Prix Nobel: DEBREU, 1983 ; HAYEK, 1974 On ne peut sans doute pas comprendre le fonctionnement d'un système productif quelconque sans se référer à la notion de concurrence. C'est pourquoi il est particulièrement important d'avoir une définition et une théorie de la concurrence aussi satisfaisantes que possible. Or, la théorie traditionnelle de la concurrence, qui constitue la référence dominante, aussi bien du point de vue de l'analyse économique que de ses applications pratiques, est critiquable pour diverses raisons. Une autre approche, relevant d'une vision dynamique, doit lui être substituée.
La théorie traditionnelle : la concurrence pure et parfaite
La norme traditionnellement admise dans l'étude des structures de marché est connue dans la littérature économique sous le nom de « concurrence pure et parfaite ». La préoccupation sous-jacente de cette théorie consiste à rechercher si, sur un marché donné, un producteur ou un petit nombre de producteurs ont le pouvoir (ou, tout au moins, la possibilité) d'influencer le prix de ce bien de manière consciente. Dans ce cas on dira que la concurrence ne joue pas. En revanche, une situation sera considérée comme concurrentielle lorsqu'un producteur donné aura une dimension relative trop faible par rapport aux autres producteurs pour pouvoir exercer une quelconque influence sur le marché, en particulier sur les prix des produits.
Pour qu'il y ait « concurrence pure et parfaite », il faut qu'un certain nombre de conditions soient réunies. La liste de ces conditions varie légèrement selon les auteurs, mais elle comprend en général les éléments suivants: l'existence d'un grand nombre d'acheteurs et de vendeurs, chacun ayant une faible dimension économique relative, un produit homogène et divisible, une information parfaite. Bien entendu la condition concernant la dimension relative des acteurs est fondamentale, les autres conditions étant en quelque sorte secondaires : en effet, si un bien n'est pas homogène ? par exemple, du fait de l'importance d'une marque spécifique pour les acheteurs (c'est d'ailleurs pour cette raison que les tenants de la théorie traditionnelle se méfient de la publicité, facteur de différenciation) ?, chaque producteur produit un bien qui n'est pas parfaitement substituable avec ceux des autres producteurs, de telle sorte qu'il est unique producteur de ce bien spécifique. De même, si la condition de divisibilité n'est pas remplie ? par exemple, parce que le bien concerné est une centrale atomique ?, il est difficile d'imaginer qu'il existe un grand nombre de producteurs. Quant à l'information parfaite elle implique également qu'il ne puisse pas y avoir de segmentation du marché d'un bien en autant de petits marchés localisés et spécifiques. Toutes les conditions convergent donc vers une seule préoccupation : définir des situations où un producteur ne puisse pas se différencier de la multitude des autres producteurs.
Il est d'ailleurs frappant de constater qu'une autre condition de la concurrence pure et parfaite est parfois ajoutée à la liste précédente, à savoir la liberté d'entrer sur un marché. Mais contrairement à l'interprétation que nous en donnerons ultérieurement, dans le cadre de la théorie traditionnelle cette condition ne vise elle-même qu'à permettre la réalisation de l'objectif ultime, à savoir l'existence d'un grand nombre de producteurs. Il y a en effet d'autant plus de chances qu'il puisse en être ainsi que la liberté d'entrer sur le marché sera plus grande. Il n'est donc pas faux de résumer la théorie traditionnelle de la concurrence pure et parfaite en la définissant par une seule caractéristique, l'existence d'un grand nombre de producteurs pour un même bien. S'il en est ainsi, pour les demandeurs comme pour les offreurs, le prix est donné par « le marché » et les producteurs ne sont pas capables de l'influencer. En d'autres termes, l'approche traditionnelle définit la concurrence à partir du résultat du fonctionnement des marchés (en termes de structures productives). Une autre approche de la concurrence ? considérée ci-après ? consistera à la définir à partir du processus de marché, quel que soit le résultat de son déroulement.
