Le Bovarysme de M. Jules de Gaultier vient de donner un délicat plaisir d'esprit à ceux que la lecture du De Kant à Nietzsche et des autres études du même penseur avait initiés à un mode de philosopher très particulier, très personnel, qui unit à un parti pris de perpétuelle clarté la séduction d'une réserve intellectuelle un peu hautaine et d "'une impeccable tenue esthétique.
Il est superflu d'insister ici sur la signification de cette expression : le Bovarysme. On sait que M. Jules de Gaultier part d'un fait de psychologie courante, que chaque homme a pu observer sur lui-même et dont Flaubert a montré l'évolution et décrit les effets dans l'âme de ses principaux personnages.
Ce fait est le bovarysme ou pouvoir qu'a l'homme de se concevoir autre qu'il n'est. Ce fait très simple est aussi très général. Nul n'échappe au bovarysme. Tout homme en subit la loi à des degrés divers et suivant des modes particuliers. Le Bovarysme est le père de l'illusion sur soi qui précède et accompagne l'illusion sur autrui et sur le monde ; il est l'évocateur de paysages psychologiques par lesquels l'homme est induit en erreur et en tentation pour sa joie et pour son malheur.
Mais le Bovarysme, d'après M. J. de Gaultier, ne reste pas confiné dans les limites étroites des âmes individuelles. Ce génie d'illusion s'irradie et s'épanouit dans l'âme des peuples et des races ; comme l'esprit léger d'Ariel, il s'insinue à tous les degrés de la mystérieuse vie universelle ; il vole, aérien et lumineux, semant autour de lui les mirages dont se dupent et s'enchantent l'humanité et l'univers.
On ne peut s'empêcher d'admirer dans ces perspectives sur le rôle du Bovarysme des Collectivités, du Bovarysme de l'Humanité et du Bovarysme de l'Etre universel, la marche sûre et hardie d'une dialectique qui saisit dans les cercles successifs de ses généralisations des espaces de réalité de plus en plus vastes. On dirait d'une de ces projections de lumière électrique qui lancées d'un endroit élevé élargissent progressivement leur cône de lumière, si bien que la base du cône embrasse et illumine l'horizon tout entier.
Il est curieux de voir M. Jules de Gaultier se poser dans le Bovarysme une question analogue à celle que Platon tentait déjà de résoudre dans son subtil et prestigieux Sophiste.
Le problème du Non-être et de l'illusion se posait pour Platon à propos de la Sophistique, cet art du simulacre et de la fantasmagorie, qui dupe les oreilles et les cerveaux. " Comment, se demande Platon, la sophistique est-elle possible ? Faire du sophiste un artisan de paroles fausses et de pensées fausses, c'est manifestement supposer que le non-être est. Or peut-on, sans choquer la raison, admettre que le Non-être est ? "
Il y a une différence entre la Sophistique et le Bovarysme. Le Sophiste dupe autrui sciemment et volontairement en prêtant au Non-être une existence fictive. L'homme en qui agit le pouvoir bovaryque se dupe lui-même en évoquant un simulacre irréel auquel il confère toutefois, par le fait même qu'il l'évoque, une sorte de réalité. Les Illusionnés du Bovarysme sont ce que Platon appelle " des imitateurs simples ", car ils imitent de bonne foi l'exemplaire irréel auquel ils tâchent de se conformer. Le Sophiste est ce que Platon appelle un " imitateur ironique ", car il a conscience de la fausseté du simulacre de vérité qu'il fait miroiter aux yeux de ses dupes et où se joue l'ironie de son intelligence vulpine.
En dépit de cette différence, la Sophistique et le Bovarysme - étant tous deux un pouvoir créateur de simulacres - donnent lieu à la même question fondamentale : quel est, dans la représentation, le rapport de l'Etre et du Non-être, du Réel et de l'Illusion ? Le Réel lui-même n'est-il pas Illusion ? D'un autre côté, l'illusion, en prenant corps dans la pensée humaine, n'acquiert-elle pas par là une sorte de réalité et n'abdique-t-elle pas par là même sa nature de non-être et de non-vrai ? - C'est ce problème sur lequel s'exerça la subtile dialectique platonicienne qui devient pour M. Jules de Gaultier le point de départ d'une enquête ingénieuse et profonde où se révèle un sentiment tout moderne de la signification esthétique et tragique de la vie.
