Philippe Nemo: La genèse de la notion occidentale de progrès

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Philippe Nemo
1949
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Philippe Nemo: La genèse de la notion occidentale de progrès
La genèse de la notion occidentale de progrès


Anonyme


Conférence donnée à l'Institut Euro 92 en 1997

Je suis en train d’achever un ouvrage d’histoire des idées politiques en Occident. Ma thèse est qu’il n’y a de politique qu’en Occident. J’ai donc été amené à identifier les trois grandes références de la pensée occidentale que sont les apports grec, romain et judéo-chrétien. Cet exercice de réfléchir sur les contributions respectives d’Athènes, de Rome et de Jérusalem a souvent été fait. On croit par conséquent que cela ne représente aucun intérêt, que c’est un poncif académique. En réalité, cela n’a pas été si souvent entrepris sous forme synthétique que l’on pourrait croire. De plus, depuis quelques années, ce n’est plus un poncif académique. Il est devenu " politiquement incorrect " que de présupposer qu’il pourrait y avoir quelque chose de spécifique à l’Occident, surtout si c’est l’invention de la science, du progrès économique et social. Ce qui équivaudrait à une supériorité provisoire de l’Occident dans l’évolution culturelle de l’humanité tout entière.

Hayek : la religion comme conservatisme

J’aimerais parler aujourd’hui du troisième pilier, l’apport judéo-chrétien. Henri Lepage dans son introduction a mentionné mon ouvrage sur Hayek. Ce dernier avait un rapport curieux avec la religion. Il était d’éducation catholique, bien qu’il n’en parle pas ; sa famille était peut-être de conversion récente. Par conséquent, si Hayek s’est beaucoup intéressé à l’histoire de la pensée politique, en remontant jusqu’aux Grecs, il a été d’une discrétion totale concernant l’apport éventuel du judéo-christianisme à la constitution des idées politiques et juridiques de l’Occident. Il en parle plutôt en termes de condamnation : la religion sert à garantir le respect des règles de juste conduite.

Hayek est un grand théoricien de la justice et de l’échange (la catallaxie). La question de la justice ne se pose que là où il y a des hommes égaux. Il s’ensuit que l’aspect prophétique du judéo-christianisme ainsi que l’aspect dissymétrique des valeurs chrétiennes (amour, miséricorde) sont mis de côté. Comme l’a démontré Emmanuel Lévinas, la relation éthique n’est pas symétrique. Elle consiste à reconnaître l’appel de l’autre. Je suis responsable de l’autre, quand bien même il ne le serait pas de moi. (Cela ne signifie pas que Lévinas pense que l’autre ne doit pas se sentir responsable de moi, mais sa responsabilité est son affaire). Lévinas exprime ainsi ce qu’il y a d’essentiel dans la révolution morale qu’apporte la Bible, aussi bien l’Ancien que le Nouveau Testament. Hayek, s’intéressant uniquement à l’échange et aux règles qui le gouvernent, élimine d’emblée cette question éthique fondamentale.

D’autre part, j’avais observé que Hayek fait une magnifique démonstration de la manière dont les règles morales, une fois introduites, se fixent ou non dans la culture. Lorsqu’un nouveau comportement est introduit, il va, ou ne va pas, se propager par effets d’imitation à travers un groupe donné. Dans les cas positifs, la propagation du nouveau comportement confère une meilleure coopération au sein du groupe, qui sera supérieur aux autres. Soit, il élimine ensuite les autres groupes, soit les autres l’imitent. En fin de compte, seules subsistent les règles du groupe. A l’inverse, si les nouvelles règles diminuent la performance du groupe par rapport aux concurrents, soit il est éliminé, soit ses membres renoncent aux nouvelles règles. Par un phénomène de causalité circulaire, l’innovation part de l’individu, mais si elle se communique à un groupe qui croît et dont la performance est supérieure, les enfants qui y naissent reprennent les mêmes règles, le groupe améliore sa performance. Et ainsi de suite.

Cet argument est excellent pour expliquer comment la pratique de certaines règles se fixe ou ne se fixe pas. Mais Hayek n’a jamais expliqué comment les règles elles-mêmes apparaissaient. Pourquoi quelqu’un un jour a l’idée de se comporter d’une manière différente des autres ? Ou d’améliorer ces règles ? Chez Hayek, on a l’impression que tout progrès dans l’Histoire se fait par pur hasard, et que jamais il n’y a une volonté de progrès.

Ainsi, écrire l’histoire des idées politiques, du Cro Magnon jusqu’à Chirac, est une entreprise incroyable qui suppose des problèmes méthodologiques et de plan énormes. Je n’avais pas l’intention de répondre à Hayek, mais en cherchant simplement à dresser un panorama le plus complet possible, je suis tombé sur des éléments qui me permettaient de répondre à cette question.

L’Occident, une hybridation

La civilisation occidentale repose sur une hybridation, tout à fait miraculeuse en un sens, entre trois grandes innovations : grecque, romaine et judéo-chrétienne. Chacune d’entre-elle est d’ailleurs un miracle. On parle souvent du miracle grec mais on pourrait en dire autant de Rome avec l’invention du droit privé et, évidemment aussi, du miracle judéo-chrétien puisqu’il s’agit d’une révélation. J’ajouterai un quatrième miracle qui est la synthèse, l’hybridation des trois qui s’est produite au Moyen-Age, et pas avant, contrairement à ce que l’on pourrait peut-être croire. Si les Grecs et les Romains ont inventé, en gros, les règles de justice, on ne peut absolument pas en dire autant du judéo-christianisme ; d’une certaine façon, il a tout fait et il continue de tout faire pour les détruire. Mais il a apporté quelque chose qui n’existait pas du tout dans l’Antiquité païenne : le prophétisme eschatologique, eschatologie signifiant l’étude des fins dernières. Selon le prophétisme eschatologique, il y a une origine et une fin des temps. La manière de vivre le temps est une modalité d’une attente, l’attente de l’advenue de cette fin des temps. Et ceci n’existait pas du tout dans les mentalités grecque et romaine.