Les implications de la théorie de la concurrence pure et parfaite
S'il existe un grand nombre de producteurs pour un bien donné, le prix de ce bien est une donnée pour chacun d'entre eux. Par conséquent, si un producteur augmente son offre d'une unité, la recette marginale qu'il obtient est toujours la même (ce qui signifie d'ailleurs que la recette marginale est égale à la recette moyenne). Qu'en est-il du coût marginal qu'il convient de supporter pour produire cette unité supplémentaire ? Il est traditionnel de considérer que la courbe de coût marginal ? c'est-à-dire la courbe qui exprime la relation fonctionnelle entre le coût marginal et les quantités produites ? a une forme en U, tout au moins si l'on se place dans la courte période au cours de laquelle il n'est pas possible de modifier les facteurs de production. Quelles que soient les justifications de cette forme, il est légitime de considérer que le producteur se placera nécessairement sur la partie de courbe où le coût marginal est croissant : en effet, s'il existe une zone pour laquelle le coût marginal est décroissant, le producteur aurait intérêt à augmenter sa production, car son bénéfice marginal est croissant (puisqu'il se mesure par la différence entre la recette marginale ? qui est constante ? et le coût marginal qui est en l'occurrence décroissant). Or, si l'on peut éventuellement mettre en doute l'idée selon laquelle il existerait une portion de la courbe de coût marginal pour laquelle ce coût serait décroissant, on doit nécessairement admettre qu'il existe une portion pour laquelle il est croissant. Cela résulte en effet de l'hypothèse selon laquelle un producteur est rationnel et qu'il emploie d'abord les facteurs de production les plus aptes à produire son produit, avant d'avoir recours à des facteurs de moins en moins efficaces. Il existe donc un point où le coût marginal ? qui est croissant ? rejoint la recette marginale, qui est constante. En ce point le profit marginal est nul, c'est-à-dire que le producteur n'a pas intérêt à produire davantage (chaque unité supplémentaire produite donnerait un profit marginal négatif).
Mais analysons maintenant ce qui se passe pour l'ensemble des producteurs en situation de concurrence pure et parfaite sur le marché d'un produit. Imaginons tout d'abord qu'il existe initialement une certaine différenciation des producteurs, certains ayant des coûts de production plus élevés que d'autres (c'est-à-dire que, pour une échelle de production donnée, le coût moyen et le coût marginal sont plus élevés). Chaque entreprise se comporte de manière à égaliser le coût marginal et la recette marginale, ce qui lui permet de maximiser ses profits, pour les conditions techniques de production qui prévalent.
C'est ici que l'hypothèse d'information parfaite prend toute sa portée. Elle implique en effet que tout le monde peut connaître et utiliser les techniques de production les plus efficaces. La possibilité de recourir à ces techniques va donc attirer de nouveaux producteurs, ce qui implique évidemment qu'ils puissent librement entrer sur le marché et les producteurs moins efficaces devront soit s'adapter soit disparaître. Cette arrivée de nouveaux producteurs continuera aussi longtemps que des perspectives de profit positif existeront et on aboutira finalement à une situation où un grand nombre de producteurs produiront exactement de la même façon, c'est-à-dire en utilisant les techniques qui sont censées permettre les coûts les plus bas. Mais parallèlement cette augmentation continuelle de l'offre provoque évidemment une diminution du prix de marché du bien concerné, c'est-à-dire une diminution de la recette marginale (et de la recette moyenne, qui lui est égale). L'entrée de nouveaux producteurs sur le marché prendra évidemment fin lorsque la recette moyenne aura diminué jusqu'au niveau minimum de la courbe de coût moyen (on peut montrer que la courbe de coût marginal passe par le point minimum de la courbe de coût moyen, de telle sorte qu'en ce point il y a égalité entre recette marginale, recette moyenne, coût marginal et coût moyen). En effet, si la recette moyenne continuait à diminuer, les coûts moyens seraient nécessairement supérieurs à la recette moyenne, c'est-à-dire que tous les producteurs feraient des pertes.
