Frank van Dun:Hygiénisme législatif et déclin du droit

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Frank van Dun
1947 -
Auteur anarcho-capitaliste
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Frank van Dun:Hygiénisme législatif et déclin du droit
Hygiénisme législatif et déclin du droit


Anonyme


L'image libérale et émancipatrice de l'hygiénisme contemporain

Le phénomène de l'hygiénisme législatif comprend un certain discours public de la part des autorités politiques et académiques, des médias et des activistes de divers mouvements. Ce discours fournit une sorte de légitimité et de respectabilité aux lois et aux mesures fiscales et administratives que les programmes hygiénistes préconisent.

Ces lois et ces mesures, aussi onéreuses et paternalistes qu'elles soient, sont néanmoins présentées comme des moyens pour rendre plus efficaces la défense et la protection des droits des individus. Elles ont certainement des répercussions sur la liberté et la vie privée des individus, mais la plus grande partie de leurs actions vise des organisations - les industries, les entreprises commerciales, les écoles, les hôpitaux, les clubs sportifs, les communes, etc. Par conséquent elles n'impliquent pas à première vue de mesures répressives contre "l'individu". Notez cependant que dans ce contexte, le mot 'individu' n'indique pas l'être humain réel et entier. Elle indique plutôt cette abstraction qu'on nomme aussi 'la personne privée', c'est à dire l'être humain en tant que consommateur, jouissant de ses loisirs dans un petit coin du monde protégé par son soi-disant "droit à une vie privée".

Les mouvements hygiénistes se vantent de leur respect pour cet individu abstrait. De plus, ce respect affiché semble pour une bonne partie de l'opinion publique une raison suffisante pour accepter l'image libérale et émancipatrice que projette le nouvel hygiénisme. Celui-ci se présente volontiers comme le protecteur des faibles contre les forces obscures du marché et de l'industrie, mais aussi comme éducateur et guide paternaliste qui protège les gens contre leurs propres faiblesses et ce faisant les rend plus libres, plus capables de vivre en dignité.

Cette perception assez commune de l'hygiénisme contemporain, je ne la partage pas. Elle repose, il me semble, sur des conceptions de la vie en société, du droit et des droits de l'homme et du libéralisme qui me paraissent fausses et dangereuses. Fausses, parce qu'elles impliquent une confusion de la réalité de la vie avec la rhétorique (les images projetées par les médias et les modèles abstraits et formels de la science sociale moderne). Dangereuses, parce qu'elles cachent les coûts économiques et surtout politiques des actions en mettant en relief seulement les intentions et presque jamais les conséquences.

Quoi qu'il en soit de leurs intentions émancipatrices, il n'y a pas de doute que l'hygiénisme contemporain porte atteinte à la liberté. Pour se protéger contre les dangers de la vie et les forces soi-disant obscures de l'industrie et du commerce, le citoyen, censé être incapable de juger pour lui-même, doit se placer sous la tutelle de l'État - ou plutôt, sous la tutelle d'une pléiade d'experts et de bureaucrates, qui opèrent avec un pouvoir largement discrétionnaire en mettant en vigueur leurs petites théories préférées.

L'effet cumulatif de toutes ces campagnes a été la mise en place d'un système impressionnant de contrôles, de contraintes et de police qui affecte le mode de vie et les conditions de travail d'un très grand nombre de gens.

Et ce n'est pas fini. Sans doute le succès de ces campagnes stimulera d'autres groupes qui piaffent en coulisses pour imposer leur règle d'or à la population. Même si cela n'est pas le cas, il est à craindre que ces systèmes de contrôle et de contraintes développent leur propre dynamique en multipliant leurs programmes, en élargissant leur domaine d'action et en créant un nombre croissant de groupes de pression, de clients et de fournisseurs, d'experts dans l'administration et dans le monde universitaire. On peut s'attendre à l'apparition de nouvelles disciplines et instituts soi-disant scientifiques dont la raison d'être est principalement de fournir des arguments pour maintenir et élargir les programmes et les budgets de leurs patrons.

