Raymond Boudon:Pourquoi les intellectuels n'aiment pas le libéralisme

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Raymond Boudon
1934-2013
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Auteur libéral classique
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"Expliquer un phénomène social, c'est souvent montrer qu'il peut être vu comme l'effet non voulu d'actions rationnelles."
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Raymond Boudon:Pourquoi les intellectuels n'aiment pas le libéralisme
Pourquoi les intellectuels n’aiment pas le libéralisme ?


Anonyme


Conférence donnée à l'Institut Turgot le 5 mai 2004

La question de savoir Pourquoi les intellectuels n’aiment pas le libéralisme (Paris, Odile Jacob, 2004) à laquelle j’ai essayé de répondre dans mon petit livre est difficile pour une première raison : parce que la notion d’intellectuel recouvre des catégories hétéroclites. Elle peut désigner les intellectuels à la Zola, les intellectuels qui se voient comme les porte-parole de la conscience universelle ; mais elle désigne aussi la catégorie socioprofessionnelle de ceux qui ont pour fonction de produire des idées, dans le domaine notamment de l’humain, du social et du politique. Il y a des intellectuels médiatiques qui recherchent surtout la visibilité, et des intellectuels que les Anglais et les Américains qualifient de scholars, qui se voient comme ayant avant tout pour fonction la production de connaissances. Il y a des intellectuels militants et des intellectuels qui se recommandent de la « neutralité axiologique » chère à Max Weber.

La question est difficile pour une seconde raison, c’est que l’étiquette du libéralisme recouvre des significations multiples et des auteurs divers : Adam Smith, Benjamin Constant, Alexis de Tocqueville ou Friedrich von Hayek, pour m’en tenir à eux, sont assurément des grands noms du libéralisme, mais le noyau commun de leur pensée n’est pas immédiatement identifiable. De plus, ni les historiens ni ceux qui se voient aujourd’hui comme libéraux ne seraient unanimes sur les noms à inclure dans cette liste. Ainsi, un historien internationalement reconnu du libéralisme, qui s’est vu confier par l’International Encyclopedia of the social and behavioral sciences l’article intitulé « libéralisme et sciences sociales » n’hésite pas à classer les grands sociologues Max Weber et Émile Durkheim parmi les libéraux. Quant au célèbre philosophe américain John Rawls, il a été traité de « dinosaure libéral du Massachusetts » par un de ses collègues britanniques proche, il est vrai, du Labour, et perçu par d’autres comme social-démocrate.

Je dois encore préciser que je ne suis évidemment pas le premier à soulever la question de savoir pourquoi les intellectuels ou en tout cas beaucoup d’intellectuels d’aujourd’hui n’aiment pas libéralisme et que cette question a été souvent abordée.

Pour me limiter à un exemple, le philosophe américain Robert Nozick a naguère proposé d’expliquer ce phénomène comme un effet du ressentiment. Les intellectuels seraient hostiles au libéralisme parce que les sociétés où règne le libéralisme ne rémunèreraient pas suffisamment leurs investissements en années d’étude. Le marché et par voie de conséquence le libéralisme seraient donc profondément injustes à leurs yeux. C’est pourquoi ils le rejetteraient.

Cette théorie a été récemment mise à l’épreuve d’une observation par enquête (Rios-Pozzi et Magni-Berton, Misère des intellectuels, Paris, L’Harmattan, 2003). Il en ressort qu’elle contient sans doute une part de vérité. Mais les théories de ce genre ont l’inconvénient de ne pas tenir compte du fait que l’hostilité des intellectuels au libéralisme est variable dans le temps, dans l’espace et selon les types d’intellectuels considérés. Ainsi, aujourd’hui, un peu partout dans le monde occidental, les intellectuels en provenance des disciplines juridiques ou économiques sont moins fréquemment hostiles au libéralisme que les intellectuels formés dans les autres sciences humaines.

Les hypothèses que j’ai moi-même proposées ont trait surtout aux raisons de caractère cognitif ou, si l’on préfère, de caractère intellectuel, qui motivent l’hostilité des intellectuels au libéralisme. Elles ne sont évidemment pas dans mon esprit exclusives d’autres facteurs.

Une première hypothèse relevant de ce registre, élémentaire mais qu’on ne peut négliger, est celle de l’ignorance.

