Eugen Böhm-Bawerk:Une nouvelle théorie sur le capital

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Eugen Böhm-Bawerk
1851-1914
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Eugen Böhm-Bawerk:Une nouvelle théorie sur le capital
Une nouvelle théorie sur le capital


Anonyme


L'article suivant a pour but d'exposer brièvement au public français les idées fondamentales de mon ouvrage : Théorie positive du capital (Innsbrück, 1889, 467pp.), publié récemment. Cet ouvrage est la continuation et la fin d'un ouvrage plus étendu : Capital et Intérêt, dont la première partie, contenant : « L'Histoire et la critique des théories sur l'intérêt », a paru en 1884 (Voy. le compte-rendu de cet ouvrage par St-Marc dans le dernier numéro de la Revue d'économie politique.

Une théorie sur le capital ! Dès le premier mot, voici la difficulté que nous rencontrons : le mot « capital », dans la science, a non pas une, mais deux significations, et comme chacune d'elles ouvre un cycle nouveau de phénomènes et de problèmes que la théorie doit expliquer, il ne saurait y avoir une seule théorie sur deux choses différentes qui sont désignées tout à fait fortuitement sous ce nom équivoque de « capital ». Je m'explique : il y a un certain capital qui joue un rôle dans la théorie de la production et qu'on a coutume de désigner comme un des trois facteurs de la production; il y a un autre capital qui joue un rôle dans la théorie de la répartition des biens, le capital qui rapporte un profit ou intérêt. Mais le capital facteur de production n'est nullement identique avec le capital qui rapporte un intérêt. Une maison, par exemple, ou un cabinet de lecture, rapportent à leurs propriétaires des intérêts, quoique ces biens n'aient assurément rien à faire avec la production.

La conséquence qui en résulte est si simple et se présente si naturellement à l'esprit qu'on pourrait croire qu'elle n'a pu échapper à personne, et cependant elle a passé inaperçue de tous nos prédécesseurs. Si ce qu'on appelle capital dans la théorie de la répartition se compose de biens tous différents de ce qu'on appelle capital dans la théorie de la production, il est bien évident que les fonctions qu'exerce celui-là et les effets qu'il produit, par exemple, la capacité de produire intérêt, ne doivent pas être expliquées par des qualités ou forces qui n'appartiennent qu'à celui-ci; de même que si deux personnes portent le même nom, celui d'Alexandre par exemple, il ne faudrait pas conclure de ce que Alexandre I trébuche, qu'Alexandre II est myope ou maladroit.

C'est pourquoi il ne faut pas confondre la solution du problème de distribution avec la solution du problème de production dans l'examen scientifique ; il faut, non pas une théorie mais deux théories sur le capital ; une théorie sur le capital facteur de la production et une théorie indépendante de celle-ci, théorie sur capital, source de revenu.

Quelles sont ces deux conceptions différentes ? Je les distinguerai par les termes de « capital productif » et « capital lucratif ». J'appelle capital productif tous les produits qui sont destinés à servir une production ultérieure, ou, plus brièvement, tous les produits intermédiaires (matières premières, outils, bâtiments de fabrique et autres); capital lucratif, tous les produits qui servent à acquérir des biens. Le capital lucratif comprend en premier lieu tout le capital productif, et de plus tous ces biens en nombre considérable destinés à satisfaire nos besoins, mais dont leurs propriétaires ne font pas personnellement usage et dont ils se servent seulement pour se procurer d'autres biens par voie d'échange (location ou prêt), tels que maisons d'habitation louées, meubles, chevaux de selle, pianos, etc.

Je ne compte ni comme capital productif ni comme capital lucratif la terre, qui est une force productive originaire et non un produit. Pourquoi ? A cette question et à toutes celles sur la conception du capital, qui ont été jusqu'à ce jour l'occasion de malentendus sans nombre, j'ai répondu avec détail dans mon ouvrage; — mais ici je passe sur ces questions de détail pour arriver aux problèmes qui s'attachent au mot de capital, et parmi ceux-ci j'examinerai en premier lieu ceux qui dépendent de la théorie de la production.

Théorie du capital productif

Du rôle du capital dans la production

Toute production a pour but l'acquisition de biens qui servent à la jouissance de la vie, appelons-les brièvement biens de jouissance. Ces biens sont des choses matérielles, et comme telles, soumises aux lois qui régissent la matière. Leur formation, la science économique ne devrait jamais l'oublier, constitue essentiellement un processus naturel, s'accomplissant rigoureusement d'après les lois de la physique et de la chimie. Pour qu'un bien de jouissance prenne naissance, il faut qu'une combinaison donnée de matières et de forces détermine cette naissance et fasse apparaître une forme matérielle telle, comme effet.

Ceci posé, en quoi peut consister le rôle de l'homme dans la production des biens ? Tout simplement dans la combinaison des facultés naturelles de l'homme, qui est lui-même un rouage du monde physique, avec les forces naturelles extérieures. Il y a donc deux forces productives élémentaires ou originaires et il n'y en a que deux : la nature et le travail. Ce que la nature fait d'elle-même et ce que l'homme y ajoute, voilà la double source d'où découlent tous nos biens et d'où ils doivent nécessairement découler. Il n'y a point de place à côté pour une troisième source élémentaire.

Parmi les forces naturelles et élémentaires, il y en a qui existent en quantités illimitées : l'air, l'eau, le soleil. Leur concours étant libre en tout temps et gratuit, l'économie politique n'a pas à s'en préoccuper autrement. Elles constituent un élément technique, mais non économique de la production. Par contre, ceux d'entre les dons de la nature, qui ne nous sont répartis qu'avec parcimonie, acquièrent une importance économique. Comme presque tous les dons et qualités rares de la nature dépendent du sol, nous pouvons, sans commettre d'erreur grossière, indiquer comme représentant la dotation économique de la nature, les « services fonciers ». Nous pouvons donc dire à ceux qui nous demandent quels sont les éléments de la production : « La nature et le travail sont les éléments techniques, les services fonciers et le travail sont les éléments économiques de la production ».

Comme on le voit, je n'ai pas encore nommé le capital parmi les forces productives, quoiqu'il soit le héros de ma théorie. Que faut-il donc penser de lui ? Nous le verrons bientôt.

Pour tirer de ces forces productives élémentaires les biens de jouissance, l'homme peut employer deux méthodes absolument différentes. Ou bien il cherche à obtenir ces biens désirés par lui directement, sans intermédiaire; par exemple, il ramasse avec sa main les animaux maritimes rejetés sur le rivage; ou bien, il prend un détour, construit avec ces éléments productifs un autre bien, un produit intermédiaire, et avec l'aide de celui-ci, il acquiert enfin le bien convoité. Par exemple, pour prendre des poissons, il commence par fabriquer un hameçon, puis une ligne, ou, par des détours plus grands encore, un canot et des filets et n'entreprend sa pêche qu'aà l'aide de ces outils. Autre exemple : il veut se procurer de l'eau potable qui jaillit d'une source à quelques cents pas de sa demeure; au lieu d'aller à la source chaque fois qu'il a soif et de s'y désaltérer, moyen plus direct, mais fort incommode, il abat quelques douzaines d'arbres, se fabrique un foret, creuse les arbres, et en fait une conduite lui amenant l'eau à la maison en abondance et fort commodément.