C'est une perspective effrayante, même si, comme nous l'assurent les porte-parole de ces mouvements, toutes ces activités n'ont pour but que de protéger et d'aider les individus. La perspective est d'autant plus effrayante qu'il s'agit ici d'institutions dont les pouvoirs resteront en place, n'importe qui déterminera un jour leurs priorités politiques.

Bien sûr, ces considérations, qui visent le long terme, n'ont pas de place dans le climat intellectuel dans lequel la mentalité hygiéniste a ses racines. Celui-ci n'admet que des discussions sur les intentions et les effets des actions sur des problèmes isolées. Il n'admet pas les discussions sur la synergie des causes et des effets dans l'ensemble de la société. C'est là une synergie qui dépasse les bornes des disciplines spécialisées et donc le porteur de la vision des experts monomaniaques.

La mentalité hygiéniste et le déclin de la conscience politique du droit

C'est cette absence de souci pour l'ordre réel de la société, c'est à dire pour le droit, qui me paraît l'aspect le plus dangereux de la mentalité hygiéniste. Les succès des diverses campagnes législatives et régulatrices, qui sont en effet des tentatives d'imposer un certain style de vie, montrent combien est avancée l'érosion de l'idée de l'État de droit. Cette idée implique que l'État à sa raison d'être dans l'accomplissement de la justice, qui est le respect du droit. L'hygiénisme législatif s'inscrit justement dans ce long déclin de la conscience politique du droit, qui a permis à tant de groupes de mettre les pouvoirs publics au service de leurs intérêts particuliers.

Le déclin de la conscience politique du droit se manifeste dans l'attitude des gens pour qui la fin justifie les moyens, même les moyens politiques comme la contrainte, la police et la fiscalité. Cette attitude s'exprime par la conviction que "ce qui me paraît bon devrait être rendu obligatoire (ou au moins subventionné); ce qui me paraît mal devrait être défendu (ou au moins taxé)".

Cette attitude est le symptôme d'un mépris profond pour le droit et à l'égard de toutes les valeurs qui s'y rattachent: sur le plan moral, le respect des autres, le respect de soi-même et le sens de la justice, et sur le plan intellectuel, le sens de la réalité, c'est à dire de la priorité de l'objet - le monde, l'homme, la société - par rapport à sa représentation subjective ou formelle. Je parle ici de la priorité des choses par rapport aux mots, des faits par rapport aux discours, de la vie vécue par rapport aux modèles et simulations symboliques.

Le renversement de cette priorité est chose courante dans notre culture rhétorique. C'est la culture que représentent les médias et les politiciens, les professeurs, les intellectuels et les experts qui fournissent la plus grande partie de ce que les médias communiquent: les slogans, les bonnes intentions, les statistiques, les définitions de problèmes, les analyses instantanées, les solutions, qui pour la plupart me rappellent le commentaire ironique du journaliste américain H. L. Mencken: "Pour tout problème complexe, il y a une solution qui est simple, directe et fausse."

La culture rhétorique, on la trouve aussi dans les grandes bureaucraties et les grandes entreprises, ce monde de "projets", de "reportages", de "stratégies" et de "modèles d'actions", où l'impression qu'on fait sur l'audience rassemblée autour de la table compte pour plus que les effets réels de ce qu'on propose. C'est le monde ou il est rare que quelqu'un soit confronté de façon directe avec les conséquences des propositions et des décisions auxquelles il a contribué. C'est le monde où les structures complexes des grandes organisations, leurs décisions collectives et leurs consultations d'experts externes, diminuent et masquent toute responsabilité personnelle des individus.

Démocratie et démagogie

Les dangers de cette culture rhétorique sur le plan de la politique sont bien connus depuis longtemps. Permettez-moi de citer à cet égard le bon Aristote. Une démocratie saine, dit ce père de la philosophie occidentale, est une démocratie où le droit prime tout, y compris les décrets et les lois promulguées par les majorités ou les souverains. Le décret et la loi sont l'expression d'une volonté particulière, d'une décision. Le droit, par contre, c'est le rapport nécessaire des choses. Du moment où les souverains ou les majorités législatives n'ont plus égard aux rapports nécessaires des choses, ils entrent dans l'arbitraire. Alors la loi n'est plus l'expression de la volonté de se soumettre au droit, c'est à dire expression de la justice.

