progrès scientifiques et industriels, elle n'est pas cependant restée stationnaire.
De 1815 à 1853, sauf la guerre d'Espagne, il n'y a pas eu de guerre entre les nations européennes ; et depuis 1870, c'est-à-dire depuis plus de quarante ans, si la menace de guerre a toujours pesé lourdement sur elles, au point de vue moral et matériel, il n'y a eu que la guerre de 1877 entre la Russie et la Turquie. Les pratiques de la guerre la font de moins en moins productive pour le vainqueur. Le pillage est interdit sur terre. Le gouvernement anglais n'a pas confisqué les mines du Transvaal comme le supposaient les anglophobes du continent. La guerre est une industrie qui ne paye pas ses frais. M. de Molinari constatait que l'état de paix est devenu l'état normal : et il a pu connaître le succès fait à la proposition de M. Taft, relatif à un arbitrage général, proposition que nul n'eût prévue, il y a seulement vingt ans.
Il y a un siècle, nous étions sous le régime du Blocus continental. Jusque dans les premières années qui ont suivi 1860, il y en avait en France, en Belgique, en Allemagne, des prohibitions, des droits sur certaines matières premières comme les laines qui n'ont jamais été rétablis depuis. Le Royaume-Uni a résisté à l'assaut protectionniste qui lui ont donné M. Chamberlain et ses amis depuis 1903 ; et par la puissance de son industrie et de son commerce, il prouve que, malgré les exigences des trade unions, les courtes heures de travail, son industrie peut, grâce au libre-échange, avoir une prospérité solide, sans éléments factices.
M. de Molinari a eu le culte de la vérité. C'est un culte très onéreux pour celui qui s'y voue ; mais qui donne aussi des satisfactions certaines à celui qui ose le pratiquer.
M. de Molinari l'a cherchée avec passion, il l'a presque toujours rencontrée.
Nul moins que M. de Molinari ne méritait le reproche de mépriser les faits et de se perdre dans les théories. Les siennes ont été préparées non seulement par d'immenses lectures, mais par l'observation directe.
Toutefois, M. de Molinari croit qu'il ne suffit pas de poser les faits les uns à la suite des autres. Il considère que l'oeuvre de la science consiste à en examiner les rapports et à en déterminer l'enchaînement. Beaucoup d'hommes sont incapables d'un pareil effort.
Son oeuvre montre la supériorité des esprits généralisateurs, comme le sien, sur les esprits à oeillères. Certains sceptiques, qui se croient malins, disent : "A quoi bon ? Vous voyez bien que des hommes comme M. de Molinari ont vu leurs idées méconnues ou ignorées par les gouvernants, par les hommes d'État, aussi bien que par les foules ; quelques-unes faussées de telle sorte qu'elles aboutissent à des conséquences diamétralement opposées à celles prévues par leur auteur, comme les bourses du travail."
M. de Molinari savait fort bien que la science n'est pas populaire.
- L'erreur est plus accessible à la foule que la vérité, elle se proportionne mieux à la capacité générale des esprits ; dans les sciences morales aussi bien que dans les sciences physiques, elle est plus conforme aux apparences qui frappent les sens et auxquelles le grand nombre s'en tient d'habitude. La notion de la propriété, par exemple, dans toutes ses applications, et avec cette conséquence que l'appropriation du sol profite à ceux-là mêmes qui ne possèdent pas et ne posséderont jamais un pouce de terre, n'est-elle pas autrement compliquée et savante que celle du communisme ?
Soit, mais il faut se rappeler cette constatation de Buckle : "Une vérité émise ne périt jamais." Certes, elle peut subir des éclipses, n'être conservée que par quelques-uns : mais elle n'est plus à découvrir. De point d'arrivée, elle devient point de départ.
M. de Molinari a donné à l'humanité un certain nombre de nouveaux points de départ : et il a enfermé certaines vérités dans une formule définitive qui les fait nettement comprendre et se graver dans la mémoire. telle est celle-ci : "Le devoir de l'État, c'est de maintenir le milieu libre."
Je termine cette trop rapide étude sur ce mot d'une si grande profondeur et d'une si grande clarté.
Notes
[1] Au Canada, En Russie, en Corse, à l'Exposition d'Anvers. 1. vol. 1886, Reinwald.
[2] Garnier éd., 1871.
[3] Le livre était La théorie de l'Évolution. L'article a paru dans le Journal des Économistes, avril 1908.
[4] Lettres sur les États-Unis et la Canada, 1876. Lettres sur la Russie, 1861, et 2e édition, 1877. L'Irlande, le Canada, Jersey, 1881. Au Canada et aux Montagnes Rocheuses. En Russie, en Corse, 1886. A Panama, La Martinique, Haïti, 1887.
[5] L'Irlande, 1880, p. 64.
[6] Voyage en Russie, 1882.
[7] Voir Journal des Économistes, l'analyse de cet ouvrage, mars 1911.
[8] Le mouvement socialiste, 1872.
[9] Utima verba, p. 146.
[10] G. de Molinari, Cours d'Économie politique, t. I, 10e leçon.
[11] V. Les Bourses du travail, 1893, p. 138.
[12] Morale Économique, p. 33. 1 vol. gr. in-8. Guillaumin, éd., 1888.
[13] V. Yves Guyot. Le programme de M. Chamberlain. Journal des Économistes, juillet 1903.
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