Lysander Spooner (1808-1887), juriste du XIXème siècle, fondateur de la première (et feu) compagnie postale privée American Letter Mail Company (1), anarchiste individualiste, fervent abolitionniste et subversif pamphlétaire, publie Outrage à Chefs d’Etat en 1870.
Cet ouvrage, que le magazine Playboy a qualifié en 1968 de “texte le plus subversif jamais écrit”, est une formidable démonstration de l’absence totale de légitimité des gouvernements et des constitutions liant la destin des hommes d’une même nation. Au delà du talent et de la cohérence avec laquelle cette démonstration est faite, Lysander Spooner montre également qu’il est un visionnaire dont l’oeuvre est d’une actualité brûlante. En effet, il apporte, sans le savoir, de la page 122 à la page 129, une réponse des plus justes et cohérentes qui aient été faites à la question de la dette du Tiers-Monde.
Il écrit:
- Selon les principes généraux du Droit et de la raison, les dettes contractées au nom des “Etats-Unis” ou du “peuple des Etats-Unis” n’ont aucune validité (2).
- […] Il est certain que ni le peuple des Etats-Unis dans son ensemble ni aucune partie de ce peuple ne s’est jamais constitué par aucun contrat ouvert, écrit ou autrement authentifié et volontaire en firme, personne morale ou association qui serait nommée “les Etats-Unis” ou le “peuple des Etats-Unis”, et qui aurait autorisé ses agents à contracter des dettes en son nom (3).
- […] Qui a donc contracté ces dettes au nom des “Etats-Unis”? Qui, sinon une poignée de gens, qui s’intitulent “membres du Congrés”, etc., qui prétendent représenter “le peuple des Etats-Unis”, mais qui en réalité ne représentent qu’une association secrète de voleurs et d’assassins, qui voulaient perpétrer les vols et meurtres qu’ils ont entretenu ; et qui ont l’intention, à l’avenir, d’extorquer au peuple des Etats-Unis, par vol et menace d’assassinat (et assassinat véritable, s’il le faut) les moyens de payer ces dettes (4).
- […] si ces dettes avaient été contractées dans les desseins les plus innocents et honnêtes, et de la manière la plus ouverte et honnête, par les parties réellement contractantes, ces parties n’auraient pu lier qu’elles-mêmes, et n’auraient pu engager d’autres biens que les leurs propres. Elles n’auraient pu lier personne qui vînt après elles, ni aucun bien qui par la duite fût créé par d’autres ou appartînt à d’autres (5).
Lysander Spooner fait ici l’éclatante démonstration de l’illégitimité totale du “remboursement de la dette du Tiers-Monde”. En effet, seuls des ministres et hommes d’Etat des pays du Tiers-Monde ont contracté une dette et portent donc la responsabilité de cet engagement ; il est, au regard du droit et de la théorie des contrats, complêtement infondé et profondément injuste de faire peser cette responsabilité sur les populations de ces pays. Cette mascarade qu’est la prétendue “dette du Tiers-Monde” se résume à cela: des populations sont éhonteusement rackettées par leurs gouvernements dans le but de “prêter” l’argent de ce racket à d’autres gouvernements qui sont en charge de populations qui, de l’avis de certains, devraient rembourser cette dette que seuls leurs dirigeants ont contracté et dont la responsabilité ne doit porter, selon toute justice, que sur ces gouvernements et hommes d’Etat.
Autrement dit: est-il légitime, au regard du droit et de la théorie des contrats, que les esclaves dont les fruits de l’activité sont spoliés par leur esclavagiste doivent rembourser un prêt financier “généreusement” accordé à cet esclavagiste par un esclavagiste voisin alors que ce dernier n’a pu accorder ce prêt qu’en rackettant une partie des fruits du travail de ses propres esclaves? Bien sûr que non. Ce “contrat” n’engage que les esclavagistes entre eux, l’un ayant racketté ses esclaves pour prêter de l’argent à son voisin et l’autre qui, serait désormais susceptible de racketter lui aussi ses esclaves dans le but de s’acquitter de sa dette. Ces esclavagistes n’étant que des parasites vivant du racket fiscal qu’ils font subir aux peuples dont ils se sont attribués “la charge”, un quelconque remboursement de cette dette se traduirait en réalité par une spoliation partielle des revenus des individus composant la population de ces pays du Tiers-Monde. Ainsi, les gouvernements de ces pays feraient porter la responsabilité de la dette contractée à l’égard des pays du Nord sur le dos des populations qu’ils administrent. Cela serait contraire à toute justice.
L’idée du “remboursement” de cette prétendue “dette du Tiers-Monde” est indéfendable et serait incontestablement instituée en violation même du droit, de toute idée de justice et de la théorie des contrats qui doit stipuler très clairement qu’un contrat ne doit lier seulement et uniquement que deux parties consentantes n’investissant pas le moindre denier dans cet accord qui ne soit pas issu d’un libre et spontané transfert de droit de propriété ou, par extension, qui aurait été arraché à une tierce personne, à un groupe de personnes ou à un peuple tout entier, soit obtenu par l’usage de la violence.