Le public, mais aussi de nombreux intellectuels ont en effet tendance à confondre le libéralisme avec des versions très particulières du libéralisme : certains l’assimilent à la théorie dite « de l’État minimum » : celle qui concède une seule fonction à l’État, la sécurité publique ; d’autres ne voient dans le libéralisme qu’une doctrine économique particulière : la doctrine, qui - à ma connaissance du moins- n’a été littéralement soutenue par personne, selon laquelle la vie économique devrait être intégralement abandonnée aux mécanismes du marché.

Bref, bien des intellectuels ne voient pas que ce qu’on appelle le libéralisme est un mouvement d’idées complexe qui a une dimension économique et politique, mais aussi une dimension philosophique, laquelle est à la source des deux autres, de sorte qu’il est impossible d’ignorer leur articulation.

Pour aller à l’essentiel, le noyau commun à l’ensemble des auteurs libéraux comporte trois ensembles de principes proposant une vision de l’homme, de la société et de l’État.

Une vision de l’homme : le libéralisme voit l’être humain comme rationnel, au sens large du terme rationnel : comme animé par des passions et par des intérêts, comme plus ou moins clairement conscient de ses passions et de ses intérêts, et comme s’efforçant d’utiliser les moyens qui lui paraissent les meilleurs pour atteindre ses objectifs. La psychologie mise en oeuvre par les auteurs libéraux dans leurs analyses est en d’autres termes celle d’Aristote ou celle des moralistes du XVIIe siècle ; en un mot, celle de toujours.

Une vision de la société : les auteurs libéraux voient la société comme un tissu complexe d’interactions et de relations sociales ; ils reconnaissent que la vie sociale est faite de conflit et de coopération ; que les situations où se mêlent des éléments de conflit et des éléments de coopération sont monnaie courante ; à l’instar du public, ils acceptent l’existence d’inégalités sociales, dès lors que celles-ci traduisent des différences dans les compétences, les responsabilités et les mérites ou qu’elles résultent des mécanismes du marché.

Une vision de l’État : les auteurs relevant de la tradition libérale partagent tous peu ou prou la description brossée par Adam Smith des devoirs de l’État, selon laquelle l’État a une triple fonction, à savoir : 1) assurer la sécurité publique, 2) mettre en place les institutions nécessaires à l’administration de la justice, et aussi 3) prendre toutes les initiatives désirables du point de vue de l’intérêt général, dont on ne peut s’attendre à ce qu’elles soient prises par l’initiative privée. Cette définition du troisième devoir de l’État selon Adam Smith est évidemment très ouverte.

Cette vision libérale de l’État, de la société et de l’homme se cristallise à la fin du XVIIIe siècle et elle se maintient chez les penseurs appartenant à la tradition libérale, de la fin du XVIIIe siècle jusqu’à nos jours : on la repère, avec bien sûr des nuances dépendant des sujets traités, chez nombre d’économistes, mais aussi de sociologues ou d’anthropologues importants, jusqu’à aujourd’hui.

En effet, lorsqu’on examine avec précision la manière dont Tocqueville, Max Weber, Durkheim ou Evans-Pritchard –pour m’en tenir à de très grands noms de la sociologie et de l’anthropologie classiques- analysent par exemple les croyances collectives, on relève que tous se contentent de la psychologie rationnelle. S’agissant de l’État, Durkheim ne lui prête que des fonctions restreintes et voit dans la concurrence entre groupes d’intérêt une dimension importante de la vie démocratique. Il analyse les inégalités sociales comme un effet de la division du travail ; comme résultant de la rencontre entre l’offre et la demande de compétences. Il a insisté sur le caractère éternel de l’individualisme.

Mais on assiste dans le même temps, au XIXe et au XXe siècles, au développement d’un certain nombre de mouvements d’idées qui contredisent profondément cette manière de concevoir l’homme, la société et l’État et qui étaient appelés à prendre une importance de plus en plus grande, à partir du XXe siècle surtout, le maximum de leur influence se situant dans les dernières décennies du XXe siècle : celles dont traite particulièrement mon livre.

S’agissant de la vision de l’homme, se développent plusieurs mouvements d’idées indépendants les uns des autres, mais ayant en commun de concevoir l’être humain, non plus comme actif, intentionnel et rationnel, mais comme fondamentalement passif : comme mû par des forces extérieures -qu’il s’agisse de forces sociales, de forces biologiques ou de forces psychologiques- et comme étant très largement inconscient de ces forces qui l’animeraient.