Cette enquête conduit M. J. de Gaultier à une réponse simple autant qu'originale. Si l'Etre universel a créé et posé en face de lui-même le mirage de l'existence phénoménale, c'est que ce mirage lui était indispensable pour prendre conscience de lui-même, pour s'étreindre et se posséder dans la connaissance de soi-même. Cette démarche de l'Etre universel est figurée en petit par l'attitude du Connaisseur qui savoure avec une joie d'artiste ce dédoublement du spectateur et du spectacle qui est la condition et le moyen de toute contemplation.
C'est une volonté impérieuse de jouissance contemplative qui a induit l'Etre universel à se concevoir et à se vouloir autre, c'est-à-dire à ce dédoubler. Ce dédoublement en sujet et en objet est l'Illusion mère d'où sortiront toutes les autres. L'Univers et l'Humanité, emportés par un désir insatiable de connaissance, sont désormais engagés dans un drame où la frénésie du spectacle intensifiera à l'infini la curiosité du spectateur et où inversement l'hystérie de la jouissance spectaculaire intensifiera à l'infini la frénésie du drame. C'est ainsi que l'Humanité ne cessera d'évoquer devant ses yeux extasiés le décor terrifiant et fascinateur où elle jouera éternellement son rôle d'acteur infatigable.
L'Univers est une œuvre d'illusionnisme magique. L'Etre universel, c'est le Prospero, qui dispose ses sortilèges dans l'île enchantée. Le jour où l'enchanteur renoncerait à son art magique, c'en serait fait de la féerie qu'est le monde. L'enchanteur surnaturel pourrait dire alors avec le vieux duc de Milan : " Maintenant nos divertissements sont finis. Nos acteurs étaient tous des esprits : ils se sont fondus en air, en air insensible ; et aussi fragiles que l'édifice sans bases de ces visions aériennes, les tours au front coiffé de nuages, le globe lui-même, oui ce vaste globe et tout ce qu'il hérite de générations se dissoudront, s'évanouiront aussi vite que l'appareil de ces vains prestiges, sans laisser ni sillon ni trace après eux. Nous sommes faits de la vaine substance dont sont formés les songes et le soleil investit le cercle de notre courte vie (1). "
Sous les ordres de l'enchanteur surnaturel travaillent deux génies qui entretiennent et activent l'ardeur du spectacle. Ce sont l'Instinct Vital et l'Instinct de Connaissance. Parfois, en délicatesse l'un avec l'autre, ils savent pourtant se communiquer en temps voulu le mot d'ordre qui convient pour exécuter les volontés du Maître.
Isolés, ces deux génies seraient impuissants. Un personnage de Balzac peut symboliser pour nous ce que serait l'Instinct de Contemplation sevré de tout contact avec la vie. - On se rappelle cet étrange marquis de Valentin que la possession d'un talisman (la peau de chagrin) réduit à une existence d'immobilité et de passivité absolues, à un reploiement effrayant sur soi-même, dans l'épouvante où il est de jeter dans la vie un seul acte, un seul vœu, un seul désir, une seule espérance. Car chaque velléité d'acte ou de désir entame d'autant la magique peau de chagrin qui symbolise sa précaire et fantomatique existence. Tel serait un être en qui le pouvoir de contempler subsisterait sans le moindre mélange du pouvoir de vouloir et d'agir.
Inversement l'être en qui dominerait exclusivement la tyrannie de l'Instinct Vital pourrait être symbolisé par un automate toujours en mouvement, sorte de Coppélia endiablée et frénétique à qui un art magique aurait conféré les ressorts, les gestes et presque les instincts de la vie, mais à qui manquerait le plus élémentaire sentiment d'elle-même, le moindre souvenir et la moindre prévision, le plus fugitif regard extasié ou déçu sur le spectacle déployé par la vie autour d'elle.
Les deux génies antagonistes, s'ils restaient isolés, s'absorberaient dans un néant d'impassibilité ou dans un néant d'inconscience. Mais le vœu de l'Etre universel qui le pousse à réaliser le maximum d'activité pour réaliser par son moyen le maximum de connaissance réconcilie le pouvoir spectaculaire et le pouvoir actif de l'Humanité. Ces deux Pouvoirs qui, portés à l'absolu, ne représenteraient pour nous aucune forme d'existence convenable et viable, se stimulent par leur réaction mutuelle et portent le drame humain à son maximum de puissance et d'intérêt esthétique.