Pour fixer les idées et voir quel a été l’apport judéo-chrétien, je vais très rapidement rappeler quels sont les apports grecs et romains.

L’apport grec : l’invention de la Cité

L’apport grec réside dans l’invention de la Cité, premier Etat laïc. Il faut le dire vite parce que, comme chez les Romains, les Grecs possédaient une religion. Mais comme l’a expliqué Jean- Pierre Vernan, chez les Grecs, les affaires de la Cité ont été discutées de façon rationnelle dans un débat critique sur l’agora et les hommes se sont crus autorisés à faire et à changer les lois au lieu de se comporter conformément à la coutume léguée par les ancêtres et sacralisée par les religions archaïques. La religion, du coup, s’est trouvée doublement transformée. La religion traditionelle a été soumise à l’Etat, elle est devenue un culte d’Etat. Les hommes politiques prenaient les décisions en lieu et place des dieux, décidant quand et comment il fallait les honorer. Deuxièmement, cette soumission de la religion traditionnelle à l’Etat a permis l’émergence de ce que nous, Occidentaux modernes, appelons la religion, c’est-à-dire un rapport personnel de l’individu avec Dieu.

Personnellement, je suis admiratif de l’oeuvre de René Girard, oeuvre grandiose du 20ème siècle, qui a très bien montré que toute société ne pouvait vivre qu’en surmontant le problème de la violence. Toute société est, à tout instant, menacée d’être détruite par la violence, véritable contagion explosive. René Girard soutient qu’il n’y a jamais eu que deux solutions trouvées à ce problème : une solution préventive et une solution curative, pour employer une métaphore médicale. La solution préventive est le sacrifice et le rite. Contrairement au bouc émissaire, ces derniers soudent le groupe, en expulsant les germes d’une violence sans cesse présente et récurrente en son sein. Dans une crise terrifiante et angoissante, la violence est dépensée contre une victime émissaire, au début choisie purement par hasard. Ensuite, la victime, désignée à l’avance, devient rituelle ; elle évite à la société de retomber dans la crise.

Dans les deux cas, la violence sociale est dérivée vers la victime, émissaire puis rituelle, avec pour résultat que les hommes deviennent frères jusqu’au moment où la friction de leurs actions fait resurgir de nouveaux germes de violence. Le rite doit être recommencé pour que le groupe se ressoude. Cette première solution est très efficace, mais elle se paie au prix fort : pour que les gens participent aux rites, il faut qu’ils croient aux mythes. Toute personne qui n’y croit pas est suspecte d’être alliée des démons et de compromettre l’efficacité du rite. Par conséquent, les sociétés archaïques sont des sociétés unanimistes, ce qui explique pourquoi elles ne peuvent pas assumer le progrès.

L’autre solution, curative, est apportée par l’Etat : on laisse le groupe être pluraliste, les individus n’étant plus censés être tous frères. Si le pluralisme aboutit à des actions violentes d’un individu contre un autre, l’Etat, qui existe comme un organe représentant la collectivité, se saisit du coupable et le châtie. Il le châtie avec la force de tous ; c’est en quelque sorte le marteau qui écrase la mouche. Contrairement aux vengeances privées qui peuvent toujours donner lieu à des contre-vengeances, cette vengeance faite au crime ne peut pas être vengée. Lorsque l’Etat châtie le coupable, on ne peut même pas imaginer de châtier l’Etat (les phénomènes, marginaux, de terrorisme sont un contre-exemple) parce que l’individu est incommensurable avec l’Etat.

On peut poser que les Grecs ont, en ce sens, formé le premier Etat : avec les lois écrites de Dracon, suivies par celles de Solon, l’Etat a pris en charge la gestion de la violence. Du coup, la religion devenait inutile. Si un remède est appliqué, l’autre devient inutile. Voilà pourquoi les Grecs ont supprimé la religion lorsqu’ils ont inventé la Cité. Sans la supprimer complètement, ils l’ont désactivée pour que l’Etat assure, à sa place, la cohésion sociale. Donc, les Grecs ont supprimé la religion traditionnelle. Mais simultanément, ils ont inventé la religion au sens où nous l’entendons. En effet, le terrain devenait libre pour une réflexion, une méditation et un rapport personnels de l’individu avec les Dieux. Cette invention est capitale. En inventant l’Etat laïc dont la loi est discutée, avec ces imperfections que nous connaissons bien, de manière pluraliste et critique sur l’assemblée, le Grecs ont inventé la liberté individuelle.

Ce point est remarquablement mis en évidence par Locke et développé par Hayek. Pour Locke, loi et liberté individuelle sont les deux faces d’un même phénomène. Quand on a une loi publique égale pour tous, certaine et stable, chaque individu sait ce qu’il ne doit pas faire s’il ne veut s’exposer à la coercition de l’Etat. Par conséquent, à partir du moment où il y a une loi publique, chaque individu peut n’avoir jamais à faire à la coercition de l’Etat. Pour résumer, les Grecs ont inventé la loi et la liberté individuelle.