C'est ce qui se passe, selon Aristote, dans une démocratie dépérissante. Là les majorités fortuites placent leurs décrets au-dessus du droit, pour réaliser ainsi leurs objectifs actuels au détriment d'autres personnes. Ils considèrent la société comme un domaine privé dont ils peuvent disposer, dans les marges du possible, selon leur bon vouloir. Ils privatisent ainsi l'activité politique, qui perd son caractère public et devient tyrannique.

Le dépérissement de la démocratie, Aristote l'attribue aux actions des démagogues. Ceux-ci manipulent l'opinion publique, ils sont les vrais maîtres qui agissent en coulisse, tout comme dans une monarchie malade, courtisans et courtisanes règnent à la place du roi. Il me paraît clair que les démagogues n'ont pas une chance dans une société où la conscience politique du droit est vigoureux et anime l'opération des institutions publiques.

Il est difficile de nier le caractère démagogique des campagnes hygiénistes, qui est parfois admis par leurs porte-parole eux-mêmes. Notons simplement que "la science" dont elles se réclament est souvent d'une qualité pitoyable, incontrôlable et en tout cas ouverte à des interprétations divergentes, que les meneurs de ces campagnes restent souvent dans les coulisses de la bureaucratie nationale ou internationale ou dans le labyrinthe des instituts, des lobbies et des réseaux de propagande et de pression qui entourent les processus de la législation et de l'administration dans le monde contemporain.

Qui sont-ils? Qui représentent-ils? Devant qui se justifient-ils? D'où viennent leurs finances? Or ces gens exercent une influence considérable par la manipulation habile des médias et de l'opinion publique, pour ne rien dire des politiciens toujours en quête de thèmes nouveaux et de crises spectaculaires. Trop souvent de cette influence directe ou indirecte résulte un flot de réglementations dépourvues de tout fondement en droit. C'est cet aspect de l'hygiénisme législatif que je veux mettre en évidence.

Il est important de situer l'hygiénisme législatif dans le contexte d'un déclin de la conscience politique du droit. Mes réserves vis-à-vis des campagnes hygiénistes résultent de ma conviction qu'elles impliquent une négation du droit, tandis que pour moi le droit est la seule garantie du caractère public de la politique et donc la seule garantie contre la privatisation de pouvoir politique, contre ce qu'on a déjà appelé "la tyrannie des minorités".

Pour donner quelque substance à mon argumentation, il faut que je vous parle un peu de la philosophie du droit. Je ne veux pas me contenter à approuver pour la forme l'idée du droit. Il faut être bien précis sur le sens exact de cette idée, dont beaucoup de gens semblent avoir perdu conscience. Parlons donc du droit et de la conception fausse du droit que semble présupposer une grande partie des discours publics.

La fausse conception contemporaine du droit

Aujourd'hui il paraît que le mot 'droit' signifie en premier lieu un ensemble de règles, surtout de règles législatives, qui prescrivent ce que les gens peuvent faire et ce qu'ils ne peuvent pas faire sans provoquer une réaction quelconque de tel ou tel organisme public. Le droit, dans cette conception, c'est l'ensemble des règles de droit.

Par conséquent, la connaissance du droit, c'est la connaissance des règles de droit. Alors la question se pose: comment savoir si une règle est bien une règle de droit? La réponse à cette question se fait généralement par le recours à la doctrine des sources du droit. D'après cette doctrine, il y a des sources du droit - la législation, les jugements et arrêts des tribunaux, etc. - et tout ce qui émane de ces sources est présupposé être règle de droit.

La conséquence la plus grave de cette conception du droit, c'est qu'elle n'admet aucune définition substantielle du droit. La notion de droit ne peut être fixée que par rapport à cette masse de règles, dont le nombre et le contenu peuvent changer à chaque instant et de façon arbitraire selon les oracles des soi-disant sources du droit.

Comme on dit, le droit peut être n'importe quoi - c'est une catégorie purement formelle. Par conséquent, la seule manière à connaître son droit est de consulter un spécialiste, un juriste, quelqu'un censé être au courant des derniers changements dans la masse des règles qui émanent sans cesse des 'sources du droit'.