Le prétendu accord liant les pays du Nord au pays du Tiers-Monde déroge à cette règle élémentaire du droit du fait que les gouvernements des Pays du Nord ont spolié leurs population et ont reversé les fruits de ce racket aux gouvernements des pays du Tiers-Monde, ce vol à grande échelle auquel l’on donne habituellement le qualificatif “d’impôt” a été fait sans authentification écrite et identification individuelle formelle des individus qui seraient dès lors appelés “contractants” si de telles précautions avaient été prises comme il est coutume de faire dans les cas de “contrats” liant un emprunteur à son créancier. De ce fait, le prétendu “accord” qui n’est pas un vraiment un et qui lie les pays emprunteurs (le Tiers-Monde) aux pays créanciers (le Nord) n’a pas la moindre valeur en droit, il est donc sans validité aucune au regard des principes du droit, de la justice et de la théorie des contrats, cet “accord” est, de ce fait, rendu nul et nul n’est, de facto, tenu de le respecter et d’y faire référence plus longtemps.
Enfin, Lysander Spooner démontre avec brio comment les dettes contractées par un individu sont entièrement dénuées du moindre caractère héréditaire. En effet, une cette contractée auprès d’un créancier ne lie que les personnes physiques ayant conclu un accord excluant toute personne extérieure à ce contrat, seul le créancier et l’emprunteur sont liés par cet accord et personne d’autre. Ainsi, la descendance d’un emprunteur criblé de dettes n’a pas la moindre responsabilité dans le remboursement de ces dettes étant donné que celles-ci ont été librement et volontairement contractées par une tierce personne, en l’occurence ici, par un parent décédé. En résumé, un contrat ne lie seulement et uniquement que les deux personnes physiques ou morales ayant formellement authentifié par écrit leur volonté de contracter selon les clauses relatives à l’accord liant les deux parties ; de ce fait, il suffit que l’une des deux parties décède pour le contrat soit rendu nul et sans valeur aucune. Pour cette raison, il est proprement impossible au regard de la justice, du droit et de la théorie des contrats que la postérité d’une personne n’ayant pas respecté entièrement de son vivant un contrat la liant à une autre, ait à porter la responsabilité présente et future de ce contrat ancien qui est bel et bien mort en même temps que son ancêtre. Par ce raisonnement sur la question de l’attitude à suivre pour la descendance d’un contractant n’ayant pas eu le temps de respecter son accord de son vivant, Lysander Spooner entend également ceci: “même si les gouvernements des pays du Tiers-Monde s’étaient honnêtement [ce qui est difficilement imaginable mais passons..] endettés auprès des gouvernements des pays du Nord, il n’y aurait pas la moindre raison que les gouvernements successifs et la descendance de la population vivant à cette époque aient à supporter la dette de leurs ancêtres”. Lysander Spooner rejoint alors son raisonnement premier sur la question des dettes dites “nationales”.
Nul besoin d’y aller par quatre chemins, Lysander Spooner a, un siècle auparavant, indiqué la voie à suivre en ce qui concerne la question de ce que l’on appelera plus tard “la dette du Tiers-Monde”: cette “dette” n’en est pas une car elle n’a pas été fidèlement contractée selon les règles énoncées par le droit des contrats, cette “dette” ne fait partie d’aucun contrat ni d’aucun accord du fait que ce prêt des pays du Nord n’a été rendu possible que par le pillage à grande échelle des revenus des populations des pays du Nord, cette “dette” est née du vol et du racket, cette dette n’existe pas plus que le contrat censé l’avoir fait naître. Lysander Spooner, s’il vivait de nos jours, se serait très probablement exprimé ainsi: “la dette du Tiers-Monde est, selon les principes généraux du Droit et de la raison, une absurdité dont la légitimité n’a jamais été, n’est pas et ne sera jamais. Il est temps de mettre fin, par l’annulation de cette prétendue dette, à ce faux débat.”
Le juriste Lysander Spooner (6), anarchiste le plus cohérent, le plus radical et le plus subversif qui soit, montre avec force et sage virulence que sa pensée est plus que jamais d’actualité dans un monde où le droit perd de sa valeur et de son sens face à l’étatisation chronique de la morale qui, à mesure que celle-ci croît, fait immanquablement chuter les idéaux de justice et de liberté individuelle.
Plus que jamais, le point de vue de Lysander Spooner est d’une actualité brûlante, une actualité qui a confirmé ses craintes et accrédité ses thèses.
Notes
(1) Spooner vs. U.S. postal system by Lucille J. Goodyear, “American Legion Magazine”, Janvier 1981.
(2) Spooner, Outrage à Chefs d’Etat, p. 122
(3) Spooner, ibid, p.123
(4) Spooner, ibid, p.124
(5) Spooner, ibid, p.129
(6) Le site de la vie et l’oeuvre de Lysander Spooner: lysanderspooner.org
Extrait du blog de Lafronde, que nous remercions.