Ces exemple si simples prouvent de reste ce que chacun sait, c'est qu'à l'aide de certains détours de production choisis avec art, on peut obtenir plus de résultats que par le chemin direct, avec la même quantité de forces productives originales, c'est-à-dire qu'avec le même nombre d'heures ou de journées de travail, on peut produire indirectement une plus grande quantité de biens de jouissance que par les moyens directs. C'est un des faits les plus sûrs, les plus connus et les plus importants prouvés par l'expérience. Expliquer la raison de ce fait serait plutôt l'affaire de la physique que de l'économie politique. Mais celle-ci a proclamé tant d'absurdités à ce sujet, elle a tant parlé, entre autres, d'une force productive inhérente au capital, qu'il n'est pas superflu d'indiquer, en passant, la raison physique très simple de ce fait.

Tout problème dans l'ordre physique vise en dernier lieu des combinaisons et des déplacements de la matière. Il faut savoir à propos réunir les matériaux qui peuvent concourir, afin que de leurs concours puisse résulter la production souhaitée. Mais trop souvent ces matériaux sont trop énormes ou trop délicats pour se laisser manier par la main humaine, à la fois si faible et si grossière. Nous sommes aussi impuissants à vaincre la force de cohésion de la paroi rocheuse, d'où nous voulons tirer de la pierre à bâtir, qu'à composer un seul grain de froment avec de l'acide carbonique, de l'hydrogène, de l'azote, de l'oxygène et du phosphore. Mais ce qui est refusé à nos propores forces, d'autres forces peuvent l'exécuter et ce sont celles de la nature elle-même. Il y a des forces naturelles dont l'action dépasse de beaucoup le pouvoir humain, comme il en est d'autres qui se plient aux combinaisons les plus délicates. Si nous réussissions à faire de ces forces puissantes nos alliées pour notre oeuvre de production, les limites de notre puissance se trouveraient infiniment reculées. Et nous pouvons y réussir, en effet, mais à une condition, c'est que nous trouvions le moyen de manier plus facilement la matière dont nous voulons nous aider, que celle que nous voulons transformer pour nous procurer le bien convoité. Cette condition se trouve heureusement presque toujours réalisée. Notre main faible et délicate ne saurait vaincre la force de cohésion du rocher ; mais le coin de fer, dur et pointu, le peut, et il nous est facile de le manier, lui et le marteau qui doit le faire pénétrer. A la vérité, il nous est parfois impossible de nous servir directement de la matière dont nous attendons le secours, mais en ce cas nous employons contre elle les mêmes armes qu'elle doit nous fournir à nous-mêmes : nous cherchons à dompter une seconde force naturelle qui nous permette de vaincre la première.

Nous voudrions conduire l'eau de la source à notre demeure; des tuyaux de bois la contraindraient bien à suivre la voie que lui trace notre désir. Mais impossible à notre main de donner aux arbre de la forêt la forme de tuyaux. Le détour est promptement trouvé; nous cherchons une seconde force auxiliaire dans la hache et le foret : avec l'aide nous façonnons la conduite et avec l'aide de celle-ci nous transportons l'eau. Et ce qu'on produit dans cet exemple à l'aide de deux ou trois étapes successives, on le fera avec un succès plus grand encore à l'aide de cinq, dix ou vingt étapes. De même que nous maîtrisons les éléments du bien convoité à l'aide d'une force auxiliaire, de même nous pouvons maîtriser la seconde force auxiliaire au moyen d'une troisième, celle-ci au moyen d'une quatrième, etc, en remontant ainsi à des causes toujours plus éloignées du résultat final, jusqu'à ce que dans cette série nous rencontrions enfin une cause que nous pouvons maîtriser commodément à l'aide de nos seules forces personnelles.

Voilà la véritable signification de ces détours dans la production et voici la raison des succès qui en dépendent : chaque détour démontre l'acquisition d'une force auxiliaire, plus forte ou plus habile que la main de l'homme. Toute prolongation de ces détours représente une augmentation des forces auxiliaires mises au service de l'homme et par conséquent la libération, grâce à elle, d'une partie du travail pénible et coûteux de la production dont il se décharge sur la nature.

Il est temps maintenant de donner un nom aux divers procédés que nous venons de décrire. La production qui prend d'habiles détours n'est autre chose que ce que les économistes appellent la production « capitalistique », de même que la production qui va droit au but, la main vide, s'appelle la production sans capital.

Mais quant au capital lui-même, ce n'est autre chose que ces produits intermédiaires qui prennent naissance pendant les différentes étapes de la production.

Il nous faut pourtant compléter notre description du processus de la production du capital par deux observations : nous avons déjà dit que le fait de prendre des détours amenait à obtenir de plus grands résultats. Il faut ajouter que cet avantage n'est pas seulement la conséquence du premier détour, mais de toute prolongation de celui-ci; toutefois, l'accroissement de la production n'est pas en raison directe de la prolongation progressive du détour. Avec un détour qui dure 3 jours (par exemple, la confection d'un hameçon), on obtient plus que par la voie directe; avec un détour qui exige 30 jours (par exemple, la construction d'un bateau), on obtient davantage encore; avec une prolongation du détour portée à 300 ou 3000 jours (par exemple, la construction d'un vaisseau parfaitement équipé; ouverture d'une mine pour obtenir du fer pour construire des machines pour vaisseaux, etc.), on augmentera encore le rapport, mais non point dans les proportions de 3 : 30 : 300 : 3000, proportion qui dépasserait bientôt les limites du possible ! Le succès obtenu sera dans des proportions plus modestes. Il importe de noter cette loi, elle trouvera plus loin une application dans notre théorie.

De plus, l'avantage d'un plus grand rendement a, comme revers, ce désavantage : perte de temps.

Les détours de production par le capital procurent finalement plus de biens de jouissance, mais il faut les attendre plus longtemps. Celui qui ramasse les poissons sur le rivage avec la main, prend peu, mais ce peu, il en jouit aussitôt. Celui qui se fait une ligne, doit attendre sa première pêche quelques jours; celui qui construit un bateau, l'attendre quelques mois; celui qui creuse une mine, attendre des années. Encore un fait qu'il importe de retenir.

Résumons maintenant brièvement le contenu de cet article dans lequel nous n'avons pas encore développé de théories, nous contentant de décrire simplement les faits :

Tous les biens de jouissance que produit l'homme naissent du concours des forces humaines avec les forces naturelles, en partie forces économiques, en partie forces naturelles gratuites. L'homme peut se procurer ces biens de jouissance, convoités par lui, avec ces forces productives, soit directement, soit indirectement, par l'intervention de produits intermédiaires appelés biens capitaux. Cette dernière méthode demande un sacrifice de temps, mais permet de produire davantage, et cet avantage se fait sentir, quoique suivant une progression décroissante, pour chaque prolongation de détour dans la production.

Et maintenant cherchons à tirer de ces faits les conclusions en réponse aux questions que nous pose la théorie.

Le capital constitue t-il un facteur indépendant ou original de la production ?