Le droit naturel

If faut souligner que cette conception contemporaine du droit n'a rien à voir avec la conception classique et traditionnelle. L'idée classique du droit, le concept du droit naturel, n'identifie pas le droit avec les règles de droit. Le droit n'est pas conçu comme une règle, mais comme un fait, ou plutôt comme un ordre réel - les conditions du droit étant fixées par la nature des choses et en particulier par la nature de l'animal humain.

Le grand avantage de cette conception classique du droit, c'est qu'elle explique comment il peut y avoir une science du droit. Celle-ci se base sur une connaissance approfondie et systématique de l'ordre naturel du droit, c'est à dire des conditions de la vie en société. Elle se rapporte aux distinctions réelles et objectives dans la nature des choses, en particulier les distinctions entre les hommes.

Le droit, c'est l'ordre de coexistence des hommes fixé par le fait qu'ils sont tous des individus distincts et séparés. Le fait fondamental du droit, c'est que, vous et moi, nous sommes des personnes différentes, que le mien n'est pas le tien, que ce que je dis ne vous oblige pas.

Puisque cet ordre est une donnée objective, il peut être étudié comme tel, indépendamment de toute collection de règles de droit. D'après cette conception naturaliste du droit, une règle n'est une règle de droit que si elle ordonne le comportement qui dans les circonstances paraît utile ou nécessaire pour maintenir ou rétablir cet ordre. En d'autres termes: c'est par le droit qu'on connaît les règles du droit. Le contraste avec la conception de la majorité de nos juristes et de nos intellectuels est dorénavant clairement établi.

Subjectivisme, formalisme et négation du droit

En effet, la conception naturaliste du droit n'a rien avoir avec l'esprit positiviste, lui-même expression du relativisme, subjectivisme et formalisme et surtout de la négation de la réalité qui sont endémiques dans la culture universitaire de notre siècle. Celle-ci se réfère de préférence à quelconque "modèle" plutôt qu'à la réalité. Plutôt que de confronter le fait, pourtant évident, que la société se fait dans un flux de rencontres entre individus distincts et séparés, la science sociale paraît prédisposée à effacer les individus et à n'en retenir que quelques attributs abstraits - les préférences, les utilités, les opinions, les attentes, etc. - qu'elle traite d'ailleurs comme s'ils étaient des objets mathématiques qui existent indépendamment de toute vie vécue. Apparemment les individus n'existent que comme le substrat matériel de ces objets, qui sont censés constituer l'essence même des phénomènes sociaux. Cette hypothèse est bien commode pour transformer l'étude de la vie en société en science formelle et mathématique, son application dans le domaine de la politique et de l'action physique n'est pas sans risques.

D'après cette approche formaliste, l'individu n'est rien d'autre qu'une collection de ces états subjectifs. Son existence distincte et séparée n'est qu'illusion. Il s'ensuit que toutes les distinctions entre les hommes sont conventionnelles et artificielles. L'individu, n'ayant pas de réalité, est conçu comme une construction théorique, ou même une créature de la loi ou d'une convention sociale. Par conséquent, toutes les distinctions entre les hommes, leurs actes et leurs mots, sont censées être conventionnelles et, dans ce sens, arbitraires.

D'après cette conception, c'est sans importance que c'est moi qui fais ceci et vous qui faites cela. On n'a d'égard que pour les effets des actions elles-mêmes, comme si la société n'était qu'un système d'actions, comme si c'était sans conséquences à qui on attribue tel ou tel acte, qui on tient responsable pour les effets qu'il produit.

Cette négation de la réalité des hommes entraîne la négation du droit et, partant, de la justice. Du moment qu'on nie cet ordre réel la notion de justice perd son sens - elle non plus ne peut alors apparaître que comme une notion subjective et purement formelle.

Droit et justice

Pourtant la justice, ne l'oublions pas, a un sens bien précis. Elle est le respect du droit, donc de l'ordre réel des choses, le désir et la compétence de rendre à chacun ce qui lui appartient. Elle est la faculté de maintenir ou, le cas échéant, de rétablir les distinctions entre les hommes.

