Murray Rothbard:L'éthique de la liberté

De Catallaxia
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Murray Rothbard
1926-1995
Rothbard.gif
Auteur anarcho-capitaliste
Citations
« Nous ne reconnaissons que les titres de propriété privée qui sont justes, c’est-à-dire qui découlent du droit naturel fondamental qu’a tout individu de se posséder lui-même et la propriété qu’il a lui-même transformée par son énergie, ou que d’autres ont transformée et lui ont volontairement cédée par l’échange ou le don. »
« L'impôt est un vol, purement et simplement, même si ce vol est commis à un niveau colossal, auquel les criminels ordinaires n’oseraient prétendre. »
« A long terme, c'est nous qui l'emporterons... La botte cessera un jour de marteler le visage de l'homme, et l'esprit de liberté brûle avec tant de force dans sa poitrine qu'aucun lavage de cerveau, aucun totalitarisme ne peuvent l'étouffer. »
« L’Etat est une institution fondamentalement illégitime qui se fonde sur l’agression systématisée, le crime organisé et banalisé contre la personne et la propriété de ses sujets. Loin d’être nécessaire à la société, c’est une institution profondément anti-sociale qui parasite les activités productives des citoyens honnêtes. »
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Murray Rothbard:L'éthique de la liberté
L'éthique de la liberté
de Murray Rothbard


Anonyme
Analyse de Catallaxia


Le droit naturel et la raison

"Il n'y a pas de nature humaine !", voilà le cri de ralliement de l'époque moderne. Hannah Arendt disait : "la nature de l'homme est un concept purement théologique et qui doit être proscrit dans une discussion scientifique digne de ce nom !". Dans ce débat, les deux camps -- partisans et adversaires du droit naturel -- n'ont cessé de proclamer que la loi naturelle et la théologie sont indissociables. Aussi, nombre de partisans du droit naturel, hommes de science ou philosophes, ont sérieusement affaibli leurs conclusions en laissant croire que des procédures rationnelles de la recherche philosophique, seraient à elles seules insuffisantes pour en démontrer la réalité ; et que le recours à la foi et à la théologie serait nécessaire pour défendre le concept.

Par conséquent, quiconque est persuadé qu'il existe un droit naturel rationnellement démontrable affronte donc l'hostilité des deux camps. Aux premiers, qui subodorent un antagonisme vis-à-vis de la relagion, on rappellera que leur position reflète un augustinisme extrême, selon lequel la foi seule permettrait de connaître la nature de l'homme et les normes qu'il doit suivre, la raison en étant incapable. La tradition thomiste va naturellement à l'encontre de cette thèse, et défend au contraire l'indépendance de la philosophie par rapport à la théologie. Affirmer l'existence d'un ordre de lois naturelles que la raison peut découvrir n'est donc pas en soi un parti pris pour ou contre la religion. Suarez expliquait ainsi que, pour un grand nombre de scolastiques, la loi morale naturelle, c'est-à-dire la loi qui définit ce qui est bon et mauvais pour l'homme, n'est pas issue de la volonté de Dieu. Thomas E.Davitt, un thomiste moderne, dit ainsi : "Si le terme "naturel" a un sens, c'est en relation avec la nature de l'homme, et quand on l'utilise en conjonction avec "loi", le terme doit se référer à un ordonnancement qui se manifeste dans les tendances de la nature humaine, et à lui seul. Par conséquent, il n'y a à proprement parler rien de "religieux" ni de "théologique" dans le "droit naturel" de Saint Thomas d'Acquin." En 1625, Grotius affirmait : "Ce que nous venons de dire aurait quelque validité même si nous admettions, ce qui ne peut être fait sans la pire des perversions, que Dieu n'existe pas...". Comme le souligne d'Entrèves, il s'agissait pour Grotius de "construire un système de lois qui emporterait la conviction à une époque où le débat théologique perdait progressivement le pouvoir de le faire". Les rationalistes du XVIIIe avaient beau s'opposer résolument aux scolastiques, à Pufendorf, Burlamaqui, Vattel, dans nombre de domaines, leur rationalisme même n'en fut pas moins profondément influencé par celui de la tradition qu'ils attaquaient.

Saint Thomas comprenait que l'homme fait toujours exprès de fait ce qu'il fait ; mais il allait plus loin en soutenant que ses fins peuvent être jugées par la raison comme objectivement bonnes ou mauvaises pour lui. Par conséquent, la conduite morale est celle qui se conforme à la droite raison. Pour le philosophe de la loi naturelle, les fins de l'homme elles-mêmes sont aussi déterminées par la raison ; et la droite raison dicte à l'homme les fins appropriées aussi bien que les moyens de les atteindre.

Les créatures inanimées et les êtres animés mais non humains doivent se conformer aux fins que leur nature leur impose ; alors que l'homme, "animal rationnel", possède une raison pour découvrir ses fins et le libre arbitre pour déterminer ses choix. Comme le souligne Leo Strauss, le relativisme n'est pas, lui, capable de dire, parmi les fins réalisables, quelles sont celles que l'on doit préférer.

La loi naturelle comme discipline "scientifique"

Puisque l'univers n'est pas constitué d'une masse homogène, d'une seule entité, il s'ensuit que chacune des choses diverses qui le composent possède des attributs différents. Si A, B, C, etc. ont des attributs différents, ils ont par conséquent des natures différentes. Des causes spécifiques et circonscrites produisent des effets spécifiques et circonscrits. Le comportement observable de chacune de ces entités représente la loi de sa nature, laquelle loi embrasse ce qui se produit comme résultat des interactions. L'édifice construit à partir de ces lois peut être appelé la structure de la loi naturelle. Où se trouve la mystique là dedans ? Si les pommes, les cailloux et les roses ont chacun leur nature spécifique, l'homme serait-il la seule entité, le seul être, à ne pas en avoir ? Et si l'homme possède bel et bien une nature, pourquoi ne pourrait-on pas la soumettre à l'observation rationnelle et à la réflexion ?

Dans le cas de l'homme, l'éthique de la loi naturelle affirme que ce qui est bon ou mauvais peut être défini comme ce qui favorise ou au contraire empêche la réalisation de ce qui est le plus approprié à la nature humaine. La loi naturelle, par conséquent, met à jour ce qui est le meilleur de l'homme -- quelles sont les fins les plus conformes à sa nature et qu'il doit rechercher, parce qu'elles sont les plus propres à promouvoir son achèvement. Cela a donc un sens de dire que la loi naturelle fournit à l'homme une "science du bonheur". On peut opposer cette conception à l'économie politique ou praxéologie qui, comme la philosophie utilitariste avec laquelle cette science fut étroitement associée, conçoit "le bonheur" de manière purement formelle, comme la réalisation des fins que les gens -- pour une raison ou pour une autre -- placent à un rang élevé sur leur échelle de valeurs.

Comme le dit John Wild, "leur conception [celle des tenants de la loi naturelle] assimile la valeur non pas à l'existence mais plutôt à la réalisation des tendances déterminées par la structure de l'existant en question. De plus, elle assimile le mal non pas à la non-existence mais plutôt à un mode d'existence dans lequel les tendances naturelles sont étouffées et entravées dans leur réalisation... La jeune plante dont les feuilles dépérissent par manque de lumière n'est pas non existante. Elle existe, mais d'une manière maladive, dans un mode de privation. L'estropié n'est pas non existant. Il existe, mais une de ses capacités naturelles demeure particulièrement non réalisée."

Hume passe pour avoir effectivement démoli la théorie de la loi naturelle. Il affirmait une prétendue dichotomie entre les faits et les valeurs, interdisant ainsi de déduire des jugements de valeur à partir de l'observation des faits. Par ailleurs, pour lui, la raison n'était et ne pouvait être autre chose qu'une esclave des passions. Mais comme Hesselberg le fait remarquer, Hume "reconnaissait et admettait le fait que l'ordre [...] social est une nécessité préalable au bien-être et au bonheur de l'homme : s'il ne s'agit pas de l'affirmation d'un fait normatif, de quoi s'agit-il ?" Hesselberg constate que la "thèse de la "primauté des passions" posée à l'origine par Hume est tout à fait intenable du point de vue de sa théorie sociale et politique. [...] Il est alors forcé de réintroduire la raison comme facteur cognitif-normatif dans les relations de l'homme en société".

Le droit naturel contre le droit positif

La loi naturelle est, dans son essence, une éthique profondément "radicale" car elle projette l'éclairage cru et impitoyable de la raison sur le statu quo existant, lequel peut violer la loi naturelle de façon massive. La seule existence d'un droit naturel accessible à la raison constitue une menace considérable pour le statu quo et une mise en cause permanente pour toute domination reposant sur la tradition aveugle ou le caprice arbitraire de l'appareil d'Etat. Il n'existe en fait que trois procédures concurrentes pour établir les principes sur lesquels le droit d'une société est fondé :

a) obéir aux coutumes traditionnelles de la tribu ou de la communauté ; b) se soumettre aux ordres arbitraires et circonstanciels de ceux qui se trouvent à la tête de l'appareil d'Etat ; et c) utiliser la raison humaine pour découvrir le droit naturel. Ainsi, il y a des libéraux qui voudraient se conformer au droit coutumier de la Common Law, en dépit de ses nombreux travers antilibéraux. D'autres, comme Henry Hazlitt, supprimeraient toutes les contraintes constitutionnelles imposées aux pouvoirs publics pour s'en remettre exclusivement à la volonté majoritaire telle que l'exprime le Parlement. Rothbard préfère se situer dans le camp de Lord Acton, qui avait compris que l'erreur essentielle de la conception grecque classique -- et de ses tenants ultérieurs -- consistait à confondre la politique et la morale, puis à considérer l'Etat comme l'agent moral suprême de la société.

"Quand Pufendorf et Cumberland eurent exposés le vrai sens de la doctrine de Grotius, toutes les autorités établies, tous les tenants des intérêts dominants reculèrent avec effroi... Il était manifeste que tous ceux qui comprenaient que la science politique est une question de conscience et non une question de pouvoir et d'opportunité, considéraient nécessairement leurs adversaires comme des gens sans foi ni loi". (1)

Le professeur Parthemos considère le droit naturel comme "conservateur" parce que ses principes sont universels, invariables, immuables, "absolus". On ne saurait mieux dire ; mais en quoi l'invariabilité des principes implique-t-elle un "conservatisme" ? En fait, c'est au contraire parce que les théoriciens du droit naturel déduisent de la nature même de l'homme un système de droit indépendant de l'époque et du lieu, aussi bien que de la coutume, de l'autorité ou des valeurs collectives, que ce droit est un facteur très puissant de changement social.

Le droit naturel et les droits naturels

La grande faiblesse des théories du droit naturel, de Platon et Aristote à Léo Strauss, était d'être profondément étatiste plutôt qu'individualiste. A partir de l'énoncé tout-à-fait correct d'Aristote selon lequel l'homme est un "animal social", et que sa nature se réalise au mieux dans la coopération sociale, les classiques ont sans la moindre justification sauté à une confusion quasi-complète entre la "société" et "l'Etat" et, de là, à l'idée que l'Etat serait le lieu principal de l'action vertueuse. A l'inverse, les Levellers et plus encore John Locke htm.gif transformèrent au XVIIe siècle le droit naturel classique en une théorie fondée sur l'individualisme méthodologique et, ce faisant, sur l'individualisme politique. Comme le dit Locke :

"[...] tout homme possède une propriété sur sa propre personne. A cela, personne n'a aucun droit que lui-même. Le travail de son corps et l'ouvrage de ses mains, nous pouvons dire qu'ils lui appartiennent en propre. Tout ce qu'il tire de l'état où la nature l'avait mis, il y a mêlé son travail et ajouté quelque chose qui lui est propre, ce qui en fait par là même sa propriété. Comme elle a été tirée de la situation commune où la nature l'avait placée, elle possède, du fait de ce travail un attribut qui exclut le droit des autres hommes. En effet, ce travail étant la propriété indiscutable de celui qui l'a exécuté, nul autre que lui ne peut avoir de droit sur ce qui lui est associé..." Un homme qui s'est nourri de glands qu'il a ramassés sous un chêne, ou de pommes qu'il a cueillies sous les arbres d'un bois, se les est certainement appropriés. [...]

Nous voyons dans les domaines qu'un accord ou traité préalable a maintenus à la disposition commune, que c'est l'appropriation personnelle de ce qui était commun, en l'extrayant de l'état dans lequel la nature l'a mis, qui est la source de la propriété, sans laquelle le domaine commun serait totalement inutile". (2)

Les "droits" ont été définis avec force et clarté par Sadowsky : "Quand nous disons qu'une personne a le droit de faire certaines choses, vous voulons dire ceci et seulement ceci : qu'il serait immoral que tout autre personne, seule ou en groupe, l'empêche de le faire par l'emploi de la force physique ou de la menace de son emploi. Nous n'impliquons en rien que la manière dont un homme utilise sa propriété à l'intérieur de cette limite soit nécessairement morale ni vertueuse". Un homme a le droit de faire tout ce qu'il veut avec sa personne. En revanche, dire que les manières d'exercer ce droit sont morales ou immorales relève de l'éthique privée et non de la philosophie politique -- qui traite exclusivement des questions de droit et des jugements qu'on peut porter sur l'emploi de la violence physique dans les relations humaines.

A quoi sert la philosophie politique ?

Le but que se fixe Rothbard est d'étudier le sous-ensemble de la philosophie de la loi naturelle qui développe le concept du Droit naturel dans le domaine propre de la "politique", c 'est-à-dire celui de la violence et de la non-violence comme modes de relations entre les personnes.

