Définition
Je voudrais à présent illustrer le contenu des principes de l'obligation et du devoir naturels en esquissant une théorie de la désobéissance civile. Comme je l'ai déjà indiqué, cette théorie est conçue seulement pour le cas particulier d'une société presque juste, bien ordonnée dans sa plus grande partie, mais où néanmoins se produisent un certain nombre de violations graves de la justice. Comme je suppose qu'un État où la justice est presque réalisée exige un régime démocratique, la théorie concerne le rôle et la justification de la désobéissance civile dans le cadre d'une autorité démocratique légitimement établie. Elle ne s'applique pas aux autres formes de gouvernement, ni, si ce n'est accidentellement, aux autres formes de dissidence ou de résistance. Je n'examinerai pas ces formes de contestation ni l'action et la résistance militantes en tant que tactiques pour transformer ou même renverser un régime injuste et corrompu. Dans un cas pareil, une telle action ne pose pas de problèmes. Si tant est qu'il y ait des moyens justifiés dans de tels cas, alors c'est bien le cas de l'opposition non violente. Le problème de la désobéissance civile ne se pose, selon moi, que dans le cadre d'un État démocratique plus ou moins juste pour des citoyens qui reconnaissent et admettent la légitimité de la constitution. La difficulté est celle du conflit des devoirs. Quand le devoir d'obéir aux lois promulguées par une majorité législative (ou â des décrets issus d'une telle majorité) cesse-t-il d'être une obligation face au droit de défendre ses libertés et au devoir de lutter contre l'injustice? Cette question implique une réflexion sur la nature et les limites du gouvernement par la majorité; c'est pour cela que le problème de la désobéissance civile est un test crucial pour toute théorie du fondement moral de la démocratie.
Une théorie constitutionnelle de la désobéissance civile comporte trois parties. Tout d'abord, elle définit cette sorte de dissidence et la distingue des autres formes d'opposition à l'autorité démocratique, depuis les manifestations dans le cadre de la loi et les infractions à la loi visant à provoquer des procès exemplaires jusqu'à l'action militante et à la résistance organisée. La place de la désobéissance civile dans cette gamme de possibilités doit être précisée par la théorie. Ensuite, elle indique les raisons de la désobéissance civile ainsi que les conditions de sa justification dans un régime (plus ou moins) démocratique et juste. Enfin, elle devrait expliquer le rôle de la désobéissance civile dans le cadre d'un système constitutionnel et rendre compte de la valeur de ce mode de protestation dans une société libre.
Avant d'examiner ces questions, un avertissement. Nous ne devrions pas fonder trop d'espoirs sur une théorie de la désobéissance civile, même si elle est conçue pour des circonstances particulières. Il est hors de question de définir des principes qui permettraient de trancher directement des cas réels. Par contre, une théorie qui définit le point de vue qu'il faut adopter pour aborder le problème est utile en précisant les points essentiels et en évaluant leurs poids respectifs dans les cas plus importants. Elle aura été valable si, à la réflexion, notre vision s'en est trouvée éclairée et si nos jugements bien réfléchis sont devenus, grâce à elle, plus cohérents. Elle aura bien répondu à ce qu'on pouvait raisonnablement attendre d'elle : à savoir, réduire les disparités entre les convictions sincères de ceux qui reconnaissent les principes de base d'une société démocratique.