C'est dans cette perspective réaliste que s'inscrit le principe fondamental selon lequel chacun est présumé innocent tant qu'il n'y a pas preuve de sa culpabilité. Cette preuve doit être fournie d'une manière incontestable, c'est à dire par un procès public recherchant consciemment et sans préjugés les circonstances réelles des faits. La justice implique en outre qu'il ne sera porté atteinte en aucune manière à la personne, aux biens et à la liberté des innocents.

En revanche, nier la réalité du droit naturel, c'est nier la réalité des êtres humains et la réalité de leurs existences distinctes et séparées. Alors, les distinctions entre les personnes ne pouvant être conçues que comme des distinctions artificielles et conventionnelles, la justice est mise à la dérive.

Dans la perspective réaliste du droit, la justice, élevée au niveau d'un art ou technique sophistiquée, est une discipline rationnelle et objective. Elle se donne pour but de découvrir la vérité sur les actions humaines, afin de déterminer même dans les cas les plus obscurs qui est l'auteur de tel ou tel acte, ou de tels ou tels dires.

Notons que cette conception de la justice n'a rien de métaphysique ou de théologique, puisqu'elle s'occupe seulement des distinctions dans les choses réelles. Ce n'est pas sans cause que nous parlons du droit naturel et non pas d'un droit métaphysique ou divin.

De la justice, passons à l'injustice. Le paradigme de l'injustice, c'est le refus de respecter les distinctions entre les hommes. Il y a injustice, par exemple, dans l'acte de s'approprier les dires ou les fruits du travail d'autrui, comme il y a injustice dans l'attribution de ses propres mots et actes à d'autres personnes afin de les combler d'une responsabilité qui d'après la nature des choses ne leur incombe pas.

L'injustice engendre le désordre dans les affaires humaines, parce qu'elle tient pour coupable les innocents et pour innocent les coupables. En faisant ainsi, l'injustice efface les distinctions entre les hommes, entre le mien et le tien. Elle masque le lien entre celui qui agit et son action, afin de le débarrasser de sa responsabilité.

Justice et solidarité

Notre discussion de la nature de l'injustice nous montre une raison probable pour cette inclination à la négation du droit et des distinctions naturelles entre les hommes qui est si répandue parmi nos intellectuels. Dans un bon nombre de cas, les distinctions conventionnelles servent à redistribuer les responsabilités, par exemple en définissant des groupes de solidarité, dans lesquels les distinctions entre personnes ne comptent plus pour rien.

La solidarité, comme le mot même l'indique, n'a pas de regard pour les personnes distinctes et séparées. Au contraire, elle ne considère les personnes que comme les parties inséparables d'un tout solide. Le sort d'une seule partie est le sort de toutes les autres parties, et l'action d'une seule partie oblige toutes les autres parties.

On voit que justice et solidarité sont des normes logiquement incompatibles, qui correspondent à des conceptions fondamentalement différentes de la vie en société. La solidarité autorise explicitement à faire ce que la justice interdit - par exemple, punir une personne pour l'acte d'une autre sous le prétexte que la première personne est solidaire avec la deuxième, ou encore réclamer une récompense d'une personne parce qu'on l'a déclarée solidaire.

Droit naturel et droit idéal

Le déclin de la justice, longtemps considérée comme la première vertu sociale, s'explique par le fait qu'elle appartient à ce que j'appelle le point de vue interne de la vie sociale, à la vie sociale vécue. La justice n'apparaît que quand on se place parmi les hommes, là où on fait face à l'autre.

Or ce point de vue interne, on le cherche en vain dans la plupart des discours publics et académiques sur la vie sociale. Ceux-ci se servent plutôt de statistiques, qui sont des représentations de la société considérée comme un objet vu de l'extérieur.

Statistiques et solidarité vont ensemble, les deux étant des moyens de gestion de la société (ou, si vous voulez, les moyens de gouvernement dans le sens technique et non dans le sens politique). C'est par la formation de groupes solidaires que le gouvernement entreprend de gérer la société afin d'arriver à de nouvelles configurations statistiques, dont il espère qu'ils peuvent passer pour des solutions aux problèmes définis dans son programme.