Par là, le système d'Illusionnisme dans lequel nous nous mouvons prend une signification définie. Il réalise à souhait le vœu en vue duquel il semble institué. Envisagé dans ses fins et dans ses lois générales, il représente une œuvre cohérente, harmonieuse et belle.
De là vient que M. Jules de Gaultier, après avoir envisagé d'abord le phénomène du Bovarysme sous un angle pessimiste, lui attribue, quand il l'envisage dans ses effets les plus généraux, une signification optimiste.
Sans doute le Bovarysme peut être pour certains individus une cause de ridicule et d'erreur. Les illusionnés du Bovarysme qui négligent ou méconnaissent leur vraie personnalité rappellent ces voyageurs dont parle Descartes, qui, à force de résider à l'étranger, finissent par devenir étrangers en leur propre pays, ou encore ces touristes dont se moque Shakespeare, qui " vendent leurs propres terres pour aller voir celles des autres ". L'Humanité, dans ses vœux et ses amours, ressemble souvent à Titania éprise de la tête d'âne de Bottom. Peu importe. L'Illusion sur soi-même et sur le monde reste le mécanisme nécessaire et infaillible en vertu duquel la Vie se dépasse éternellement elle-même.
Un Illusionnisme esthétique ; telle est la définition qui nous paraît résumer le mieux les caractères de la philosophie de M. Jules de Gaultier. Ce caractère esthétique la différencie nettement de cet autre Illusionnisme que fut l'Hindouisme et qui fut surtout un Illusionnisme moral. Au lieu d'aboutir à la résorption en Brahma ou au Nirvana prêché par les disciples de Cakia-Mouni, l'Illusionnisme moderne de M. J. de Gaultier conclut à l'ennoblissement et à l'embellissement de la vie. Au lieu des attitudes qui ralentissent la vie individuelle ou sociale, l'ascétisme bouddhique, la résignation chrétienne ou, plus bas, l'actuel moralisme laïque, philistin et bourgeois, M. J. de Gaultier exalte les passions et les énergies qui l'accélèrent et l'intensifient.
Cet Illusionnisme esthétique est en même temps une conception aristocratique des destinées de l'humanité. A la marche lente et obscure du troupeau humain à travers les plaines fastidieuses d'un bien-être béat et d'une moralité philistine, M. J. de Gaultier substitue l'ascension glorieuse des individualités d'élite en qui s'incarnent à un degré supérieur la Volonté de Puissance et la Volonté de Connaissance.
Le but de l'exposé qui précède n'est pas de nous acheminer aux aperçus plus ou moins scolastiques d'un examen critique ou réfutatif. Nous voulons seulement exposer et essayer d'éclaircir que peut susciter selon nous la conception qui sert de point de départ à M. J. de Gaultier, je veux dire la définition du Bovarysme comme le Pouvoir qu'a un être de se concevoir autre qu'il n'est.
Pour se concevoir autre, il faut d'abord exister au sens fort et complet du mot. Il faut avoir une réalité foncière, un mode d'existence à soi. Sinon il ne peut être question pour un être de se concevoir et de se vouloir autre qu'il n'est.
Le Bovarysme suppose donc qu'il y a une ligne de démarcation nettement tranchée entre ce qu'un être est et ce qu'il n'est pas ; car l'illusion bovaryque commence avec la substitution de l'être apparent ou imaginaire à l'être véritable.
Prenons le cas le plus simple du Bovarysme : le Bovarysme des individualités. La question est de savoir quand on peut dire d'une individualité qu'elle est elle-même ou qu'elle cesse d'être elle-même. En d'autres termes, c'est la question même de la réalité et des limites de l'Individualité qui se pose ici. Est-on en droit de dire que l'individu possède une personnalité une et réelle à laquelle on puisse opposer sa personnalité bovaryque ou imaginaire ?