La désobéissance civile peut, tout d'abord, être définie comme un acte public, non violent, décidé en conscience, mais politique, contraire à la loi et accompli le plus souvent pour amener à un changement dans la loi ou bien dans la politique du gouvernement. En agissant ainsi, on s'adresse au sens de la justice de la majorité de la communauté et on déclare que, selon son opinion mûrement réfléchie, les principes de la coopération sociale entre des êtres libres et égaux ne sont pas actuellement respectés. Une remarque préliminaire sur cette définition est qu'elle n'implique pas que l'acte de désobéissance civile enfreigne la même loi que celle contre laquelle on proteste. Cette définition autorise aussi bien la désobéissance civile directe qu'indirecte. Et c'est bien ce qu'elle devrait faire car il y a parfois des raisons sérieuses pour ne pas enfreindre la loi ou la politique jugées injustes. A la place, on peut, par exemple, désobéir aux règlements de la circulation ou du droit de passage, afin de rendre publique son opinion. Ainsi, quand le gouvernement prend un décret vague et sévère contre la trahison, il serait hors de proportion de commettre une trahison afin de montrer son opposition et, en tout cas, le châtiment pourrait être bien plus lourd que ce qu'on est raisonnablement prêt à accepter. Dans d'autres cas, il est impossible de contrecarrer directement la politique du gouvernement, par exemple la politique étrangère ou celle qui touche une autre partie du pays. Une seconde remarque est que le but de l'acte de désobéissance civile est bien de s'opposer à la loi, du moins au sens où ses responsables ne se contentent pas de présenter un procès exemplaire pour une décision constitutionnelle; ils sont décidés à s'opposer à la loi même si elle doit être maintenue en appel. Certes, dans un régime constitutionnel, les tribunaux peuvent finalement prendre parti pour les opposants et déclarer que la loi ou la politique en question sont anticonstitutionnelles. Il arrive souvent, alors, que l'on ne sache plus clairement si l'action des opposants doit être considérée comme illégale ou non. Mais ceci est une simple complication. Ceux qui utilisent la désobéissance civile pour protester contre des lois injustes n'ont pas l'intention de renoncer à leur action, même si les tribunaux finissent par être en désaccord avec eux, bien que la décision inverse les aurait certainement satisfaits.
De plus, la désobéissance civile est un acte politique, pas seulement au sens où elle vise la majorité qui a le pouvoir politique, mais parce qu'elle est guidée et justifiée par des principes politiques, c'est-à-dire par les principes de la justice qui gouvernent la constitution et, d'une manière générale, les institutions de la société. Pour justifier la désobéissance civile, on ne fait pas appel aux principes de la moralité personnelle ou à des doctrines religieuses, même s'ils peuvent coïncider avec les revendications et les soutenir; et il va sans dire que la désobéissance civile ne peut être fondée seulement sur des intérêts de groupe ou sur ceux d'un individu. Au contraire, on recourt à la conception commune de la justice qui sous-tend l'ordre politique. Nous avons fait l'hypothèse que, dans un régime démocratique relativement juste, il y a une conception publique de la justice qui permet aux citoyens de régler leurs affaires politiques et d'interpréter la constitution. La violation persistante et délibérée des principes de base de cette conception, pendant une certaine période, et en particulier l'atteinte aux libertés fondamentales égales pour tous invitent soit à la soumission soit à la résistance. En se livrant à la désobéissance civile, une minorité force la majorité à se demander si elle souhaite que ses actions soient ainsi interprétées ou si, se basant sur le sentiment commun de justice, elle souhaite reconnaître les revendications légitimes de la minorité.
En outre, la désobéissance civile est un acte public. Non seulement elle fait appel à des principes publics, mais encore elle se manifeste publiquement. Elle s'exerce ouvertement avec un préavis raisonnable (fair), elle n'est pas cachée ou secrète. On pourrait la comparer à un discours public et, étant un appel public, c'est-à-dire l'expression d'une conviction politique profonde et sincère, elle a lieu sur le forum public. C'est pour cette raison, parmi d'autres, que la désobéissance civile est non violente. Elle essaie d'éviter l'usage de la violence, en particulier à l'égard des personnes, non qu'elle déteste l'usage de la force par principe, mais parce que celle-ci est l'expression ultime de ses revendications. Se livrer à des actes violents susceptibles de blesser et de faire du mal est incompatible avec la désobéissance civile comme appel public. En fait, toute atteinte à la liberté civile d'autrui tend à obscurcir le caractère de désobéissance civile de l'acte. Parfois, si l'appel échoue dans son objectif, on peut être amené ensuite à une résistance utilisant la force. Cependant, la désobéissance civile exprime des convictions profondes et qui relèvent de la conscience; elle peut avertir et admonester, mais elle ne constitue pas, en elle-même, une menace.