Il me semble que le nouvel hygiénisme législatif s'insère dans cette perspective technique et statistique de la politique, c'est à dire de la gestion de la société. Il ne tient pas compte des distinctions entre les hommes, mais vise à réaliser des conditions sociales "désirables" en mettant en œuvre des politiques de gestion, qui sont en effets des manipulations de certains groupes d'activités, donc de certains groupes de personnes sélectionnées par âge, sexe, profession, occupation, etc.

Ces conditions sociales "désirables" sont aujourd'hui souvent présentées comme des droits, mais il est clair qu'elles ne sont pas des droits dans les sens du droit naturel: elles ne sont pas des comportements compatibles avec les exigences de l'ordre réel de la vie en société. Au contraire, ces conditions sociales 'désirables' fournissent souvent le prétexte pour limiter ou même pour rendre nuls les droits naturels des personnes. Ainsi, les soi-disant droits qu'elles définissent se révèlent être vraiment tyranniques.

La perspective gestionnaire présuppose donc que l'homme n'est pas un être réel qui se maintient par son action, mais plutôt un ensemble d'états subjectifs. Il n'est pas ce qu'il est physiquement, ni ce qu'il fait par ses actions physiques, il est au contraire ce qu'il veut être, ce qu'il veut avoir. Par conséquent, son droit n'est pas lié à son existence physique dans un monde physique qu'il partage avec les autres; il n'a pas droit à ce qu'il est et ce qu'il fait. Au contraire, il est censé avoir droit à ce qu'il veut être et à ce qu'il veut avoir - en un mot, à la satisfaction de ses désirs.

Voilà le contraste fondamental entre la conception du libéralisme classique qui se réclame du droit naturel et la conception du soi-disant libéralisme américain de nos jours, dont l'hygiénisme législatif est une manifestation spectaculaire. Le libéralisme classique affirme le droit de l'homme à la liberté; le libéralisme à l'américaine affirme le droit à une existence libérée, c'est-à-dire libérée de tout risque de frustration. Il est évident que d'après cette conception "libératoire" le nombre de "droits" doit être infini. C'est une conception vraiment utopique des droits de l'homme.

De la conception idéaliste du droit à l'État gestionnaire

Regardons de plus près cette notion que le droit de l'homme est lié à une idée subjective considérée comme un idéal. Cela revient à dire que pour qu'une chose soit reconnue comme un droit, il suffit généralement de la présenter comme une chose désirable, ce qui se fait par l'argument qu'une partie importante, ou au moins vocifère, de l'opinion publique la désire. Dans cette conception "idéaliste", mais au fond extrêmement subjectiviste du droit humain, il y a inévitablement des conflits entre les divers idéals. Chacun de ceux-ci correspond à quelque vision de perfection de la société, mais ils se trouvent en conflit par le fait qu'il s'avère impossible de les réaliser tous en même temps. Par conséquent, les droits fondés dans ces idéals risquent d'être des sources de division plutôt que d'harmonie. Si tout le monde a droit à une société telle qu'il la désire, le droit ne peut être que source de guerre entre les partisans de différents idéaux.

Voici une conséquence immédiate de la conception idéaliste du droit que nous venons d'esquisser: la société n'est possible que par la gestion des énergies humaines dans un effort destiné à réaliser un idéal unique ou au moins un compromis quelconque. C'est dans cette idée que la politique de gestion et l'État de gestion trouvent leur justification et leur raison d'être. L'action politique apparaît ici comme la source, ou la condition nécessaire, de l'ordre social. Celui-ci ne sortirait jamais de l'état de guerre provoqué par le conflit des désirs et de ce qu'ils tiennent pour désirable, sans l'imposition d'un idéal unique ou d'un compromis quelconque par la force coercitive de l'État.

Dans le contexte de l'État démocratique actuel tout cela se traduit par la thèse que le droit fondamental de chaque personne est de réaliser son idéal social, et donc d'imposer ses propres priorités comme loi contraignante à tous les autres. Par conséquent, personne ne peut être privé de l'accès aux ressources de pouvoir politique rassemblées dans la machine de l'État. Il n'est pas surprenant, en vue de la complexité de l'État moderne et la rivalité des parties politiques, qu'un bon nombre d'individus, de groupes et de groupuscules ont su pénétrer dans l'arène politique pour y promouvoir leurs programmes.