Dans le cadre de la théorie traditionnelle, par conséquent, la différenciation des producteurs ne peut être que transitoire et on aboutit à une situation d'équilibre final dans laquelle tous les producteurs sont absolument identiques, utilisent les mêmes techniques de production et se retrouvent avec un profit nul. Cette dernière conclusion semble paradoxale et elle l'est effectivement : la recherche individuelle du profit par tous les entrepreneurs les conduit collectivement à une situation de profit nul... Mais ce paradoxe peut être considéré comme un indice de fragilité de la théorie traditionnelle. À partir du moment où le processus d'homogénéisation des producteurs est achevé, la production du bien se ferait de manière répétitive, les entreprises produisant indéfiniment le même bien avec les mêmes techniques et sans faire de profit. En dépit de son aspect paradoxal, cette situation d'équilibre est généralement considérée comme la norme à partir de laquelle on peut juger les structures de marché : les situations dans lesquelles il n'y a pas concurrence pure et parfaite sont considérées comme non optimales. Le recours à une vision normative de la concurrence pure et parfaite repose implicitement sur l'idée que, dans ce cas, aucun producteur ne dispose d'un « pouvoir » sur le marché, contrairement aux situations de non concurrence. Mais l'utilisation du terme « pouvoir » est ambiguë, puisqu'il implique normalement l'exercice de la contrainte. Or, celle-ci n'est pas nécessairement présente lorsque les conditions de la concurrence pure et parfaite ne sont pas réalisées.
La théorie traditionnelle de la concurrence conduit donc tout naturellement, par contraste, à une théorie du monopole. Celui-ci sera défini comme une situation où il existe un seul producteur d'un bien. On démontre alors que le monopoleur est susceptible de faire un « superprofit », c'est-à-dire un profit supérieur au profit normal qui résulterait d'une situation de concurrence. En effet, contrairement aux nombreux producteurs de la situation de concurrence pour lesquels la demande est une donnée exogène et non modifiable par eux, le producteur en situation de monopole connaît les réactions des demandeurs aux prix. Il est donc capable de déterminer un prix optimal pour lui : en raréfiant son offre, il peut en effet augmenter son prix de vente et maximiser son profit.
Critique de la théorie de la concurrence pure et parfaite
Bien que paraissant parfaitement rigoureuse ? ne serait-ce que par l'aspect mathématique qu'elle peut prendre ? la théorie traditionnelle conduit à un dilemme insoluble. En effet, il est à peu près impossible que les nombreuses et strictes conditions qui définissent une situation de concurrence pure et parfaite puissent se rencontrer parfaitement dans la pratique. On sera donc conduit à décider qu'une situation effective est suffisamment proche ou suffisamment lointaine de la situation théorique de référence pour que l'on puisse admettre que la concurrence existe ou n'existe pas. Mais c'est dire que dans la pratique cette théorie sophistiquée doit faire place à des jugements personnels qui sont nécessairement arbitraires. Or, c'est bien cette approche qui inspire les innombrables législations sur la concurrence. Elles conduisent soit à définir des critères arbitraires de la concurrence, par exemple l'importance de la part de marché d'un producteur, soit à remettre à des juges le pouvoir de décider de manière discrétionnaire dans quelle mesure la concurrence prévaut effectivement. Or, considérons par exemple l'une des composantes essentielles de la définition de la concurrence pure et parfaite, à savoir l'existence d'un très grand nombre de producteurs pour un bien donné, ce qui justifierait l'attention portée à la part de marché d'un producteur pour évaluer la concurrence. On peut, de manière parfaitement arbitraire, définir un bien de manière très précise ou de manière très large et il en résulte évidemment une appréciation totalement différente des parts de marché et du « pouvoir de marché ». Ceci est d'autant plus important que des biens disponibles en des lieux différents et à des moments différents ne sont pas parfaitement substituables entre eux et ne constituent donc pas un bien homogène.