C'est là, transposé en termes psychologiques, le problème que Platon se posait dans le Sophiste : " Où est la limite entre l'être et le non-être ? Comment le non-être peut-il s'insinuer dans l'être et apparaître à nos yeux sous la forme même de l'être ? "
Il va sans dire que l'illusionniste qu'est M. J. de Gaultier n'accorde au moi aucune existence objective et métaphysique. Il le conçoit, conformément à la loi fondamentale de la représentation, comme une série de sujets qui deviennent autant d'objets les uns pour les autres, en s'espaçant sans cesse en arrière, sur la ligne fuyante du temps. Toutefois à défaut d'une réalité métaphysique, M. J. de Gaultier attribue au moi une réalité relative, un certain fond original, certains contours précis déterminés par sa physiologie et son hérédité (2).
La question n'est que reculée. Y a-t-il, demanderons-nous, dans la physiologie et l'hérédité d'un individu donné, une stabilité suffisamment définie pour qu'on puisse dire que son individualité est ceci ou cela, pour qu'on puisse faire un départ même approximatif entre sa personnalité naturelle et sa personnalité artificielle ou bovaryque ? - La personnalité n'est-elle pas en un certain sens le prolongement de la personnalité réelle et ne fait-elle pas partie, au même titre que cette dernière, de la réalité psychologique de l'individu ?
Peut-être serait-il possible, à l'aide de quelques données empruntées à la psychologie expérimentale, d'interpréter le phénomène du bovarysme d'une manière un peu différente de celle qu'a tentée M. J. de Gaultier. Nous voulons parler ici de cette hypothèse du Polyzoïsme et du polypsychisme qui, émise il y a une trentaine d'années par Durand de Gros, oubliée ou méconnue pendant longtemps, reprend faveur aujourd'hui et commence à avoir droit de cité en psychologie.
De nouvelles perspectives se sont ouvertes sur les arrières plans de la vie psychologique. Le mystère de l'Inconscient se résout en une multitude de petites personnalités secondaires au milieu et au-dessus desquelles la personnalité consciente joue tout au plus le rôle de chef d'orchestre. Citons seulement ce passage de M. Durand de Gros qui résume d'une manière lumineuse le principe de l'hypothèse : " Il faut mettre en pleine lumière cette grande vérité, si longtemps voilée, que chaque centre nerveux de l'axe céphalo-rachidien des vertébrés est la représentation et la reproduction phylogénique du ganglion cérébroïde de chacun des zoonites ou zoïdes, c'est-à-dire des animaux élémentaires, dont la réunion constitue l'organisme total de l'Annelé par simple juxtaposition bout à bout. Nos centres nerveux subcérébraux sont donc eux-mêmes de véritables cerveaux, quoique subalternes, et en chacun d'eux réside, comme dans le cerveau supérieur, une individualité psychique, un moi distinct, une conscience propre… (3). " L'ensemble des connaissances et des souvenirs que notre moi se persuade de posséder en propre et en toute propriété appartient, en réalité, peut-être pour les neuf cent quatre-vingt-dix-neuf mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf millionièmes, aux moi subordonnés. C'est eux qui ont la garde de ce trésor de savoir et de mémoire ; c'est à eux que, sans s'en douter, s'adresse continuellement notre moi pour les informations les plus indispensables et les plus usuelles… (2). "
Il n'y a plus lieu de parler d'inconscient psychologique. Chacune de ces personnalités secondaires a sa conscience indépendante. Seulement ces diverses personnalités s'ignorent l'une l'autre. Les états de l'une sont inconscients pour ses voisines, à peu près dans le sens où je pourrai dire que les états psychologiques de mon voisin sont inconscients pour moi.
On voit l'aspect nouveau que prend le problème des limites de l'individualité et par suite le problème du Bovarysme. Le Bovarysme n'aurait-il pas son siège dans quelqu'un des sous-moi qui composent notre complexe nature psychologique. Dès lors où commence le Bovarysme dans l'individu ? Et pourquoi qualifier le Bovarysme d'état irréel ou imaginaire ? Les petites consciences secondaires qui élaborent les matériaux du Bovarysme ne sont-elles pas aussi réelles que la conscience soi-disant supérieure où un préjugé psychologique nous fait situer le moi véritable ?