Le droit romain

Les Romains ont apporté un développement énorme à la loi. Les Grecs avaient inventé le principe même de la liberté sous la loi, the rule of law. Mais ils n’avaient pas beaucoup développé la loi, parce qu’ils étaient dans de petites cités où seules étaient écrites les lois vraiment fondamentales, les lois constitutionnelles davantage que les lois civiles qui étaient coutumières. Ce n’est donc pas un hasard si on connaît très peu le droit grec. Il n’a pas existé, sinon on le connaîtrait, les Grecs pratiquant l’écriture. Les Grecs n’ont pas développé la loi probablement, parce qu’ils habitaient dans de petites cités. Les Romains avaient hérité du modèle de la Cité principalement par les Etrusques qui avaient été civilisés au sens propre, la civilisation signifiant l’accession au stade de l’Etat laïc (l’Islam n’est donc pas une civilisation). En fondant Rome, les Etrusques ont ainsi légué le modèle de la Cité aux Romains. Leur contact avec la grande Grèce les rendait aussi très proches du modèle de la Cité qu’ils n’ont pas eu à réinventer. Il y a ceci de formidable dans l’évolution culturelle de l’humanité que lorsqu’un groupe fait un grand pas en avant, il le fait pour tous les autres et il leur permet d’économiser leur énergie pour le pas suivant. Les Romains ayant hérité du principe même de la Cité et de la liberté sous la loi, ont été amenés à développer considérablement ce que les Grecs n’avaient pas développé, c’est-à-dire le contenu de la loi.

L’histoire est rapide à raconter. Les Romains ont conquis le monde. Plus que les grands royaumes hellénistiques qui avaient déjà été un premier exemple d’Etat pluriethnique, ils ont été à la tête du premier grand Etat pluriethnique de l’histoire. Pluriculturel si vous voulez, mais je préfère le terme pluriethnique, car au sens propre du terme, l’Empire était un Etat commun à plusieurs ethnies. Dès lors, très vite, ils ont dû trouver les moyens de gérer les litiges entre des gens ressortissants de leur juridiction, mais appartenant à des ethnies différentes. Il y avait un droit romain comme il y avait un droit dans chaque Cité grecque, mais celui-là était encore fortement ritualiste ; le Digest rapporte plein d’exemples de gens ayant perdu leur procès parce qu’ils ne connaissaient pas les formules rituelles. Aussitôt qu’un étranger avait un litige avec un Romain, s’il venait plaider devant un juge romain, il était perdant à tous les coups. Les Annales ont gardé la trace du fait qu’en l’an 242 avant Jésus-Christ, les Romains ont créé la fonction de Praetor Peregrinus, de préteur périgrin. Le préteur était le magistrat chargé de dire le droit, de recevoir les plaintes des citoyens et de désigner un juge, le magistrat ne jugeant pas lui-même.

Le préteur

A partir de 242 avant Jésus-Christ, les Romains ont nommé un préteur pour les étrangers. On peut supposer que ce poste n’était pas très prestigieux au début. Il s’agissait, par exemple, de régler le litige surgi entre un Syrien et un Gaulois. Le préteur périgrin a été obligé d’inventer des formules nouvelles, compréhensibles par le Syrien, le Gaulois, le Germain, l’Italien, lesquels ne pouvaient s’entendre que sur des choses plus rationnelles, plus abstraites au sens d’Hayek et plus polyvalentes, c’est-à-dire non référées aux traits caractéristiques de chaque ethnie. Dans le droit romain - les quirits - on formulait les règles de justice en relation avec les Dieux locaux ou avec les institutions locales. Comme il n’était pas question de mettre d’accord un Syrien et un Romain là-dessus, la question se posait de trouver un terrain d’entente : sur quoi pouvait-on les mettre d’accord si ce n’est sur quelque chose de plus abstrait et de plus universel. Ce processus s’est déroulé de façon continue pendant à peu près 300 ans, ou même un peu plus, jusqu’à la fin du premier siècle après Jésus- Christ.

Les préteurs étaient élus chaque année par les comices à l’issue d’une bataille électorale. Ils devaient promettre qu’ils donneraient droit à telle ou telle revendication de justice dont on savait qu’elles avaient donné lieu, par le passé, à des dénis de justice. Rien n’interdisait à un préteur de conserver l’édit de son prédécesseur, mais rien ne lui interdisait de rajouter aussi à cet édit en fonction de l’expérience du contentieux. L’appareil était donc extrêmement souple d’autant plus que bientôt le nombre de préteurs pour étrangers à augmenté à 2, 3, 4 puis 8, et ce droit prétorien a fini par être tellement supérieur dans sa capacité à gérer les litiges qu’il a été utilisé par les préteurs urbains en charge de rendre la justice à Rome même.

Ce processus de création du droit a été considérablement amélioré par le contact que Rome a eu avec la philosophie grecque. Les stoïciens avaient fait l’hypothèse de l’existence d’un droit naturel universel : dès lors, on pouvait trouver un terrain d’accord entre un Syrien et un Gaulois puisque tous deux avaient des natures humaines ; au fond, plus on confrontait leur coutume, plus on pouvait se rapprocher d’un droit naturel universel.

Un point important de l’apport romain : en développant le Droit, les Romains ont protégé la propriété privée. La fameuse formule du Digest " la justice consiste à rendre à chacun le sien " est une formule grecque. Donc, les Grecs savaient déjà très bien que la justice consiste à rendre à chacun le sien. Toute la question est de savoir comment on définit le sien, la part de chacun. C’est en cela que réside l’apport romain. La précision apportée par le droit prétorien au contenu même de la loi a permis de départager la part de chacun avec beaucoup plus de précision qu’auparavant. Il a permis en particulier de conserver trace des frontières de la propriété de chacun à travers une série de mutations (achats, vente, location, dons) et à travers des contrats de sociétés, leur dissolution, la mort du propriétaire et l’héritage, les problèmes matrimoniaux de dotes et de divorce. A partir du moment où il existe un droit romain privé extrêmement développé, on peut garder trace de la propriété par-delà des dizaines et des dizaines de mutations. Ce n’était pas possible auparavant, parce que l’instrument juridique pour faire cette distinction n’existait pas.

