Mario Vargas Llosa:La tribu et le marché

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Mario Vargas Llosa
né en 1936
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Auteur Libéral classique
Citations
« La liberté n'est pas une notion formelle à tempérer en fonction d'impératifs révolutionnaires. »
« La chance de la littérature, c'est d'être associée aux destins de la liberté dans le monde : elle reste une forme fondamentale de contestation et de critique de l'existence. »
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Mario Vargas Llosa:La tribu et le marché
La tribu et le marché


Anonyme


Mario Vargas Llosa, Les enjeux de la liberté, p. 349 à 355

Dans un article précédent, Mario Vargas Llosa avait critiqué l'« exception culturelle » française. Régis Debray lui avait répondu dans un article intitulé « Y a-t-il une sortie sur l’autoroute ? ». Vargas Llosa réplique :


« Ce qui est bon pour la Columbia et la Warner Bros. est bon pour les États-Unis, d'accord ; la question maintenant c'est de savoir si c'est bon pour l'huamnité » dit mon ami Régis Debray dans sa réponse à mon article contre l'« exception culturelle » pour les produits audiovisuels dans les négociations du GATT. C'est une phrase à effet, mais peu sérieuse, dans un texte dont l'anti-américanisme, basé sur des mythes idéologiques, dévie le débat sur le sujet en discussion : à savoir si la liberté de commerce et la culture sont compatibles ou s'excluent l'une l'autre.

À son avis il y a — une fois de plus ! — une conspiration des États-Unis, le « pouvoir impérial », pour transformer la planète en un « supermarché » où les « culture minoritaires », harcelées par Coca-Cola et les yuppies, et privées de moyens d'expression, n'auraient d'autre issue que l'intégrisme religieux. Et apparemment ce ne sont pas plusieurs décennies de planification économique, de contrôles, de collectivisme et d'étatisme socialistes qui expliquent la crise de l'Europe de l'Est, mais le « capitalisme texan d'importation », coupable de la fermeture des théâtres, studios et maisons d'édition » dans ce pays.

C'est une fiction, cher Régis, qui peut amuser la galerie, mais qui fausse la réalité. Les grands conglomérats américains, d'IBM à la General Motors, se trouvent chaque jour dans des situations plus difficiles pour faire face à la concurrence d'entreprises de divers pays (certains aussi petits que le Chili, le Japon ou Taiwan), capables de produire depuis des ordinateurs jusqu'aux automobiles à meilleur prix que ces colosses, et qui, grâce à la liberté du marché, sont préférés aux produits américains par des gens du monde entier (même aux États-Unis). Cette liberté n'est pas bonne parce qu'elle nuit aux grandes entreprises, mais parce qu'elle favorise les consommateurs qui, guidés par leur propre intérêt, décident quelles industries les servent le mieux. Grâce à ce système, beaucoup de ces pays « colonisés » qui te préoccupent cessent de l'être à grands pas et c'est, de mon point de vue, une raison majeure pour préférer le marché libre et la mondialisation au régime de contrôles et d'interventionnisme étatique que tu défends pour les produits culturels.

Je viens de passer un an à enseigner à Harvard et à Princeton, et si ces deux universités donnent la mesure de ce qui se passe dans les universités des États-Unis, l' « impérialisme » qui les dévaste est français, car Lacan, Foucault et Derrida exercent encore dans les humanités (quand en France leur hégémonie diminue) une influence accablante (toi aussi, ils t'étudient). Est-ce que toi et tes amis défenseurs de l'« exception culturelle » ne pousseriez pas de hauts cris si un groupe de professeurs américains réclamait l'imposition de quotas de livres obligatoires de penseurs autochtones dans les universités de leur pays comme défense contre cette « agression » intellectuelle française qui menace de ravir aux États-Unis leur « identité culturelle » ?

Selon ton article, dans le cas des produits audiovisuels le libre choix du consommateur n'est pas exercé, parce que ce sont les intermédiaires — les distributeurs — qui « imposent » le produit au marché. Le rôle des intermédiaires est central, en effet — ce sont les professeurs, non les étudiants, qui préfèrent Lacan, Foucault et Derrida — mais ce terme « imposer » est inadéquat, si le marché reste ouvert à la concurrence, et les lecteurs — ou les auditeurs, les spectateurs, les téléspectateurs — peuvent indiquer, au moyen de leur acceptation ou de leur refus, ce qu'ils préfèrent voir, entendre et lire. Quand il fonctionne librement, le marché permet, par exemple, que tout à coup des films produits à la « périphérie » se fraient un chemin jusqu'à des milliers de salles dans le monde entier, comme cela a été le cas pour Les épices de la passion ou El Mariachi.