A cette question, il faut répondre d'une manière absolument négative. La nature et le travail seuls sont des facteurs élémentaires ou originaux de la production. Le capital est un produit intermédiaire du travail de la nature; rien de plus. Sa propre formation, son existence, son action ne sont que des épisodes dans l'action ininterrompue des véritables éléments, nature et travail. Ceux-là seuls font tout depuis le commencement jusqu'à la fin pour la formation des biens de jouissance. La seule différence est qu'ils font ce tout parfois d'un seul trait, parfois par étapes successives; dans ce dernier cas la fin de chaque étape est marquée extérieurement par la formation d'un produit préliminaire ou intermédiaire , et le capital apparaît. Mais, je le demande, si les auteurs d'une oeuvre quelconque, au lieu de l'accomplir d'un seul trait, s'y prennent à plusieurs reprises, est-ce une raison pour ne pas reconnaître qu'ils en sont les véritables auteurs ? Si aujourd'hui, par le concours de mon travail avec les forces naturelles, je forme des briques avec de l'argile; si demain, unissant de nouveau mon travail à d'autres forces naturelles, je fais de la chaux, et si après-demain avec ces briques et ce mortier j'élève un mur, serait-on fondé à prétendre d'une partie quelconque de ce mur qu'il n'est pas fait par moi et les forces naturelles ? Ou bien encore, avant qu'un ouvrage de longue haleine, la construction d'une maison par exemple, ne soit mené à bonne fin, je suppose qu'on n'en fait une première fois que le quart, puis la moitié, puis les trois quarts et enfin le tout. Que penserait-on si quelqu'un prétendait que ces étapes inévitables de l'avancement de l'ouvrage en constituent des conditions indépendantes et que pour construite une maison il faut, en plus ces matières premières et ce travail des maçons, « une maison achevée au quart, une maison achevée à moitié, enfin, une maison achevée aux trois quarts ? » L'erreur est moins frappante peut-être dans la forme, mais tout aussi forte dans le fond, quand on veut placer à côté de la nature et du travail, comme agents indépendants de la production, ces étapes intermédiaires du progrès de l'ouvrage qui se présentent extérieurement sous la forme de biens capitaux.

Mais d'où vient donc que tant d'auteurs, et parmi eux des auteurs si éminents, s'obstinent à compter malgré tout trois facteurs de la production, et parmi ces trois le capital ?

Cette classification, c'est ma profonde conviction, tient uniquement à ce que ces auteurs craignent d'être embarrassés pour expliquer et justifier l'intérêt du capital. Tout revenu primitif vient, disent-ils, d'une participation dans la production. La rente foncière forme les honoraires du facteur productif de la nature, le salaire rémunère le facteur travail, et l'intérêt rémunère le capital; mais dans cette théorie, l'intérêt du capital eût semblé planer dans le vide, si on n'avait pu le présenter au même titre que les autres, c'est-à-dire comme représentant les honoraires d'un troisième facteur productif indépendant. Et comme il fallait sauver à tout prix, dans l'intérêt de la société civile, la cause de l'intérêt du capital, on a mieux aimé fermer les yeux sur les faits et laisser passer le capital comme troisième facteur indépendant de la production, quoique forcé parfois, dès la page suivante, de convenir que ce prétendu facteur élémentaire doit être formé préalablement lui-même par le concours de la nature et du travail. Je suis convaincu qu'il suffirait d'indiquer aux économistes un moyen qui leur permît d'expliquer et de justifier l'intérêt du capital sans avoir besoin de reconnaître le capital comme facteur élémentaire de la production, pour qu'ils abandonnassent aussitôt cette théorie qui n'a aucune consistance en elle-même. J'essaierai d'indiquer ce moyen dans la deuxième partie de ce travail.

Mais si le capital ne doit pas être considéré comme un facteur indépendant de la production, alors quel rôle jour-t-il donc dans la production ? Répondons brièvement.

1. Son existence nous apparaît toujours comme le symptôme d'un détour avantageux dans la production. Je dis « symptôme » et non « cause » car son existence est, en effet, plutôt la conséquence que la cause de ces détours. Ce n'est pas parce que le bateau et les filets existent déjà, que je prends des poissons par ce détour, mais c'est seulement après avoir choisi ce détour avantageux et parce que je l'ai choisi que le bateau et les filets existent; il faut déjà avoir trouvé le détour dans la production, pour que les biens capitaux prennent naissance.

2. Le capital devient une cause intermédiaire efficace pour servir à l'achèvement du détour avantageux déjà choisi. Chaque portion du capital constitue en quelque sorte un réservoir de forces naturelles utilisables qui aideront à achever le détour de production au cours duquel cette portion du capital a pris naissance. Je répète « cause intermédiaire » et non « cause première ». Le capital ne saurait, en effet, donner aucune impulsion par lui-même, il ne peut que transmettre une impulsion une fois donnée par des forces naturelles, de même qu'une boule une fois lancée peut communiquer son mouvement à une autre boule.

3. Le capital devient quelquefois une cause indirecte en nous permettant de choisir d'autres détours de production avantageux, d'autres que ceux à l'occasion desquels il a été formé. Quand un peuple possède beaucoup de capitaux et précisément parce qu'il les possède, il peut non seulement achever avec succès les détours de production au cours desquels ces capiaux ont été formés, mais il peut choisir d'autres détours nouveaux. Car le stock existant de capitaux n'est autre chose que produit d'un travail passé qui va se transformer chaque année en biens de jouissance. Chaque année cette transformation s'opère pour une certaine partie du capital. Donc plus grand est le stock du capital, plus grande aussi est la part que prennent de cette manière les forces productives des périodes passées à la formation des biens de jouissance du présent, et d'autant moins il faut employer à cette dernière fin les forces productives nouvelles de la période courante. Une part bien plus grande reste donc disponible pour être mise au service de l'avenir et peut être employée dans des détours de production à plus grande portée.

Tout bien considéré, aucun des nombreux certificats donnés au capital par l'économie politique ne désigne mieux son rôle dans la production que celui-ci : un instrument de production.

Comment se forment les capitaux ?

Il existe sur ce point trois opinions différentes dans la science.

Les uns affirment que le capital se forme par la seule épargne. Adam Smith dit : « c'est l'économie et non l'activité qui est la cause immédiate de l'augmentation du capital. »

D'autres affirment exactement le contraire, à savoir, que le capital est formé non par l'épargne, mais par le travail; ainsi le socialiste allemand Rodbertus dit : « le capital national augmente par le travail et non par l'économie. »

D'autres enfin affirment que ces deux choses sont nécessaires à la fois « l'épargne et le travail productif ». Je me range à l'opinion de ces derniers.

Chaque portion du capital, c'est-à-dire, par exemple, chaque canot, ou chaque filet, ou chaque marteau, ou chaque machine est certainement formée directement par le travail. Mais pour pouvoir produire ces portions du capital, il fallu nécessairement faire autre chose auparavant, il a fallu rendre libres certaines forces productives pour la formation projetée du capital : et cela ne peut avoir lieu que par l'épargne. Représentons-nous un Robinson dans une île déserte, capable de travailler douze heures par jour. Il est dépourvu de tout et se nourrit de fruits sauvages. Il voudrait bien posséder un arc et des flèches pour tuer le gibier. Mais ce travail lui demanderait un mois, et les fruits sauvages sont malheureusement si rares dans son île, qu'il lui faut passer toute la journée, sans perdre un instant, pour en récolter de quoi suffire tout juste à son entretien. Dans ces conditions, il ne lui reste certainement pas de temps pour fabriquer un arc et des flèches. Demandons-nous pourquoi il n'entre pas dans la possession du capital convoité : pourquoi il ne le produit pas ? Tout simplement parce que toute la force productive dont il dipose est occupée et au-delà à produire ce dont il a besoin pour le moment et qu'il ne lui reste pas de force productive libre pour créer des produits intermédiaires qui ne lui rapporteront que dans l'avenir.