La notion d’origine marxiste de « fausse conscience » ou la notion freudienne d’« inconscient », dont on sait l’influence qu’elles exercent aujourd’hui encore, illustrent cette conception. Elles se sont développées indépendamment l’une de l’autre, mais elles sont profondément convergentes en ce qu’elles voient les raisons que le sujet se donne de ses actions et de ses croyances comme étant par principe des illusions.

L’anthropologie n’est pas en reste à cet égard. L’influence du marxisme ou de la psychanalyse sur cette discipline a toujours été marginale. Mais, comme l’ont fait ces autres mouvements de pensée, elle a contribué à renforcer l’image d’un homo sociologicus essentiellement passif, dépourvu d’intentionnalité et aveugle sur les raisons de ses actions et de ses croyances. Car l’anthropologie est très communément culturaliste : elle veut que les individus soient formatés par des forces culturelles dont ils ne perçoivent pas l’existence ; qu’ils croient ce qu’ils croient et font ce qu’ils font sous l’action de ces forces ; qu’ils mettent leurs actions et leurs croyances sur le compte d’un libre arbitre et d’une volonté entièrement illusoires.

En psychologie, le behaviorisme a connu, lui aussi, une influence considérable. Il s’est développé de façon indépendante du marxisme, de la psychanalyse ou du culturalisme. Mais, en se donnant pour principe de décrire le comportement humain comme l’effet plus ou moins mécanique de stimuli et de réponses, il a involontairement renforcé la vision de l’homme mise en place par ces autres mouvements de pensée.

Le structuralisme a, lui aussi de façon indépendante, contribué à renforcer l’image d’un homo sociologicus dépourvu d’intentionnalité et aveugle. Partant de l’idée que la phonologie structurale était celle des sciences humaines qui paraissait se rapprocher le plus des sciences dites dures, il a cherché à en copier les principes et à étendre leur domaine d’application. Cela l’a amené à concevoir les comportements et les croyances comme résultant d’un apprentissage par imprégnation analogue à celui qui est responsable de l’apprentissage des phonèmes et généralement de la langue maternelle.

Je n’affirme évidemment en aucune façon –ce qui serait ridicule- que ces mouvements d’idées aient été stériles, mais seulement qu’ils ont donné lieu à des conclusions et à des utilisations abusives et bien souvent légitimé des théories douteuses.

Surtout, cette convergence non voulue de mouvements d’idées indépendants les uns des autres et qui devaient tous se révéler fort influents, pour la plupart au niveau planétaire, dans la seconde moitié et surtout dans les dernières décennies du XXe siècle, a fini par imposer une image de l’homme dont les traits sont inversés par rapport à ceux que lui prête la tradition libérale.

Simultanément, se sont développées des visions de la société et de l’État tournant, elles aussi, le dos à la tradition libérale. Je serai plus bref sur ce point, car il est mieux repéré.

S’agissant de la vision de la société, toutes sortes de théories insistent sur les phénomènes de conflit collectif et de domination. Elles décrivent la société comme étant essentiellement composée, par delà la complexité des hiérarchies et des réseaux sociaux, par une opposition entre classes. Dans les versions les plus frustes de ce type de théories, on oppose une classe dominée et une classe dominante, ces deux classes étant supposées entretenir entre elles une relation de conflit frontal, de jeu à somme nulle. L’une des raisons du succès de cette vision de la société est certainement qu’elle retrouve -et qu’elle a été perçue comme légitimant- une conception de la sociologie spontanée, laquelle incline à expliquer tout état de choses perçu comme indésirable par un complot des puissants. Comme Karl Popper l’a justement indiqué, la théorie du complot est une tentation permanente des sciences sociales, d’autant plus redoutable qu’elle a toutes chances de rencontrer les explications de la sociologie spontanée.

S’agissant de la vision de l’État : il est bien connu que les différentes variantes du socialisme et du marxisme dont l’influence se déploie à partir du XIXe siècle voient l’État démocratique comme servant en réalité des intérêts particuliers : ceux de la classe dominante. Elles opposent à cette image négative de l’État « bourgeois » l’idéal édifiant d’un État planificateur. Tocqueville pressentit déjà dans cette conception de l’État, qui s’esquissait sous ses yeux, la menace d’un « despotisme immense et tutélaire ».