Le simple fait de mettre en avant une recommandation politique quelle qu'elle soit, aussi limités que soient son ambition ou son champ d'application, implique qu'un jugement éthique - fondé ou non - a été posé, et ceci qu'on ait eu ou non l'intention de le faire. Pendant ce temps et par-dessus le marché, les philosophes politiques contemporains, courant toujours derrière la mode de la , Wertfreiheit (3), s'interdisent de faire autre chose que des exposés poussiérieux ou des travaux d'exégèse sur les thèses des autres philosophes politiques, disparus depuis des lustres. Dans le monde contemporain, le théoricien de la politique, sous prétexte d'une "science" purement illusoire, a rejeté la philosophie morale et par là même cessé toute production utile pour le citoyen. Rothbard méprise les exigences impérieuses d'un statu quo arbitraire et forge -- tant pis si cela ressemble à un vieux cliché -- une norme de la loi et du droit naturels qui puissent servir de référence au sage et à l'honnête homme.

La philosophie du droit chez Robinson Crusoé

Ce modèle économique classique "à la Robinson" permet d'isoler la situation de l'homme face à la nature et de la voir plus clairement en commençant par faire abstraction des relations entre les personnes. On est ensuite en mesure d'élargir cette analyse homme/nature et de l'appliquer au "monde réel".

Robinson vient d'aborder dans une île et -- supposons-le pour simplifier -- il a perdu la mémoire. Il s'aperçoit du fait fondamental de sa propre conscience et de son propre corps. En deuxième lieu, il découvre le monde naturel qui l'entoure. Il s'aprçoit aussi qu'il ne dispose d'aucune connaissance instinctive, innée ; il se rend compte progressivement qu'il existe un grand nombre de fins, une diversité d'objectifs qu'il désire réaliser ; il en est même qu'il est forcé de réaliser s'il veut se maintenir en vie -- par exemple, se nourrir, se loger et s'habiller... Pour presque tous ses besoins, Robinson va découvrir que la nature qui l'entoure ne les satisfait pas sans effort ni sans attente. Autrement dit, il lui faut : a) choisir ses objectifs ; b) apprendre comment les atteindre en se servant des ressources mises à sa disposition par la nature ; et ensuite c) appliquer l'énergie de son travail à donner à ces ressources des formes et des affectations plus utiles, c'est-à-dire en faire des "biens de capital" et finalement des "biens de consommation", directement utilisables. Robinson doit produire avant d'être en mesure de consommer, et s'il produit, c'est pour consommer. La raison est l'instrument qui permet à l'homme d'acquérir l'information et par conséquent de survivre ; se servir de son esprit et le développer, apprendre ce qu'il lui convient le mieux et les moyens d'y arriver, voilà la façon proprement humaine de vivre et de s'accomplir. Grâce à sa raison, l'homme singulier observe et les faits et les lois du monde extérieur, et les faits qui tiennent à sa propre conscience, y compris ses émotions.

Robinson apprend à connaître les lois naturelles qui gouvernent le comportement des choses dans le monde. Il apprend qu'une flèche tirée d'un arc peut abattre un daim et qu'un filet de pêche attrape beaucoup de poissons. Qui plus est, il découvre sa propre nature. Autrement dit, il apprend à connaître les fins qu'il doit réaliser et celles qu'il doit éviter de poursuivre.

Le simple fait que les connaissances nécessaires à l'homme pour survivre et progresser ne sont pas innées ni déterminées par les événements extérieurs, le fait même qu'il doit mobiliser son esprit pour les acquérir, est en lui-même la preuve qu'il est par nature libre de se servir ou non de sa raison, c'est-à-dire qu'il est doté du libre arbitre.

Supposons que Robinson doive choisir entre cueillir des baies et ramasser des champignons pour se nourrir, et se décide pour les champognons. Mais soudain, un autre naufragé surgit et lui crie : "Ne touchez pas à ces champignons ! ils sont empoisonnés !". Si Robinson avait mangé les champignons vénéneux sans connaître leurs effets, sa décision aurait été erronée. Si en revanche, il avait connu l'existence du poison et mangé les champignons quand même -- disons, par défi -- son choix aurait été objectivement immoral en tant qu'action allant délibérément à l'encontre de sa vie et de sa santé. On peut se demander pourquoi il faut considérer la vie comme étant une valeur ultime objective, pourquoi l'homme devrait opter pour la vie. Afin de répondre à cette objection, nous pouvons d'abord faire remarquer qu'un énoncé acquiert le statut d'un axiome dès lors que celui qui le nie est obligé de s'en servir pour essayer de le réfuter. Or il est évident que quiconque participe à quelque discussion que ce soit, y compris sur la question des valeurs, prouve par cette participation même qu'il est bien vivant et accepte de l'être. S'il était vraiment contre le fait de vivre, il ne serait pas là à en discuter. En fait, il ne devrait même plus être là du tout.

L'homme est libre d'adopter des valeurs et de décider de ses actions ; mais cela ne signifie absolument pas qu'il puisse impunément violer les lois naturelles -- par exemple, sauter d'un bond par-dessus l'océan. Rothbard ne dit pas que l'homme n'est pas "libre" de sauter par-dessus l'océan, il ne parle par d'un manque de liberté mais d'un manque de capacité à traverser l'océan du fait des lois de la nature.

Revenons à Robinson. Sur son île, il découvre des terres vierges, des terres qui ne sont utilisées ni contrôlées par personne, qui sont donc non appropriées. En imprimant la marque de sa personnalité et de son énergie dans la terre qu'il travaille, Robinson a tout naturellement converti celle-ci et se fruits en sa propriété. La propriété de chaque homme est ipso facto ce qu'il produit, c'est-à-dire ce que son propre effort transforme en un bien utilisable. Imaginons que Robinson ait échoué non pas sur une petite île mais sur un nouveau continent vierge et que, debout sur la plage, il en revendique la "possession" complète. Cette proclamation ne serait que rodomontade sans conséquence aussi longtemps que personne d'autre n'aborderait le continent. Car le fait de nature est que sa vraie propriété -- c'est-à-dire le contrôle effectif qu'il exerce sur les choses matérielles -- ne s'étend pas plus loin que ce que son travail a inclus dans le domaine des choses produites.

La propriété et l'agression

Nous pouvons appeler agresseur quiconque s'en prend à la personne ou à la propriété d'autrui. Un agresseur, délinquant ou criminel, est celui qui prend l'initiative de la violence à l'encontre d'un autre homme ou de sa propriété, celui qui recourt à la violence des "moyens politiques" pour se procurer des biens et des services.

Vous marchez dans la rue et voilà que vous voyez un individu, A, qui attrappe B par le bras pour lui arracher la montre qu'il porte. Est-ce cependant suffisant pour conclure que A est un agresseur et B, une innocente victime ? Certainement pas,puisque ce dont vous avez été témoin ne vous permet pas d'établir si A est un voleur ou s'il n'est pas plutôt en train de reprendre possession de la montre que B lui avait volée. Alors qu'il est indibitable que la montre se trouvait en possession de B au moment de l'attaque de A, nous ne savons pas si A n'en était pas le propriétaire légitime et préalable.

Ainsi, il n'est tout simplement pas possible de dire que le grand axiome normatif de la société libertarienne soit la protection des droits de propriété, point final. Car le voleur n'a absolument aucun droit naturel de conserver la propriété qu'il a volée ; l'agresseur n'a aucun droit de revendiquer la propriété acquise par voie d'agression. Il faut dire : "personne n'a le droit de commettre une agression contre la juste ou légitime propriété d'autrui". L'utilitarisme, qui se limite à prôner le marché libre sur la seule base des titres de propriété actuellement existants ne peut pas fonder en raison sa démarche, qui est tout simplement nihiliste du point de vue moral (pour lui, on devrait considérer tous les titres de propriété privée existants à un moment donne comme valides et à protéger). Comment répondre à l'argument marxiste de la plus value, selon lequel les capitalistes auraient volé ce qui appartenait de droit aux travailleurs, en conséquence de quoi la propriété actuelle du capital accumulé serait le produit d'une injustice ? Sûrement pas par le libéralisme utilitariste. La seule réfutation authentique de l'argument marxiste en faveur de la révolution est que la propriété des capitalistes n'est pas injuste mais au contraire juste, et que par conséquent sa confiscation par les travailleurs ou par qui que ce soit est en soi injuste et criminelle. Cela signifie cependant qu'il est absolument nécessaire d'aborder la question de la justice des droits de propriété. Cela signifie aussi que nous devons être disposés à faire face à des situations où l'expropriation violente sera moralement justifiée parce que les droits de propriété existants sont eux-mêmes injustes et criminels.

Imaginons que nous habitons en Syldavie. Ce pays est gouverné par un roi qui, dans le passé, a gravement porté atteinte au droit des personnes et à leur propriété légitime, en réglementant leurs propriétés pour finir par les confisquer. Face à un début de soulèvement libertarien, le roi démantèle son empire ; toutefois, il décide de rester, lui et onze membres de sa famille, propriétaires chacun d'un douzième du territoire syldave. Il ne percevra plus d'impôts, mais seulement des "fermages" à la population devenue "locataire". Il est clair que les libertariens, s'ils veulent faire échec à ce stratagème, doivent prendre appui sur une théorie qui distingue la propriété juste de la propriété injuste ; ils ne peuvent rien attendre de l'utilitarisme. Autrement dit, Rothbard ne reconnaît pas à quelqu'un le droit de se dire propriétaire simplement parce que lui-même, ou quelqu'un d'autre, s'est mis dans la tête de décréter que la chose lui appartient. Par ailleurs, il faut bien affirmer que toute propriété est privée : dans le cas de notre voleur de montre, que celle-ci fût aux mains de A ou de B, elle était dans des mains privées, privées-légitimes ou privées-spoliatrices, mais privées de toute façon. La question cruciale pour la société n'est pas, comme tant de gens le croient, si la propriété doit être privée ou publique, mais plutôt de savoir si les propriétaires, nécessairement privés, détiennent un patrimoine légitime ou d'origine délictueuse. Car en fin de compte, il n'y a pas de "puissance publique" : il n'y a que des gens, qui se réunissent dans des groupes qu'ils appellent "Etat", et qui agissent en tant qu'hommes de l'Etat.

Le problème de la propriété d'Etat ne tient pas tellement à ce qu'elle est exercée par les hommes de l'Etat (il existe des délinquant "privés"), que dans son caractère illégitime, injuste et criminel - comme chez notre roi de Syldavie. Et comme les criminels "privés" sont tout aussi condamnables, on voit que la question politique de la propriété ne peut pas, en dernière analyse, être conçue comme l'opposition utilitariste entre propriété privée et publique. Il faut la traiter en termes de justice et d'injustice.

La réponse à cette question se présente en ce que chaque individu a le droit de posséder sa personne et les propriétés qu'il a découvertes et transformées, qu'il a donc créées, ainsi que les propriétés qu'il a obtenues d'autres producteurs-transformateurs par la voie du don ou de l'échange libre. Supposons que M. Dupont ait une montre en sa possession. S'il est impossible de prouver clairement que lui-même ou les possesseurs antérieurs de la montre l'avaient effectivement volée, nous devons en conclure que c'est lui, qui actuellement la possède et en fait usage, qui en est de ce fait le juste et légitime propriétaire.

Nous pouvons dire la chose d'une manière différente : lorsque nous ignorons si telle propriété de Dupont a des origines illégitimes, nous pouvons présumer que cette propriété s'est trouvée, au moins un moment, dans un état de non-possession (dans la mesure où nous ne savons positivement rien du titre de propriété originel) et que, par conséquent, le juste titre de propriété en est instantanément revenu à Dupont en tant que "premier" (c'est-à-dire actuel) possesseur et utilisateur.

Supposons maintenant que l'origine illégitime d'un titre de propriété ait été dûment établie : cela signifie-t-il que son détenteur actuel doivent forcément s'en séparer ? Non, pas nécessairement. La réponse dépend de deux ordres de considération : a) savoir si on peut identifier et retrouver la victime ou ses héritiers ; b) savoir si le propriétaire détenteur actuel du titre est lui-même l'agresseur qui a commis le vol. N'importe quel bien sans maître, sur lequel personne ne détient de titre légitime, devient de plein droit la propriété du premier passant qui commence à en faire usage, qui affecte à une utilisation humaine cette ressource qui n'était alors en possession de personne. Même si le bien a été volé à l'origine, si la victime du vol originel ou ses héritiers sont introuvables, et si le possesseur actuel n'est pas le voleur de la chose, alors il est à bon droit le titulaire juste et moral de cette propriété.

On pourrait objecter que le ou les détenteurs d'un titre de propriété injuste (au cas où ils ne seraient pas eux-mêmes les agresseurs) devraient avoir un droit sur ce qu'ils ont ajouté à la propriété qui n'était pas vraiment la leur. Rothbard répond que cela dépend si les ajouts sont ou non séparables du bien possédé à l'origine. Si Fabrice vole l'automobile de Nach, puis la vend à Franck, la voiture doit immédiatement être rendue à son vrai propriétaire - sans indemnité. Franck, abusé par Fabrice, devra se retourner contre lui en dommages-intérêts. Mais si Franck a ajouté un autoradio à cette voiture, il devra la rendre à Nach (son légitime propriétaire) après avoir repris cet autoradio, séparable de la voiture. Si, au contraire, l'ajout de Franck est devenue partie intégrante de l'automobile (une réparation du moteur, par exemple), il ne pourra rien demander à Nach. Il ne pourra récupérer quelque chose qu'en faisant un procès à Fabrice.

Noublions pas une chose : l'examen systématique des titres de propriété que les libertariens réclament est une pratique courante dans l'immobilier. Il se vend aussi des assurances contre ce genre de problème.

Nous disposons alors par la même d'une théorie de la délinquance : le délinquant est celui qui commet une agression contre la propriété telle que nous l'avons définie. Tout titre de propriété qui résulte d'une agression doit être invalidé et remis à la victime de l'agression ou à ses héritiers ; si les victimes sont introuvables et si leur agresseur n'est pas le possesseur actuel de la chose, alors la propriété revient à celui-ci en vertu du principe libertarien fondamental du "premier occupant".

Examinons enfin comment on peut appliquer cette théorie de la propriété à une autre catégorie de "propriété" : l'esclavage. Avant 1865, notamment, l'esclavage consistait en un titre de "propriété privée" sur un grand nombre de personnes. Il ne suffisait pas que ce prétendu "titre" existe pour qu'il soit légitime ; il constituait au contraire une agression permanente, une violence continuelle de la part des maîtres sur leurs esclaves. On a proposé d'indemniser les propriétaires d'esclaves ? En vérité, ce sont les esclaves qui auraient dû être indemnisés..