Devant la constatation d'un écart entre la théorie et la réalité, l'approche traditionnelle conduit souvent à essayer de forcer la réalité à se conformer au modèle théorique, c'est-à-dire que l'on obligera les producteurs à se comporter comme si la concurrence pure et parfaite existait. Mais étant donné qu'elle n'existe pas, la norme à laquelle on compare la situation effective est parfaitement fictive. C'est pourtant ainsi que l'on justifie, par exemple, les politiques de réglementation de prix, la nationalisation d'entreprises en « situation de monopole » ou les injonctions des tribunaux pour diviser en plusieurs entités une entreprise censée disposer d'un pouvoir « excessif » sur le marché ou pour interdire certaines fusions.
Mais pour résoudre les difficultés nées de cet écart entre la réalité et la théorie, il existe évidemment une autre démarche consistant à modifier la théorie de la concurrence de manière à ce qu'elle constitue un instrument d'explication de la réalité telle qu'elle est (cette démarche a été essentiellement initiée par des auteurs « autrichiens » : voir en particulier Hayek [1948], Rothbard [1962], Kirzner [1973], O'Driscoll et Rizzo [1985]). Or, pour bien comprendre cette réalité, il faut en prendre une vue non pas statique, mais dynamique. Ce qui caractérise la vie économique, en effet, c'est la capacité des acteurs à imaginer le futur et à prendre des risques en innovant. De ce point de vue, on a tort de baptiser du même nom ? celui d'entrepreneur ou de producteur ? deux personnages dont le comportement est totalement différent : le producteur routinier ? caractéristique de la concurrence pure et parfaite ? qui se contente d'imiter les autres producteurs et de «converger» vers les mêmes techniques de production ; le producteur innovateur qui cherche à se différencier des autres producteurs pour faire mieux qu'eux et emporter une plus grande part de marché, en utilisant des techniques de production plus performantes ou en proposant des produits nouveaux et moins chers. En d'autres termes, la théorie traditionnelle est critiquable parce qu'elle adopte une vision technologique des activités productives. Il existerait, pour produire un bien donné, une technique optimale, apparue de manière exogène et disponible pour tous les producteurs. Ceci correspond à l'hypothèse selon laquelle l'information serait « parfaite ». Or, il est absurde de supposer une information parfaite puisque l'information constitue nécessairement un bien rare et que le développement de toute activité productive consiste précisément à créer des connaissances nouvelles. Une théorie qui suppose l'existence d'un stock de connaissances universellement disponibles ne peut pas expliquer un monde réel caractérisé essentiellement par le fait que les connaissances ne sont pas disponibles, mais doivent être découvertes par des innovateurs. La théorie de la concurrence pure et parfaite est formellement juste, mais elle s'applique à un monde qui n'existe pas.
Comment alors définir la concurrence ? Tout simplement en des termes proches de ceux du sens commun. Il y a concurrence lorsqu'il y a liberté d'entrer sur un marché. Si cette liberté existe, des innovateurs essaieront de concurrencer les producteurs existants, c'est-à-dire qu'ils essaieront de se différencier de manière à être meilleurs qu'eux. La véritable concurrence est donc aux antipodes de la « concurrence pure et parfaite » qui suppose pour sa part qu'il y a concurrence lorsque les producteurs s'efforcent d'être identiques. C'est pourquoi l'on peut dire que la théorie traditionnelle décrit beaucoup mieux le fonctionnement d'une économie planifiée ? où le centre demande aux unités de production d'utiliser la technologie qu'il définit ? qu'à une économie concurrentielle.
