Ernest Renan:M. de Sacy et l'école libérale

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Ernest Renan
1823–1892
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Auteur Libéral classique
Citations
« Le désir d'un meilleur état est la source de tout le mal dans le monde. »
« La nation, comme l'individu, est l'aboutissant d'un long passé d'efforts, de sacrifices et de dévouements. »
« Mais la liberté est comme la vérité : presque personne ne l'aime pour elle-même, et cependant, par l'impossibilité des extrêmes, on y revient toujours. »
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Ernest Renan:M. de Sacy et l'école libérale
M. de Sacy et l'école libérale


Anonyme


L'erreur de l'école libérale est d'avoir trop cru qu'il est facile de créer la liberté par la réflexion, et de n'avoir pas vu qu'un établissement n'est solide que quand il a des racines historiques. Dominée par une idée toute semblable à celle qui gouverne la Chine depuis des siècles, je veux dire par cette fausse opinion que la meilleure société est celle qui est rationnellement organisée pour son plus grand bien, elle oublia que le respect des individus et des droits existants est autant au-dessus du bonheur de tous qu'un intérêt moral surpasse un intérêt purement temporel.

Elle ne vit pas que de tous ses efforts ne pouvait sortir qu'une bonne administration, mais jamais la liberté, puisque la liberté résulte d'un droit antérieur et supérieur à celui de l'État, et non d'une déclaration improvisée ou d'un raisonnement philosophique plus ou moins bien déduit.

Des deux systèmes politiques qui se partageront éternellement le monde, l'un se fondant sur le droit abstrait, l'autre sur la possession antérieure, la France, pays de logique et d'idées généreuses, a toujours préféré le premier. Qui oserait lui en faire un reproche, puisque c'est à ce glorieux défaut qu'elle doit la splendeur de son histoire et la sympathie du genre humain ? Mais telle est la nature fuyante de tout ce qui tient aux sociétés que la nation qui, avec une sincérité parfaite, a voulu travailler à la liberté du genre humain était mise par cela même dans l'impossibilité de fonder la sienne. Des serfs achetant leur liberté sou par sou et arrivant après des efforts séculaires, non à être les égaux de leurs maîtres, mais à exister vis-à-vis d'eux, se sont trouvés dans les temps modernes plus libres que la nation qui, dès le Moyen-Âge, proclama les droits de l'homme (1). La liberté achetée ou arrachée pied à pied a été plus durable que la liberté par nature. En croyant fonder le droit abstrait, on fondait la servitude, tandis que les hauts barons d'Angleterre, fort peu généreux, fort peu éclairés, mais intraitables quand il s'agissait de leurs privilèges, ont en les défendant fondé la vraie liberté.

Sur presque tous les points qui touchent à l'organisation de la société civile, l'école libérale me paraît avoir beaucoup mieux vu le but à atteindre que les moyens pour l'atteindre. Supprimant les privilèges des individus et des corps, elle ne pouvait envisager les différents offices sociaux que comme des attributions de l'État. Le pouvoir dans un tel système étant exercé uniquement par des fonctionnaires, et ces fonctionnaires n'ayant point la propriété de leurs fonctions, ni par conséquent aucune possibilité de résistance, on voit à quel degré de tyrannie on pouvait se trouver ainsi amené. Certes, s'il y a quelque chose de théoriquement absurde, c'est la vénalité des offices judiciaires, en vertu de laquelle certaines personnes achetaient et vendaient le droit de juger. Et cependant, on comprend qu'un magistrat possédant sa charge, mis ainsi au-dessus de tout désir et de toute espérance, peut offrir plus de garanties que le magistrat fonctionnaire et, par conséquent, dépendant de celui qui confère la fonction. - Il en faut dire autant du pouvoir exécutif. La conception féodale d'après laquelle le roi possédait sa couronne par le droit de l'épée, comme le sujet possédait ses franchises contre lui, est l'inverse de la raison. S'il est au contraire une conception logique, c'est celle de la souveraineté envisagée comme une délégation de la société. L'histoire démontre que la première notion, toute absurde qu'elle est, a produit le meilleur état politique que le monde ait connu, et que la supériorité de la civilisation moderne sur celle de l'antiquité tient à ce que la royauté n'a été durant des siècles, parmi nous, qu'une grosse métairie, envers laquelle on était quitte une fois qu'on s'était libéré des redevances établies par les bonnes coutumes ou consenties par les états [généraux].

Pour voir dans tout son jour cette grande loi de la philosophie de l'histoire, que certes la logique n'eût pas révélée, c'est surtout la Chine qu'il faut étudier. La Chine offre à la philosophie de l'histoire le spectacle merveilleusement instructif d'une autre humanité se développant presque sans contact avec celle de l'Europe et de l'Asie occidentale et poursuivant sa ligne avec une rigueur dont nos civilisations bien plus compliquées ne sauraient donner une idée. Or la Chine a réalisé dès la plus haute antiquité le type d'une société rationnelle fondée sur l'égalité, sur le concours, sur une administration éclairée. Le Tchéou-Li, sorte d'almanach impérial du temps des Tchéou, au douzième siècle avant notre ère, dépasse sous ce rapport tout ce que les États bureaucratiques les plus modernes ont essayé. L'empereur et les princes feudataires sont contenus par des rites et par la censure, les employés de tout grade par la dépendance hiérarchique et par un système d'inspection perpétuelle, le peuple par l'enseignement, que l'État seul a le droit de lui donner. Le système entier repose sur une idée unique, celle de l'État chargé seul de pourvoir au bien de tous [...] L'idéal de ceux qui rêvent une règle administrative des esprits a été là depuis longtemps réalisé [...].

Pages correspondant à ce thème sur les projets liberaux.org :

Qu'est-il résulté de cette organisation, en apparence si raisonnable, en réalité si fatale ? Un état de décrépitude sans pareil dans l'histoire [...] Tout État qui sacrifie les intérêts moraux et la libre initiative des individus va contre le but qu'il se propose...

Notes

(1) On connaît la curieuse ordonnance de Louis X : " Comme, selon le droit de nature, chacun doit être franc [libre],... nous, considérant que notre royaume est dit et nommé le royaume des Francs, et voulant que la chose s'accorde avec le nom, par délibération de notre grand conseil, avons ordonné et ordonnons..... "

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