Un renversement d'influence ne peut-il même avoir lieu entre les divers moi qui composent ma personnalité totale ? Qui m'assure que tel sous-moi, siège des suggestions que tout à l'heure je qualifiais de bovaryques, ne prendra pas à tel moment, sous l'empire de certaines circonstances, la prééminence sur les autres et ne méritera pas dès lors, en vertu de son intensité et de son autorité supérieure, le nom de personnalité réelle ?
Dans l'hypothèse à laquelle nous venons de faire allusion, le phénomène du Bovarysme se traduirait par une formule un peu différente de celle énoncée par M. Jules de Gaultier. Le Bovarysme n'est plus le pouvoir qu'a un être de se concevoir autre. Il devient le mode suivant lequel nos différents petits moi conversent entre eux, s'envoient des messages, frappent à la porte les uns des autres, se disputent le premier rang, se passent des ordres, se font des niches, se jouent l'un pour l'autre une perpétuelle comédie d'illusionnisme.
Il suivrait de là qu'en nous les états bovaryques sont tous aussi vrais que les états non bovaryques ou plutôt qu'ils sont au fond indistingables. Le Bovarysme est tout aussi réel que l'état contraire. Notre moi imaginaire accompagne notre moi réel comme l'ombre accompagne les pas du voyageur. Mais au fond notre reflet bovaryque nous appartient. Il est nous-même, de même que l'ombre du voyageur est, en un certain sens, sa propriété, son prolongement et sa chose. Privée de ce reflet, notre personnalité serait aussi désemparée que celle de Pierre Schlemyl, l'homme qui a perdu son ombre.
L'individu qui agit sous l'empire de l'illusion bovaryque ressemble au menteur par imagination. Ce dernier rêve d'exploits, d'aventures, de succès, de conquêtes et de triomphes dont il nous fait des récits merveilleux. Le non-vrai qu'il étale si complaisamment devant nous et auquel il finit parfois par croire lui-même n'est pas entièrement faux. Il ne l'est pas du moins en ce sens qu'il révèle quelques-uns des instincts profonds qui s'agitent dans l'âme du menteur imaginatif, qui voudraient s'épanouir en dehors et qui, n'y réussissant pas, se donnent du moins carrière sous la forme de beaux récits fantaisistes. Si, suivant le mot de Nietzsche, le moi est une " colonie d'instincts ", cet instinct refoulé, qui manifeste à sa manière sa présence et son effervescence, a droit lui aussi, au même titre que les autres, à l'affirmation de sa volonté de vie. - Toute la vérité de Tartarin réside dans ses tartarinades. Car elles nous décèlent le vrai Tartarin, tel qu'il aurait pu, tel qu'il aurait dû être, s'il ne s'était heurté aux contingences de l'entourage comme un oiseau qui veut prendre son vol est arrêté par les barreaux de la cage.
Dès lors, on peut se demander s'il est encore permis de parler d'Illusionnisme bovaryque. A vrai dire, le Bovarysme fait partie de notre réalité psychologique. Notre personnalité bovaryque n'est pas hors de nous ; elle est nous-même. Elle est aussi réelle que l'autre. En nous la personnalité bovaryque et la personnalité réelle se rattachent l'une à l'autre par des transitions insensibles. Elles s'enchaînent et s'emboîtent étroitement l'une l'autre. " Il y a du même dans l'autre ; il y a de l'autre dans le même, " disait Platon. Suivant une comparaison du même Platon, l'ombre qui se joue sous le feu semble distincte du feu lui-même. Pourtant elle n'est déjà plus elle-même. Elle est déjà le rougeoiement et le flamboiement de la flamme.
Ainsi toute limite s'efface entre le vrai et le non-vrai, entre le réel et l'irréel. - Dès lors quelle signification sera-t-il permis d'attribuer à cette expression d'Illusionnisme par laquelle nous avons désigné la philosophie de Jules de Gaultier ?
Peut-on encore parler d'Illusion ou d'Illusionnisme là où toute distinction s'efface entre l'être et le non-être, entre les données du réel et les données imaginaires ?
Une Illusion suppose un terme fixe par rapport à quoi il y a illusion. Ou plutôt elle suppose deux termes antithétiques, l'un supposé vrai et réel, l'autre supposé différent du précédent et par là même irréel et non vrai.