La désobéissance civile est non violente pour une autre raison. Elle exprime la désobéissance à la loi dans le cadre de la fidélité à la loi, bien qu'elle se situe à sa limite extérieure. La loi est enfreinte, mais la fidélité à la loi est exprimée par la nature publique et non violente de l'acte, par le fait qu'on est prêt à assumer les conséquences légales de sa conduite. Cette fidélité à la loi aide à prouver à la majorité que l'acte est, en réalité, politiquement responsable et sincère et qu'il est conçu pour toucher le sens de la justice du public. Le fait d'être complètement ouvert et non violent garantit notre sincérité; car il n'est pas facile de convaincre quelqu'un d'autre que nos actes sont dictés par notre conscience, ni même d'en être certain devant nous-même. Il est sans doute possible d'imaginer un système légal où le sentiment profond que la loi est injuste soit admis comme défense en cas de non-obéissance. Des hommes très honnêtes ayant pleine confiance les uns dans les autres pourraient faire fonctionner un tel système. Mais, en fait, il risquerait d'être instable, même dans un état proche de la justice. Nous devons payer un certain prix pour convaincre les autres que nos actions ont, d'après notre point de vue bien réfléchi, une base morale suffisante dans les convictions politiques de la communauté.
La désobéissance civile, telle que je l'ai définie, se situe donc entre la protestation légale et le déclenchement de procès exemplaires, d'une part, et l'objection de conscience et les diverses formes de résistance, d'autre part. Dans cette gamme de possibilités, elle représente une forme de dissidence qui se situe à la frontière de la fidélité à la loi. Ainsi comprise, la désobéissance civile est clairement distincte de l'action militante et de l'obstruction; elle est très éloignée de la résistance organisée par la force. Un militant, par exemple, est bien plus opposé au système politique existant. Il ne l'accepte pas comme quelque chose de presque juste, de raisonnablement juste; il croit ou bien que celui-ci s'écarte considérablement des principes qu'il professe ou qu'il vise une conception de la justice qui est erronée dans son ensemble. Bien qu'il déclare agir selon sa conscience, il ne fait pas appel au sens de la justice de la majorité (ou de ceux qui ont le pouvoir politique réel), car il pense que leur sens de la justice est erroné ou bien sans effet. Au contraire, il cherche par des actes militants bien organisés de perturbation et de résistance, et ainsi de suite, à attaquer la conception dominante ou à créer de force un mouvement dans la direction qu'il souhaite. Ainsi le militant peut essayer d'échapper à la peine prévue, car il n'a pas l'intention d'accepter les conséquences légales de sa violation de la loi; ceci en effet voudrait dire non seulement qu'il s'en remet à des forces auxquelles, croit-il, on ne peut faire confiance, mais aussi qu'il reconnaît la légitimité d'une constitution à laquelle il est opposé. En ce sens, l'action militante ne se situe pas dans le cadre de la fidélité à la loi, mais représente une opposition plus profonde à l'ordre légal. On pense que la structure de base est si injuste ou si éloignée des idéaux qu'elle professe que l'on doit essayer de préparer la voie pour des changements radicaux ou même révolutionnaires. Et c'est ce que l'on fera en essayant de faire naître dans le public une conscience des réformes fondamentales qui doivent être faites. Or, dans certaines circonstances, l'action militante et d'autres types de résistance sont certainement justifiés. Mais je n'étudierai pas ces cas. Comme je l'ai dit, mon but ici est plus limité; il s'agit de définir le concept de désobéissance civile et de comprendre son rôle dans un régime constitutionnel presque juste.