Comme l'écrivent Gerald O'Driscoll et Mario Rizzo (1985) : « On se lance dans des compétitions sportives précisément parce qu'on ne connaît pas et on ne peut pas connaître avant l'événement sportif quel est le meilleur joueur ou la meilleure équipe. » Il serait évidemment injuste de modifier les résultats après que le jeu a pris place sous prétexte qu'ils sont injustes. Mais ce que l'on n'admettrait pas pour le sport, la majorité des économistes l'admettent pour l'activité entrepreneuriale. Ce paradoxe est rendu possible en redéfinissant la concurrence de manière à ce qu'elle désigne pratiquement l'opposé de ce qu'elle est réellement. Mais « il est plus fructueux de définir la concurrence comme un processus que comme un état des choses ».
Lorsqu'il y a liberté d'entrer sur un marché, tous les producteurs potentiels ne profitent pas de cette liberté de la même manière : certains sont plus innovateurs, d'autres plus routiniers. Mais les plus innovateurs essaient d'être les seuls à proposer un type de produit ou de service. Tout innovateur qui réussit possède initialement 100 % de part de marché, puisqu'il est seul à proposer ce bien et il a d'ailleurs agi et pris des risques parce qu'il espérait pouvoir obtenir cette position. Le grand mérite de la concurrence, au sens où nous l'entendons, vient justement de ce qu'elle incite à innover, c'est-à-dire à faire différemment des autres et non pareillement. Elle est, selon l'expression fréquemment utilisée par Friedrich Hayek, un «processus de découverte ». On pourrait même dire que la concurrence (entendue au sens de liberté d'entrer) incite les producteurs à obtenir une position de monopole (entendue au sens traditionnel). Mais si la liberté d'entrer sur le marché subsiste, cette position exclusive du producteur-innovateur risque d'être mise en péril par l'arrivée de nouveaux entrants qui sont des imitateurs plus que des innovateurs. S'il veut préserver sa part de marché et ses profits, le premier producteur doit donc continuellement innover.
Ceci explique pourquoi la vision statique de l'approche traditionnelle est contestable. Si l'on constate qu'un producteur possède une part de marché égale à 100 %, ce peut être pour deux raisons diamétralement opposées : ou bien cette position résulte de ses dons d'innovateurs ou bien elle résulte de l'interdiction faite à autrui d'entrer sur le marché. La simple constatation d'une part de marché ne permet pas de comprendre quel est le processus en jeu.
De même, l'abandon d'une vision statique de la concurrence et l'adoption d'une vision dynamique permettent d'expliquer le profit. Dans le cadre de la théorie traditionnelle, où l'information est « parfaite » et où il existe une technique optimale (en économie l'optimalité ne peut pas se définir à partir de données « techniques », mais à partir des objectifs individuels), tous les producteurs convergent vers une même position où le taux de profit devient nul. Il en est ainsi parce qu'en réalité ce que l'on appelle « profit » dans la théorie traditionnelle n'en est pas véritablement un. Le profit se définit en effet comme une rémunération résiduelle, c'est-à-dire ce qui reste disponible dans le produit d'une entreprise une fois que tous les engagements certains (salaires, intérêts) ont été honorés. Dans le monde de certitude de la théorie traditionnelle, le profit se ramène en fait à une rémunération certaine que l'entrepreneur reçoit en contrepartie de son travail. Il ressemble donc à un salaire.
Dans le monde réel, celui de la théorie dynamique de la concurrence, le profit est une rémunération incertaine obtenue en contrepartie de la prise de risque inhérente à toute innovation et le profit ne peut d'ailleurs se concevoir que dans cette optique. C'est pour obtenir un profit que l'entrepreneur a agi et pris des risques. Lorsque le profit est positif c'est que ses anticipations se seront avérées correctes. Mais la notion de superprofit, évoquée ci-dessus, perd alors tout son sens. En effet on ne peut parler de super?profit que par rapport à une norme, à savoir le « profit normal ». Or, si un innovateur ? qui est par définition seul sur son marché initialement ? obtient un profit, comment peut-on définir un profit normal auquel le comparer alors que la situation de référence n'existe pas ? En effet, si l'innovateur ne s'était pas lancé dans la production, le bien qu'il produit n'aurait pas existé et il aurait été impossible de définir le taux de profit attaché à cette activité.