Un idéal humaniste

A chaque mutation, il faut avoir un outil conceptuel permettant de départager ce qui revient à chacun et ce sont ces outils que les Romains ont inventés. Ce faisant, je pense que les Romains ont inventé rien de moins que l’homme tel que nous l’entendons nous, Occidentaux modernes, c’est-à-dire au sens que lui donne l’humanisme. Chaque personne humaine à une personnalité, un contenu qui n’est superposable à aucune autre. Si vous prenez dix individus sur une même ligne de départ et que chacun utilise sa propriété pour l’échanger, se marier et effectuer toutes les mutations que je viens d’évoquer, vous aurez dix lignes qui, très vite, n’auront plus le même dessin. Par conséquent, si ce qu’un individu est, a quelque rapport avec ce qu’un individu a, ce qu’est un individu - toute sa vie, son destin - ce sont les formes successives de son avoir. Alors, si les lignes brisées des formes successives de l’avoir de chacun sont différentes et qu’on en garde trace, la personnalité de chacun devient différente de celle des autres. Dès lors, chaque individu peut se projeter dans l’avenir et avoir un destin qui lui est propre.

Les Romains, en inventant les outils qui gardent trace de l’avoir de chacun, ont donc définitivement fait sortir l’humanité du stade tribal, du moi qui se confond avec le moi du voisin, fusion tribale qui existait encore dans la Cité grecque. (Il suffit de lire La République de Platon ou à plus fortes raisons Les Lois pour voir quelle haute idée Platon pouvait avoir de l’individualité des gens ; il ne s’intéressait qu’à l’Idée.) A titre d’illustration, on pourrait évoquer la sculpture romaine qui est beaucoup plus personnaliste que la sculpture grecque parce que précisément l’individu est ainsi créé.

Voilà les deux grands apports : la liberté sous la loi (les Grecs) et la personne non substituable à aucune autre, l’humanisme (les Romains).

Le christianisme

Le monde gréco-romain a duré des siècles et il a été détruit en Occident par les invasions barbares. Par ailleurs, l’Empire romain s’est converti au christianisme. Quel est l’apport spécifique du christianisme ? Qu’est-ce qui dans le message chrétien se greffant sur l’Empire, lorsque Constantin se convertit et que Théodose a rendu la religion chrétienne obligatoire, était substantiellement nouveau ? Quel élément de civilisation le christianisme a-t-il apporté qui n’existait en aucune manière dans le monde gréco-romain dont on a caractérisé à grands traits le génie propre ? L’Occident est héritier de la culture gréco-romaine et, en même temps, il est évidemment différent du monde gréco-romain. En quoi diffère-t-il manifestement de lui ?

L’Occident diffère du monde gréco-romain par l’explosion de la science et des techniques, par le progrès. Sans faire d’angélisme, on peut supposer qu’il y a aussi un progrès économique et social et pas seulement scientifique et technologique. On pourrait même aller jusqu’à dire qu’il y a un progrès moral. Les Romains étaient des gens très cruels, de grands coupeurs de têtes et la vie à Rome n’était pas tendre. La différence massive entre l’Occident et le monde gréco-romain est que l’Occident a connu, fait, pratiqué et pratique encore un progrès. Est-ce qu’il le doit aux éléments gréco-romain de son héritage ? La réponse est non parce que dans la philosophie grecque ou romaine, aucune allusion n’est faite au progrès.

Les savants grecs avaient déjà l’idée qu’il y avait de grandes évolutions dans la nature. Par exemple, ils avaient remarqué la présence de fossiles de coquillages dans des hautes montagnes où il n’y avait pas d’eau. Donc, l’eau devait s’y trouver jadis ou la montagne devait être immergée. Les savants grecs avaient déjà l’idée d’une évolution de la nature que l’on trouve chez Epicure et Lucrèce. Ils avaient même fait l’hypothèse du transformisme des espèces vivantes. Néanmoins, il n’y a pas eu de Darwin chez les Grecs, ni chez les Romains. Les savants eux-mêmes qui ont remarqué ces grandes évolutions les ont replacées dans un contexte cyclique, avec le thème pythagoricien et néopythagoricien de la Grande Année, repris par les stoïciens. La notion de Grande Année pose que dans le monde sublunaire, c’est-à-dire sur la Terre, tout est sujet à la génération et à la corruption, mais qu’au dessus de la Lune, existent des sphères célestes qui tournent à des rythmes différents - la Terre tourne autour du Soleil en un an, mais la Lune en un mois et les planètes comme Mars, Vénus ou les Comètes ont des rythmes encore différents.

Selon cette idée, il y a eu une année où tous ces cycles ont été au point zéro, puis ils sont repartis et ils ont suivi chacun un rythme différent. Il reviendra un moment où tous les cycles seront de nouveau en phase, où tous les compteurs seront remis à zéro et cela au terme d’un phénomène lui-même cyclique, mais beaucoup plus long qu’une simple année, d’où le terme de Grande Année. Les astronomes de l’Antiquité discutaient sur la durée de cette Grande Année. Leurs estimations variaient entre quelques centaines d’années solaires et 360 000 ans selon certains calculs. A l’intérieur de cette Grande Année, il pouvait y avoir des évolutions et en particulier le passage de l’Age d’Or à l’Age de Fer, le retour de la Grande Année ramenant l’Age d’Or qui serait suivi de nouveau d’un Age de Fer et de nouveau d’un Age d’Or. C’est la thème de l’Eternel Retour. Les Anciens concevaient ainsi un sens de l’évolution du Temps. Ils conservaient des religions traditionnelles une idée d’un temps circulaire, d’un temps cyclique et ils aménageaient leurs premières découvertes scientifiques sur l’existence de changements de grande ampleurs en les replaçant dans ces cycles que sont les grandes années.