Le monopole des terres hier et aujourd'hui

Il existe deux régimes de titres fonciers moralement indéfendables : la féodalité (agression permanente des propriétaires fonciers contre les paysans qui travaillent la terre), et l'accaparement des terres (où l'on interdit aux colons de s'établir sur des terres vierges au nom de titres de propriété sans fondement). On peut appeler ces deux sortes d'agression le "monopole des terres", car des privilèges arbitraires grèvent dans les deux cas la propriété foncière.

Le monopole des terres est plus répandu dans le monde actuel que la plupart des gens ne le croient. En Asie, au Moyen-Orient et en Amérique latine, la propriété féodale du sol est un problème social et économique aigu -- qu'il s'accompagne ou non d'un quasi-servage imposé aux paysans. Les économistes libéraux américains ont tendance à se contenter de faire l'éloge du marché libre pour toute recommandation à l'usage des pays pauvres. Naturellement, ces sermons tombent dans l'oreille d'un sourd puisque la notion de marché libre des conservateurs américains n'implique pas l'abolition de la féodalité et du monopole des terres ni le retour des titres de propriété aux paysans sans indemnité pour les possesseurs actuels. Les conservateurs s'entêtent à ne pas distinguer l'investissement étranger légitime, qui provient du marché libre, des formes d'investissement assises sur les privilèges de monopole et les immenses concessions foncières que les hommes de l'Etat ont accordées dans ces pays. Dans la mesure où l'investissement étranger se fonde sur le monopole des terres et l'agression contre la paysannerie, les capitalistes étrangers font figure de seigneurs féodaux, et méritent bien d'être traités comme tels. Comme le dit aux américains l'intellectuel mexicain Carlos Fuentes : "Vous devez comprendre que le drame de l'Amérique latine tient à la persistance de ces structures féodales durant quatre siècles de misère et de stagnation, alors que vous étiez au coeur de la révolution industrielle et pratiquiez une démocratie libérale".

Un cas typique d'association entre l'investissement étranger et le vol des terres nous est donné par une société minière nord-américaine établie au Pérou, la Cerro de Pasco Corporation. Après s'être légitimement procuré son domaine en l'achetant à une communauté religieuse il y a plus d'un demi-siècle, la société commença, en 1959, à empiéter sur les terres de ses voisins, des paysans indiens, et à les exproprier. Les Indiens de Rancas qui refusaient de quitter leurs terres furent massacrés par des paysans à la solde de la compagnie ; les Indiens de Yerus Racan tentèrent de mettre en cause les agissements de la compagnie devant les tribunaux, alors que ses hommes de main incendiaient les pâturages et rasaient les huttes. Quand, par des actions de masse non violentes, les Indiens eurent repris leurs terres, le gouvernement, à la requête de la Cerro de Pasco et des propriétaires de latifundia, envoya la troupe expulser, molester et dans certains cas assassiner les Indiens sans armes.

Quand, par exemple, une société pétrolière, étrangère ou nationale, réclame la propriété du gisement pétrolifère qu'elle découvre et où elle fait des forages, elle le fait à juste titre. Si les hommes de l'Etat se proclament propriétaires du sol et accordent à la compagnie pétrolière une simple concession, leur prétention est illégitime et sans fondement ; c'est la compagnie qui, en tant que premier utilisateur, est la propriétaire légitime du gisement. Il y a toutefois des cas où la société pétrolière obtient des hommes de l'Etat du pays sous-développé la concession, antérieure au forage, d'un monopole sur tout le pétrole à l'intérieur d'un vaste territoire. La société pétrolière utilise alors l'Etat de manière illégitime.

On est maintenant en mesure de comprendre l'erreur fondamentale des "réformes agraires" dans les pays sous-développés. La seule solution juste réside dans une évacutation immédiate des lieux et la cession des titres aux paysans, sans aucune indemnité pour les agresseurs coupables d'avoir injustement accaparé la terre.

L'idée que la féodalité a consitué un rempart de la liberté a gagné du terrain dans les milieux conservateurs ces dernières années. Les tenants de cette thèse font remarquer, fort justement, que le régime féodal n'était pas aussi immoral que le despotisme oriental, mais cela revient à peu près à dire que le bagne n'est pas une peine aussi lourde que la mort. Les deux systèmes sont des variantes du même thème et aucun n'est le moins du monde libertarien. Et on n'a aucune raison de croire que ce serait là les seuls choix possibles. La réflexion historique sur ces questions a été aiguillée par les historiens étatistes allemands (Schmoller, Bucher, Ehrenberg et Sombart), qui reçurent l'appui des marxistes. Cette vieille dichotomie capitalisme allié à un Etat central fort d'un côté -- féodalité de l'autre, a été reprise par certains conservateurs contemporains, qui n'ont fait qu'en renverser les termes : l'opposition entre la féodalité et l'Etat central puissant étant encore considérée comme l'essentiel, ils considérèrent la féodalité comme le bon volet de l'alternative. Mais, en réalité, l'Etat fort et la féodalité n'étaient pas incompatibles : le premier était une excroissance nécessaire de la seconde, le monarque absolu gouvernant comme un suzerain super-féodal. L'Etat puissant, tel qu'il s'est développé en Europe occidentale, n'a pas entrepris de supprimer les barrières féodales au commerce mais, bien au contraire, de surajouter à la structure féodale ses propres contrôles centralisés et le poids de son fardeau fiscal. La vraie dichotomie est celle qui opposait la liberté d'un côté et les seigneurs féodaux et monarques absolus de l'autre. Du reste, c'est dans les pays où le pouvoir aussi bien de la féodalité que du gouvernement central étaient les plus faibles -- les cités-Etats italiennes et, au XVIIe siècle, la Hollande (la Hanse) et l'Angleterre -- que le marché et le capitalisme se sont développés le plus tôt et le plus vigoureusement.

Plusieurs des colonies anglaises essayèrent sérieusement d'établir un régime féodal. Ces tentatives échouèrent parce que le Nouveau monde était une vaste terre vierge et que les bénéficiaires de monopoles fonciers et de concessions féodales ne pouvaient en profiter qu'en incitant des colons d'Europe à venir s'y établir. Forcés d'encourager la colonisation et mus par la perspective d'un gain rapide, les propriétaires fonciers n'eurent d'autre choix que de diviser leurs terres et de les vendre aux colons.

Signalons là aussi le cas des esclaves : à tout le moins, la justice libertarienne exigeait non seulement la libération immédiate des esclaves, mais aussi la rétrocession immédiate en leur faveur, toujours sans indemnités pour leurs maîtres, de ces terres qu'ils avaient travaillées à la sueur de leur front. Ce qui arriva, c'est que le Nord victorieux commit la même erreur que le Tsar Alexandre libérant les serfs russes en 1861 : on libéra les personnes physiques des opprimés, mais les propriétés sur lesquelles ils avaient travaillé et dont ils avaient acquis le droit d'être propriétaires furent laissées aux mains de leurs anciens oppresseurs. Forts du pouvoir économique ainsi conservé, les anciens seigneurs redevinrent rapidement, en pratique, les maîtres de ceux qui n'étaient plus que des locataires ordinaires ou des travailleurs agricoles libres sur leurs terres. Ayant goûté à la liberté, les serfs et les esclaves furent cruellement dépossédés de ses fruits.

La légitime défense

Chaque homme a le droit de préserver, c'est-à-dire d'employer la force, pour défendre sa propriété contre l'intrusion violente. Les pacifistes, tels Robert LeFevre, qui croient néanmoins aux droits de propriété, sont paradoxaux : dire qu'un bien appartient à quelqu'un de manière absolue mais qu'il n'a pas le droit de le protéger contre une attaque revient à nier son droit absolu sur cette propriété. De plus, on doit nécessairement réconnaître à chaque homme le droit d'embaucher d'autres personnes ou d'accepter leur assistance pour cette défense. L'emploi de la violence défensive est donc permis dans le cas d'une intrusion concrète, ou d'une menace immédiate d'instrusion, dans la propriété - et non contre quelque tort ou dommage non violent qu'une personne pourrait subir dans son revenu ou dans sa propriété. Cette agression inclut cependant deux variantes de l'agression physique proprement dite : l'intimidation, et la fraude, qui revient à s'approprier ce qui appartient à autrui sans son consentement et s'assimile par conséquent à un vol "implicite".

Toutefois la menace d'agression doit être manifeste, immédiate et directe : autrement dit, elle doit s'exprimer dans le début d'exécution d'une action visible. Prenons le cas de la prohibition. L'un des principaux arguments de ses partisans était que la consommation d'alcool augmentait la probabilité que des personnes (indéterminées) commettent divers crimes, la prohibition étant alors considérée comme une mesure de défense de la personne et de la propriété. Il s'agissait en fait d'une agression brutale contre les droits de la personne, contre le droit de vendre, d'acheter et de consommer de l'alcool. Il faut que la menace soit directe et immédiate ; pour déterminer si une agression est vraiment en cours, la charge de la preuve repose donc sur celui qui a recours à la violence.

Ainsi en est-il également dans le cadre des contrats : supposons que Durand et Dupond conviennent de l'échange de titres de propriété suivant : Durand paiera 5000 F pour l'automobile de Dupont. Si Durand prend l'automobile mais refuse de cèder les 5000 F, il commet un acte d'agression contre 5000 F, qui sont désormais la propriété de Dupont. Le non-respect de ce contrat s'assimile donc à un vol, à une appropriation matérielle de la propriété d'autrui qui est tout aussi "violente" qu'une violation de domicile ou un cambriolage.

Mais ne tombons pas dans le piège qui consiste à prétendre que tous les contrats, quels qu'ils soient, seraient exécutoires (c'est-à-dire que l'on pourrait à bon droit recourir à la violence pour les faire respecter). Supposons par exemple que Céline et Frédéric s'entendent, concluent un contrat, pour se marier dans six mois ; ou encore que Paul promette à Bertrand de lui donner une certaine somme dans six mois. Si l'un des deux protagonistes viole cet accord, il est peut-être moralement condamnable, mais, comme il n'y a pas eu vol implicite de la propriété de l'autre partie, il n'y a pas de contrat exécutoire. (4) Aller au-delà -- par exemple en rendant exécutoires les simples promesses -- c'est faire du contrat un fétiche arbitraire sans comprendre que le caractère exécutoire des contrats se justifie exclusivement par la défense des justes droits de propriété.

Doit-on être d'accord avec ces libertariens qui reconnaissent au boutiquier le droit de tuer le gamin qui a dérobé un chewing-gum ? Mais en vertu de quoi devrait-on croire que celui qui viole très légèrement la propriété d'autrui se retrouve par le fait même déchu de tout ce qu'il possède (le droit de chaque homme -- y compris de gamin -- d'être propriétaire de soi) ? Rothbard propose un autre principe fondamental de criminologie : le délinquant, c'est-à-dire l'envahisseur, se trouve déchu de ses droits dans la mesure où il a privé un autre homme des siens. De ce principe découle immédiatement la théorie de la proportionnalité des délits et des peines.

Faut-il considérer la provocation à l'émeute comme punissable par la loi ? Supposons que Nach harangue la foule en disant : "Allez-y, brûler tout, pillez, massacrez !!". Si la foule obtempère et que l'instigateur, lui, ne participe pas aux actes criminels, et dans la mesure où tout homme est libre d'adopter sa propre ligne de conduite, on ne peut pas dire que Nach ait, d'aucune manière, déterminé les actes criminels des émeutiers ; ses exhortations ne le rendent pas responsable de leurs crimes à eux.

Les procédures judiciaires ne doivent pas employer la force contre les innocents. Car l'emploi de la force physique contre un innocent est une violation de ses droits, elle est donc en soi criminelle et illicite. Considérons ces méthodes policières que sont la brutalité, la torture des suspects -- ou au minimum les micros dans les vases. Rothbard préfère largement celui qui se montre gentil avec les criminels, et strict envers la police, plutôt que l'homme de droite. Une résèrve s'impose toutefois : la police a le droit d'employer les méthodes coercitives à condition que, en fin de compte, le suspect se révèle coupable ou bien que, dans le cas contraire, les policiers soient eux-mêmes traités comme des criminels. Si le suspect n'est pas reconnu coupable, cela signifie que la police a brutalisé et torturé un innocent et les responsables doivent être envoyés dans le box des accusés pour coups et blessures. Dans la société libertarienne, les policiers, s'ils commettent une agression contre une personne, ont intérêt à ce qu'elle l'ait méritée car, autrement, les criminels, ce sont eux.

En corollaire, les policiers n'ont jamais le droit de commettre une agression pire que celle qui fait l'objet de leur enquête.

Par ailleurs, il est évident qu'une personne ne peut, dans l'exercice de son droit de légitime défense, forcer les autres à venir à son secours. On doit donc rejeter la conscription militaire puisque le conscrit devient un esclave, qui combat au profit de quelqu'un d'autre. Est aussi condamnée le système actuel de réquisition des jurés. Le problème est semblable à celui de la conscription militaire : l'armée, qui paie aux simples soldats des salaires bien en dessous du marché, ne peut à ce prix obtenir tous les engagés qu'elle demande, et elle recourt à la conscription pour combler la pénurie. Que les tribunaux paient le prix du marché pour les services des jurés et ceux-ci se présenteront en nombre suffisant.

Il faut proscrire enfin l'assignation forcée des témoins. On ne pourra dans une société libertarienne qu'inviter les témoins à comparaître. Cette liberté de comparution bénéficiera aussi aux accusés, puisqu'ils n'ont encore été reconnus coupables d'aucun crime. On ne pourra utiliser la contrainte contre l'accusé qu'après sa condamnation finale. Pour les mêmes raisons, un accusé ne pourra être détenu avant d'être condamné à moins que son geôlier, comme dans le cas de la coercition policière, ne soit prêt à courir le risque d'une accusation de séquestration arbitraire si l'accusé devait finalement être acquitté.