Cela dit, il est vrai que dans le cas des produits culturels de consommation massive, le marché révèle la prédominance chez les consommateurs de goûts et de préférences qui ne sont ni les tiens, ni les miens. J'imagine que tu auras été fort démoralisé par le formidable succès parmi les spectateurs français des Visiteurs, une divertissante production que, j'en suis sûr, personne n'oserait qualifier de création de haute culture. Je sais bien que la télévision française a été capable de produire des émissions admirables, comme Apostrophes, à laquelle j'ai rendu hommage, dans ces mêmes pages, quand Bernard Pivot a décidé d'y mettre fin. Mais une émission comme celle-ci est-elle la norme ou l'exception sur les chaînes françaises ? Tu sais aussi bien que moi que la moyenne des émissions, surtout celles qui ont le plus de succès, en France — comme dans le reste du monde — est d'une étouffante médiocrité et que l'idiotie n'est pas un patrimoine « impérial » mais, plutôt, un attribut souvent recherché avec ferveur par le grand public au cinéma, à la télé, voire — horreur des horreurs — dans les livres.

Ce n'est pas le résultat d'une conspiration des États-Unis en vue de coloniser par « l'idiotie impériale » le reste du monde, chez Régis, mais — qui l'aurait dit ? — de la démocratisation de la culture qu'ont rendue possible, à une échelle jamais prévue, les moyens audiovisuels. S'inventer le fantôme des multinationales de Hollywood corruptrices de la sensibilité française — ou européenne — pour expliquer que le grand public préfère les feuilletons télé ou les reality shows aux émission de qualité, c'est faire l'autruche. Car ce n'est pas vrai. La vérité, c'est que la « haute culture » est hors de portée du citoyen moyen, aussi bien aux États-Unis qu'en Europe ou dans les pays du tiers-monde, et c'est une vérité révélée par la liberté du marché, là où elle a pu fonctionner sans trop d'entraves. C'est un problème de culture, non de marché.

Ta recette pour soigner tel mal, c'est de supprimer la liberté et de la remplacer par le despotisme éclairé. C'est-à-dire par un État interventionniste qui déterminera, au nom de la culture avec une majuscule, 60% des programmes télévisés vus par les Français. (Pourquoi 60% ? Pourquoi pas 55% ou 80 %, ou encore 93% ? Quels sont les arguments pour justifier cette mutilation précise et numérique de la liberté de choix du téléspectateur et non un pourcentage plus grand ou plus petit ?) C'est là recourir au docteur Guillotin avec sa machine infernale pour soigner les névralgies du patient.

Remplacer le marché par la bureaucratie de l'État pour réguler la vie culturelle d'un pays, même si c'est seulement en partie, comme tu le proposes, ne garantit pas, à l'heure de la distribution des prébendes et des privilèges — c'est ce que sont les subventions — que les favorisés soient les plus originaux et les plus doués, et que les refusés soient des médiocres. Il existe ds preuves incommensurables que c'est, plutôt, l'inverse. Totaliraire, autoritaire ou démocratique, l'État tend irrésistiblement à subventionner non le talent, mais la soumission, et les valeurs sûres au lieu des possibilités et des promesses. Tu me fais rire quand tu cites le cas de cinéastes comme Buñuel, Orson Welles ou Jean-Luc Godard, en faveur des thèses interventionnistes. Crois-tu vraiment que l'irrévérence anarchiste du Buñuel de L'âge d'or, le non-conformisme de Citizen Kane, ou les insolences d'À bout de souffle auraient été financés par un gouvernement ? Je ne suis nullement surpris qu'une fois célèbres, devenus des idoles indiscutables, les États aient couvert d'honneurs ces cinéastes : c'était une façon de se rendre hommage à eux-mêmes et d'en faire des instruments de leur propagande. Mais tout art de rupture et de contestation des valeurs établies a ses jours comptés si on livre à l'État, en tout ou partie, ce pouvoir décisif que tu veux lui confier pour la production audiovisuelle. Exemplaires à cet égard sont ces sociétés de l'Europe de l'Est où l'État contrôlait la production culturelle — en investissant parfois des sommes considérables — à un prix qu'aucun créateur ou intellectuel digne ne fut disposé à payer : la perte de la liberté.