Il est connu que le temps des Chrétiens n’est pas cyclique mais linéaire allant d’un Alpha à un Oméga, et généralement on cite le fait comme une curiosité de l’histoire dont on ne discute pas plus que des goûts et des couleurs. Les Anciens avaient un temps circulaire et nous avons un temps linéaire. On peut expliquer ce fait. Je pense que l’explication réside dans la révolution morale apportée par la Bible. Ce n’est pas le temps, mais le vécu du temps qui a changé et qui a, en conséquence, conduit les intellectuels à représenter le temps autrement, à savoir de façon linéaire. Pour le comprendre, il faut justement tenir compte de l’apport judéo-chrétien. La morale biblique, le Nouveau testament étant dans la continuité de l’Ancien à cet égard, est essentiellement une morale de la compassion, de l’amour - il y a plusieurs termes pour désigner cette vertu théologale. Autrement dit, cette morale de la compassion et de l’amour conduit à une perception plus aiguë, que jamais auparavant, de la souffrance humaine et elle incite donc à considérer comme anormaux et insupportables des maux que l’humanité jusque-là avait trouvé parfaitement supportables.

Le Sermon sur la Montagne

Il faut examiner le Sermon sur la Montagne qui, de tous les textes évangéliques, est le plus explicite sur la question. Il figure au Premier Evangile, chapitre 5 de Matthieu, comme la Torah figure au début du premier Testament. Chez les rédacteurs de l’Evangile, cette coïncidence ne résulte absolument pas d’un hasard : avec l’arrivée du Christ commence une Nouvelle Alliance qui s’inaugure par une nouvelle loi, placée en tête de l’Evangile comme l’ancienne loi était placée en tête de l’Ancien Testament. Dans le Sermon sur la Montagne, le Christ expose les principes de la loi nouvelle. Ces principes ne sont pas aussi nouveaux qu’il le pense ; beaucoup de textes de l’Ancien Testament abondant dans le même sens. Dans le Nouveau Testament, ils sont totalement développés et explicites, la différence avec les valeurs traditionnelles se marquent donc de manière particulièrement visible. Pour mémoire, il est écrit dans le Sermon sur la Montagne : " On vous a dit ‘oeil pour oeil, dent pour dent’. Et moi, je vous dis quand on vous frappe sur la joue droite, tendez la joue gauche ; on vous a dit quand vous répudiez votre femme, donnez lui un certificat pour qu’elle puisse se remarier, et moi je vous dis de ne pas divorcer. Faites l’aumône en secret parce que ceux qui la font en public ont déjà leur récompense ". Etc.

Par une série d’énumérations, le Christ se démarque de la loi ancienne. En quoi consiste la différence ? Quand on réfléchit sur le changement ainsi apporté, on peut s’engager sur la fausse piste selon laquelle la morale nouvelle est plus une morale de l’intention qu’une morale de l’acte. Il y a une sorte d’intériorisation : " Non seulement ne commettez pas l’adultère mais ne convoitez pas la femme d’autrui. Si vous y pensez, coupez vous la main et arrachez vous l’oeil ". Il faut donc que l’acte mais aussi l’intention soient pures. L’autre piste d’interprétation est plus prometteuse. Si on compare, les deux termes, on constate que, chaque fois, une dissymétrie est substituée à une symétrie. " Oeil pour oeil, dent pour dent " est une symétrie. Notez que ce principe s’applique à la justice qui est une égalité. Elle s’impose à la justice commutative qui veut que lorsqu’on procède à un échange, il est juste si - et seulement si - les deux choses échangées ont une égale valeur objective ou subjective. La justice distributive est une autre égalité, mais de rapport. C’est une proportion qui veut que le directeur général gagne plus que la secrétaire parce qu’il rapporte aussi plus que celle-ci. Il y a justice si - et seulement si - on a proportion, c’est-à-dire égalité de rapport. Qu’elle soit commutative ou distributive, dans les deux cas, la justice est une égalité.

La dissymétrie du message chrétien

Et le Christ dit : " si on vous frappe sur la joue droite, tendez la gauche ". C’est une inégalité, une dissymétrie, ce qui nous ramène à ce que je disais tout à l’heure sur Lévinas : l’Amour est toujours dissymétrique, je dois tout donner. Ainsi, Abraham répond à l’appel de Dieu sans hésitation et sans attendre ni contrepartie, ni récompense. Quand le Christ dit qu’il faut tout donner, il entend aussi le don de la vie. La seule chose qui contrebalance la substitution d’une injustice à la justice est que le Serment sur la Montagne est immédiatement suivi des Béatitudes où il est dit " Heureux celui qui à faim et soif de la justice ; heureux celui qui a le coeur pur car le Royaume des Cieux est à lui ".

Autrement dit, une récompense infinie attend ceux qui auront fait ce don de soi infini. Seulement qu’est-ce qu’une équation entre deux termes infinis ? C’est une équation strictement parallèle, incalculable. Tout le message du Serment sur la Montagne est qu’on ne mérite éventuellement cette récompense infinie que si on n’attend pas de récompense du don de sa vie. On est en dehors de tous calculs, de toute justice humaine, de toute gérabilité. Abraham ne calcule pas. A partir du Sermon sur la Montagne et des textes de l’Ancien Testament qu’il annonce, la loi morale consiste à donner tout, sans calcul.