La proportionnalité des peines

Les libertariens se sont généralement contentés d'énoncer ou d'élaborer l'axiome selon lequel nul n'est autorisé à porter atteinte à la personne ou à la propriété d'autrui, et on n'a pratiquement pas traité la question des sanctions à prendre contre les agresseurs. Plus haut, Rothbard a avancé la thèse selon laquelle l'auteur de l'infraction perd ses droits dans la mesure même où il prive autrui des siens, c'est-à-dire le principe de la proportionnalité des peines. Développons à présent cette théorie.

Dans un monde libertarien, il n'y aurait pas d'offense à une vague "société" ni, par conséquent, de juge d'instruction ou de parquet pour examiner les accusations et mener les poursuites contre le suspect. La règle des peines proportionnées détermine le niveau de la peine qu'il est loisible à un plaignant d'obtenir contre le délinquant ; elle fixe la limite maximum du châtiment que celui qui punit peut infliger sans devenir lui-même un malfaiteur. Il est donc évident qu'en droit libertarien, la peine capitale devrait être strictement réservée aux cas de meurtre. En effet, un criminel ne peut perdre son droit de vivre que s'il a dépossédé quelqu'un du même droit.

Toutefois, le plaignant (ou ses héritiers) se seraient pas obligés d'exiger la peine maximum. Si, par exemple, ils ne sont pas favorables à la peine capitale pour quelque raison que ce soit, ils sont libres de remettre une partie ou la totalité de la peine méritée par le coupable. Les disciples de Tolstoï pardonneraient tout simplement, et l'affaire s'arrêterait là. Une autre possibilité -- qui a une longue tradition dans l'ancien droit occidental -- consisterait pour la victime ou ses héritiers à permettre au criminel de racheter tout ou partie de sa peine. La théorie de la proportionnalité des peines ne fixe que la limite supérieure de la peine ; elle nous dit jusqu'à quel niveau de châtiment la victime a le droit d'aller.

Le meurtre pose un problème particulier : les héritiers de la victime peuvent manquer de zèle dans la poursuite du meurtrier ou être trop tentés de pemettre à celui-ci de payer pour racheter son crime. Le problème se réglerait de manière fort simple quand les gens indiqueraient dans leur testament la peine souhaitée pour leur assassin éventuel. Le châtiment imposé à un criminel doit viser à lui faire payer sa dette non pas "à la société", si tant est que cette expression ait un sens, mais à sa victime. Le premier stade du remboursement de cette dette consiste évidemment dans la restitution, ou réparation du dommage causé. Si Nach vole 100 000 F à Bill, la première partie de son châtiment sera de lui rendre son argent. Si Nach a, comme c'est souvent le cas, déjà dépensé cet argent, alors le criminel devient esclave de sa victime, cette condition de juste esclavage continuant jusqu'à ce qu'il ait réparé le tort causé.

Notons bien comment le fait d'axer le châtiment sur la réparation est aux antipodes de la pratique pénale actuelle. Nous observons aujourd'hui l'absurdité suivante. Nach vole 100 000 F à Bill. Les hommes de l'Etat dépistent, poursuivent et condamnent Nach et ce, aux frais de Bill puisque celui-ci est l'un des contribuables volés dans le processus. Ensuite, au lieu de forcer Nach à rembourser Bill ou de l'envoyer aux travaux forcés jusqu'au remboursement de sa dette, les hommes de l'Etat forcent la victime à payer des impôts pour subvenir aux besoins du criminel durant ses dix ou vingt ans d'emprisonnement. Où diable est donc la justice là-dedans ? Non seulement la victime a perdu son bien, mais elle doit encore payer pour le douteux avantage de poursuivre, condamner puis nourrir et loger le criminel, qui est finalement réduit en esclavage mais pas du tout au bénéfice légitime de sa victime. On observe ainsi, dans l'histoire du droit du Moyen Age, qu'à mesure que le centre de gravité se déplaçait, de l'indemnisation de la victime par l'agresseur, vers le châtiment de prétendus crimes "contre l'Etat", on a observé une sévérité accrue des peines imposées par les hommes de l'Etat. William Wallack, criminologue du début du XXe siècle, écrivait : "C'est principalement à cause de la violente cupidiité des seigneurs féodaux et du pouvoir ecclésiastique médiéval que les droits des victimes furent graduellement grugés et, en fin de compte, expropriés par ces autorités. Celles-ci imposaient bien une double punition au coupable, d'abord en confisquant sa propriété à leur profit à eux plutôt qu'au profit de la victime et, ensuite, en lui infligeant les oubliettes, la torture, le bûcher ou la potence. Mais la vraie victime était pratiquement laissée pour compte."

Dire que le criminel perd ses droits dans la mesure où il a privé la victime des siens implique qu'en plus de restituer les 100 000 F volés, il soit forcé de payer à sa victime une somme additionnelle de 100 000 F afin, justement, d'être privé de droits équivalents à ceux qu'il a enlevés. Dans le cas du vol, on peut donc dire que le délinquant doit payer un montant équivalent à deux fois ce qu'il a volé : une fois pour réparer le dommage causé et une seconde fois pour la perte des droits qu'il a infligée à autrui. Et, plus exactement, afin que la victime soit indemnisée pour l'incertitude et la crainte qu'elle a éprouvée, une peine proportionnée exige donc une indemnisation plus élevée que le double du dommage immédiat.

La possibilité que le délinquant rachète sa peine pourrait intervenir mais seulement sous forme de contrat volontaire avec le plaignant. La victime, nous l'avons dit, a en effet le droit d'imposer un châtiment au moins aussi sévère que l'autorise la violation de son propre droit, mais il lui est loisible soit de permettre à son agresseur de racheter sa peine, soit de lui pardonner en partie ou en totalité.

On peut se faire justice soi-même. Dans la société libertarienne de pur marché libre, toutefois, la victime trouvera généralement plus commode de confier cette tâche à des agences policières et judiciaires. Si Di Livio n°1 assassine Di Paolo n°1, Di Paolo n°2 peut décider de se retourner contre Di Livio n°1 et de l'exécuter lui-même. C'est bien beau sauf que, comme dans le cas de la brutalité policière, Di Paolo n°2 court le risque d'être ensuite poursuivi pour meurtre par Di Livio n°2 devant un tribunal privé. Aucune conséquence ne s'ensuivrait pour Di Paolo n°2, si ce n'est l'approbation publique pour avoir rendue la justice, mais à condition que les tribunaux jugent que Di Livio n°1 était bel et bien un assassin. Mais s'il arrivait que les preuves fussent insuffisantes pour établir la culpabilité de Di Livio n°1, ou que le crime eût été commis par un autre Di Livio ou par quelque étranger, alors Di Paolo N°2 ne peut se réclamer d'aucune immunité : il n'est plus qu'un assassin, passible d'exécution à la demande des héritiers Di Livio en colère. De même que les agents de police prendront grand soin de ne pas violer les droits d'un suspect, de même, peu de gens choisiront de "se faire justice eux-mêmes".

Venons-en au concept de dissuasion. Considérons le fait que, si aucune violation du droit n'était jamais punie, un grand nombre de personnes commettraient de petits larcins, comme de chiper un fruit sur un étal. D'un autre côté, comme le meurtre, par exemple, heurte la conscience de la plupart des gens beaucoup plus fortement que les petits vols à l'étalage, on serait en général beaucoup moins susceptible de commettre les crimes les plus graves. Il s'ensuit que si l'objectif de la peine est de prévenir le crime, il faudrait imposer des peines plus sévères pour prévenir le vol à l'étalage que pour dissuader les meurtriers. Ce qui heurte les conceptions éthiques de la plupart des gens.

De plus, toujours à propos de la dissuasion, il serait tout à fait acceptable au regard d'un tel critère que les tribunaux mettent en scène l'exécution publique d'un condamné dont ils savent, eux, qu'il est innocent mais dont ils ont persuadé la population qu'il est coupable. L'exécution délibérée d'un innocent -- à condition, bien sûr, que la vérité demeure inconnue -- exercerait le même effet dissuasif que l'exécution d'un vrai coupable. Ici encore, la dissuasion offre une politique criminelle qui heurte violemment les concepts de justice de presque tout le monde.

On parle aussi beaucoup de la réhabilitation du coupable. Soit Durand, qui a commis des meurtres en série, et Dupont, qui a pris une orange dans un étal. Leur sentence ne sera pas à la mesure de leur faute, mais ils seront placés en détention pour une durée indéterminée, laquelle prendra fin pour chacun d'entre eux quand il sera présumé "réhabilité". Au lieu de l'égalité de tous devant la justice, qui implique les mêmes peines pour des transgressions équivalentes, on a une sitation où un homme ne subira que quelques mois de détention s'il se "réhabilite" rapidement, alors qu'un autre restera en prison indéfiniment. Ainsi, pour revenir à Durand et à Dupond, supposons que le premier, meurtrier, se trouve, selon l'avis d'un comité de soi-disant experts, rapidement réhabilité. Il est libéré après trois semaines, à la grande satisfaction des réformateurs qui se félicitent de leur succès complet. Pendant ce temps, Dupont, le voleur d'oranges, demeure incorrigible et donc non réhabilité, du moins aux yeux du comité d'experts. Si l'on respecte la logique du principe, il doit demeurer en prison indéfiniment, peut-être jusqu'à la fin de ses jours, car, bien que sa faute soit vénielle, il a résisté à l'emprise "humanitaire" de ses mentors. Comme le dit C.S. Lewis : "Quels que soient les termes employés, qu'on ne s'y trompe surtout pas. Etre enlevé à mon foyer et à mes amis, perdre ma liberté, subir toutes les agressions dont est capable la psychothérapie moderne [...] savoir que tout cela ne prendra fin que quand mes ravisseurs auront réussi ou quand je serai devenu assez avisé pour le leur faire croire -- qu'est ce que cela change que le processus s'appelle "punition" ou autre chose ? Car tous les facteurs qui font craindre le châtiment sont bien présents : la honte, le déracinement, la servitude, et les années qui s'égrènent. Seul un démérite extraordinaire pourrait justifier cela ; or le démérite est justement le concept que la théorie humanitaire a jeté par-dessus bord".

Il poursuit : "Leur sollicitude nous blesse de manière intolérable. Etre guéri contre sa volonté et être guéri d'un état qu'on ne tient pas forcément pour morbide, c'est être ramené au niveau de ceux qui n'ont pas l'âge de raison ou qui ne l'atteindront jamais, c'est être classé parmi les enfants, les faibles d'esprit et les animaux domestiques. Alors que se faire imposer un châtiment que l'on a mérité parce qu'on aurait dû mieux agir, c'est être considéré comme une personne humaine faite à l'image et à la ressemblance de Dieu".

En vérité, pour Rothbard, ici comme dans de nombreux autres cas, ce qui pouvait sembler barbare s'avère conforme à la justice alors que le "moderne" et l'"humanitaire" n'en sont finalement que de grotesques parodies.

Les "droits de l'homme" comme droits de propriété

Le concept de droits n'a de sens que si on les entend comme des droits de propriété. Car non seulement il n'existe pas de droits de l'homme qui ne soient en même temps des droits de propriété, mais les droits de l'Homme perdent leur caractère précis quand ils ne sont pas fondés sur le critère des droits de propriété. Il n'y a que les hommes pour posséder des biens. Par ailleurs, le droit de la personne sur son propre corps, sa liberté personnelle, est un droit de propriété dans sa propre personne aussi bien qu'un "droit de l'homme". Par exemple, il n'existe aucun droit particulier "à la liberté d'expression" ; il n'y a que le droit général de propriété, qui est le droit d'un homme de faire ce qu'il veut de sa propriété et de signer des contrats volontaires avec d'autres propriétaires. Ce que l'on a, plutôt que le "droit à la liberté d'expression", c'est le droit de louer une salle et de parler aux personnes qui en franchissent le seuil. Il n'y a pas de "droit à la liberté de la presse" ; ce que l'on a, c'est le droit de rédiger et de publier un écrit, et de le vendre à qui est disposé à l'acheter (ou de le distribuer gratuitement à ceux qui l'accepteront, -- comme Catallaxia !!).

Le juge Holmes est un laudateur d'un certain "droit à la liberté d'expression" : personne, affirmait-il, n'a le droit de crier "Au feu !" dans un théâtre bondé, d'où il s'ensuivrait que le droit à la liberté d'expression n'est pas absolu mais doit être atténué par des considérations d'"ordre public". Hugo Black réplique de manière remarquable et fournit la véritable solution : "Personne n'a jamais soutenu que le Premier amendement (5) donne aux gens de droit d'aller où ils veulent et de dire n'importe quoi. L'achat de billets de théâtre ne procurait pas le droit d'y faire un discours. Par exemple, je ne me sentirais pas très bien disposé envers quelqu'un qui prétendrait venir dans ma maison en arguant de son droit constitutionnel d'y prononcer un discours contre la Cour suprême. Je sais que les gens sont libres de faire des discours contre la Cour suprême, mais je ne veux pas que ce soit dans ma maison.

[...] Si quelqu'un trouble la paix du théâtre, il sera appréhendé non pas pour le contenu de ce qu'il a hurlé mais pour le simple fait d'avoir hurlé. Il sera appréhendé non pas à cause de ses opinions mais parce que l'on estime qu'il n'a rien à dire que l'on veuille entendre à cet endroit-là."

Pages correspondant à ce thème sur les projets liberaux.org :

Bertrand de Jouvenel a soutenu que des limites à la liberté d'expression et au droit de s'assembler sont nécessaires du fait de ce qu'il appelle le "problème du président d'assemblée". Il cite à cet égard plusieurs exemples (le participant à une assemblée, celui qui envoie un article au courrier des lecteurs, ou celui qui veut participer à une émission de radio). Ces gens croient avoir un "droit à la liberté d'expression", mais tel n'est pas le cas. La clef ultime de la répartition, c'est la propriété. La solution consiste donc à donner au "droit à la liberté d'expression" ou au "droit de s'assembler" un nouveau sens axé sur le droit de propriété privée plutôt que sur l'idée vague, et, comme Jouvenel le démontre, non opérationnelle d'un quelconque "droit égal à" du temps ou de l'espace. En fait, le "démarcheur" (celui qui a le droit d'aborder les gens, de tenter de les convaincre, puis de les rassembler dans une salle) jouvenélien qui loue une salle de réunions et prend la parole devant son assistance n'exerce pas une vague "liberté d'expression" mais une part intégrale de son droit général de propriété.

