L'emploi inconsidéré du mot « démocratique » pour en faire un qualificatif élogieux à usage généralisé n'est pas sans danger. Il suggère que, dans la mesure où la démocratie est quelque chose de bon, c'est toujours un avantage pour le genre humain d'en étendre le domaine. Cela peut sembler incontestable, mais il n'en est rigoureusement rien. Il est presque toujours possible d'étendre la démocratisation à deux égards : donner le droit de vote à des gens plus nombreux, et allonger la liste des sujets sur lesquels on décidera par la procédure majoritaire. Ni dans un cas ni dans l’autre, il n’est sérieux de prétendre que toute extension possible soit un gain, ou qu'il faille par principe élargir indéfiniment le champ d’application. Pourtant, presque à chaque occasion déterminée, l'argument démocratique est communément présenté comme s’il était incontestable que l’entendre au maximum possible soit souhaitable.
Que la réalité soit différente, cela est implicitement admis par presque tout le monde en ce qui concerne le droit de vote. Aucune théorie démocratique ne fournit de raison convaincante de considérer comme une amélioration tout élargissement du corps électoral. Nous parlons de suffrage universel des adultes, mais en fait des limitations sont édictées au vu de considérations d’opportunité. L'âge limite de 21 ans, et l'exclusion des criminels, des résidents étrangers, des citoyens non résidents, et des habitants de régions ou territoires spéciaux, sont généralement tenus pour raisonnables. Il ne semble nullement démontré que la représentation proportionnelle soit préférable parce que plus démocratique (3). On peut difficilement soutenir que l’égalité de droits implique nécessairement que tout adulte ait le droit de vote; le principe vaudrait si la même règle impersonnelle était valable pour tous également. Si seules les personnes de plus de quarante ans, ou les titulaires de revenus, ou les chefs de famille, ou les personnes sachant lire et avaient droit de vote, il n'y aurait guère plus d'atteinte au principe que dans le cadre des limitations actuellement admises. Des gens raisonnables peuvent soutenir que les idéaux de la démocratie seraient mieux servis si, disons, tous les fonctionnaires d’Etat, ou tous les bénéficiaires de l’aide publique étaient privés du droit de vote (4). Que dans le monde occidental, le suffrage universel des adultes soit considéré comme le meilleur arrangement, ne prouve pas que ce soit requis par un principe fondamental.
Nous devrions aussi rappeler que le droit de la majorité est habituellement reconnu à l’intérieur du pays seulement, et que ce qui se trouve être un seul pays politiquement parlant n’est pas toujours une unité naturelle ni évidente. Nous ne considérons incontestablement pas qu'il soit légitime que les citoyens d’un grand pays dominent ceux d'un petit pays voisin, sous prétexte qu'ils sont plus nombreux que ces derniers. Il n’y a pas davantage de raison pour que la majorité des gens qui se sont assemblés pour un certains objectif, que ce soit une nation ou quelque organisation supranationale, ait le droit d'étendre son autorité à sa guise. La théorie courante de la démocratie souffre du fait qu'on l'élabore d'ordinaire en vue d'une communauté homogène idéale, et qu'on l'applique ensuite à ces unités, ô combien imparfaites et souvent artificielles, que constituent les Etats existants.
Ces remarques ne sont avancées que pour montrer que même les plus dogmatiques des démocrates ne sauraient prétendre que toute extension de la démocratie soit une bonne chose. Si solide que soit le plaidoyer général pour la démocratie, elle n'est pas une valeur ultime et absolue, et doit être jugée sur ce qu’elle peut réaliser. C'est probablement la meilleure méthode pour aboutir à certaines fins, elle n’est pas une fin en soi (5). Bien qu'il y ait une forte présomption en faveur de la méthode démocratique de décision la où il est évident qu'une action collective est nécessaire, la question de savoir s'il est opportun d'élargir le pouvoir collectif doit être tranchée sur d'autres bases que le principe démocratique en tant que tel.