Supposons maintenant que les fruits sauvages soient plus abondants, de telle sorte que Robinson puisse en neuf heures en cueillir assez pour être à l'abri des affres de la faim, tandis qu'il lui faudrait continuer sa cueillette pendant douze heures s'il voulait en récolter assez pour satisfaire amplement son appétit.

Qu'en sera-t-il maintenant de la confection des armes de chasse ? La chose est parfaitement claire. Ou bien Robinson tient absolument à apaiser sa faim dans la mesure du possible et à consommer chaque jour le fruit d'une récolte de douze heures : il ne lui restera alors naturellement ni le temps ni la force pour produire les armes dont il a besoin. Ou bien il restreindra ses exigences quant à sa ration journalière, de façon à se contenter du résultat de la cueillette de dix heures, par exemple : alors il lui restera quelques heures libres chaque jour pour travailler, et il pourra se mettre à fabriquer les armes de chasse qu'il convoite. Ceci revient à dire : avant que de pouvoir réellement former un capital, il faut épargner d'abord les forces productives nécessaires pour sa formation en se privant de certaines jouissances immédiates.

Et ce qui se présente pour Robinson avec ses douze heures de travail par jour, avec ses fruits et ses armes, se présente en grand pour chaque nation dont la dotation quotidienne en forces productives se compose du travail de plusieurs millions d'hommes, qui tirent leurs moyens de subsistance de toutes les richesses et de toute les commodités du XIXe siècle et dont les besoins en capitaux sont représentés par des machines, des chemins de fer et des canaux. Les quantités et les noms seuls varient. Nombre de complications, il est vrai, rendent difficile de tout embrasser d'un seul coup d'oeil, mais le fond reste toujours le même : une nation pas plus qu'un individu ne saurait former autrement son capital, on augmenter ce capital une fois formé, qu'en s'astreignant à consommer pendant chaque année courante une quantité de produits moindre que celle que ses forces productives peuvent mettre à sa disposition dans la même période. Ce n'est qu'en rendant libre par l'épargne une part de sa dotation annuelle en forces productives et en la dérobant aux désirs de jouissance immédiate de la vie, qu'elle pourra l'affecter à la création des produits intermédiaires.

Bien entendu, ce ne sont pas les biens capitaux eux-mêmes ce ne sont pas les machines, fabriques, matières premières, etc, qu'on épargne, mais ce qu'on épargne, ce sont les moyens de jouissance et par là même on épargne des forces productives qu'on peut employer alors à la production des capitaux.

Quittons maintenant le domaine de la production pour nous tourner vers les problèmes de la distribution. Si dans les explications précédentes je n'ai fait que rectifier et étendre l'ancienne théorie, sans en présenter une nouvelle, j'espère que les explications suivantes justifieront un peu mieux notre titre de « nouvelle théorie » du capital.


Théorie de l'intérêt du capital

Le problème

Pourquoi le capital rapporte-t-il un intérêt ? — Ce n'est qu'assez tard que la science s'est posée cette question. Mais depuis qu'elle l'a posée, elle a été submergée par un vrai déluge de réponses. Dans mon Histoire et critique des théories sur l'intérêt du capital, j'ai été à même de distinguer au moins treize groupe différents de théories sur le capital, et comme presque chaque groupe comprend à son tour plusieurs sous-théories nettement distinctes, je ne saurais être accusé d'exagération si j'évalue à quarante ou cinquante l'ensemble des essais de solutions proposées jusqu'à ce jour. Si maintenant on veut considérer que de toutes ces solutions, une seule au plus peut être juste, on sera de mon avis pour regarder cette surabondance non comme le résultat d'une connaissance parfaite de la matière, mais bien au contraire comme la conséquence d'un manque absolu de clarté et d'intelligence. C'est parce qu'on ne connaît pas le vrai chemin conduisant au but qu'on tâtonne à l'aventure dans tous les sentiers possibles, et quelquefois impossibles, pour trouver une solution.

Je crois, en effet, et j'ai essayé de prouver d'une manière circonstanciée dans mon livre cité plus haut, que tous les essais de solutions donnés jusqu'ici sont faux. Il est impossible de dire que l'intérêt du capital est, comme l'affirment les uns, « une prime accordée à l'abstention », — ni, selon d'autres, « le salaire du travail moral de l'épargne », — ni, comme le prétendent d'autres encore, « un traitement pour l'accomplissement de certaines fonctions économiques », — ni comme « le fruit d'une vertu productive et particulière au capital », — ni enfin, comme le prétendent les socialistes, le résultat « d'une simple exploitation du privilège de la propriété par ceux qui possèdent ». La véritable explication doit être cherchée, ce me semble, dans une tout autre direction. Mais avant de me tourner de ce côté, il importe de faire quelques courtes observations sur les différentes formes sous lesquelles se présente l'intérêt.

Voici trois modes primitifs par lesquels on peut tirer de son capital un revenu net ou intérêt, employant le mot dans un sens étendu.

1. En prêtant un capital en argent : c'est tout simplement le prêt à « intérêt » dans le sens le plus restreint du mot.

2. En plaçant son capital dans une entreprise productive et en créant dans celle-ci un produit dont la valeur laisse, défalcation faite de tous les frais, un excédent ou plus-value, qu'on peut attribuer à la coopération du capital, « le profit » du capital.

3. En possédant un bien de longue durée (mais non pas destiné à la production), tel qu'une maison d'habitation, une piano, un cabinet de lecture, et en le louant moyennant un prix annuel assez élevé pour laisser un excédent, un revenu net, après en avoir déduit les frais d'entretien ainsi qu'une prime d'amortissement pour la dégradation de l'objet.

Il ressort clairement de cette énumération, encore une fois, que le « capital » représente dans la théorie sur l'intérêt une idée beaucoup plus étendue que le « capital » dans la théorie de la production. En outre, il est clair qu'une théorie exacte sur l'intérêt doit pouvoir donner l'explication de toutes les formes sous lesquelles nous avons dit que se présentait l'intérêt. Essayons de le faire.

L'influence du temps sur la valeur des biens

Quiconque s'occupe d'économie politique sait aujourd'hui que la valeur n'est pas une qualité matérielle des biens, qualité qui leur serait inhérente, mais le résultat variable de circonstances variables elles-mêmes. Un quintal de blé, par exemple, vaut plus après une mauvaise révolte, moins après une moisson abondante. Un stère de bois vaut beaucoup plus à Paris que dans une des forêts des Alpes ou des Pyrénées. Ces quelques exemples montrent déjà que le lieu et le temps de la disponibilité jouent un rôle particulièrement important parmi les circonstances qui influent sur la valeur. Des différences de valeur innombrables s'y rattachent. Et cependant on peut de nouveau y distinguer deux catégories. Certaines différences de valeur locales et temporaires sont fortuites et indépendantes de toute règle. Ces différences sont dues au hasard, si toutefois en économie politique il est permis de parler de hasard. Il se peut, par exemple, que la vendange soit cette année-ci bonne en Allemagne et mauvaise en France : donc le prix du vin sera élevé ici, en baisse là-bas. Mais l'année prochaine le contraire aura peut-être lieu, la révolte sera bonne en France et mauvaise en Allemagne : alors aussi le prix sera déprécié ici, en hausse là.