L'accès presque libre fait de l'État et des ressources dont il dispose par le pouvoir politique, une source commune, ce que les Anglais appellent 'a common pool resource', qui tend à générer des processus d'exploitation perverse. Ceci s'explique par le fait que chaque usager est en position de mettre les moyens soi-disant publics, y compris le pouvoir fiscal et les forces policières et administratives de l'État, au service de son propre but, sans pour autant payer les frais de leur opération. Ces frais sont payés par d'autres personnes, qui y sont contraintes par la force publique.

L'État sans droit

Vu sous cet angle, l'État et la législation fournissent un moyen pour contourner les exigences de la justice. Le conflit avec le droit saute aux yeux. Ce qui est surtout remarquable c'est qu'il n'y a presque aucun instrument constitutionnel pour empêcher toute tentative de mettre la loi au service d'actions injustes. Le contrôle constitutionnel est limité presque exclusivement à des questions formelles et aux procédures. Il n'adresse pas les questions de la justice.

Sans doute, l'explication de cet état de choses est-elle historique. L'État européen a été conçu comme un État de droit, qui trouverait sa raison d'être dans le maintien de l'ordre du droit. Depuis plus d'un siècle l'État européen n'est plus engagé dans cette voie. Les lois et les mesures politiques, aussi onéreuses qu'elles soient, peuvent passer sans qu'il y ait preuve qu'elles ne font injustice à personne, qu'elles s'adressent à des problèmes pour lesquels il n'y a pas de solution conformément au droit, ou qu'elles seront efficaces. Tout ceci s'entend mal avec l'idée de l'État de droit.

L'idée de l'État de droit implique que les principes de droit devraient aussi régir la vie politique, et en particulier l'action des autorités. La pratique des États actuels et des autorités internationales de plus en plus nombreuses est trop souvent différente. Sous le prétexte de gérer la société, ces autorités promulguent des restrictions et des réglementations contraignantes qui affectent la liberté, le travail et la vie même des gens - et tout cela sans preuve que ceux-ci se soient rendus coupables d'une violation du droit d'une autre personne ou qu'ils présentent un danger réel pour les autres. C'est une pratique arbitraire et tyrannique. C'est la pratique que nous retrouvons dans l'hygiénisme législatif.

On peut dire que dans une certaine mesure le processus démocratique atténue les effets de cette pratique. Les débats, les discussions et les consultations n'offrent pourtant pas de garantie que la décision finale tiendra compte des principes de droit et de justice. Ceux-ci n'impliquent pas seulement que les différentes parties soient entendues, ils nécessitent aussi et surtout une preuve convaincante de la faute ou de l'erreur de celui qui se voit imposer des mesures contraignantes. C'est là que réside la garantie contre l'arbitraire et non dans la possibilité de négocier la sévérité de la peine infligée ou les modalités des mesures imposées. Or cette garantie est de plus en plus perdue de vue, les mesures en question étant considérées dans la perspective de la gestion et non de la justice.

Conclusion

L'hygiénisme législatif est un symptôme d'une défaillance des institutions conçues à l'origine pour un État de droit. Depuis longtemps déjà, celles-ci n'ont plus égard à l'ordre naturel du droit.

L'explication de cette perte de conscience politique du droit, je la trouve dans une façon de penser qui ne s'oriente plus vers la réalité concrète et objective, mais vers les phénomènes subjectifs et leurs représentations formelles. C'est la culture rhétorique des mots, des statistiques et des modèles. Cette culture présuppose un monde où tout est négociable, où les droits ne sont que revendications approuvées dans un processus de négociations et de compromis. La politique qu'elle inspire est une politique de gestion de la société, une politique qui me semble néfaste pour la justice et la liberté, parce qu'elle détourne une grande partie des énergies vers le pouvoir sur la vie et les possessions des hommes, tout en démantelant les structures de responsabilité personnelle.

wl:Frank van Dun