Avec la taxe Tobin, ATTAC réussit un vrai doublé : pour aider les pays pauvres, ils veulent taxer des activités éminemment utiles aux pays pauvres, et ils baptisent Tobin une préconisation que Tobin a complètement désavouée.
Beaucoup de gens sont intrigués par l'importance des mouvements de capitaux entre pays, mouvements très supérieurs au montant des échanges commerciaux et des investissements à l'étranger. ATTAC attribue cet excédent à la "spéculation financière", idée exprimée entre autres dans le tract diffusé par le comité ATTAC Paris Centre en 2001 dont voici un extrait:
"Comment fonctionne la spéculation?
Elle s'appuie sur la fluctuation des taux de change, la mobilité des capitaux, et les outils informatiques des banques. Prenons un exemple :
Les taux de change entre les devises étant dérégulés, le dollar peut être plus cher à Tokyo qu'à New York. Par ailleurs la circulation des capitaux étant libres, un spéculateur peut en profiter pour acheter de grosses quantités de dollars aux États-Unis et les revendre plus cher au Japon. Enfin, grâce aux moyens informatiques, il peut recommencer cette opération plusieurs centaines de fois dans une même journée et dégager d'énormes bénéfices."
Autant de mots, autant de bêtises! Comme Florin Aftalion l'a si bien expliqué dans un article des Échos, le marché des changes est mis en œuvre par des milliers de cambistes. Ces cambistes exécutent les ordres qui viennent d'entreprises ayant des devises à vendre ou à acheter à la suite de leurs opérations industrielles et commerciales. Chaque cambiste travaille en liaison étroite avec d'autres cambistes, car il n'a pas forcément lui-même la quantité de devises qui correspond aux besoins du client. Si un cambiste estime avoir un excédent d'euros et un déficit de dollars, il doit vendre des euros pour acheter des dollars. Pour cela il appelle un autre cambiste et lui demande une cotation. Son collègue répond par deux nombres : un qui correspond au cours en dollars auquel il achète les euros, l'autre au cours auquel il les vend. La différence entre ces deux nombres n'est que de quelques dix millièmes du cours. Fort de ces informations, notre premier cambiste peut décider ou non de vendre ses euros à son collègue contre des dollars. Celui-ci ne peut refuser sous peine de se voir exclure du marché. S'il n'a pas lui-même assez de dollars, il devra à son tour se les procurer. Mais en général, le cambiste qui lui fournit la contrepartie a le même problème que lui. Il doit à son tour ajuster sa position. Une cascade d'opérations a ainsi lieu jusqu'à ce que finalement chaque opérateur soit à peu près satisfait de ses nouvelles positions. Cela explique le phénomène qui intrigue tant les ignorants, que tout euro dépensé dans une transaction purement commerciale, entraîne le mouvement de 6 à 7 euros de transactions financières.
Certes, d'un jour à l'autre, les cours fluctuent légèrement, et un cambiste ne peut exactement équilibrer ses positions tous les jours. S'il a pendant plusieurs jours un excédent d'une devise dont le cours monte, il peut gagner un peu à ce moment là, mais un autre cambiste perdra exactement autant. Quelques jours plus tard ce sera le contraire. C'est un jeu à somme nulle. Les cambistes ne peuvent donc absolument pas s'enrichir sur le marché des changes. Ils peuvent seulement vivre, comme tout commerçant, grâce à la différence entre le prix d'achat et le prix de vente, différence, qui, répétons le est infime : quelques dix millièmes.
En dehors de ces opérations parfaitement normales et utiles, il existe de temps en temps des crises affectant les monnaies de certains pays. Soyons clairs : elles n'ont d'autre origine que l'incompétence ou le laxisme des gouvernants. Dans ces cas là, oui, des spéculateurs à la Soros peuvent gagner de l'argent en anticipant la faillite de la gestion financière d'un gouvernement. Mais ces phénomènes sont plus rares aujourd'hui, notamment parce qu'il existe une monnaie unique en Europe et que les parités fixes ont tendance à céder la place aux changes flottants. La période pendant laquelle la spéculation est possible est courte, car un Etat est bien obligé de dévaluer sa monnaie lorsque sa banque centrale voit ses réserves s'épuiser. Pendant cette courte période, les sommes mises en jeu sur le marché des changes, et partant les gains ou les pertes peuvent être considérables. C'est pour lutter contre ce type de spéculation que Tobin, a proposé un jour de taxer ces mouvements à un faible taux (quelques millièmes) : ainsi cela ne gênerait pas vraiment les transactions "normales", mais gênerait la spéculation. La taxe engendrerait des sommes importantes - malgré son faible taux - puisqu'elle porterait sur des montants très importants. ATTAC s'est emparé de cette idée en déclarant que ces sommes devraient être utilisées pour venir en aide aux pays pauvres.