De la même manière, les problèmes de liberté d'expression sont endémiques dans les rues qui appartiennents aux hommes de l'Etat : le gouvernement doit-il autoriser les manifestations politiques dont il prétend qu'elles gêneront la circulation et répandront des tracts sur la chaussée ? Dans tous les cas, la décision des hommes de l'Etat ne concerne pas tant une question de liberté d'expression qu'une simple question d'affectation de la rue par son propriétaire. Aucun problème ne se poserait si les rues appartenaient à des particuliers et à des entreprises privées, car alors les rues pourraient être louées ou prêtées à des individus ou à des groupes privés souhaitant y organiser des manifestations. A l'inverse, aussi longtemps que les rues demeurent propriété étatique, la situation conflicutelle demeure insoluble, car ce régime implique que tous nos autres droits de propriété, incluant la liberté d'expression, de s'assembler, de distribuer des tracts, etc., seront entravés et limités par la nécessité continuelle de traverser et d'emprunter les rues appartenant aux hommes de l'Etat et que ceux-ci peuvent décider de fermer, ou d'en limiter l'usage de toutes sortes de manières. Si le gouvernement autorise la manifestation dans la rue, il restreindra la circulation ; s'il interdit la manifestation pour maintenir une circulation fluide, il limitera la liberté d'accès à ses rues. D'une manière ou d'une autre, quelle que soit la décision prise, les "droits" de certains contribuables en sortiront diminués.

Le problème de la localisation du droit de propriété se pose pour les assemblées étatiques. A qui appartiennent-elles ? Personne ne le sait vraiment, ce qui fait qu'il n'y a pas de manière satisfaisante et non arbitraire de décider qui parlera et qui ne parlera pas, ce qui sera décidé et ce qui ne le sera pas. L'homme qui prend la parole à une assemblée municipale prétend à un statut de copropriété mais il n'a aucun titre de propriété, ni par l'achat, ni par l'héritage ni par la découverte, comme cela se fait dans tous les autres domaines.

Enfin le problème du "droit" de libre immigration serait résolu dans un système libertarien de rues privées, dans la mesure où les barrières actuelles à l'immigration restreignent non pas tellement le "droit à l'immigration" que le droit des propriétaires de louer ou vendre à des immigrés ce qu'ils ont en leur possession.

L'information, vraie ou fausse

Si M. X affirme que Y est un menteur, un homosexuel ou que sais-je encore, et que cet énoncé est établi avec certitude, il semble évident que X a parfaitement le droit de l'imprimer et de le diffuser. Il demeure dans les limites de ses droits de propriété. Bien sûr, Y compte aussi parmi ses droits de propriété celui d'essayer de réfuter l'énoncé. Le caractère légal ou illégal d'une action de la sorte devrait dépendre de sa nature objective et non de la raison d'agir de l'acteur. Si une action est objectivement non agressive, elle doit être autorisée quelle que soit l'intention, bienveillante ou malveillante, qui la motive.

Comment peut-il exister un droit d'empêcher par la force X de diffuser des informations qu'il possède ? Il est bien évident qu'un tel droit ne peut pas exister. Comme X est propriétaire de son corps, il l'est aussi de l'information qui est dans sa tête, y compris ce qu'il sait sur Y. Il n'existe pas de droit à la vie privée en dehors du droit de protéger sa propriété contre les intrusions. L'écoute téléphonique par exemple est bel et bien une violation du droit parce qu'elle constitue non pas quelque vague et molle "atteinte à la vie privée", mais une atteinte au droit de propriété de la victime.

On ne peut légitimement établir des distinctions entre les droits de propriété en fonction du groupe auquel les gens appartiennent. A supposer que l'on puisse justifier l'existence d'un droit à la vie privée, le seul fait d'avoir antérieurement fait l'objet d'un grand nombre de mentions dans la presse, c'est-à-dire d'avoir été victime d'atteintes antérieures à ce prétendu droit, ne saurait justifier que l'on en soit derechef totalement dépouillé. Non ! la seule position tenable est que personne ne jouit d'un prétendu droit à la vie privée, du droit de ne pas faire parler de soi publiquement ; mais que tous et chacun ont le droit de protéger leur propriété contre les intrusions. Personne ne peut détenir un droit de propriété sur l'information qui est dans la tête de quelqu'un d'autre.

Aucun individu ni aucun groupe n'a de "droit à" savoir quoi que ce soit. Personne n'a de "droit à l'information" que d'autres possèdent et refusent de divulguer. Car le droit absolu d'un homme de diffuser l'information qu'il a dans sa tête implique en corollaire le droit de ne pas la diffuser. Et nulle profession particulière (même pas les journalistes ou les médecins) ne peut prétendre à un droit particulier et exclusif "au" secret professionnel.

La solution au problème des sources d'information du journaliste se trouve justement dans le droit de celui qui sait - de quiconque - de se taire, de ne pas diffuser ses informations si tel est son choix. Par conséquent, personne ne devrait être contraint de témoigner ni pour ni contre qui que ce soit.

La violation d'un droit d'auteur (celui de la Common law, établi par le droit coutumier par opposition à la législation étatique sur le copyright ou les brevets d'invention) s'assimile à la rupture de contrat et au vol du bien d'autrui. Si Lebrun invente un piège à souris révolutionnaire et le mette sur le marché accompagné des termes : "tous droits réservés à Lebrun", il indique qu'il ne vend pas un titre de propriété complet sur chaque souricière ; il vend le droit d'en faire n'importe quoi sauf de la mettre en vente, elle-même ou des exemplaires identiques. Levert, un acheteur, qui revendrait des souricières identiques à celle de Lebrun viole son contrat et ses droits de propriétés ; il est passible de poursuites pour vol. Si Lenoir voie le piège à souris acheté par Levert et se mette à en vendre des reproductions, la réponse est identique : personne ne peut acquérir un titre de propriété qui n'a pas été volontairement cédé. Mais bien sûr, ce sera à Lebrun de prouver que Lenoir, qui n'a pas directement contracté avec Lebrun, connaissait sa souricière (ce qui est évident dans le cas de Levert), que celui-ci n'a pas réalisé une invention indépendante.

Revenons au premier exemple : si X a le droit absolu de diffuser de l'information (toujours véridique, par hypothèse) concernant Y et s'il détient en corollaire le droit de garder le secret, il s'ensuit a fortiori qu'il fait aussi partie de son droit d'aller réclamer de l'argent à Y en échange de son silence. Bien au contraire, faire du chantage un délit pénal a pour effet d'inciter X à diffuser l'information puisqu'on l'empêche par la force de vendre son silence. Comme le dit Block : "Qu'est-ce donc que le chantage sinon la proposition d'un échange ? On propose d'échanger quelque chose, généralement le silence, contre un autre bien, qui est généralement de l'argent. La seule différence entre un bavard ou une commère, d'un côté, et un maître-chanteur de l'autre, est que celui-ci peut garder le silence - si l'on en paie le prix. En ce sens, le bavard et la commère sont bien pires que le maître-chanteur, qui vous offre au moins la possibilité de l'empêcher de parler. Si le prix qu'il demande est inférieur à la valeur du secret, le moindre des deux maux est de consentir à payer".

La mise hors la loi des contrats de chantage soulève de nombreux problèmes. Si, à l'inverse de notre exemple, c'est Y qui, ayant entendu dire que X est au courant, prend l'initiative d'aller le voir pour acheter son silence, ce contrat-là doit-il être interdit ? Et si oui, pourquoi ? Et si l'offre de Y est licite alors que celle de X, le maître-chanteur, ne l'est point, qu'est-ce qui défendrait à ce dernier de rejeter l'offre présentée par le premier pour, en un deuxième temps, surenchérir sur le prix de son silence ? De plus, serait-il illicite que X fasse subtilement savoir à Y qu'il a des informations qu'il entend divulguer, et attende que celui-ci se présente avec une offre ? Comment le simple fait de prévenir Y pourrait-il être considéré comme illicite ? Ne serait-ce pas plutôt un geste de courtoisie ?

Il va de soi que si X et Y ont conclu un contrat de chantage et que X le viole en diffusant l'information, il porte atteinte à la propriété de Y (il lui vole son argent) et on peut le poursuivre comme quiconque a violé des droits de propriété.

Considérons maintenant le cas extrême où l'information est fausse et où X le sait. Il a le droit (de propriété) de dire que Y est un voleur ou un homosexuel, même s'il sait pertinemment que cela est faux, et d'imprimer, et de vendre cet énoncé. L'opinion contraire, qui fonde l'illégalité actuelle de la calomnie, est que chaque homme a un "droit de propriété" sur sa propre réputation (incluant le droit à l'image). Mais la réputation de Y n'est ni une chose physique ni quelque chose qu'il porte sur lui ou à l'intérieur de sa personne. La réputation de Y est exclusivement une fonction des attitudes et des croyances subjectives qui le concernent mais qui sont contenues dans l'esprit d'autres personnes. Comme il s'agit de croyances qui sont dans l'esprit d'autrui, Y ne peut les posséder ou les contrôler d'aucune manière légitime. C'est donc une agression et une violation du droit que de mettre des concurrents hors la loi ou simplement d'interdire légalement la diffusion de calomnies contre une personne ou ses produits. Il se peut d'ailleurs que la situation se retourne en faveur des victimes de la calomnie. Si tout le monde a le droit de dire des faussetés, le public se méfierait davantage de ce qu'il écoute et lit, et il demanderait des preuves beaucoup plus sérieuses. Les calomnies qui circulent le duperaient moins que maintenant.

Enfin, l'illégalité de la diffamation nuit de deux manières aux gens qui ont peu de moyens : ils sont des proies plus faciles pour les calomniateurs ; et on entrave leur propre capacité à diffuser des vérités sur les riches.

La corruption

Soit un contrat de corruption typique : Truc, qui cherche à vendre certains métériaux à la société XYZ, offre un pot-de-vin à l'acheteur de la société, Machin, afin d'emporter le contrat. Le pot-de-vin qu'il a versé équivaut simplement à une réduction du prix qu'il demandait pour son produit à la société XYZ. De son point de vue, Truc aurait aussi bien pu réduire directement le prix demandé, et s'il n'a pas adopté cette stratégie, c'est parce qu'il présumait que les dirigeants de la société XYZ ne se laisseraient pas convaincre de cette manière. Mais le fonctionnement interne de cette société ne le concerne pas. En ce qui le concerne, il a réduit le prix de vente demandé à la société cliente, ce qui lui a permis d'emporter le contrat.

La seule action illicite commise ici l'a été par Machin, celui qui a touché le pot-de-vin. Il a violé son contrat avec la société XYZ, en trahissant se confiance : le pot-de-vin signifie soit qu'il a acheté auprès d'une autre firme que celle avec laquelle il aurait normalement traité, soit qu'il a payé un prix plus elevé que nécessaire (en échange de la remise qu'il a touchée personnellement). Dans un cas comme dans l'autre, Machin a violé son contrat et porté atteinte aux droits de propriété de son employeur.

La loi devrait donc reconnaître, parmi les droits de propriété, le droit de corrompre mais non celui d'être corrompu. On ne devrait poursuivre que celui qui accepte un pot-de-vin. Tout au contraire, les sociaux-démocrates ont tendance à blâmer plus sévèrement le corrupteur comme si, d'une certaine manière, il était responsable de la corruption du récipiendaire. Ce qui revient à nier le libre-arbitre et la responsabilité de chaque individu pour ses propres actions.

Ainsi en est-il également du phénomèe du "payola", courant dans les stations de radio : c'est une forme de corruption commerciale par laquelle un producteur de disques paie un pot-de-vin à un présentateur afin qu'il fasse jouer un disque particulier. Certes, du point de vue de la morale, le public a vu sa confiance trahie. Mais il n'y a aucun motif légal de grief puisque le public n'a aucun droit de propriété sur l'émission de radio. Les autres producteurs n'ont pas davantage de droits de propriété sur l'émission. En réalité, le présentateur a violé ses obligations contractuelles envers son employeur -- qu'il s'agisse du propriétaire de la station de radio ou du sponsor de l'émission -- car il était censé faire jouer les disques qu'il jugeait les plus appréciés du public.

Le boycott

Le boycottage est une activité qui vise à persuader des gens d'éviter tout commerce avec une personne ou une firme donnée. L'objectif poursuivi par un boycott peut être blâmable, louable ou neutre d'un point de vue moral. Le boycottage est purement volontaire, c'est une tentative de persuasion et, par conséquent, un mode d'action parfaitement juste et licite. Tout comme la diffamation, le boycottage peut, en enlevant des clients à une entreprise, avoir pour conséquence de faire chuter sa valeur, mais cette action demeure un exercice parfaitement légitime du droit de propriété et de la liberté d'expression. Ceux qui le jugent moralement condamnable sont dans leur droit en organisant un contre-boycott pour influencer les consommateurs dans l'autre sens ou pour boycotter les boycotteurs.

Le boycottage est particulièrement intéressant en ce qu'il fournit un moyen d'action à ceux qui désirent s'opposer à des comportements que nous considérons comme licites mais qu'ils tiennent pour immoraux. On voit donc qu'il n'y a pas que des actions coercitives pour combattre ce que certains considèrent comme des activités ou des personnes immorales ; on peut aussi recourir à des actions volontaires de persuasion comme le boycottage.