En regardant de plus près, on rencontrera à côté de ces différences de valeur irrégulières une catégorie de différences régulières, causées par des différences de lieux. Ainsi, par exemple, voici une loi qui se manifeste très nettement dans tous les faits, c'est que tous les articles valent beaucoup moins à l'endroit où ils sont produits, qu'à l'endroit où ils sont expédiés et consommés. Le blé est toujours meilleur marché dans le sud de la Hongrie qu'à Pest, à Pest meilleur marché qu'à Vienne, à Vienne meilleur marché qu'en Suisse. Ou encore, c'est dans la mine que le charbon est le moins cher; il est déjà un peu plus cher à la station la plus rapprochée de la mine, plus cher aux stations plus éloignées et le plus cher à la station finale, par exemple à Paris. Or la question qui s'impose ici est de savoir si cette différence de valeur légitime, produite par la différence des lieux, ne se rattache pas simplement à une différence dans le temps ?

J'ai examiné les faits concernant cette question et j'y ai trouvé une loi aussi simple que nette. Cette loi, la voici : des biens présents ont toujours une valeur plus élevée que des biens futurs de même espèce en quantité égale.

Bien entendu, ils n'ont pas une valeur plus élevée que celle que ces biens futurs auront un jour, mais que celle qu'ils ont dans notre estimation d'aujourd'hui pour nous.

Nous préférons toujours posséder aujourd'hui 100 francs ou 100 quintaux de blé que de ne les avoir que dans un an, et nous préférons encore les avoir dans un an que dans deux, trois, dix ou cent ans ; de même que nous préférons toujours avoir un quintal de charbon à Paris que dans la mine, un stère de bois chez nous que dans la forêt.

Pourquoi donc les biens présents valent-ils, dans tous les cas, plus que des biens futurs ? — Trois raisons différentes concourent à ce résultat : une raison économique, une raison psychologique et une raison technique.

1. Une raison économique : c'est le rapport entre le besoin et l'approvisionnement dans le présent et dans l'avenir.

Un fait bien connu, c'est que nous estimons un bien d'autant plus que nous en éprouvons un besoin plus pressant et que nous en sommes moins bien pourvus, et vice versa. Or, en voici les conséquences, en ce qui touche notre question : toutes les personnes qui éprouvent des besoins pressants et n'ont que peu de provisions estimeront énormément ces biens indispensables pour eux à ce moment et bien plus que des biens futurs ne sauraient leur servir à satisfaire leurs besoins présents. Représentons-nous des hommes assiégés dans une forteresse, manquant d'approvisionnements. Ils estimeront bien plus un quintal de froment qu'ils peuvent l'obtenir maintenant pendant le siège, que deux ou même dix quintaux du même froment qu'ils pourraient recevoir dans un an, quand le siège serait levé depuis longtemps. On dira que les sièges sont, heureusement, très rares. Mais, sous une forme un peu différente, des millions de nos concitoyens sont constamment en état de siège, manquant d'approvisionnements; ce sont tous les gens sans fortune. Demandez à cet ouvrier qui vit au jour le jour de la paye de sa semaine et qui mourrait de faim si pendant plusieurs semaines elle venait à lui manquer, demandez-lui s'il préfère toucher de suite les 20 francs qui constituent sa paye d'une semaine ou s'il aime mieux toucher 40 francs représentant la paye de deux semaines, mais seulement dans trois ans. Il répondra naturellement qu'il préfère 20 francs aujourd'hui à 40 francs qu'on lui fonnerait dans trois ans. A quoi lui serviront ces 40 francs si, d'ici-là, il est mort de faim ? Ainsi répondront la moitié, ou les trois quarts, de tous ceux qui font partie des classes pauvres.

Mais n'y a t-il pas aussi des gens dont la condition est plus aisée dans le présent qu'elle ne le sera plus tard ? Assurément il y en a. Alors ceux-ci, n'estimeront-ils pas davantage les biens futurs que les biens présents et ne compenseront-ils pas par là le peu d'attrait que ces biens futurs exercent sur leurs concitoyens plus pauvres ? Nullement ! Les biens présents, sauf quelques exceptions tout à fait extraordinaires, ne sont jamais estimés plus bas que des biens futurs. Et, en effet, il y a toujours un moyen très simple de les transformer à volonté en biens futurs, si on préférait ces derniers; ce serait de les laisser sans y toucher jusqu'au moment où le besoin s'en ferait sentir ! Mais il n'existe aucun moyen pour transformer des biens futurs en biens présents, et c'est pour cette raison que ces derniers gardent pour des millions de gens une valeur subjective plus élevés qui ne peut manquer de leur conférer une supériorité quant au prix.

2. Une raison psychologique. — C'est un penchant caractéristique de presque tous les hommes, à un degré plus ou moins élevé, d'attribuer moins d'importance à des joies ou à des douleurs futures qu'aux plaisirs ou aux peines du moment présent et ils éprouvent le même sentiment d'indifférence pour les biens dont ils ne jouiront que dans un temps à venir. Ce n'est pas le lieu ici de faire de la psychologie; c'est pourquoi je passe rapidement sur les motifs plus raffinés qui conduisent à ce résultat et que j'ai développés dans mon ouvrage. Nous pouvons observer ce résultat dans la vie de tous les jours, et cela à un degré très prononcé soit chez les personnes légères ou insouciantes, par exemple, les enfants, les prodigues; soit chez des peuples entiers, par exemple, les tribus barbares vivant au jour le jour; cette disposition peut même se présenter chez des personnes prudentes, au caractère ferme. Jevons a déjà indiqué cette cause de dépreciation des biens futurs dans son excellent ouvrage.

3. La raison technique est assurément la plus importante de celle que j'ai indiquée. Elle réside dans ce fait acquis par l'expérience et déjà indiqué dans la première partie de cet article, c'est que la production est plus abondante par voie de détours que par la voie directe. Essayons de nous rendre compte de cette corrélation des faits. On sait qu'on pourra arriver à une production plus grande avec la même quantité des forces originaires (par exemple, avec le même nombre de journées de travail), si on prend des détours qui conduisent tout d'abord à la production de produits intermédiaires, plutôt qu'en cherchant à produire d'une manière immédiate les biens de jouissance convoités. Si on se borne, par exemple, à ramasser avec la main les poissons rejetés sur le rivage par les flots, le travail de toute une journée se trouvera peut-être récompensé par une récolte de 3 poissons en moyenne; mais si on commence par fabriquer un canot et des filets, on prendra peut-être 30 poissons en moyenne chaque jour. Mais nous savons d'un autre côté que la production par détour demande plus de temps. La fabrication du bateau et des filets demandera peut-être six mois, et ce n'est qu'après ce délai que pourra commencer la pêche.

Il est clair que, puisque la production détournée, tout en rapportant davantage, demande du temps avant de pouvoir produire, celui-là seul pourra y recourir qui se trouvera pourvu de biens présents pendant toute la durée des préliminaires et jusqu'au moment du rendement : pour pouvoir prendre un détour de production qui demandera six mois, il faut par ses ressources présentes posséder au moins un approvisionnement pour six mois : si le détour doit s'étendre à une année, il faudra être approvisionné pour un an, etc.

La conséquence de tout ceci, c'est que l'avantage de pouvoir choisir la méthode productive la plus abondante est réservé à ceux qui possèdent des biens présents, avantage que ne sauraient leur donner des biens futurs et pour lequel, par conséquent, les biens présents sont de beaucoup supérieurs. Et il est facile de s'en apercevoir dans la vie pratique en remarquant que ceux qui veulent produire, non seulement préfèrent toujours les biens présents aux biens futurs, mais qu'ils sont même toujours disposés, pour se procurer une somme inférieure de biens présents qui leur seront plus utiles, à sacrifier une somme bien supérieure de biens futurs moins utiles.