Elle explique en profondeur la notion de péché originel comme l’a montré Lévinas - beaucoup mieux que Saint-Augustin. Chez Saint-Augustin, le péché originel reste quelque chose de mystérieux qui se transmet, comme une souillure, d’une génération à l’autre. Lévinas a expliqué que ce qu’il appelle la responsabilité pour autrui, comme acceptation infinie de don à autrui sans contrepartie, revient à ceci que nous ne pouvons jamais acquitter une dette parce que nous devons toujours faire plus. Donc nous sommes toujours coupables parce que nous n’acquittons jamais totalement la dette. De plus, nous sommes coupables en naissant. Qu’est ce cela signifie ?

Saint-Paul a très bien expliqué que la loi ancienne des Hébreux ressemblait beaucoup à la loi naturelle des stoïciens. A partir de là, pour Saint-Paul, n’importe quel homme, par sa simple conscience, connaît la loi naturelle. Il s’ensuit que les Hébreux n’ont rien inventé puisqu’ils n’ont fait qu’exprimer sous la forme des Dix commandements des principes universels. Cette justice, à la fois de l’Ancien Testament et de la philosophie grecque et romaine, permet de gérer la vie : on n’est pas en dette à l’égard de quelqu’un à qui on ne doit rien et on peut acquitter sa dette si on est redevable à quelqu’un. Par rapport au problème du mal, le sage antique - je pense aux pages admirables de Cicéron et de Sénèque sur cette question- ne se sent pas responsable de toute souffrance humaine; il ne se sent responsable que de la seule souffrance humaine qu’il a provoquée.

La responsabilité hypertrophiée

On répare le tort qu’on a commis mais on ne se sent pas responsable du tort qu’on n’a pas commis. Pour Cicéron, on doit payer ses dettes de justice et, parfois, donner libéralement aux pauvres. Mais la libéralité n’est pas la miséricorde parce que pour Cicéron, on ne doit être libéral qu’avec le pauvre qui, à défaut de rendre de l’argent qu’il n’a pas, éprouve au moins de la gratitude. Pour des raisons de justice, la libéralité ne s’applique plus à un pauvre ingrat. Imaginez le Christ ne donnant plus à un pauvre ingrat. Autrement dit, la nouvelle morale change tout dans le rapport au mal puisqu’on se sent responsable même du mal dont on n’est pas responsable. Comme le dira admirablement Lévinas : je suis même responsable de la responsabilité d’autrui. Ainsi, les Juifs seraient responsables des crimes nazis. Lévinas a écrit cela qu’il faut évidemment replacé dans le contexte. Les Juifs n’auraient peut-être pas fait tout ce qu’ils auraient pu faire pour empêcher les nazis d’être criminels.

L’homme judéo-chrétien se sent ainsi responsable de toutes les souffrances humaines. Un tremblement de terre à lieu au Maroc ou en Yougoslavie, il faut faire quelque chose même si on y est pour rien. Si je reprends l’idée de l’Eternel Retour, le fait de percevoir le temps comme cyclique est tout à fait lié au fait de ne pas se sentir responsable du mal. Il y a du mal sur Terre mais il a toujours existé et il existera toujours. Il faut passer cela au compte des profits et des pertes et la somme en est constante. Il n’y a rien à faire, il en sera toujours ainsi.

Si vous souffrez dans votre chair de tout le mal qui existe dans le monde, cela signifie compassion - ou pour parler comme Sartre, qui croyait être antichrétien mais qui a dit une parole chrétienne en proclamant qu’il ne pouvait pas se sentir libre aussi longtemps que quelqu’un dans le monde était dans les fers. A partir du moment où je me sens responsable, où je souffre du mal partout où il existe dans le monde, je ne peux plus avoir la quiétude du sage stoïcien qui accepte le destin, qui aime le destin (amor fati). Comme dit Epictète : " Tu as une femme, tu as un fils, ils meurent, au lieu de pleurer, dis toi : ce ne sont pas des choses qui dépendent de moi. " Donc, on souffre, non pas de la mort de sa femme et de son fils, mais de l’idée que l’on se fait d’eux. La sage philosophie veut qu’il dépende de l’individu d’être ou de ne pas être sage, mais il ne dépend pas de lui de vouloir que sa femme ou son fils soit atteint de maladie. Par conséquent, il doit être indifférent à la mort de sa femme et de son fils.

A partir du moment ou vous avez une perception du mal, sous la forme de la compassion, vous ne pouvez plus accepter que le monde reste comme il est. Vous devez lutter contre le mal. Pour rappeler l’admirable parabole du Bon Samaritain : un homme, blessé par des voleurs, est laissé pour mort sur la route; toutes les voitures passent sans s’arrêter parce que les gens ne se sentent pas concernés ; le Bon Samaritain s’arrête et prend soin du blessé alors qu’il n’était pas du tout responsable de l’accident. A partir de la révolution morale apportée par la Bible, l’humanité entière devient une sorte de Bon Samaritain. Du coup, le temps devient le temps qui reste pour combattre le mal.

L’eschatologie prophétique de la Bible réside dans l’attente d’un Messie pour l’Ancien Testament et dans l’attente du retour du Messie pour le Nouveau Testament. La différence n’est pas si grande en fait. Pourquoi les Chrétiens doivent-ils attendre le retour du Messie ? Après tout, il est venu et il aurait pu rester. Il est reparti parce que les ténèbres n’ont pas reçu la lumière. Voyez le prologue de l’Evangile selon Saint-Jean. Autrement dit, le monde n’était pas digne que le Christ y demeure. Quant aux Juifs, ils attendent le Messie parce qu’il dépend de Dieu seul que le moment de sa venue survienne. Mais pourquoi Dieu ferait-il grâce à l’humanité sans qu’elle ne fasse aucun effort ? C’est l’objection.