A l'inverse, la consitution de piquets de grève ne serait légale qu'en tant qu'elle offre un moyen d'attirer l'attention sur un boycott. Mais des individus débarquant en masse pour bloquer l'entrée d'un bâtiment commettent une agression. Même le piquet de grève "pacifique" pose des problèmes car cela se passe dans des rues accaparées par les hommes de l'Etat. Les hommes de l'Etat n'ont aucun moyen de faire un choix qui ne soit pas arbitraire entre le droit des contribuables de se servir des rues étatisées pour faire connaître leur cause, et le droit, tout aussi important, des propriétaires d'immeubles et des autres personnes qui circulent dans la rue.

De la même manière, les méthodes de défense des employeurs comme les listes noires -- une forme de boycottage -- seraient légales dans une société libre. Seraient aussi légaux les contrats antisyndicaux, bien connus avant la loi Norris-LaGuardia. Dans ce genre de contrat, l'employé et l'employeur convenaient que l'employé en question pourrait être mis à la porte sur-le-champ s'il adhérait à un syndicat.

Les droits de propriété et la théorie des contrats

Le droit de propriété implique le droit de conclure des contrats concernant sa propriété, le droit d'en faire don ou d'échanger des titres de propriété avec autrui. La liberté contractuelle est entièrement dérivée du droit de propriété privée, et, donc, les seuls contrats exécutoires devraient être ceux dont le non-respect par l'une des parties se traduit par un vol de ce qui appartient à l'autre. C'est pourquoi la théorie libertarienne correcte des contrats exécutoires a été appelée la "théorie des contrats comme transferts de titres".

Laurel et Hardy concluent un contrat par lequel le premier cède aujourd'hui 100 000 F au second en échange d'une reconnaissance de dette par lequel l'autre accepte de lui rendre 110 000 F dans un an. Ce qui s'est produit, c'est que Laurel a transféré à Hardy son titre de propriété actuel sur les 100 000 F en échange de quoi Hardy a consenti aujourd'hui de lui transférer un titre sur 110 000 F dans un an. Si, à la date convenue pour le remboursement, Hardy refuse de payer, que peut-on faire en droit libertarien ? Une simple promesse n'est pas un transfert de propriété et si la morale exige sans doute de tenir ses promesses, il n'entre pas et ne peut entrer dans les attributions du droit (c'est-à-dire la violence légale) libertarien d'imposer la morale. La thèse de Rothbard est que Hardy doit verser les 110 000 F parce qu'il a déjà consenti à en transférer son titre de propriété à Laurel et que son défaut de payer en fait un voleur de ce qui appartient à Laurel.

Quelles sont en revanche les implications de la doctrine actuelle des contrats comme "promesses" ou "attentes" ? Serge promet d'épouser Céline, qui s'organise en fonction de cela et consacre de l'argent à la préparation du mariage. Or, Serge change d'idée au dernier moment, violant le "contrat" présumé. Pour qui adhère à la théorie contractuelle des promesses, le raisonnement suivant s'impose : Serge a librement promis à Céline de l'épouser ; cela a créé l'attente du mariage dans l'esprit de Céline ; par conséquent, on doit imposer l'exécution du contrat et forcer Serge à épouser Céline. Or, personne n'a poussé aussi loin la doctrine de la promesse. Le mariage forcé relève de l'esclavage.

Un autre point important : pour qu'il y ait, dans une société libre, transfert valide de titre de propriété, la propriété en cause doit, dans les faits et en vertu de la nature de l'homme, être physiquement aliénable. Tous les biens physiques appartenant à une personne sont aliénables -- ce par quoi on entend que les lois de la nature permettent qu'ils soient cédés ou transférés pour tomber dans la propriété ou sous le contrôle d'une autre personne. A l'inverse, une personne est incapable d'aliéner sa volonté, c'est-à-dire le contrôle qu'elle exerce sur son esprit et sur son corps à elle. Elle ne peut y renoncer même si elle le voulait.

D'où, en théorie libertarienne, le caractère non exécutoire de tout contrat d'esclavage volontaire. La fiancée doit assumer ses risques ; si ses attentes sont déçues, elle n'a qu'à s'en prendre à elle-même pour avoir mal prévu les événements, et elle s'en souviendra quand elle rencontrera un autre soupirant susceptible de ne pas tenir parole.

Les libertariens réclament évidemment l'impunité totale pour les conscrits qui désertent. Mais quid des déserteurs qui s'étaient engagés volontairement ? L'engagement dans l'armée relevait d'une simple promesse, qui ne peut être exécutoire puisque chaque homme a le droit de changer d'idée sur ce qu'il fait de son corps et de son libre arbitre. Idem pour tout employé.

Les employeurs sont-ils donc démunis face aux girouettes ? Evidemment pas. Ils peuvent à leur gré s'entendre pour volontairement boycotter le travailleur fautif, pour ne plus l'embaucher. Ils en ont tout à fait le droit dans une société libertarienne. Ce qu'ils n'ont pas le droit de faire, c'est de l'empêcher par la violence de conclure une convention de travail libre avec une personne consentante.

Il existerait un autre moyen légitime pour la société Nach SA de se protéger. Imaginons que Bidule, en échange de son consentement d'obéir à la société Nach SA pour le reste de ses jours, ait reçu 100 millions de F représentant le prix des services futurs qu'il vend. Il est clair, dans ce cas, que la société Nach SA a cédé le titre sur les 100 millions non pas inconditionnellement, mais à condition que le travail soit fourni à l'avenir. Bidule a le droit absolu de changer d'idée, mais il perd alors le droit de garder ces 100 millions. S'il le fait, il vole le bien de Nach SA. Il doit donc être contraint de rendre cette somme, assortie des intérêts. Car le titre de propriété sur l'argent était, lui, et demeure aliénable.

Si Alain Belon, un acteur célèbre, a promis de jouer sur la scène du théâtre des Aliénés à une date donnée, mais que, pour une raison quelconque, il ne vienne pas, faudrait-il le forcer à jouer, à la date convenue ou à une autre date ? Certainement pas, ce serait de l'esclavage. Peut-on au moins le forcer à indemniser le propriétaire du théâtre pour la publicité et les autres dépenses effecutées en prévision du spectacle ? Pas davantage car l'agrément de l'acteur n'était qu'une promesse. Le théâtre des Aliénés paie le prix de sa confiance injustifiée envers Alain Belon. Toutefois, si l'acteur avait reçu une avance, il ne pourrait la conserver en cas de défaillance de sa part sans se rendre coupable d'un vol implicite envers les propriétaires du théâtre. Il serait donc forcé de rendre toute avance reçue.

Plusieurs problèmes, sinon la totalité, seraient aisément réglés par l'institution de la garantie d'exécution qui pourrait, dans l'accord initial, être exigée de celui qui prend un engagement. Cela revient à dire que si les propriétaires du théâtre des Aliénés veulent éviter le risque d'annuler le spectacle, ils peuvent refuser de signer le contrat à moins que Alain Belon ne souscrive une garantie d'exécution en leur faveur. En consentant à effectuer sa future prestation, l'acteur accepte alors de transférer une certaine somme d'argent aux propriétaires du théâtre dans l'éventualité où il ne se présenterait pas comme convenu. L'argent étant évidemment aliénable, ce genre de contrat satisfait au critère de transfert de titres et serait donc parfaitement valide et exécutoire.

AWB Simpson montre comment au Moyen Age et au début de l'époque moderne, les garanties d'exécution étaient de règle. Avec le temps, ces garanties d'exécution ont pris, sur le marché, la forme de clauses de pénalité ou amendes volontaires par lesquelles un contractant acceptait l'obligation de payer un montant équivalent généralement au double de la somme due dans l'éventualité où il ne réglerait pas sa dette ou n'exécuterait pas ses obligations contractuelles à la date convenue. Simpson corrige les idées reçues des historiens selon lesquels l'invention de la doctrine des engagements -- qui fondait le caractère exécutoire des contrats sur une simple promesse -- avait été nécessaire pour pallier le caractère approximatif des conceptions de la Common Law en matière de droits de propriété et d'obtenir un système viable de police des contrats.

Pourquoi l'institution de la garantie pénale s'est-elle éteinte ? Parce que les tribunaux avaient progressivement cessé de la faire respecter. N'importe quel manquement aux obligations du contrat signifiait le paiement de la pénalité dans son entier. A partir du début du XVIIe siècle, tout débiteur put profiter de cette protection à la seule condition de prétendre se trouver dans une situation difficile et de n'accuser qu'un faible retard dans son remboursement : il n'avait alors qu'à rembourser le principal (selon le contrat) plus des "dommages raisonnables" déterminés par les tribunaux -- qui supprimaient ainsi la pénalité mutuellement consentie.

Si les juges ont malencontreusement aboli la garantie pénale d'exécution, c'est parce qu'ils s'étaient mis à partager une conception erronée de la police des contrats, d'après laquelle l'exécution forcée vise à dédommager le créancier ou le bénéficiaire de l'obligation, c'est-à-dire à le placer dans la situation où il se trouverait s'il n'avait pas conclu le contrat. Or, ce dont la théorie de l'exécution des contrats devrait se préoccuper, ce n'est pas du dédommagement, mais uniquement de faire respecter les droits de propriété et de protéger les contractants contre le vol implicite qui résulte des ruptures de contrats dès lors que des biens aliénables ont changé de mains.

Citons Hobbes : "A eux seuls les mots, s'ils concernent les choses à venir et ne contiennent qu'une simple promesse (nudum pactum) sont une preuve insuffisante d'un transfert volontaire et ne sont donc pas obligatoires. Car s'ils concernent l'avenir, comme lorsqu'on dit demain je donnerai, ils indiquent que je n'ai pas encore donné et que par conséquent mon titre n'est pas transféré, mais que je le conserve jusqu'à ce que j'en fasse don au cours d'une autre action. En revanche, si les mots désignent l'instant présent ou passé, comme dans j'ai donné ou je donne, pour être livré demain, alors c'est mon droit pour demain que j'ai abandonné aujourd'hui." (6)

La fraude serait-elle actionnable en vertu de cette théorie ? Oui, puisqu'il y a défaut de réaliser un transfert librement consenti, et donc vol implicite.

Le système juridique libertarien reconnaîtra-t-il la législation sur les faillites ? Evidemment pas puisque ces lois libèrent d'autorité un débiteur des dettes qu'il a volontairement contractées et que ce faisant elles portent atteinte aux droits de propriété de ses créanciers. Quand le débiteur est solvable mais dissimule ses actifs, la fraude s'ajoute au vol flagrant. Mais même en cas d'insolvabilité du débiteur, le fait qu'il ne livre pas au créancier le bien qui lui appartient comme convenu le rend quand même coupable de vol. L'économiste utilitariste défendra la législation sur les faillites en répliquant que, celle-ci ayant été adoptée, les créanciers savent à quoi s'en tenir et compensent leur risque accru en demandant un taux d'intérêt plus élevé ; par conséquent, concluent-ils, le recours à cette législation ne doit plus être considéré comme une expropriation des créanciers. Il est tout à fait juste de dire que les créanciers connaissent la loi et demandent un intérêt plus élevé pour compenser le risque qu'elle leur impose. Mais le "par conséquent" n'est pas jusitifié. Qu'ils en soient avertis et dûment informés ne change rien au fait que la legislation sur la faillite demeure une violation des droits de propriété, une expropriation des créanciers.

Il existe une autre réponse au problème du débiteur en cessation de paiements : le créancier peut, le cas échéant, prendre en compte se bonne foi et décider de son plein gré de lui remettre sa dette en tout ou en partie. Un créancier ne peut faire grâce qu'à ses propres débiteurs et eux seuls, il ne peut renoncer qu'à ses propres créances. La situation où une majorité de créanciers a le pouvoir légal de contraindre la minorité à "remettre sa dette" à un débiteur commun n'aurait pas cours. Cette éventualité peut aussi être prévue dans le contrat de prêt originel. Ainsi, Laurel pourrait aujourd'hui prêter 100 000 F à Hardy en échange de 100 000 F à rembourser dans un an, étant entendu que, si le débiteur devient insolvable pour certaines raisons échappant à son contrôle, sa dette lui sera remise en tout ou en partie. Laurel demandera sans doute un intérêt plus élevé pour couvrir ce risque additionnel. Mais ce qu'il importe de noter, c'est que, dans ces situations de remise légitime, le créancier individuel consent lui-même volontairement à l'abandon de sa dette, soit dans le contrat originel soit par suite d'une cessation de paiements.

La substitution fidéicommissaire est alors à proscrire : typique de la féodalité, ce régime permettait à un propriétaire foncier de léguer son bien à ses fils et petit-fils en stipulant qu'aucun des propriétaires futurs ne serait autorisé à le vendre en dehors de la famille. Cela revient à dire que les propriétaires vivants ne pourraient pas vendre leur bien ; ils seraient soumis à la mainmorte du passé. Or, il n'y a que les vivants qui peuvent recevoir des droits de propriété et en jouir.

Enfin, il est clair que la théorie des transferts de titres disqualifie immédiatement selon Rothbard toute variante du contrat social comme justification de l'Etat. Le contrat social ne contient que des promesses de comportement futur (volonté future) et ne cède aucun titre de propriété aliénable. Une promesse passée, qui ne lie certes pas les générations futures, ne lie pas davantage celui qui l'a faite.

Les "droits" des animaux

Une nouvelle mode se répand depuis quelques temps qui consiste à étendre le concept de droits aux animaux et à affirmer que ceux-ci disposeraient de tous les droits des hommes, et qu'il serait donc illégitime -- c'est-à-dire qu'aucun homme n'aurait le droit -- de les tuer ou de les manger. Cependant, l'affirmation des droits de l'homme ne relève pas de l'émotivité ; si les individus ont des droits, c'est parce que l'examen rationnel de la nature de l'homme et de l'univers le démontre. Autrement dit, l'homme a des droits parce que ce sont des droits naturels. Par conséquent, si ces droits naturels sont absolus, il est un sens, mais un seul, dans lequel on doit les considérer comme relatifs : ils sont relatifs à l'espèce humaine. Ce n'est pas une plaisanterie que de relever le fait que les animaux eux, ne respectent pas les prétendus droits de leurs semblables ; que, dans l'état de l'univers, la condition de toutes les espèces naturelles veut qu'elles survivent en mangeant d'autres espèces. Le loup n'est pas un être méchant qui commet des agressions contre les agneaux ; il ne fait que suivre la loi naturelle de sa propre survie. Il en est de même pour l'homme. Dire que l'homme commet des "agressions" contre les vaches est tout autant dépourvu de sens.