On peut se demander où se trouve cette dualité dans la philosophie de M. Jules de Gaultier. Est-elle dans l'opposition d'une prétendue vérité objective et d'une connaissance qui s'avèrerait comme fausse par rapport à cette vérité objective ? - Mais on sait que M. J. de Gaultier rejette toute vérité objective et que l'Etre Universel qu'il pose au début de ses déductions n'est qu'une hypothèse commode pour figurer à nos yeux le point de départ du processus d'Illusionnisme qui crée le monde. Mais, à vrai dire, ce point de départ n'est pas là plutôt qu'ailleurs ; il est partout. Au fond, il n'y a pas d'en soi, d'Etre universel (5). M. Jules de Gaultier n'est pas " un halluciné de l'arrière-monde " ; il repousse tout Absolu et il dirait volontiers avec Nietzsche : " Une nouvelle fierté m'a appris à ne plus cacher ma tête dans le sable des choses célestes (6). "
Dès lors, où est le dualisme générateur indispensable de l'Illusion et qui seul nous autorisera à parler d'Illusionnisme ? S'il ne réside pas dans une opposition entre notre manière de connaître et une prétendue réalité objective, il ne peut être que dans une opposition entre deux modes de la connaissance elle-même.
Or, n'est-ce pas ce qui a lieu en effet ? N'y a-t-il pas deux éléments irréductibles à distinguer dans la connaissance humaine : d'un côté, ce qu'on appelle les catégories, le Temps, l'Espace, la Causalité, l'Identité ou la Similitude ; de l'autre les données particulières et concrètes de l'intuition ? Une sorte d'antinomie existe entre ces deux éléments de la connaissance. Au regard de la sensation brute, le concept est illusoire ; au regard du concept, la sensation brute est aveugle.
Cet antagonisme entre les deux éléments de la connaissance n'est-il pas susceptible de devenir le principe d'un Illusionnisme qui nous fera voir le monde sous deux aspects opposés et contradictoires selon qu'on se placera au point de vue de la raison abstraite ou au point de vue de la sensation.
Ce dualisme serait irréductible si l'on admettait la théorie kantienne de la connaissance d'après laquelle un abîme reste ouvert entre la catégorie et le phénomène, entre le concept et l'intuition. - M. Jules de Gaultier semble incliner, avec raison suivant nous, vers une autre solution du problème : celle qui, au lieu de voir dans le Temps, l'Espace et la Causalité, un système de lois innées et inexplicables de l'intelligence abstraite, les regarde comme la résultante des processus vitaux qui dans le passé de l'humanité ont assuré par sélection la survivance et le relief mental des représentations les plus indispensables ou les plus favorables au maintien de la vie dans les organismes conscients. Les catégories de la Causalité, de l'Identité, de la Similitude deviennent alors des artifices empiriquement acquis, dont l'être vivant et conscient se sert pour s'orienter dans ses expériences.
On se rend compte que, dans cette dernière hypothèse, les catégories n'ont plus le caractère primitif universel et nécessaire qu'elles ont dans le kantisme et qu'elles ne peuvent plus prétendre qu'à une valeur précaire, conditionnelle et provisoire. Issues de certaines conditions vitales, elles peuvent disparaître, un changement survenant dans ces conditions. " Cette façon de concevoir les catégories, dit M. J. de Gaultier, leur laisse une importance considérable, mais elle les dépouille de leur caractère de nécessité. Les voici dépendantes d'une utilité que nous voyons muables en quelques-unes de ses manifestations superficielles, et au sujet de laquelle nous n'avons point de garantie qu'elle ne puisse également se déplacer dans son fond. Quelque bouleversement demeurerait donc possible dans les profondeurs de la raison pure à la suite d'une orientation nouvelle de l'utilité intellectuelle entraînant la nécessité de concevoir des moyens nouveaux pour appréhender une forme nouvelle de la réalité (7). "
Si cette solution du problème est admise il est manifeste que les catégories ne constituent plus un élément de connaissance hétérogène avec les données empiriques de l'intuition. Au contraire, les catégories ne sont qu'une cristallisation de l'expérience accumulée de l'espèce évoluant dans des conditions vitales déterminées.
Ainsi s'évanouit l'antinomie foncière qu'on croyait voir au sein de la connaissance et par conséquent il ne peut être question d'un Illusionnisme fondé sur cette antinomie.