Deuxième thèse : il dépend uniquement de l’homme que le Messie vienne. Dieu a parlé pour édicter sa Loi. Les hommes ont compris le message et doivent travailler à ce que le monde soit moins pécheur et digne de la venue du Messie.

Faire un pas vers l’autre

Troisième thèse (mais comme toujours dans le Talmud, on ne tranche pas et on laisse toutes les thèses en présence) : il faut que chacun fasse un pas vers l’autre. Dieu apparaîtra si les hommes eux-mêmes font un pas vers lui. Cela signifie qu’au moment présent, le monde n’est pas tel que le Messie puisse y venir et en faire sa demeure. Donc les hommes doivent travailler à le rendre digne de sa venue. Voilà en quoi réside l’élan eschatologique de la Bible. On n’attend pas Godot. Le message de la Bible est une attente active de lutte contre le mal. Quand l’Empire romain est devenu chrétien, tous les Romains ont-ils retroussé leurs manches pour devenir moins pécheurs ? Justement non, parce que l’Empire romain s’est effondré en Occident. En Orient, il est retombé à un régime pharaonique - Byzance - de confusion entre le pouvoir spirituel et temporel.

La question se pose de savoir quand s’est opérée la véritables synthèse entre l’héritage gréco-romain et les éléments spirituels judéo-chrétien ? Est-elle totale ou existe-t-il d’énormes fractures ? La synthèse s’est faite pendant la période allant du XIème au XIIIème siècle. Elle commence par la réforme grégorienne et se poursuit à l’apogée de la papauté, lors des grands conciles du XIIIème siècle, de la Somme Théologique de Saint-Thomas d’Aquin et de la Divine Comédie de Dante. Jusque-là, il avait existé des Chrétiens dans un monde païen. Mais les premiers Chrétiens croyaient au retour imminent du Christ. Saint-Paul a dit que certains de ses disciples ne mouraient pas quand la fin du monde arriverait. Au bout de mille ans, la fin du monde n’arrivant toujours pas, il était peut-être temps de prendre des dispositions pour durer. Pour la première fois, il est apparu nécessaire de faire un monde chrétien, la seule présence de Chrétiens ne paraissant pas suffisante. C’est l’entreprise de la réforme grégorienne.

La réforme grégorienne

La querelle des investitures, le conflit du Pape et de l’Empereur et la question de savoir si les puissances temporelles pouvaient nommer ou non les charges ecclésiastiques en sont les aspects les plus connus. Mais l’essentiel est ailleurs. En effet, un clergé séparé de la société civile se forme à cette époque : on instaure le célibat des prêtres précisément pour séparer le clergé de la société civile. Sa seule raison d’être est de séparer les intérêts du clergé de ceux de la société civile, particulièrement en ce qui touchait l’héritage à une époque où se développait le féodalisme. Mais pourquoi séparer le clergé de la société civile ? Pour pouvoir faire justement du clergé un instrument de transformation de la société civile. A ce moment là, Grégoire VI et les papes qui lui succèdent prennent deux initiatives extrêmement importantes. Ils ressuscitent le droit romain, ce qui apparaît curieux dans la mesure où, quelques siècles plus tard, vers le XVème, le droit romain va devenir un instrument de lutte contre l’Eglise.

Le droit romain est un exemple d’un Etat qui ne doit rien à l’Eglise, et pour cause : il s’agit de l’Empire qui se gouverne selon les seuls principes du droit naturel. A l’époque de Marcile de Padoue et plus tard de Bodin, le droit romain devient un instrument de lutte contre la théocratie romaine. Mais au début, c’est Rome qui a ressuscité le droit romain avec la création de l’Université de Bologne, avec les travaux de Dynirius qui ont fait resurgir le droit romain dans ses formes les plus savantes, celles du code de Justinien, compilation faite au VIème siècle à Byzance mais qui avait été, par la suite, oubliée dans un Occident qui ne connaissait que les codes du droit romain antérieurs au code de Justinien, à savoir le code théodosien, et encore sous des formes édulcorées et appauvries.

Pendant le Haut Moyen-Age, le droit romain avait été complètement oublié avant sa redécouverte par la papauté. Pourquoi la papauté le ressuscite-t-elle ? Parce qu’elle veut y trouver un modèle technique pour le droit qu’elle cherche à faire. Et, deuxième initiative, la papauté va susciter un nouveau droit canonique. Ce dernier existait depuis l’origine du christianisme. La papauté fait collationner le droit canonique traditionnel qui avait été fait principalement par des conciles oecuméniques ou régionaux. Elle emprunte au droit romain l’idée que le monarque est seul source du droit. Grâce à ce moyen, elle se met elle-même à faire des lois qui sont les fameuses décretales. Cette partie du droit canonique ne résulte pas des votes du concile mais de la seule puissance législative du Pape. Pourquoi le Pape a-t-il l’idée de s’attribuer ce droit absolu de faire des lois ? Parce qu’il est animé par cette intention prophétique de transformer le monde et de le rendre moins pécheur. On le voit très bien dans le traité thomiste des lois, bien qu’il soit écrit bien plus tard, mais on le voit encore mieux dans les écrits canonistes eux-mêmes, car Saint-Thomas est assez ambigu et en fait très conservateur. (C’est peut-être pour cela qu’il plaît tellement à Hayek.)