Souveraineté du peuple
Les traditions démocratique et libérale sont cependant d'accord pour dire que, chaque fois que l’action de l'Etat est requise, et particulièrement si des règles coercitives sont à établir, la décision doit être prise à la majorité. Elles divergent néanmoins sur le champ ouvert à l’action politique censée guidée la décision démocratique. Alors que le démocrate dogmatique considère qu'il est souhaitable que le plus grand nombre possible de problèmes soient résolus par un vote majoritaire, le libéral estime qu’il y a des limites précises au domaine des questions à résoudre ainsi. Le démocrate dogmatique pense, notamment, que toute majorité courante doit avoir le droit de décider de quels pouvoirs elle dispose et comment les employer, tandis que le libéral considère comme important qu’une majorité momentanée n’ait que des pouvoirs limités par des principes à long terme. Aux yeux de ce dernier, une décision à la majorité ne tient pas son autorité d’un simple acte de volonté de la majorité du moment, mais d’un accord plus large sur des principes communs.
Le concept crucial pour le démocrate doctrinaire est celui de souveraineté populaire. Ce concept signifie pour lui que la règle majoritaire n’est pas limitée ni limitable. L'idéal de démocratie, originairement destiné à empêcher tout pouvoir de devenir arbitraire, devient ainsi la justification d'un nouveau pouvoir arbitraire. Pourtant, l'autorité d'une décision démocratique vient de ce qu'elle émane de la majorité d'une communauté dont la cohésion est maintenue par certaines convictions partagées par la plupart de ses membres; et il est nécessaire que la majorité se soumette à des principes communs, même lorsque son intérêt immédiat se trouve être de les violer. Il importe peu que cette façon de voir ait été jadis appelée " loi naturelle " ou " contrat social ", ces concepts ont perdu leur attrait. Le point essentiel demeure celui-ci : c’est l’acceptation de tels principes communs qui fait d’un nombre quelconque de gens une communauté. Et cette commune adhésion est la condition indispensable d’une société libre. Un groupe l'individus devient normalement une société non pas en se donnant des lois mais en obéissant aux mêmes règles de conduite (6). Cela veut dire que le pouvoir de la majorité est borné par ces principes communément adoptés, et qu'il n’y a pas de pouvoir légitime qui franchisse cette borne. A l'évidence, il est indispensable que les gens se mettent d'accord sur la façon de procéder à des tâches nécessaires, et il est raisonnable que cet accord soit dégagé par la majorité ; mais il n'est pas évident que cette même majorité ait en outre le droit de fixer elle-même l'étendue de sa compétence. Il n'y a pas de raison pour qu'il n'y ait aucune chose que personne naît le droit de faire. Lorsqu'il manque un accord suffisant sur l’opportunité d'user de pouvoirs coercitifs, on devrait en conclure que personne ne peut user de pouvoirs coercitifs. Si on reconnaît des droits à des minorités, cela implique que le pouvoir de la majorité est légitimé et limité par des principes que la minorité elle aussi accepte.
Le principe selon lequel tout ce que fait le gouvernement doit avoir l’agrément de la majorité, ne suppose donc pas forcément que la majorité puisse faire tout ce qui lui plaît. Il n'y aurait certainement aucune justification morale à ce qu'une majorité confère à ses membres des privilèges en promulguant des lois discriminatoires en leur faveur. Démocratie n'est pas nécessairement gouvernement illimité. Pas plus qu'un autre, un gouvernement démocratique ne peut se passer de mécanismes internes de protection de la liberté individuelle.
En fait ce n'est qu'à un stade relativement tardif de l'histoire de la démocratie moderne, que de grands démagogues ont commencé à soutenir que, puisque le pouvoir était désormais aux mains du peuple, il n'était plus besoin de limiter l'étendue de ce pouvoir(7). C'est lorsqu'on prétend que " dans une démocratie, est juste ce que la majorité rend légal " (8) que la démocratie dégénère en démagogie.