Cette liberté, sans laquelle la culture se dégrade et disparaît, est mieux garantie par le marché et l'internationalisme que par le despotisme éclairé et le nationalisme économique, les deux fauves tapis derrière les drapeaux patriotiques de l'« exception culturelle », même si tous ceux qui les brandissent ne s'en rendent pas compte. Dans ton article tu énumères une série de noms illustres de cinéastes qui partagent ta thèse, de Delvaux à Wim Wenders et Francesco Rosi. C'est un argument qui ne m'impressionne pas. Tu sais aussi bien que moi que le talent artistique n'est pas une garantie de lucidité politique et ce ne sera pas là la première ni la dernière fois que nous verrons d'éminents créateurs s'efforcer d'ériger l'échafaud où ils seront pendus. Ne fûmes-nous pas, toi et moi, dans notre jeunesse, d'ardents défenseurs d'un modèle social qui, s'il s'était matérialisé dans notre pays, aurait censuré nos livres et nous aurait, peut-être, expédiés au goulag ?

Un des idéaux de notre jeunesse, la disparition des frontières, l'intégration des peuples du monde dans un système d'échanges bénéfiques à tous et, surtout, aux pays qui ont un besoin urgent de sortir du sous-développement et de la pauvreté, est aujourd'hui une réalité en marche. Mais, à l'encontre de ce que toi et moi croyions, ce n'a pas été la révolution socialiste qui a mené à bien cette internationalisation de la vie, mais ses bêtes noires : le capitalisme et le marché. C'est ce qui est arrivé de mieux dans l'histoire moderne, parce que cela jette les bases d'une nouvelle civilisation à l'échelle planétaire organisée autour de la démocratie politique, de la prédominance de la société civile, de la liberté économique et des droits de l'homme. Le processus en est à peine à ses débuts et se trouve menacé de tous côtés par ceux qui, excipant raisons et épouvantails, tâchent de lui barrer la route ou de la détruire au nom d'une doctrine aux nombreux tentacules qui semblait à demi disparue et qui réapparaît maintenant, réacclimatée aux circonstances : le nationalisme.

Naturellement je ne commettrai pas l'erreur d'identifier le nationalisme culturel que tu défends avec celui des racistes et des xénophobes préhistoriques pour qui le salut de la France — ou de l'Europe — exige d'expulser l'Arabe du continent et de dresser des digues et des frontières « contre les agressions de Wall Street ». Mais associer les termes de nation et de culture comme s'il y avait entre eux une symbiose indissoluble et, pis encore, faire dépendre l'intégrité de celle-ci du renforcement de celle-là — c'est ce que signifie le protectionnisme culturel — c'est s'obstiner à contrarier le processus intégrateur du monde contemporain et une façon de voter le retour de l'humanité à l'ère des tribus. Mort le communisme, le collectivisme et l'étatisme ressuscitent derrière un autre artifice semblable à celui de la « classe » révolutionnaire : la nation.

Pourquoi, si on accepte le principe de l'« exception culturelle » pour les films et les émissions de télé, ne l'adopterait-on pas aussi pour les disques, les livres et les spectacles ? Pourquoi ne pas établir aussi de quotas stricts pour la consommation des marchandises étrangères de toute nature ? Les produits gastronomiques, la toilette, les usages traditionnels dans le domaine du transport, des loisirs et du travail ne sont-ils pas des manifestations d'une culture ? Une fois admis le principe d'une « exception culturelle », il n'y a pas de produit industriel exempt d'arguments valables pour exiger un privilège identique, et avec raison. Ce chemin ne conduit pas à la sauvegarde de la culture, mais à l'asservissement d'un pays, pieds et poings liés, à l'étatisme. C'est-à-dire, à une diminution de sa liberté.

Il est certain que le marché américain est encore loin de fonctionner avec une entière liberté, et les négociations du GATT devraient servir à briser les limites protectionnistes que les États-Unis ont établies en matière de propriété, de production et de commerce audiovisuel. L'Europe doit exiger que l'on supprime ces barrières, en échange de l'ouverture de ses propres marchés à la concurrence. C'est le bon combat et nous devrions le mener ensemble : celui qui se fixe comme objectif d'élargir la liberté existente et de la rendre accessible à tous, au lieu de celui qui veut, pour contrecarrer les entraves à la liberté aux États-Unis, dresser des murailles autour de celle de la France (ou celle de l'Europe) et l'entourer de bureaucrates et de douaniers qui, au lieu de la protéger, l'asphyxieront.

Barcelone, 14 novembre 1993.


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