Ces visions de l’homme, de la société et de l’État tournent radicalement le dos à la tradition libérale. Elles se sont progressivement insinuées dans les sciences humaines au XIXe et au XXe siècles et ont connu une influence maximum dans les dernières décennies du XXe siècle. Elles ont survécu à la fin des idéologies et particulièrement à l’effondrement des régimes se recommandant du marxisme, d’abord parce que, comme j’ai essayé de le montrer, le marxisme ne représente que l’une des sources de leur inspiration parmi bien d’autres ; d’autre part, parce que l’on peut fort bien répudier une doctrine et cependant continuer d’utiliser sans même s’en rendre compte les schémas explicatifs qu’elle a mis sur le marché. C’est pourquoi il n’est pas rare d’observer aujourd’hui que certains des intellectuels qui répudient le marxisme –souvent en toute bonne foi- continuent de penser le monde à partir de schémas marxistes. De même, on considère aujourd’hui très généralement le structuralisme comme une impasse ; mais il continue d’imprégner beaucoup d’esprits.

S’est ainsi progressivement créé au fil du temps un paysage des sciences humaines où les visions de l’homme, de la société et de l’État caractéristiques du libéralisme ont tendu à se recroqueviller sur l’économie, tandis que les visions qu’on peut qualifier d’illibérales régnaient sur la sociologie, l’anthropologie, la « science politique » et la psychologie, et n’étaient pas dépourvues d’influence sur les disciplines plus traditionnelles, comme l’histoire, la géographie ou la philosophie. Par un effet complémentaire, en se repliant sur l’économie, la tradition libérale s’est rigidifiée ; l’homo oeconomicus est devenu rationnel en un sens qui apparaît souvent comme beaucoup plus étroit et beaucoup plus résolument utilitariste que chez les grandes figures classiques du libéralisme.

De façon générale, ces visions illibérales ont donné naissance à une « grille de lecture » du monde qui est fort répandue aujourd’hui, non seulement dans les départements de sciences humaines des universités du monde entier, mais aussi dans les milieux journalistiques et dans certains secteurs du monde politique et du monde syndical.

Cette grille de lecture est comme spontanément mobilisée, notamment lorsqu’un problème social, politique ou géopolitique apparaît comme particulièrement saillant.

J’évoquerai trois exemples pour illustrer cette analyse.

Celui d’abord des discours contemporains sur la mondialisation : il n’est pas difficile de constater que se profile derrière beaucoup de ces discours le schéma de la lutte des classes : les relations entre le Nord et le Sud auraient, nous dit-on, la structure d’un jeu à somme nulle ; l’un des camps, le camp dominant, ne pourrait gagner qu’aux dépens de l’autre. Cela explique par exemple qu’un Jové Bové se soit ostensiblement réjoui de l’échec de la conférence de Cancùn, car pour lui l’échec d’une négociation entre le Nord et le Sud est nécessairement un échec du camp dominant, le Nord, et par suite un succès pour le camp dominé, le Sud. Le schéma de la lutte des classes appliqué aux relations Nord-Sud se repère aussi, de façon évidemment plus discrète, sous des plumes « autorisées », comme celle du prix Nobel Joseph Stiglitz.

Autre exemple de l’influence de la vision illibérale de l’homme, de la société et de l’État : le phénomène dit de « l’inégalité des chances scolaires », à savoir le fait que le niveau scolaire soit statistiquement lié à l’origine sociale. Il a été interprété par la pensée illibérale comme le produit d’un complot de la classe dominante contre la classe dominée. La culture scolaire aurait une fonction latente : celle de consolider la division de la société entre dominants et dominés, sans que ni les uns ni les autres le sachent.

Ces idées ont eu et conservent une grande influence sur nombre d’enseignants, de syndicalistes, de journalistes et de politiques. Elles ont convaincu certains des responsables politiques qu’ils avaient, non seulement le devoir de chercher à réduire l’inégalité des chances scolaires, mais aussi que le pouvoir de le faire était à portée de main. Pour réduire l’inégalité des chances scolaires, il suffisait, pensaient-ils, d’allonger le tronc commun, de renoncer à évaluer les performances des élèves, de renoncer à les classer, à les récompenser et à les sanctionner. Ces idées ont été à l’origine d’une foule de réformes d’efficacité douteuse : non seulement du collège unique, mais aussi de l’introduction des mathématiques modernes ou de la grammaire structurale, les unes et les autres étant supposées – au vu de raisons plus ou moins obscures- plus « neutres » culturellement et par suite socialement que les mathématiques classiques ou la grammaire classique, et comme par conséquent moins susceptibles de favoriser les enfants des classes favorisées. On pouvait prévoir que ces dispositions n’avaient guère de chances d’atténuer l’inégalité des chances scolaires. En revanche, ces innovations ont puissamment contribué à la détérioration des systèmes d’éducation et au développement de la violence et de l’échec scolaires.