La définition de l'objection de conscience
J'ai distingué la désobéissance civile de l'objection de conscience, mais il me reste encore à expliquer cette dernière notion. II faut reconnaître que séparer ainsi ces deux idées revient à proposer une définition de la désobéissance civile plus étroite que celle qui est traditionnelle; en effet, on a coutume de se la représenter dans un sens plus large, comme étant une forme quelconque de désobéissance à la loi pour des raisons de conscience, à la condition toutefois qu'elle ne soit pas cachée et qu'elle n'implique pas l'usage de la force. L'essai de Thoreau, bien que discutable, est caractéristique de cette signification. L'utilité d'un sens plus étroit apparaîtra, je pense, une fois examinée la définition de l'objection de conscience.
L'objection de conscience est le fait de ne pas obéir à une injonction légale plus ou moins directe ou à un ordre administratif. C'est un refus, car nous recevons un ordre et, étant donné la nature de la situation, les autorités savent si nous leur obéissons ou non. Un exemple typique est celui des premiers chrétiens qui refusaient d'accomplir certains actes de piété prescrits par l'Etat païen, ou celui des Témoins de Jéhovah qui refusent de saluer le drapeau. D'autres exemples sont le refus d'un pacifiste de servir dans les forces armées ou celui d'un soldat d'obéir à un ordre qui, selon lui, s'oppose manifestement à la loi morale en tant qu'elle s'applique à la guerre. Ou bien encore, l'exemple de Thoreau du refus de payer un impôt parce que, ainsi, on contribuerait à une grave injustice à l'égard de quelqu'un d'autre. Notre refus est supposé connu des autorités même si, dans certains cas, nous pourrions souhaiter le cacher. Quand il peut être dissimulé, il faudrait parler non pas d'objection de conscience, mais de dérobade pour des raisons de conscience. Des infractions cachées à la loi concernant un esclave en fuite en sont des exemples.
Il y a de nombreuses différences entre l'objection de conscience (ou la dérobade pour des raisons de conscience) et la désobéissance civile. Tout d'abord, l'objection de conscience n'est pas une forme d'appel au sens de la justice de la majorité. Il va de soi que de tels actes ne sont généralement pas secrets ou dissimulés, car les cacher est, de toute façon, souvent impossible. Simplement, on refuse d'obéir à un ordre ou de se soumettre à une injonction légale pour des raisons de conscience. Les convictions de la majorité ne sont pas invoquées à l'appui de ce refus et, en ce sens, il ne s'agit pas d'un acte sur le forum public. L'objecteur de conscience reconnaît qu'il n'y a peut-être pas de base pour arriver à un accord mutuel; il ne recherche pas d'occasions de désobéissance pour faire connaître sa cause. Bien plutôt, il attend et espère que la désobéissance ne sera même pas nécessaire. Il est moins optimiste que celui qui choisit la désobéissance civile et il ne compte guère sur des changements dans les lois ou les politiques suivies. La situation, peut-être, ne lui laisse pas le temps de présenter son point de vue ou bien, comme je l'ai déjà dit, il n'y a guère d'espoir que la majorité comprenne ses revendications.
L'objection de conscience n'est pas nécessairement basée sur des principes politiques; elle peut être fondée sur des principes religieux ou d'une autre sorte qui diffèrent de l'ordre constitutionnel. La désobéissance civile, elle, est un appel à une conception de la justice communément acceptée alors que l'objection de conscience peut avoir d'autres motifs. Ainsi, supposons que les premiers chrétiens aient justifié leur refus d'obéir aux coutumes religieuses de l'Empire, non en se référant à la justice, mais seulement parce qu'elles étaient contraires à leurs convictions religieuses; leur argumentation dans ce cas ne serait pas politique, pas plus que ne le sont les conceptions d'un pacifiste, en supposant que les guerres défensives, du moins, soient reconnues par la conception de la justice à la base du régime constitutionnel. Mais l'objection de conscience peut être basée sur des principes politiques. On peut refuser d'obéir à une loi qui est si injuste qu'il est simplement hors de question de s'y soumettre. Ce serait le cas si, par exemple, la loi nous commandait de rendre esclave une autre personne ou de nous plier à un destin semblable. Il s'agit là de violations évidentes de principes politiques reconnus.