Ainsi est-elle à peu près juste cette boutade selon laquelle "nous reconnaîtrons les droits des animaux quand ils les réclameront". Le fait que, de toute évidence, les animaux sont incapables de pétitionner pour leurs "droits" relève de leur nature et constitue une partie de l'explication du fait qu'ils ne sont pas équivalents à l'être humain et ne possèdent pas ses droits. Et à l'objection que les bébés ne peuvent pétitionner davantage, la réponse est que les bébés sont de futurs adultes humains, ce que les animaux ne sont certes pas.

La nature de l'Etat

La plupart des gens croient que reconnaître l'importance, parfois vitale, d'une activité particulière de l'Etat - par exemple, l'élaboration d'un système de lois - implique ipso facto la nécessité de l'Etat lui-même. Or, si on ne peut nier que les hommes de l'Etat accomplissent plusieurs tâches importantes et nécessaires, de l'élaboration du droit à la poste en passant par la police, les pompiers, la construction et l'entretien des rues, cela ne démontre absolument pas que les hommes de l'Etat soient les seuls à pouvoir remplir ces fonctions ou même qu'ils les remplissent à peu près bien.

Tout au long de l'histoire, des groupes d'hommes, s'étant attribués le nom de "gouvernement" ou d'"Etat", ont tenté - généralement avec succès - d'obtenir par la violence un monopole sur les postes de commandement de l'économie et de la société. Ainsi en est-il tout d'abord du contrôle du sol et des transports : dans plusieurs pays les routes ont d'abord été construites pour faciliter le déplacement des troupes de l'Etat. Ou encore du contrôle de la production de la monnaie : il permet de garnir facilement et rapidement le coffre des hommes de l'Etat, lesquels font en sorte qu'aucun concurrent ne vienne contester leur monopole dans la fabrication de fausse monnaie. La poste a longtemps été un bon moyen de surveiller toute forme d'opposition qui risquerait de devenir subversive. Citons encore l'exemple du contrôle étroit opéré sur la religion, généralement en consolidant avec un Eglise d'Etat une alliance mutuellement avantageuse, les hommes de l'Etat accordant aux prêtres pouvoir et richesse, et l'Eglise enseignant à la population assujettie le devoir divin d'obéir à César.

Mais le monopole décisif des hommes de l'Etat demeure celui qu'ils exercent sur l'emploi de la violence, c'est-à-dire leur contrôle de la police, de l'armée et des tribunaux, lieu du pouvoir ultime de décision dans les conflits portant sur des contrats ou des agressions. On appelle "impôt" cette violence, bien qu'elle ait porté le nom de "tribut" à des époques moins normalisées. L'impôt est un vol, purement et simplement, même si ce vol est commis à un niveau colossal, auquel les criminels ordinaires n'oseraient prétendre. Schumpeter disait que "la théorie qui conçoit les impôts comme l'analogue des cotisations à un club ou à l'achat de services d'un médecin, par exemple, ne fait que prouver à quel point cette branche de la science sociale est éloignée des habitudes de pensée scientifique" (7).

Il y a eu récemment des économistes pour défendre la thèse de l'impôt-en-réalité-volontaire. On postule par exemple que tous les habitants d'une région souhaitent la construction d'un barrage par les pouvoirs publics ; or, si X et Y contribuent volontairement au financement du projet, ils ne sont pas certains que Z et W, eux, n'esquiveront pas leur responsabilité. C'est pourquoi tous s'entendent pour se contraindre mutuellement à financer ce barrage au moyen de l'impôt. Rothbard fait alors quatre observations : 1) ce n'est pas parce qu'elle serait exercée par tous contre tous, que la coercition en deviendrait pour autant "volontaire" ; 2) on n'a aucun moyen de s'assurer que l'impôt perçu auprès de chacun ne dépasse pas ce qu'il serait disposé à payer volontairement si tous les autres contribuaient. Il se peut que les hommes de l'Etat aient volé 10 000 F à Dupont alors qu'il n'aurait pas été disposé à payer plus de 5 000 F. C'est précisément parce que l'impôt est obligatoire qu'il n'y a pas de procédure garantissant que la contribution de chacun corresponde à ce qu'il est vraiment disposé à payer. 3) L'arme du financement par l'impôt peut servir à augmenter l'offre de n'importe quoi, et pas seulement les services d'un barrage. 4) Qu'en est-il des gens - les écologistes par exemple - qui s'opposent aux barrages par principe ? Leur contribution est-elle "réellement" volontaire ? La contribution forcée d'un athée ou d'un protestant à l'Eglise catholique serait-elle volontaire ? Le fait est que l'existence dans le pays d'au moins un libertarien ou anarchiste suffit en soi à détruire la thèse des impôts prétendus "en-réalité-volontaires".

Un meutre est un meutre, un vol est un vol, qu'ils soient commis par un homme contre un autre, ou par un groupe, ou même par la majorité de la population dans un territoire donné. Que la majorité appuie ou cautionne le vol ne change rien à la gravité de l'injustice. Autrement, nous devrions admettre, par exemple, que les Juifs assassinés par le gouvernement nazi démocratiquement élu n'ont pas été victimes de meurtre mais se sont en fait "suicidés volontairement" - implication grotesque et pourtant logique. Comme le dit Spooner : "Ils [les élus] ne sont ni nos employés, ni nos mandataires, ni nos représentants légaux, et pas davantage nos délégués. [En effet] nous n'assumons pas la responsabilité de leurs actes. Si un homme est mon employé, mon mandataire ou mon représentant légal, j'accepte nécessairement d'être responsable de tout ce qu'il fait dans la limite du pouvoir que je lui ai confié. [...] Mais il n'existe aucun individu que les décisions du Congrès aurait lésé dans sa personne ou sa propriété, qui puisse aller trouver les électeurs singuliers et leur intenter une action en responsabilité". Aux Etats-Unis par exemple, moins de 40 % des électeurs prennent la peine d'aller voter ; parmi ceux-ci, il se peut que 21 % votent pour un candidat, alors que 19 % votent pour l'autre. Or, une proportion de 21 % ne représente guère le règne de la majorité et encore moins le consentement libre de tous. Enfin, comment se fait-il que les impôts soient exigés de tout un chacun, que l'on ait voté ou non, et, plus spécifiquement, que l'on ait voté pour le candidat heureux ou malheureux ? Comment peut-on interpréter l'abstention ou le vote pour le candidat battu comme une approbation des actions du gouvernement élu ?

Spooner disait : "En fait, il n'y a pas de raison d'interpréter le fait que les gens votent bel et bien comme une preuve de leur approbation. Il faut au contraire considérer que, sans qu'on lui ait demandé son avis, un homme se trouve encerclé par les hommes d'un Etat auquel il n'a pas le pouvoir de résister ; des hommes d'un Etat qui le forcent à verser de l'argent, à exécuter des tâches et à renoncer à l'exercice d'un grand nombre de ses droits naturels, sous peine de lourdes punitions. Il constate aussi que les autres exercent cette tyrannie à son égard par l'utilisation qu'ils font du bulletin de vote. Il se rend compte ensuite que s'il se sert à sont tour du bulletin en question, il a quelque chance d'atténuer leur tyrannie à son endroit, en les soumettant à la sienne. Bref, il se trouve malgré lui dans une situation telle que s'il use du bulletin de vote, il a des chances de faire partie des maîtres, alors que s'il ne s'en sert pas, il deviendra à coup sûr un esclave. Il n'a pas d'autre alternative que celle-là. [...] On ne peut douter que les plus misérables des hommes, soumis à l'Etat le plus oppressif de la terre, se serviraient du bulletin de vote si on leur en laissait l'occasion, s'ils pouvaient y voir la moindre chance d'améliorer leur sort. Mais ce n'en serait pas pour autant la preuve qu'ils ont volontairement mis en place les hommes de l'Etat qui les oppriment, ni qu'ils les acceptent en quoi que ce soit.".

Franz Oppenheimer a bien résumé la situation en notant qu'il y a deux méthodes, et deux seulement, pour acquérir des biens dans la société : 1) la production et l'échange volontaire avec les autres - la méthode du marché libre ; et 2) l'expropriation violente de la richesse produite par autrui. Cette dernière méthode est celle de la violence et du vol. Oppenheimer appelle "moyens économiques" la première méthode d'obtention de la richesse et "moyens politiques" la seconde. Il definit enfin brillamment l'Etat comme "l'organisation des moyens politiques". C'est que l'Etat est d'une essence criminelle. Lisons ce passage de Lyssander Spooner : "Le bandit assume seul pour lui-même la responsabilité, le danger et la nature criminelle de son acte. Il ne prétend pas avoir un "droit" légitime sur votre argent, ni qu'il entend le dépenser pour votre bien. Il ne cherche pas à se faire passer pour autre chose qu'un voleur. Il n'a pas assez d'impudence en réserve pour prétendre seulement être un "protecteur", ni qu'il ne s'empare de l'argent des gens contre leur volonté que pour avoir les moyens de protéger ces voyageurs inconscients, qui se sentent parfaitement capables de se protéger eux-mêmes ou qui n'apprécient pas son mode particulier de protection. Il est bien trop sensé pour oser faire des déclarations de cette espèce. En plus, une fois qu'il a pris votre argent, il vous laisse tranquille, ce que vous souhaitiez de lui. Il ne persiste pas à vous suivre malgré vous tout au long de la route, avec l'idée qu'il serait votre "souverain" de plein droit, du fait de la "protection" qu'il vous procure. Il ne pousse pas ladite "protection" jusqu'à vous ordonner de vous prosterner et de le servir ; vous demandant de faire ceci, vous interdisant de faire cela. Vous volant toujours davantage d'argent, aussi souvent qu'il le trouve conforme à son intérêt ou à son bon plaisir ; en vous traitant de rebelle, de traître ou d'ennemi de votre partie, et en vous fusillant sans merci si vous contestez son autorité ou résistez à ses exigences. C'est un homme bien trop droit pour se rendre coupable de telles impostures, de tels affronts et de telles vilénies. Bref, il n'essaie pas, en plus de vous avoir volé, de faire de vous sa dupe et son esclave."

Le brigand doit toujours chercher à échapper à ses victimes ou aux hommes de l'Etat eux-mêmes. Or, l'Etat, lui, n'est pas, comme les autres bandes de brigands, traité comme une organisation criminelle : bien au contraire, ses protégés occupent généralement des positions de haut rang dans la société. Ce sont les idéologues de l'Etat qui nomment "prélèvements obligatoires" le vol, "guerre" ou "maintien de l'ordre intérieur" les meurtres commis par les hommes de l'Etat, "service militaire" l'enlèvement et l'esclavage effectué pour le compte des hommes de l'Etat. Dans le despotisme oriental, l'Eglise officielle considérait souvent l'Empereur comme un dieu ; à notre époque plus profane, l'argument est devenu celui de l"intérêt général" ou du "bien public". Mais le but est toujours le même : convaincre la population que l'Etat ne représente pas la criminalité sur une échelle gigantesque, mais plutôt quelque chose de nécessaire et de vital qui mérite soutien et obéissance. Car si la population était vraiment persuadée que l'Etat est illégitime, qu'il n'est ni plus ni moins qu'une immense bande de gangsters, il s'effondrerait rapidement et ne serait rien de plus qu'une mafia parmi d'autres. Etienne de la Boétie, dans le Discours de la servitude volontaire, fut au XVIe siècle le premier à constater que l'Etat tyrannique est toujours composé d'une minorité de la population et que, par conséquent, le maintien de son despotisme repose forcément sur la reconnaissance de sa légitimité par la majorité exploitée, sur ce que l'on appelera plus tard "l'ingénierie du consentement".

Dans le monde moderne - où une Eglise d'Etat n'est plus possible -, il est particulièrement important pour les hommes de l'Etat de s'assurer le contrôle de l'éducation afin de façonner l'esprit de leurs sujets. Non seulement ils influencent l'Université par leurs nombreuses subventions ainsi que les institutions qu'ils y possèdent, mais ils contrôlent aussi l'éducation primaire et secondaire grâce à l'institution universelle de l'école publique, aux procédures d'agrément ou contrats d'association imposées aux écoles privées, à l'obligation scolaire, etc. Les intellectuels, dont les services correspondent rarement à une demande impérieuse de la masse des consommateurs, trouvent pour leurs talents un "marché" mieux assuré auprès des hommes de l'Etat. Ces derniers peuvent leur accorder un pouvoir, un statut et des revenus qu'ils sont généralement incapables de se procurer par l'échange volontaire.

L'Etat se définit donc comme une organisation caractérisée par l'une ou l'autre des propriétés suivantes ou (c'est presque toujours le cas dans la réalité) par les deux à la fois : 1) il obtient ses revenus par la violence physique, c'est-à-dire par l'impôt ; 2) il acquiert un monopole coercitif de la force et du pouvoir ultime de décision dans un territoire donné. Chacune de ces deux activités essentielles des hommes de l'Etat constitue en soi une agression criminelle et une prédation des droits légitimes de propriété de leurs sujets (y compris du droit de propriété sur soi). En effet, la première insitute le vol à main armée sur une grande échelle, alors que la seconde interdit la libre concurrence des producteurs de sécurité et de décision à l'intérieur du territoire -- elle interdit l'achat et la vente libres de services policiers et judiciaires. Les recettes qu'ils ont prises par la force, les hommes de l'Etat les utilisent non seulement pour monopoliser et produire inefficacement des services qui sont par ailleurs utiles à la population, mais aussi pour accroître leur propre pouvoir au détriment de leurs sujets, qu'ils exploitent et harcèlent. Le ridicule achevé du conservateur appelant les hommes de l'Etat à faire respecter sa définition personnelle de la morale (par exemple pour interdire la pornographie, sous prétexte d'immoralité) apparaît ainsi en pleine lumière. Sans parler des autres arguments difficiles à réfuter qui condamnent toute morale imposée (aucun acte qui n'est pas librement choisi ne peut être tenu pour vertueux), il est à coup sûr grotesque de confier la moralité publique au groupe de malfaiteurs le plus dangereux de la société, c'est-à-dire les hommes de l'Etat.