Justification de la démocratie
Si la démocratie est un moyen plutôt qu’une fin, ses limites doivent être cherchées à la lumière de l’objectif que nous souhaitons quelle serve. Il y a trois arguments principaux par lesquels la démocratie peut être justifiée, et chacun des trois peut être considéré comme décisif. Le premier est que lorsqu'il est nécessaire de trancher entre plusieurs opinions divergentes (fût-ce au prix d'un recours à la force), il est plus avantageux de s'arrêter à celle qui recueille le plus grand nombre de partisans, et de faire ainsi l'économie d'un conflit violent. La démocratie est la seule méthode de changement pacifique que l'homme ait jusqu'ici découverte (9).
Le deuxième argument, qui historiquement a été le plus important et qui garde beaucoup de poids - bien qu'on ne puisse être sûr qu'il soit encore valable - est que la démocratie est un rempart pour la liberté individuelle. Un écrivain du XVII siècle a fait l’observation suivante: " Ce qu'il y a de bon dans la démocratie c’est la liberté, avec le courage et l'ingéniosité que la liberté enfante " (10). Il constatait ainsi que la démocratie n'est pas encore la liberté et indiquait simplement qu'elle est plus à même de générer la liberté que d'autres systèmes de gouvernement. C'est un point de vue sans doute bien fondé pour autant que le souci est de prévenir la coercition, car il n'est pas bénéfique pour la majorité que certains individus aient le pouvoir de contraindre les autres par la force ; mais la protection de l'individu entre l'action collective de la majorité est une autre affaire. Dans ce cas, on peut encore soutenir que, puisque la coercition n'est jamais exercée que par quelques-uns, il y a moins de risques de les voir en abuser si le pouvoir qui leur a été conféré peut toujours être révoque par ceux qui lui sont soumis.
Mais si les chances de liberté individuelle sont meilleures dans une démocratie, cela ne veut pas dire qu'elles soient assurées. Les chances de liberté dépendent de l'intention qu'a la majorité d'en faire ou non son objectif délibéré. La liberté serait bien compromise si on ne comptait que sur la simple existence d’une démocratie pour la préserver.
Le troisième argument se réfère à l’effet positif qu'ont les institutions démocratiques sur le niveau général de compréhension des affaires publiques. Cela me semble l'argument le plus fort. Il est certes probable, comme on l’a affirmé souvent (11), que le gouvernement aux mains d’une élite cultivée serait, dans une situation donnée, plus efficace, et peut être même plus juste, qu'un gouvernement issu d’un vote majoritaire. Le point crucial, cependant, est qu’en comparant la forme démocratique de gouvernement avec d'autres formes, on ne peut pas prendre le degré de compréhension des problèmes par le peuple à un moment précis comme une donnée. C'est le message capital du grand livre de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, que la démocratie est la seule méthode efficace pour éduquer la majorité (12). Ce message est aussi vrai aujourd'hui qu'il l'était en son temps. La démocratie est avant tout un processus de formation de l'opinion. Son avantage principal ne réside pas dans sa méthode de sélection de ceux qui gouvernent, mais dans le fait que lorsqu'une grande partie de la population prend une part active dans la formation de l'opinion, il y a aussi une plus grande variété de personnes parmi lesquelles choisir de possibles gouvernants. Même si on admettait que la démocratie ne mette pas le pouvoir dans les mains des plus sages ni des mieux informés, et qu'en toutes circonstances un gouvernement d'hommes d'élite pourrait être plus avantageux pour la collectivité, cela ne devrait pas nous empêcher de donner quand même la préférence à la démocratie. C'est dans ses aspects dynamiques, plutôt que statiques, que la valeur de la démocratie s'affirme. Comme ceux de la liberté, les bienfaits de la démocratie ne se manifestent que dans le long terme, alors que ses performances momentanées peuvent être inférieures à celles d'autres formes de gouvernement.