Nous sommes ramenés à notre question : quel sens faut-il donner à l'Illusionnisme de M. J. de Gaultier ?
Cet Illusionnisme consiste, suivant nous, dans le renversement de la logique ordinaire, de la logique intellectualiste et dans la substitution à cette logique périmée d'une logique d'un genre tout différent, qui a ses lois propres et sa vérité propre : la Logique vitale.
Il n'y a pas de vérité intellectuelle ; il n'y a qu'une vérité biologique. La vérité n'est plus la conformité du jugement à une soi-disant réalité objective. La vérité est ce qui accélère la vie.
De ce point de vue, les catégories de la logique ordinaire apparaissent comme des appareils propres à filtrer les illusions nécessaires à la vie. " Sans les fictions logiques, dit Nietzsche, sans une perpétuelle falsification du monde réel par nos catégories de l'Inconditionnel, de l'Identique, sans le mensonge du Nombre, l'homme ne pourrait vivre et le renoncement aux jugements faux serait le renoncement à la vie elle-même. "
On conçoit dès lors le caractère artificiel et mensonger de la Logique intellectualiste ou rationaliste et des principes qui la régissent sans en excepter le principe fondamental, le principe de non-contradiction. M. J. de Gaultier pourrait, comme d'ailleurs aussi Nietzsche lui-même, reprendre le mot de Pascal que M. Remy de Gourmont a choisi pour épigraphe d'un livre récent (8) : " Ni la contradiction n'est marque de fausseté, ni l'incontradiction n'est marque de vérité. "
L'hypothèse d'une logique vitale, d'une logique fondée sur les lois de la Vie, n'implique pas, d'ailleurs, suivant nous, qu'il faille attribuer à cette idée de la Vie une valeur objective. Telle est bien aussi, croyons-nous, la pensée de M. Jules de Gaultier qui n'admet, comme nous l'avons déjà dit, aucune vérité objective, aucun en soi. Eriger la vie en entité objective est d'autant plus impossible que cette idée de la Vie est pour nous une des plus mystérieuses. Il s'agit simplement ici d'une vision et d'une interprétation toutes personnelles du monde phénoménal. Là où Schopenhauer parlait de vouloir-vivre, où Nietzsche parlait de Volonté de Puissance, M. Jules de Gaultier parle de Volonté de Connaissance ou Désir de jouissance spectaculaire. Mais cela n'implique nullement que l'on soit en droit d'affirmer la réalité objective de ce Vouloir vivre, de cette Volonté de Puissance ou de cette Volonté de Connaissance. Il n'y a là qu'un symbolisme destiné à traduire le vœu d'une sensibilité individuelle dans un effort pour s'orienter dans ses représentations.
A celui qui voudrait ériger la Vie en entité objective, Max Stirner serait en droit de répondre : " Mais la Vie, la Vie totale dont vous parlez n'est qu'un extrait de mon moi ; volé à mon moi. "
Le dernier mot d'un Illusionnisme conséquent avec lui-même est le Subjectivisme absolu de Protagoras, le Panphénoménalisme. Il n'y a de vrai que ma sensibilité individuelle et l'état présent de cette sensibilité. L'univers n'est qu'un état de ma sensibilité.
Au terme extrême de ce panphénoménalisme se pose le point d'exclamation de Nietzsche : " Le monde-vérité, nous l'avons aboli : quel monde nous est resté ? Le monde des apparences peut-être ?… Mais non ! avec le monde-vérité nous avons aussi aboli le monde des apparences (9) ! "
Notes
(1) Shakespeare, la Tempête, acte IV, scène VI.
(2) Voir J. de Gaultier, De Kant à Nietzsche, p.99. L'Instinct de connaissance, Kant et l'Hindouisme.
(3) Durand de Gros, Questions de philosophie morale et sociale (Paris, Alcan), p.163.
(4) Durand de Gros, loc. cit., p.166.
(5) Voir de Kant à Nietzsche, p.104
(6) Ainsi parlait Zarathoustra.
(7) J. de Gaultier, De la nature des vérités, Mercure de France de Septembre 1901, p.579.
(8) Remy de Gourmont, Le Chemin de velours.
(9) Nietzsche, Le Crépuscule de Idoles. Ed. du Mercure de France, p. 135.