Imaginons un habitant du littoral absolument dénué de biens et qui, jusqu'à ce moment, a péniblement trouvé son entretien en ramassant sur le rivage les poissons rejetés par l'eau. Combien volontiers ne choisirait-il pas la méthode bien plus avantageuse de pêcher avec un bateau et des filets ! Mais il ne peut attendre dix mois parce qu'il n'a rien à manger en attendant. Proposez-lui de lui avancer son entretien, par exemple 3 poissons chaque jour pendant ces six mois, à la condition qu'il vous rende un an après le double des poissons avancés; réclamez pour les 540 poissons de cette année, 1080 poissons l'année prochaine, il acceptera ce marché avec enthousiasme parce qu'il lui sera facile de faire ce paiement, — sa pêche étant rendue dix fois plus abondante, grâce aux instruments de pêche fabriqués dans l'intervalle, — et qu'il lui restera toujours un gain suffisant pour lui-même. C'est dans cet échange de 540 poissons présentement contre 1080 poissons dans un temps futur, que se manifeste bien nettement cette supériorité des biens présents sur des biens futurs.

C'est ainsi que chacun a des raisons pour estimer plus haut des biens présents que les biens futurs, soit pour un motif, soit pour un autre : le pauvre diable, parce que c'est de biens présents qu'il a le plus grand besoin; le prodigue, parce qu'il ne songe pas à l'avenir; le producteur — et qui n'est pas plus ou moins producteur ? — parce qu'ils lui assurent la supériorité des moyens de production les plus avantageux.

Si donc tout le monde ou presque tout le monde estime les biens présents plus que les biens futurs, il va de soi que si des biens présents sont échangés sur le marché contre des biens futurs, les biens présents étant évalués bien plus haut par tout le monde, doivent aussi avoir un prix plus élevé, un agio par rapport aux biens futurs.

Par la constatation de ces faits, nous nous trouvons bien près de la solution du problème de l'intérêt. Nous n'avons qu'à embrasser les différents modes sous lesquels les marchandises présentes peuvent être échangés contre des marchandises futures et nous verrons naître de chacun de ces modes d'échange d'une manière directe une des formes de l'intérêt qui nous sont connues.

L'origine de l'intérêt du capital

Premier cas : l'intérêt du prêt

Le cas le plus simple entre tous est celui du prêt. Le prêt n'est autre chose qu'un échange de biens présents contre des biens futurs, et c'est la forme la plus pure et la plus simple sous laquelle un tel échange puisse s'effectuer. Si j'emprunte, suivant l'expression consacrée, 1000 F. pour un an, j'échange en réalité 1000 francs présents que me compte le créancier et qu'il met dans mon avoir, contre 1000 F. de l'année prochaine que je devrai lui payer. Mais comme partout, et par conséquent aussi sur le marché du prêt, 1000 F. présents valent plus que 1000 F. futurs, il me faudra bien, au moment de l'échange, payer quelque chose en plus au créancier pour égaliser les valeurs : ainsi au lieu de 1000 F. il me faudra payer 1050 F. par exemple, et ce surplus est ce qu'on appelle l'intérêt.

Voilà l'explication très simple d'une chose que depuis des siècles on a tournée de toutes façons et qu'on s'est plu à expliquer d'une manière bien spécieuse et pourtant fausse. On a coutume de regarder le prêt non comme un échange, mais comme une espèce de location, et l'intérêt comme le prix de l'usage de l'argent cédé pour une ou plusieurs années, — comme si on pouvait se servir de l'argent d'une manière ininterrompue pendant des années, de la même façon que d'une maison ou d'un meuble ! en réalité on ne peut s'en servir qu'une seule fois et pendant un très court moment, c'est-à-dire, au moment où on le dépense. Et toute conception fausse engendre une autre non moins fausse, ici comme partout. Je ne puis m'attarder ici à démontrer vers quel abîme de contradictions, d'inexactitudes et d'absurdités conduit cette façon de présenter les choses, si inoffensive en apparence. Je me hâte d'arriver à la seconde forme sous laquelle se présente l'intérêt.

Deuxième cas : Le profit du capital investi dans des entreprises productives

Ce cas est à la fois important et le plus difficile. Mais par les explications déjà données, nous avons la clef pour en trouver également la solution. Exposons d'abord nettement le fait qu'il s'agit d'expliquer.

Un entrepreneur achète avec son capital une somme d'instruments de production; il achète des matières premières, des outils, du travail, et en employant ces moyens de production, il crée un produit. Ce produit une fois formé a une valeur bien supérieure à celle des biens productifs sacrifiés pour l'obtenir : sa plus-value sera en rapport d'un côté avec le capital employé, de l'autre avec la durée du temps qu'a exigé la création du produit. Si l'entrepreneur a employé 1000 F. par exemple pour les matières premières, etc, et si la période de production dure un an, il arrivera ordinairement à un produit qui vaudra 1050 F. Cet excédent de 50 F. représente le profit du capital. Comment faut-il expliquer cette différence de valeur ?

Il y a certaines théories qui sont si claires qu'il suffit de les énoncer pour démontrer leur exactitude. Parmi ces théories nous pouvons placer celle-ci : que la valeur des biens productifs doit être déduite de la valeur de leurs produits et non réciproquement. La valeur du vin de Château-Yquem n'est pas très élevée parce que le terrain sur lequel il croît est cher, mais le terrain est cher parce que la valeur du produit qu'on en tire est très grande. Les lecteurs de cette Revue connaissance d'ailleurs déjà cette théorie d'après l'exposé si lucide que M. St-Marc a fait d'un de mes ouvrages sur la valeur, et je puis m'en servir ici sans autre explication !

Pour rester dans l'esprit de cette théorie, nous devons affirmer que tout groupe complémentaire de moyens de production a pour nous absolument la même valeur que le produit que nous espérons créer par son intermédiaire. Si donc le produit futur vaut 1050 F., dois-je estimer le groupe des moyens de production à 1050 F. ? Prenons bien garde, c'est ici l'oeuf de Christophe Colomb; la chose est des plus simples, mais encore faut-il la trouver.

Voici l'explication : le produit, d'après lequel nous estimons le groupe des moyens de production, est pour le moment un produit futur. Il n'existera qu'après le procès de la production, par conséquent au bout d'un an, et alors il vaudra 1050 F. Les 1050 F. dont il s'agit ici sont de 1050 F. de l'année prochaine. Mais des biens de l'année prochaine, et par conséquent aussi des francs de l'année prochaine valent moins que des francs de cette année; par exemple 1050 F. de l'année prochaine valent seulement autant que 1000 F. de cette année. Par conséquent, notre groupe de moyens de production, avec lesquels on pourra, au bout d'une année, former un produit qui, à cette époque, vaudra 1050 F, sera bien estimé 1050 F. valeur future, comme le produit lui-même, mais il sera estimé aussi, comme ces mêmes produits, seulement 1000 F., valeur actuelle. Si donc on les achète ou si on les échange aujourd'hui, leur prix de vente devra naturellement être évalué d'après la valeur à ce jour, et on les aura évidemment pour un nombre de francs moindre qu'ils ne rapporteront plus tard à leur possesseur.