Il est difficile de trouver une bonne solution quand certains font appel à des principes religieux pour refuser d'agir comme l'exigent, semble-t-il, les principes de la justice politique. Est-ce que le pacifiste, dans une guerre juste si cela existe, est dispensé de servir sous les drapeaux? Ou bien l'Etat a-t-il le droit d'infliger des peines à ceux qui refusent d'obéir? On est tenté de dire que la loi doit toujours respecter les impératifs de la conscience, mais cela ne peut pas être correct. Comme nous l'avons vu dans le cas de l'intolérance, l'ordre légal doit réglementer les intérêts religieux afin de faire respecter le principe de la liberté égale pour tous; et il doit certainement interdire des pratiques religieuses telles que le sacrifice humain, pour prendre un cas extrême. Ni la religiosité ni la conscience ne suffisent à justifier cette pratique. Une théorie de la justice doit trouver comment agir de son point de vue vis-à-vis de ceux qui ne la reconnaissent pas. Le but d'une société bien ordonnée, ou presque juste, est de préserver et de renforcer les institutions de la justice. Si on refuse à une religion la pleine expression, cela doit être parce qu'elle viole le principe des libertés égales des autres. En général, le degré de tolérance vis-à-vis de conceptions morales opposées dépend de la mesure où une place égale peut leur être accordée dans un juste système de libertés.
Si le pacifisme doit être traité avec respect, et pas seulement toléré, ce doit être parce qu'il s'accorde assez bien avec les principes de la justice, la principale exception étant son attitude vis-à-vis d'une guerre juste (en supposant que, dans certaines situations, les guerres défensives soient justifiées). Les principes politiques reconnus par la communauté ont une certaine affinité avec le pacifisme. Il y a une horreur commune de la guerre et de l'usage de la force, et une croyance dans le statut égal des êtres humains comme personnes morales. Et, étant donné la tendance des nations, en particulier des grandes puissances, à engager des guerres injustifiables et à utiliser l'appareil de l'État pour réprimer la dissidence, respecter le pacifisme sert à rendre les citoyens conscients des injustices que les gouvernements risquent de commettre en leur nom. Même si les conceptions d'un pacifiste sont peut-être contestables, ses avertissements et ses protestations peuvent avoir pour résultat de renforcer plutôt que d'affaiblir, dans l'ensemble, les principes de la justice. Il est concevable que le pacifisme, en s'écartant de façon naturelle de la doctrine correcte, compense la faiblesse des hommes par la réalisation des idéaux qu'ils professent.
Il faudrait ajouter que, bien entendu, dans les situations réelles, il n'y a pas de distinction tranchée entre la désobéissance civile et l'objection de conscience. En outre, la même action (ou séquence d'actions) peut comporter des éléments des deux. Mais il existe des exemples clairs de l'une et de l'autre et la distinction a pour but d'élucider l'interprétation de la désobéissance civile et son rôle dans une société démocratique. Étant donné la nature de ce moyen d'action, qui est une forme particulière d'appel politique, il n'est justifié habituellement que lorsque d'autres tentatives ont été auparavant faites dans le cadre légal. Par contre, cette exigence fait défaut dans les cas évidents d'objection de conscience légitime. Dans une société libre, personne ne peut être contraint, comme le furent les premiers chrétiens, à remplir des rites religieux en violation de la liberté égale pour tous; un soldat ne doit pas non plus obéir à des ordres intrinsèquement mauvais, en attendant de faire appel à l'autorité supérieure. Ces remarques conduisent maintenant à la question de la justification.
La justification de la désobéissance civile
A la lumière de ces différentes distinctions, je voudrais examiner les circonstances où la désobéissance civile est justifiée. Pour simplifier, je limiterai l'analyse aux institutions nationales et donc aux injustices qui se produisent à l'intérieur d'une société donnée. Mais j'élargirai quelque peu cette étude assez étroite en faisant une comparaison avec le problème de l'objection de conscience et son rapport à la loi morale telle qu'elle s'applique à la guerre. Je commencerai par analyser les conditions qui semblent raisonnables pour recourir à la désobéissance civile et, ensuite, je relierai plus systématiquement ces conditions au rôle de la désobéissance civile dans un contexte proche de la justice. Bien entendu, les conditions énumérées devront être prises comme des hypothèses; il va de soi qu'il y aura des situations auxquelles elles ne s'appliquent pas et où d'autres arguments pourraient être donnés à l'appui de la désobéissance civile.