Or en 1971, lorsque Tobin a émis l'idée de sa fameuse taxe, les transactions purement spéculatives représentaient une part plus grande des transactions totales, et même les transactions normales pouvaient donner lieu à un peu de spéculation. Les ordres de mouvement étaient donnés par téléphone et non par ordinateur, il fallait un quart d'heure pour obtenir une ligne téléphonique entre New York et Tokyo et il était possible de jouer - modestement et sûrement pas des centaines de fois par jour - sur les différences de cours entre les deux places. Mais surtout, les transaction normales étaient très loin d'avoir atteint le niveau qu'elles ont aujourd'hui. La spéculation pure était donc relativement plus importante par rapport à ces dernières.
Pourtant même à cette époque, l'idée de Tobin était loin de faire l'unanimité parmi les grands économistes. Il faut d'abord prendre conscience que ce n'est pas pour cette idée que Tobin a eu le prix Nobel. Il l'a eu en 1981, avec Harry Markovitz pour ses analyses sur la répartition que font les individus et les entreprises entre leurs différentes catégories d'actifs et de dettes.
Plusieurs prix Nobel parmi les plus connus ont publiquement pris parti contre la taxe Tobin, notamment Milton Friedman et Robert Mundell, pour essentiellement trois raisons :
- Il est idiot d'infliger des punitions monétaires, si faibles soient-elles et encore moins des complications administratives aux transactions financières utiles.
- Quant à la spéculation proprement dite, ce n'est certainement pas des taux de 0,5% qui vont la décourager.
- Cette spéculation joue un rôle utile en dissuadant les gouvernements de faire de l'inflation, qui est un vol pur et simple, aux dépens de leur monnaies et de leurs sujets.
Mais l'argument essentiel contre l'usage que veut faire ATTAC de sa taxe vient de Tobin lui-même. Les deux années précédant sa mort (il est mort à 84 ans le 11 mars 2002), il s'est publiquement désolidarisé d'ATTAC en au moins trois circonstances :
- dans un entretien accordé à Politique Internationale en décembre 1998 et reproduit dans le livre Vingt économistes face à la crise par Henri Lepage et Patrick Wasjman (Odile Jacob, Opus, 1999).
- dans un entretien avec le Financial Times reproduit par les Echos le 11 septembre 2001.
- dans un entretien accordé à der Spiegel le 3 septembre 2001 et reproduit par le Monde le 10 septembre 2001. En voici quelques extraits :
"J'apprécie l'intérêt qu'on porte à mon idée , mais beaucoup de ces éloges ne viennent pas d'où il faut. Je suis économiste, et comme la plupart des économistes, je défends le libre-échange. [...]
"J'estime être aujourd'hui mal compris. J'estime aussi qu'on s'est abusivement servi de mon nom pour des priorités qui ne sont pas les miennes. La taxe Tobin n'est pas un tremplin pour les réformes dont ces gens veulent. Mais que faire?"[...]
"Les problèmes de la mondialisation ne seront pas réglés en s'opposant à ce qu'elle aille de l'avant. Tous les pays, comme leurs habitants, tirent profit du libre échange des biens et des capitaux."[...]
"C'est absolument faux [que la pauvreté a progressé] . Prenons la Corée du Sud, qui en 1960 était un pays extrêmement pauvre. Elle fait aujourd'hui partie des grandes nations industrialisées. Il en est de même de beaucoup d'autres "tigres", en dépit de la crise que l'Asie du Sud-Est a connue il y a trois ans. Ces pays restent à l'heure actuelle plus prospères qu'ils ne l'étaient il y a trente ans. Et cela grâce au commerce et aux capitaux étrangers."[...]
"La pauvreté peut avoir bien des causes. La plupart de ces causes sont inhérentes aux pays mêmes. Ils n'améliorent pas leur situation en prenant les mesures que prônent les opposants à la mondialisation, telles que l'adoption partout dans le monde des conditions de travail des nations occidentales. Cela réduirait la compétitivité des pays pauvres sur les marchés des pays riches".
Dans le livre ATTAC où l'intoxication des personnes de bonne volonté, je démontre que les échanges commerciaux et les investissements à l'étranger sont fondamentalement utiles aux pays pauvres. Il est donc tout simplement absurde de vouloir les taxer si l'on recherche l'essor des pays pauvres.