Pour prendre un dernier exemple emprunté à un tout autre registre : ces idées illibérales ont eu une grande influence sur les politiques de lutte contre le crime qui ont longtemps prévalu un peu partout. L’idée que l’homme serait façonné par son milieu, qu’il en serait le produit, explique qu’on ait dans de nombreux pays adopté une politique de lutte contre la criminalité centrée sur la notion de prévention et ignorant largement, non seulement la répression, mais même la simple menace de répression, à savoir la dissuasion : ce ne sont pas seulement les bons sentiments - qu’on a fini par qualifier d’« angéliques »- qui expliquent ce choix, mais l’influence de l’idée mise en place par les mouvements de pensée illibéraux que le milieu détermine le comportement comme « le foie secrète la bile ». Puisque l’environnement est le premier responsable de la criminalité, pensait-on, c’est sur l’environnement qu’il faut agir si l’on veut faire baisser les taux de criminalité. Des dizaines de recherches ont alors insisté sur le fait qu’on observe une corrélation entre les difficultés sociales et familiales que les individus connaissent ou ont connu dans leur enfance et la fréquence avec laquelle ils commettent des crimes ou des délits. L’idée de la toute puissance de la détermination par l’environnement a exercé une telle influence sur l’esprit de beaucoup de criminologues, de journalistes et de politiques qu’ils n’ont pas vu des évidences statistiques pourtant aveuglantes, à savoir que les corrélations en question sont faibles et par suite n’expliquent que très partiellement l’apparition de comportements délinquants, et surtout qu’une immense majorité des individus élevés dans un milieu réputé criminogène ne commettent ni crime ni délit.

Il faut ajouter pour compléter cette analyse que la vision illibérale de l’homme, de la société et de l’État s’est surtout épanouie dans le monde universitaire dans la période de croissance de l’université de masse, dont les effets se sont surtout fait sentir à partir des années 1960. Les schémas explicatifs simplistes ont fleuri et ont vu leur influence s’accroître dans les dernières décennies du XXe siècle, en partie parce que la croissance mal maîtrisée de l’université de masse a favorisé l’abaissement des exigences intellectuelles imposées aux étudiants. Cette crise de l’université a frappé en premier lieu celles des sciences humaines dont la colonne vertébrale était la moins solide, mais qui n’étaient pas les moins influentes.

Ce qui contribue peut-être à confirmer cette analyse, c’est que les mêmes causes ont produit les mêmes effets sous toutes les latitudes, étant entendu que la forme prise par ces effets et leur intensité ont été affectées par le contexte local. On a même assisté un peu partout à des épisodes cocasses : ainsi, en Amérique du Nord et dans une moindre mesure en Europe du Nord, les mouvements féministes ont développé l’idée que l’histoire du monde devait être récrite comme celle de la domination des femmes par les hommes et inspiré toutes sortes de travaux « démontrant » les effets ravageurs de ce phénomène de domination ; une philosophe américaine a même été jusqu’à tenter de « démontrer » que la logique d’Aristote était d’origine phallocratique ; les mouvements de défense des différents types de « minorités », ethniques, sexuelles, etc. ont suscité l’apparition de théories visant à montrer que toute l’histoire avait été écrite de manière biaisée dans le but de faciliter et de légitimer l’écrasement des « dominés ». Tous ces « travaux » en provenance des lieux de production du savoir que sont en principe les universités auraient été inconcevables si la vision illibérale de l’homme, de la société et de l’État ne s’était largement imposée. Tous partent du principe que la vie sociale oppose des dominants et des dominés, que la manipulation réussie des dominés par les dominants est une constante historique et que l’autorité publique en est complice.