Une loi éternelle : la conscience individuelle

On voit que le droit naturel change de statut. Chez les Anciens, on avait déjà un premier élément de critique de l’existant sur la base du droit naturel. Quand vous lisez Cicéron, Le Théofisidis, on le voit très bien. Il existe une loi qui n’est pas différente à Rome et à Athènes, qui n’est pas différente aujourd’hui et demain, et cette loi éternelle, ni le Sénat, ni le Peuple ne peuvent l’abroger ; tout homme la connaît : c’est la conscience. Donc, on peut critiquer une mauvaise législation d’après sa conscience. Mais puisque les Anciens ont une conception cyclique du temps, la référence au droit naturel est toujours réactionnaire, parce qu’on ne conçoit pas qu’une cité qu ’on bâtit soit plus belle qu’une cité ayant existé dans le passé. Il peut y avoir des dégradations - le temps peut être destructeur de la nature - et si on se sert de la nature pour juger l’existant, c’est forcément en référence à un modèle passé.

Selon la physique et la biologie d’Aristote, une belle fille ne peut pas être plus belle que les plus belles filles du passé. Le devenir pour les Anciens ne consiste pas en la transformation des espèces. Il consiste dans le passage de chaque individu de la puissance à l’acte. Quand un oeuf de poule est pondu, l’oeuf peut ou non devenir une poule selon les accidents, mais tout ce qu’il peut rêver de mieux, c’est de devenir une poule. L’idéal est forcément un idéal du passé. Aristote applique cette logique aux cités. Aristote est lui aussi très conservateur. Les cités, comme n’importe quel être de nature, peuvent aussi subir des accidents qui les empêchent de devenir en acte ce qu’elles étaient en puissance, mais si elles deviennent en acte tout ce qu’elles étaient en puissance, elles deviendront jamais rien de mieux que les plus belles cités du passé, que sont généralement Sparte et Athènes. Or, cette doctrine du droit naturel reprise par les juristes de la papauté, à la fois ceux qui étudient le droit romain, et ceux qui étudient le droit canonique, changent complètement de sens. Berman le montre très bien dans un des passages les plus intelligents du livre.

Pour les Chrétiens, la nature est une référence. Seulement, depuis la création du monde, il y a eu la chute et la nature a été blessée. Donc, prendre le droit naturel comme exemple ne revient plus à prendre un modèle passé comme référence, parce que tout ce qui a existé par le passé était quelque chose de déchu par rapport à la nature humaine. Quand Saint-Thomas évoque le droit naturel, il évoque quelque chose qui n’a jamais existé, qu’il faut faire exister. La nature devient un principe de progrès parce qu’elle n’a pas donné tout ce qu’elle aurait pu donner s’il n’y avait pas eu la chute. Donc, si on rend les hommes moins pécheurs on va s’approcher plus de la Nature. Le droit naturel devient un instrument révolutionnaire. Le mot est revendiqué par Berman qui intitule son livre " Law and Revolution " et qui parle de révolution papale où d’autres auteurs parlent de réforme grégorienne.

Un exemple extrêmement éloquent étant donné par la réplique de Thomas Bechett à Henri II qui essayait de revenir sur les concessions faites par ses prédécesseurs (les deux rois qui le séparent de Guillaume le Conquérant). Ils avaient fait des concessions à la réforme grégorienne en renonçant à nommer des évêques. Il essaie par conséquent de revenir à la coutume et il dit à Thomas Bechett, son ancien ami qu’il avait fait nommer archevêque de Canterbury, qu’il revendique des choses contraires à la coutume. Bechett a cette réponse superbe : " Le Christ a dit :’Je suis la Vérité’, le Christ n’a pas dit : ‘Je suis la coutume’ ". La Vérité l’emporte sur la coutume. Si Hayek avait lu le livre de Berman, il aurait évité de dire certaines choses sur la coutume.

Le droit canonique

A partir de ce moment-là, pour la première fois dans l’histoire, la législation devient un instrument de transformation sociale. Le droit canonique de Décrétale pour la première fois obéit à un programme de transformation. Ce programme est très vaste. Au Moyen-Age, l’étendue du droit canonique est plus grande que l’étendue du droit séculier, qui est le droit criminel des non-clercs en quelque sorte. Mais tout ce qui touche aux clercs et à leur clientèle (les étudiants des universités ou les servants des institutions de l’Eglise) ressortait du tribunal ecclésiastique, ainsi que la plus grande partie du droit civil par différents biais ; le mariage étant un sacrement, tout ce qui a trait au droit matrimonial relève du droit canonique, tout ce qui a trait également aux contrats parce qu’ils sont souvent scellés par des serments. Donc, le droit canonique a une vocation presque universelle dans la tradition juridique du Moyen-Age, et il est fait par la législation papale dans le but de rendre la société moins pécheresse, de transformer le monde. Et je pense qu’on peut voir l’histoire ultérieure de l’Occident sous cet angle.

J’avais lu le livre admirable de Norman Kohn sur les fanatiques de l’Apocalypse et il ne m’échappait pas que le marxisme était un messianisme avec dans le rôle du Messie, le Prolétariat et donc j’avais compris que le socialisme participait de cette structure eschatologique du temps. En lisant le livre de Kohn, j’avais aussi porté un jugement négatif sur ce messianisme parce que, dans son livre, il est question uniquement des mouvements révolutionnaires violents qui sont toujours destructeurs, comme la croisade des pauvres qui tue tout le monde sur son passage, la révolte des paysans, les différentes hérésies au Moyen-Age.

Cette époque du Moyen-Age va être une période de grande croissance urbaine, démographique et économique, de grandes richesses se constituent, et l’Eglise qui perçoit la dîme s’enrichit également. Donc, au Moyen-Age existent des mouvements sociaux dirigés contre l’Eglise au nom de la