Lorsqu'elle démontre qu'une situation de monopole conduit à l'existence d'un « super?profit » , la théorie traditionnelle est formellement correcte, en ce sens que, dans le jeu d'hypothèses sur lesquelles elle repose, le raisonnement est cohérent. Mais elle définit un concept inexistant ? le superprofit ? parce qu'elle part d'hypothèses qui n'ont rien à voir avec la réalité. Plus précisément, il conviendrait de distinguer deux sens diamétralement opposés du terme « monopole », de manière parallèle aux deux sens du mot « concurrence ». Pour la théorie traditionnelle en effet il y a monopole s'il existe un seul producteur sur le marché, quelle qu'en soit la raison. Mais si l'on adopte une vision dynamique de la concurrence, on s'aperçoit que l'existence d'un seul producteur sur un marché peut résulter soit du caractère innovateur de ce producteur soit de l'interdiction faite aux autres producteurs d'entrer sur le marché. Dans le premier cas il y a un profit (normal) d'innovation, dans le deuxième il y a un « superprofit » résultant d'un privilège de monopole. En d'autres termes, le super?profit existe bien, à condition de préciser qu'il apparaît seulement lorsqu'un producteur est protégé de toute concurrence par un acte de contrainte légale, ce qui lui permet de conserver un profit plus important que celui qu'il ferait dans le cas de libre entrée sur le marché. Le monopole existe bien lui aussi, mais à condition de préciser qu'un véritable monopole résulte toujours d'une interdiction légale de la concurrence. De ce point de vue, on peut critiquer toutes les législations qui prétendent défendre la concurrence car elles s'appuient sur la théorie traditionnelle de la concurrence, ce qui peut les conduire à condamner des monopoles d'innovation et non des monopoles de privilège. La seule véritable politique de concurrence consisterait en fait à supprimer tous les obstacles à la libre entrée sur les marchés.
En définitive, l'étude de la concurrence incite à se pencher sur l'un des problèmes majeurs de toute organisation économique, à savoir la détermination du degré optimal de différenciation et d'homogénéisation des activités humaines. Comme on l'a vu, une approche réaliste de la concurrence permet de l'interpréter comme une force de différenciation, conformément aux aspirations profondes et habituelles des êtres humains. Mais il existe aussi des cas où une extrême différenciation des biens n'est pas désirable ni désirée, en particulier pour les activités de réseaux (télécommunications, monnaie, etc.). Mais si la liberté d'entrer sur le marché existe, les acteurs ? producteurs et acheteurs ? chercheront continuellement le degré de différenciation qui leur paraît préférable en fonction de la perception, évolutive, de leurs besoins et des connaissances qu'ils créeront. On peut ainsi être amené, entre autres choses, à adopter une approche différente des cartels (cf. Salin, 1996). Dans l'optique traditionnelle, un cartel constitue un effort de la part de plusieurs producteurs pour limiter la concurrence, constituer un monopole et « exploiter » les acheteurs en leur imposant un « super?profit ». Mais un cartel peut aussi être un moyen pour ces producteurs de mieux répondre à un besoin d'homogénéisation des produits de la part des acheteurs, tout en maintenant la force d'innovation contenue dans la concurrence. II en est ainsi, par exemple, lorsque plusieurs producteurs de monnaie, au lieu de produire des monnaies aux caractéristiques différentes, émettent des unités monétaires parfaitement substituables entre elles de manière à accroître la liquidité de ces monnaies et donc de mieux répondre à un besoin des utilisateurs. Autrement dit, lorsque la liberté d'entrer sur les marchés existe, la concurrence incite les producteurs non seulement à imaginer de meilleurs produits et de meilleures techniques de production, mais aussi à imaginer de meilleurs systèmes d'organisation.