Puisque tout procès doit être instruit à charge et à décharge, j’ajouterai que l’hostilité des intellectuels - de beaucoup d’intellectuels - au libéralisme provient aussi dans une certaine mesure des effets pervers engendrés par l’ordre libéral. Mais l’ironie veut que les mêmes intellectuels qui condamnent l’ordre libéral soient aussi ceux qui en défendent certains des effets pervers. Dans mon livre, j’ai pris un certain et peut-être un malin plaisir à illustrer ce point par une variation sur un thème de Tocqueville : il soutient dans sa seconde Démocratie en Amérique, en s’appuyant sur ses observations américaines, qu’une société où les produits culturels sont des produits de consommation courante soumis à la loi de l’offre et de la demande constitue un terrain favorable au développement de la vulgarité.

Je crois qu’il a raison et j’ai choisi d’évoquer sur ce chapitre le cas de la télé-réalité. J’ai proposé d’analyser ce phénomène comme une réponse novatrice à une demande. Le public aime qu’on lui montre des célébrités. Or les célébrités qui doivent leur succès à leurs mérites et dont les mérites et la personne sont médiatisables sont trop peu nombreuses pour répondre à une demande qui se fait explosive sous l’effet notamment de la multiplication des chaînes de télévision. D’où l’idée de proposer au public des célébrités, celles de Loft story ou de la Starac, dotées de mérites et de talents entièrement virtuels.

Poussant cette ligne de réflexion un peu plus loin, j’ai proposé à titre d’hypothèse qu’on peut analyser les cotes astronomiques atteintes par certains peintres - comme Yves Klein, dont la trouvaille principale a consisté à peindre en bleu des objets quelconques, par exemple les éponges qu’on peut se procurer chez le droguiste du coin - comme résultant d’un excès de la demande sur l’offre d'œuvres d’art.

Je crois qu’on peut analyser de la même façon la production des syndromes généreusement inventés par la psychiatrie moderne, comme le syndrome de Sissi qui veut que l’allant et la vitalité puissent être des signes de mal-être, voire de dépression. Ces innovations dignes du Dr. Knock sont, me semble-t-il, un effet d’une inflation de la demande de santé et tout simplement de bien-être psychique.

Ces mécanismes pervers seraient sans importance s’il suffisait d’ignorer ces produits douteux. Mais il est bien possible que la loi de Gresham s’applique au cas des produits culturels : que, de même que la mauvaise monnaie chasse la bonne, les oeuvres d’art insignifiantes et les idées fragiles et douteuses chassent les bonnes en en décourageant la production.

On reconnaîtra qu’il serait difficile de lutter contre ces effets pervers, si effets pervers il y a bien, sans mettre en cause des valeurs fondamentales, comme la liberté d’opinion et de création. C’est pourquoi sans doute les intellectuels qui dénoncent les effets indésirables du libéralisme songent rarement à évoquer ce type d’effets.

Laissant de côté les autres thèmes développés dans mon livre, je dirai, pour conclure sur une note plus optimiste, qu’à mon sens le pire est derrière nous : que la tradition de pensée libérale est peut-être en train de sortir de sa situation d’écrasement par des schémas de pensée qui lui tournent le dos. D’abord parce que, dans le long terme, le principe de réalité tend à affaiblir les idéologies. Or il y a beaucoup d’idéologie dans la vision illibérale de l’homme, de l’État et de la société. On sait maintenant que le collège unique, les mathématiques modernes et la grammaire structurale n’ont guère réduit l’inégalité des chances, mais ont contribué au développement de l’illettrisme et de la violence scolaire. On sait que ces innovations malheureuses ont entravé l’adaptation des systèmes d’enseignement au monde moderne. On sait que les réussites économiques de l’Irlande, de l’Espagne, de la Corée du Sud ou de la Chine, que le fait que ces pays aient considérablement réduit leur taux de chômage et augmenté leur niveau de vie sont dus à ce qu’ils ont appliqué une politique économique libérale. On sait à quoi ont mené les politiques de lutte contre le crime trop exclusivement orientées vers la prévention.

Du côté des intellectuels, on observe une érosion des schémas de pensée inspirés par la vision illibérale de l’homme, de la société et de l’État. Le marxisme, le behaviorisme, le structuralisme et tous les mouvements d’idées qui ont occupé le devant de la scène notamment dans les dernières décennies du XXe siècles ne sont plus au mieux de leur forme. Mais il faudra sans doute attendre une génération -et peut-être deux- pour que ces idées illibérales cessent d’imprégner le monde intellectuel, notamment parce que les penseurs illibéraux d’hier, s’ils n’ont pas de successeurs, ont des fidèles aujourd’hui installés en nombre dans les universités, les organes de presse, le monde syndical et le monde politique.

wl:Raymond Boudon

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