Tous les biens productifs sont en quelque sorte marchandise de l'avenir. Ils représentent des biens de jouissance futurs qu'on obtiendra par leur moyen au bout d'une certaine période de production. Mais précisément parce qu'ils servent seulement à acquérir des biens futurs, et que ceux-ci valent moins que des biens présents, leur valeur n'égale que celle d'un moindre nombre de biens de jouissance présents. Voilà la raison pour laquelle les entrepreneurs achètent leurs moyens de production, et parmi ceux-ci le travail, à un prix plus bas qu'ils ne vendront en son temps le produit acheté; ce n'est point à cause d'une faculté particulière du capital d'engendrer une plus-value, ce n'est pas non plus parce qu'ils exploitent leurs ouvriers, mais simplement parce que tous les biens productifs, quoique matériellement présents, sont, d'après leur nature et leur destination économique, des biens futurs, et que la marchandise de l'avenir a toujours moins de valeur que la marchandise du moment présent. Puis, dans le cours de la production, la marchandise de l'avenir, le « bien productif » est transformé en produit parfait, propre à la jouissance, et acquiert naturellement la valeur complète appartenant aux biens présents. Cet accroissement de valeur constitue la « plus-value » ou « profit du capital des entrepreneurs ».

Troisième cas : l'intérêt des biens de longue durée

Je n'ai qu'à faire précéder cet article de quelques observations théoriques pour laisser la parole ensuite aux mathématiques.

Tous les biens nous sont utiles à cause des forces naturelles et utiles qui leur sont inhérentes, ou mieux, par les services qu'ils nous rendent. Et ce n'est qu'à raison des services que nous pouvons obtenir d'eux, que nous les estimons. La valeur des biens est donc formée de la somme des valeurs de tous les services particuliers qu'ils nous rendent. Cela est très simple pour les biens qui se consomment. Ils ne peuvent servir qu'une fois et pour eux la valeur du bien coïncide naturellement et complètement avec celle de ce service unique : une cartouche a pour moi exactement la valeur que j'attache à son service unique pour tirer un seul coup de feu.

La chose est plus compliquée pour les choses dites de longue durée, qui permettent un usage répété. Ici la valeur du bien est une grandeur composée, formée de la valeur des services isolés plus ou moins nombreux que nous procure le bien, les uns après les autres. Un animal de trait, par exemple, a pour moi une valeur équivalente à la somme de tous les services rendus par la traction; une machine, une valeur équivalente à la somme de tout ce qu'elle est capable de produire; un vêtement que je ne puis porter que trente fois, a pour moi nécessairement moins de valeur qu'un vêtement de même étoffe me faisant un aussi bon usage pendant cent jours. Mais ici une autre complication peut se présenter.

Si la période de temps pendant laquelle dure le bien n'est pas trop longue et si les services qu'il rend restent, comme nous allons l'admettre une fois pour toutes pour simplifier, les mêmes jusqu'à la fin, tous ces services auront une égale valeur, et la valeur d'usage du bien lui-même se détermine simplement en multipliant la valeur d'un des services rendus par le nombre de ces services. Si l'usage d'un vêtement a pour moi la valeur d'un franc par jour, le vêtement qui me durera trente jours aura pour moi la valeur de 30 F., celui qui durera cent jours, la valeur de 100 F.

Pour beaucoup de biens de longue durée, vaisseaux, machines, édifices, propriétés foncières, le rendement des services s'étend sur de longues périodes, de façon que les rendements ultérieurs ne pourront plus être perçus par le propriétaire ou du moins ne le peuvent être qu'après un temps très long. Dès lors la valeur de ces services reportée à un temps si éloigné, doit partager le sort commun de la valeur de tous les biens futurs. Un service qui, au point de vue technique, est le même qu'un service rendu dans l'année courante, mais qui ne peut être obtenu que dans un an, est un service d'une valeur moindre, un service qui ne rapportera quelque chose qu'au bout de deux ans, aura une valeur encore moindre qu'un service pour l'année présente, et ainsi la valeur des services que rendent les biens diminie nécessairement suivant la date plus ou moins éloignée de l'échéance.

Donnons maintenant la parole aux mathématiques. Elles devront nous apprendre quelle est la valeur en capital d'un tel bien, quel sera son rapport brut, quelle est la part qu'il faut compter pour la détérioration que ce bien a subie, et enfin s'il doit rester quelque chose comme revenu net et pourquoi il doit en être ainsi.

Prenons un seul exemple : une machine qui dure six ans et dont les services annuels valent 100 F.

D'abord, combien vaudra t-elle ? Si — pour des raisons que j'ai notées dans le passage précédent d'une manière détaillée, — on évalue les biens présents, et naturellement aussi les services présents, environ 5 p. 0/0 plus haut que des biens et des services futurs, la machine vaudra non pas 6x100 = 600 F., mais seulement 100 + 95,23 + 90,70 + 86,38 + 82,27 + 78,35 = 535,93 F.

Quel sera le rapport brut annuel d'une telle machine ? Naturellement 100 F., c'est-à-dire la valeur du service qu'elle rend dans l'année courante. Quelle sera la part nécessaire pour couvrir les frais de déterioration et d'amortissement ? Voici encore un problème aussi facile et aussi difficile à la fois que celui de l'oeuf de Christophe Colomb.

Voyons. La valeur de la machine est formée par la valeur additionnée de tous les services qu'elle rend. Or nous devons déduire à la fin de la première année d'usage d'une part de service de la valeur 100 F. On pourrait croire, par conséquent, que la valeur de la machine doit être diminuée elle aussi de 100 F. ? Point du tout, car le temps n'a pas cessé de courir pendant cette première année. Nous avons bien soustrait la valeur du service de l'année courante, mais le service de l'année future devient maintenant revenu de l'année présente et prend par conséquent la pleine valeur de 100 F. De même le revenu de la troisième année devient revenu de la deuxième, celui de la quatrième année revenu de la troisième, et ainsi de suite, chaque terme s'élevant d'un degré et étant remplacé par le suivant, sauf le sixième, qui évidemment n'est remplacé par rien, puisqu'il est le dernier. Au bout de la première année les choses se trouvent donc dans l'état suivant : la machine est maintenant un bien qui pendant cinq ans encore peut donner un revenu annuel de 100 F., et les revenus annuels de cinq années doivent donc être estimés à ce jour de la façon suivante : la première, celle de l'année courante, 100 F.; la deuxième, 95,23 F.; la troisième 90,70 F.; la quatrième, 86,38 F.; la cinquième, 82,27 F., et la machine entière 454,58 F. La dépréciation, par rapport à la valeur première de 532,93 F., n'est donc pas tout à fait de 100 F., mais seulement de 78,35 F. Il est à remarquer que ce chiffre est précisément le même que celui qui exprimait la valeur du revenu de la dernière année, et il est tout naturel qu'il en soit ainsi, car dans notre compte chaque terme de la série a été remplacé par le terme suivant, sauf le dernier qui n'a été remplacé par rien et qui par conséquent manque seul au total. Le produit brut étant donc de 100 F., et l'amortissement pour la déterioration de 78,35 F. seulement, il reste comme produit net 21,65 F.