Les contradictions internes de l'Etat

Les gens se sont résignés à l'existence de l'Etat, perçu comme un fléau, mais un fléau naturel inéluctable contre lequel il n'y a pas de solution. Le poids de telles habitudes a été relevé dès le XVIe siècle par la Boétie. Nous devons donc commencer au point social zéro, dans la fiction logique de l'"état de nature".

On dit : si on permet à chacun de s'armer librement, il s'ensuivra une guerre de tous contre tous. Par conséquent, confions nos armes et notre pouvoir ultime de décision -- incluant le pouvoir de définir et de faire respecter nos droits -- confions cela à... tenez, à la famille Tartempion. Or, on a aucune raison de croire que le monopole de la violence, une fois acquis à la famille Tartempion ou à quelque autre dirigeant étatique, continuera de se "limiter" à la protection de la personne et de la propriété. L'expérience de l'histoire montre sans l'ombre d'un doute qu'aucun Etat n'est longtemps demeuré limité. L'intérêt économique des dirigeants de l'Etat les pousse à travailler activement à l'expansion de leurs pouvoir. L'Etat limité et le libéralisme sont une utopie car ils ne fournissent aucun mécanisme institutionnel pour contenir l'Etat à l'intérieur de ses limites. Pourtant, l'histoire sanguinaire de l'Etat aurait dû prouver qu'on use nécessairement, et donc qu'on abuse, de tout pouvoir quel qu'il soit, dès lors qu'on l'a reçu en partage ou qu'on s'en est emparé. Comme le remarquait Lord Acton, tout pouvoir corrompt. Il ne peut y avoir d'impôt "neutre" : l'existence même de l'impôt, comme le fait remarquer John Calhoun, rend la neutralité impossible. Quel que soit le niveau de l'impôt, il créera toujours au moins deux classes sociales antagonistes : la classe "dirigeante", qui profite et vit de l'impôt ; et la classe "dominée", qui paie les impôts. "Ce que le premier soutire à la société sous le nom d'impôts est transféré à la classe de la société que forment les bénéficiaires de l'autre aspect de l'activité étatique. Le processus budgétaire doit frapper intégralement les contribuables et les bénéficiaires des recettes fiscales. Il ne pourraît du reste en être autrement, sauf si ce qui est perçu auprès de chaque individu en impôt lui était rendu sous forme de dépenses, ce qui rendrait l'ensemble du processus dérisoire et absurde..." Des deux classes, "plus élevés sont les impôts et les dépenses, plus grand est le gain de l'une et la perte de l'autre, et vice versa. [...] Tout accroissement a donc pour effet d'enrichir et de renforcer l'une, d'appauvrir et d'affaiblir l'autre."

Les philosophes politiques et notamment ceux qui prônent un Etat limité admettent généralement que l'Etat est nécessaire à la création et au développement du droit, ce qui est historiquement inexact. La plus grande partie du droit -- notamment la partie la plus libertarienne -- est issue non pas de l'Etat mais des institutions non étatiques que furent les coutumes tribales, les juges et tribunaux de droit commun, le droit commercial et les tribunaux de marchands, le droit maritime et les tribunaux établis par les transporteurs eux-mêmes. Les juges concurrentiels de la Common Law, de même que les Anciens des tribus, ne s'occupaient pas de faire le droit mais se contentaient de le découvrir dans des principes existants et généralement acceptés, et de l'appliquer à des cas particuliers ou à des conditions technologiques ou institutionnelles nouvelles.Tel était le droit romain privé. Et, dans l'Irlande celtique, une société qui a duré mille ans jusqu'à sa conquête par Cromwell, il n'y avait aucune trace de justice étatique.

Comme le dit Barnett, l'Etat, de par sa nature même, est incapable de respecter ses propres règles juridiques. L'erreur positiviste vient de l'ignorance d'un principe essentiel du vrai droit, à savoir que le législateur doit lui-même respecter les règles qu'il établit pour ses citoyens. Fuller le dit très bien. Toutefois, comme Barnett le fait très bien remarquer, Fuller se trompe lourdement en limitant son champ d'application aux procédures, aux "règles selon lesquelles les lois sont adoptées", au lieu de l'appliquer à la substance même du droit. "C'est parce que les juristes positivistes constatent que les hommes de l'Etat violent leurs propres règles qu'ils concluent, non sans raison dans cette perspective, que la loi fabriquée par l'Etat est sui generis".

"Par exemple, l'Etat déclare que les citoyens ne doivent pas prendre le bien d'autrui par la force. Pourtant, c'est précisément ce que l'Etat fait de façon prétendument "légitime" en exerçant son pouvoir de lever des impôts. [...] L'Etat déclare qu'on ne peut employer la force contre autrui qu'en cas de légitime défense. Or, de par son monopole, l'Etat impose par la force sa juridiction à des gens qui peuvent n'avoir rien fait de mal. Ce faisant, il commet une agression à l'encontre des droits de ses citoyens, alors que ses propres règles interdisent l'agression. [...] C'est à cela que se réfèrent les positivistes quand ils déclarent que la loi (dans le sens de loi légiférée par l'Etat) est un processus vertical, à sens unique". "Dans la mesure où respecter ses propres règles est une chose que l'autorité publique ne fait pas et ne peut pas faire, l'Etat n'est pas et ne saurait être un système de droit : ses actes sont au contraire par essence contraires au droit".

Contrairement à ce que soutient la doctrine de l'Etat limité, la "protection" n'est pas plus un "service collectif", fourni d'un seul bloc, que n'importe quel autre bien ou service dans la société. La "protection" peut signifier n'importe quoi, allant d'un policier unique pour l'ensemble du pays à un garde du corps armé et un char d'assaut pour chaque citoyen. Sur le marché libre, ce sont les achats volontaires de chaque individu qui décident de la quantité et de la qualité des biens et services offerts à chacun ; mais quel critère peut-on appliquer quand ces décisions relèvent des hommes de l'Etat ? La réponse est qu'il n'y en a aucun, et que ces décisions étatiques ne peuvent être que purement arbitraires.

Aucun texte sur l'Etat minimum n'a jamais produit une théorie sur l'étendue qui doit être soumise à son autorité. On n'a pas assez réfléchi sur le fait que le monde a toujours existé dans un état d'anarchie internationale, sans gouvernement nommun, sans monopole coercitif de la décision au-dessus des divers Etats. Pourtant, les relations internationales entre leurs citoyens privés ont généralement fonctionné assez correctement malgré cette absence d'un gouvernement unique au-dessus d'eux.

Un partisan de l'Etat limité reconnaîtra-t-il le droit de sécession d'une partie d'un pays ? La région ouest de la Syldavie peut-elle légitimement se séparer du pays ? Dès lors que l'on admet un droit de sécession quelconque, la logique nous mène au droit de sécession individuelle, et donc à l'anarchie.

Enfin, si l'impôt est légitime, pourquoi les hommes de l'Etat n'imposeraient-ils pas aussi leurs sujets pour fournir d'autres biens et services que la protection ? Le libéral objectera-t-il que c'est à cause de la coercition fiscale que cela exige que les hommes de l'Etat ne doivent pas construire des aciéries ou des usines de chaussures ? Mais cette objection s'applique également à la police et aux tribunaux de l'Etat. Si on accepte l'Etat libéral, les hommes de l'Etat ne seraient pas moins justifiés en fournissant l'acier ou le logement qu'en fournissant la protection policière. Il est vrai que l'idéal de l'Etat limité peut quand même servir à empêcher des activités étatiques coercitives au "second degré" (c'est-à-dire au-delà de la coercition initiale de l'impôt) telles que les contrôles de prix ou l'interdiction de la pornographie, par exemple ; mais ces limites sont bien poreuses et dans la pratique, on peut les repousser jusqu'à ce qu'on parvienne au collectivisme total où les hommes de l'Etat n'offriraient que des biens et des services, mais les offriraient tous.

Le statut moral des relations avec l'Etat

Le statut moral des relations contractuelles avec les hommes de l'Etat ou des promesses qui leur sont faites est radicalement différent de celui de droit commun. Cela signifie, par exemple, que personne n'a le devoir moral d'obéir aux hommes de l'Etat (sauf dans la mesure où ceux-ci ne font que protéger contre l'agression les justes droits de propriété). Il ne saurait être injuste ni immoral de ne pas payer les impôts de l'Etat (8), de s'approprier ce qu'il possède (puisque cela se trouve entre des mains criminelles), de refuser d'obéir à ses ordres ni de rompre un contrat avec lui. A fortiori mentir aux hommes de l'Etat n'a rien que de moralement légitime. De la même manière que personne n'est moralement obligé de dire la vérité à un voleur qui demande s'il y a des objets de valeur dans sa maison, personne n'est moralement obligé de donner des réponses vraies aux questions similaires que posent les hommes de l'Etat -- par exemple dans une déclaration de revenus.

Tout cela ne signifie évidemment pas qu'il faille conseiller ou exiger la désobéissance civile, le refus de payer les impôts, le vol ou le mensonge à l'encontre des hommes de l'Etat, car cela pourrait être imprudent étant donné la force majeure que représente leur bande. Ce que dit Rothbard, c'est que ces actions sont justes et moralement licites. Ainsi, les relations avec les hommes de l'Etat ne relèvent que de considérations pragmatiques de prudence : chaque individu concerné doit traiter les hommes de l'Etat comme des ennemis, qui tiennent pour le moment le haut du pavé.

Maintenant que dire de la corruption des agents officiels de l'Etat ? La corruption offensive doit être assimilée à une agression et condamnée. La corruption défensive est bien au contraire correcte et légitime. Un pot-de-vin offensif prend la forme suivante : tel chef de la mafia corrompt les dirigeants de la police pour qu'ils chassent de leur territoire les casinos concurrents. Le mafioso s'allie aux hommes de l'Etat pour exercer la violence contre les propriétaires de casinos concurrents. Il est à la fois instigateur et complice de l'agression étatique contre ses concurrents. Un pot-de-vin défensif jouit d'un statut moral radicalement différent. C'est le cas, par exemple, du citoyen Rossignol qui, réagissant à la prohibition légale des casinos à un certain endroit, corrompt des policiers pour qu'on laisse son casino fonctionner en paix -- réaction parfaitement légitime face à une situation inadmissible. Ce que l'on appelle la "corruption" permet au moins à une partie des actions et transactions volontaires dans la société de se faire.

Pages correspondant à ce thème sur les projets liberaux.org :

L'Etat, malheureusement, existe, et les gens doivent commencer par travailler à l'intérieur de ce cadre pour remédier à leur condition. Dans un cadre de coercition étatique -- Lyssander Spooner le disait bien -- le fait de voter ne saurait impliquer aucun consentement volontaire. En fait, si les hommes de l'Etat nous permettent périodiquement de choisir ses maîtres, ce choix fût-il limité, il ne peut être immoral d'en profiter pour essayer de réduire ou de détruire leur pouvoir.

L'Etat n'est pas, comme le voudraient la plupart des économistes utilitaristes, une institution sociale légitime affectée par une fâcheuse propension à la gabegie et à l'inefficacité. Bien au contraire, l'Etat est une institution fondamentalement illégitime qui se fonde sur l'agression systématisée, le crime organisé et banalisé contre la personne et la propriété de ses sujets. Aucun libertarien n'a jamais soutenu que les individus seraient des atomes isolés ; au contraire, tous les libertariens reconnaissent la nécessité et les énormes avantages de la vie en société et de la division sociale du travail. Les défenseurs de l'Etat, y compris les philosophes aristotéliciens et thomistes classiques, sont tombés dans cette énorme non sequitur qui consiste à sauter de la nécessité de la société à la nécessité de l'Etat. Albert Jay Nock, distingue le "pouvoir social", fruit de l'échange volontaire qui caractérise l'économie et la civilisation, et le "pouvoir étatique", qui consiste dans l'interférence coercitive et l'exploitation de ces avantages. Nock a montré que l'histoire humaine est essentiellement une course où s'opposent le pouvoir social et le pouvoir étatique. Tous ces services dont on croit généralement qu'ils nécessitent l'intervention de l'Etat -- de la frappe de la monnaie à la sécurité publique en passant par le développement du droit pour la protection de la personne et de la propriété -- peuvent être, et ont été produits beaucoup plus efficacement et certainement de manière plus morale par des personnes privées. Il n'y a rien dans la nature de l'homme qui rende l'Etat nécessaire, bien au contraire.

Notes

1 : Acton, Essays, p 74. Himmelfarb a très justement remarqué que pour Acton, la politique était une science, celle de l'application des principes de la morale.

2 : John Locke, Traité du gouvernement civil, Flammarion, 1984, p.195-96.

3 : La Wertfreiheit, terme allemand popularisé par Max Weber, désigne le refus de porter des jugements de valeur. Cette attitude est jugée "scientifique" par ceux qui adhèrent à la pétition de principe philosophique que la définition de ce qui est bon ou mauvais est indépendante de l'expérience. Il est évident que pour Rothbard, qui est, à la différence de von Mises, partisan de la traditon réaliste aristotélicienne et thomiste, la philosophie politique est induite par le raisonnement à partir de l'expérience.

4 : A la différence des contrats de prêt, qui sont légitimement exécutoires, dans la mesure où ce qui est en cause n'est pas la promesse sous-jacente mais le fait que le défaut de paiement du débiteur constitue une appropriation par celui-ci de la propriété du créditeur, c'est-à-dire un vol.

5: Le premier amendement américain protège la liberté d'expression.

6 : Hobbes, Léviathan, 1ère partie, chapitre 14.

7 : Joseph Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, Payot, 1964.

8 : L'impôt n'étant pas seulement un vol, mais un vol à main armée, il entre bel et bien dans la définition du crime.

wl:Murray Rothbard

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