Par un raisonnement tout à fait analogue, on démontrerait que la machine rapportant de nouveau dans la seconde année 100 F. bruts, on doit diminer sa valeur non pas de 100 F., à cause du rapprochement des autres termes de la série, mais seulement de la valeur du dernier revenu à échoir, soit de 82,27 F. ; elle rapporterait donc encore 17,73 F. représentant l'intérêt d'un capital déjà amoindri par l'amortissement, et ainsi de suite.

En résumé : le propriétaire d'un bien durable touche toujours la pleine valeur du revenu de chaque année : c'est ce qui constitue le revenu brut du capital. Par contre, il n'a à déduire chaque année comme prime d'amortissement qu'une valeur égale à celle du revenu de la dernière année évaluée au moment présent ; il garde donc en tous cas une somme égale à la différence entre le revenu brut et la prime d'amortissement, et c'est justement ce qui constitue le revenu net.

Voilà pour quelle raison les biens de longue durée, les maisons, les fabriques, les vaisseaux, les machines, les meubles, donnent un intérêt net sur la valeur de leur capital. Il ne faut pas chercher ici aucune idée de je ne sais quelle vertu productive qui serait inhérente à une maison d'habitation, à un piano loué ou à un mobilier donné en location; — aucune idée non plus d'une exploitation des ouvriers : où pourrait-on voir des ouvriers exploités dans le cas d'un propriétaire qui loue sa maison à un riche rentier ? Mais tout découle de cette idée très simple que les biens futurs, comme les services futurs, valent moins que les biens présents et les services présents : c'est pourquoi on attribue au services rendus dans un temps futur une valeur moindre qu'aux services rendus dans le temps présent; c'est pourquoi aussi ces services rapportent avec le temps plus que ce qui est nécessaire pour reconstituer et amortir le capital consommé, et c'est pourquoi, enfin, il doit rester un excédent du revenu brut sur l'amortissement, ce qui constitue le revenu net.

Nous avons ainsi expliqué, conformément à notre programme, toutes les formes sous lesquelles se présente l'intérêt : intérêt du prêt, profit du capital, revenu des biens de longue durée, comme découlant d'une même cause, à savoir, la différence de valeur entre le présent et l'avenir. Et maintenant un dernier mot sur la façon dont on doit apprécier la légitimité de l'intérêt.


La légitimité de l'intérêt

D'après tout ce que nous venons de dire, l'intérêt doit-il être considéré comme un revenu légitime ou illégitime ? Mérite-t-il la considération dont il jouit dans l'ordre actuel des choses ou doit-on la lui retirer ?

L'intérêt en lui-même n'est entaché d'aucun vice. Il n'est point, comme le prétendent les socialistes, le fruit d'une oppression violente ou de l'exploitation des ouvriers, mais bien le résultat naturel et organiquement nécessaire de ce fait économique que les biens présents ont une valeur plus grande pour les hommes que les biens futurs, et ce fait est à son tour le résultat naturel et tout aussi organique d'une série de faits élémentaires, économiques, psychiques et techniques que nous constatons dans le mon de et que nous ne saurion éliminer. Autant il est naturel et parfaitement compréhensible que toujours et partout un bon cheval ait une valeur plus grande qu'un cheval médiocre et qu'un quintal d'avoine ou d'orge — autant il est naturel et compréhensible que toujours et partout nous estimions davantage les biens présents que les biens futurs, puisque dans presque toutes les situations de la vie les premiers nous servent mieux que les seconds. Et autant il est naturel et nullement choquant que le propriétaire du froment de qualité supérieure fasse valoir dans le commerce la supériorité de celui-ci et ne l'échange pas sur un pied d'égalité contre un quintal d'orge ordinaire, mais, par exemple, contre 1 demi quintal de cette denrée, — autant il est naturel et nullement choquant que les possesseurs de biens présents, qu'on appelle les capitalistes, fassent valoir aussi la supériorité de ces biens, losqu'ils les échangent contre des biens futurs, et qu'ils demandent un agio proportionnel à la supériorité de valeur de leurs biens présents.

L'intérêt est si naturel et si loin d'être choquant, que ses pires ennemis, les socialistes, ne pourraient le bannir de ce monde, alors même qu'on les laisserait faire à leur gré. Ils pourraient seulement changer les rapports de possession, et déplacer par là les personnes qui touchent aujourd'hui l'intérêt et les quote-parts qui leur reviennent, mais ils ne sauraient faire disparaître l'intérêt lui-même. Tant qu'on ne réussira pas à bannir de ce monde le Temps lui-même, il ne sera pas indifférent aux hommes qu'on leur remette, par exemple, un petit rejeton de chêne, qui, dans cent ans, deviendra un beau chêne, à la place d'un chêne lui-même tout fomé. Et tant que ceci ne sera pas indifférent, on ne consentira pas, même dans un État socialiste, à payer à un travailleur qui, dans une journée, planterait cent jeunes rejetons de chêne, la valeur de cent chênes magnifiques, 5000 F. par exemple, comme prix de sa journée. Or, si la communauté socialiste lui donne moins, le fait vaut la peine d'être noté; si elle ne lui donne qu'un salaire de 10 ou 20 F., elle fera exactement ce que font aujourd'hui les capitalistes et ce que chez eux les socialistes appellent exploitation de l'ouvrier. En effet, elle achètera le travail de ces ouvriers pour un prix plus bas que ne le sera celui du produit achevé dans un temps donné. Dans l'état socialiste donc, aussi bien qu'aujourd'hui, la nature des choses ne laisserait que le choix entre un brevet de stupidité ou la reconnaissance de l'intérêt : — stupidité, si un salaire de centaines ou de milliers de francs est attribué à un vulgaire travail de plantation, d'où il résultera naturellement que chacun voudra être ouvrier forestier, que personne ne voudra plus exercer le métier de tailleur à l'état de forêt vierge : — l'intérêt, si on estime moins et paye moins des biens futurs, et par conséquent aussi le travail qui aide à créer ces biens futurs, que des biens présents.

On pourrait encore demander ce qu'on ferait, dans un état socialiste, de l'intérêt ainsi acquis ? Le garderait-on dans la caisse commune ? L'emploierait-on plutôt à augmenter les revenus du peuple, en élevant, par exemple, le prix de la journée de travail qui aurait été jusque-là de 4 F. à 6 F., grâce à ces revenus sociaux ? Ce serait encore gagner sur le produit du travail des ouvriers qu'on occupe à des détours de production très longs et très fructueux, et distribuer ensuite ce gain à tous, c'est-à-dire, pour la plus grande partie, à d'autres. Si au travailleur occupé à reboiser, qui crée un produit futur de 5000 F. par le travail d'une seule journée, la société donne 6 F. par jour au lieu de 4 F., elle gagnera encore un intérêt de 4994 F. qu'elle pourra attribuer à d'autres personnes, à titre de co-associés à la fortune nationale. Mais ce serait là non point détruire l'intérêt, mais seulement le distribuer autrement.

Aucun vice rédhibitoire n'entache donc l'intérêt. Mais il va sans dire qu'on peut abuser de l'intérêt, de même que de toute institution humaine. L'intérêt confère une puissance légitime en elle-même, mais dont on peut faire un bon ou un mauvais usage. Nous ne voulons défendre ici que le bon emploi qu'on en peut faire : quant aux abus, nous les livrons volontiers à la condamnation la plus sévère. Et même nous ne voudrions pas terminer cette plaidoirie sans adresser à ceux que nous venons de défendre, aux heureux capitalites, un sérieux avertissement pour leur rappeler les charges et les devoirs de la possession !


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