Le premier point concerne les injustices qui peuvent donner légitimement lieu à la désobéissance civile. Or, si l'on pense qu'une telle désobéissance est un acte politique s'adressant au sens de la justice de la communauté, il semble alors raisonnable, toutes choses égales par ailleurs, de n'y recourir que dans les cas d'injustice majeure et évidente, particulièrement dans ceux qui font obstacle à la suppression d'autres injustices. C'est pourquoi il est souhaitable de limiter la désobéissance civile aux infractions graves au premier principe de la justice, le principe de la liberté égale pour tous, et aux violations flagrantes de la seconde partie du second principe, le principe de la juste égalité des chances. Il n'est, bien entendu, pas toujours facile de dire si ces principes sont respectés. Cependant, si nous considérons qu'ils garantissent les libertés de base, il est souvent clair que ces libertés ne sont pas respectées. Après tout, ils imposent certaines exigences strictes que les institutions doivent exprimer de façon visible. Ainsi, lorsque le droit de vote est refusé à certaines minorités, ou celui d'accéder à une fonction publique ou le droit de propriété et de se déplacer, ou encore, quand certains groupes religieux sont l'objet d'une répression et que d'autres ne peuvent avoir accès à certaines possibilités, alors tout le monde peut constater ces injustices. Elles font publiquement partie de la pratique sociale, même si ce n'est pas inscrit à la lettre dans son organisation. Il n'est pas besoin d'un examen solide des effets institutionnels pour établir la réalité de ces abus.
Par contre, il est plus difficile de vérifier les infractions au principe de différence. Il est habituel de trouver un grand nombre de réponses contradictoires et pourtant rationnelles quand on demande si ce principe est respecté ou non. Cela vient de ce qu'il s'applique en premier lieu à des institutions et à des programmes économiques et sociaux. Le choix, dans ce domaine, dépend de croyances théoriques et spéculatives ainsi que d'une masse d'informations statistiques et autres, à quoi s'ajoutent la perspicacité et la pure intuition. Étant donné la complexité de ces choix, il est difficile de vérifier l'influence de l'égoïsme et des préjugés; même si nous en sommes capables dans notre propre cas, il en va autrement quand il s'agit de convaincre les autres de notre bonne foi. C'est pourquoi, à moins que les lois fiscales, par exemple, n'aient clairement pour but d'attaquer ou de diminuer une liberté de base égale pour tous, on ne doit pas normalement protester contre elles au moyen de la désobéissance civile. Faire appel à la conception de la justice du public n'a pas ici un sens assez clair. Il vaut mieux laisser au processus politique le soin de régler ces questions, à condition que les libertés fondamentales en question soient garanties pour tous. Alors, il est probable qu'un compromis raisonnable pourra être atteint. On voit donc que la violation du principe de la liberté égale pour tous est le motif le plus valable de désobéissance civile; ce principe définit le statut commun des droits civiques égaux pour tous dans un régime constitutionnel et se trouve à la base de l'ordre politique. S'il est pleinement respecté, on peut supposer que les autres injustices, si durables et importantes qu'elles soient, pourront être contrôlées.
Il y a une seconde condition pour la désobéissance civile. Nous pouvons supposer qu'il a déjà été fait appel, de bonne foi, à la majorité politique et que cela a échoué. Les moyens légaux de remédier à la situation se sont révélés sans effet. Ainsi, par exemple, les partis politiques existants sont restés indifférents aux revendications de la minorité ou bien n'ont montré aucun désir de les prendre en considération. Tous les efforts pour faire abroger les lois ont été ignorées et les protestations et les manifestations légales n'ont eu aucun succès. La désobéissance civile étant un dernier recours, nous devrions êtres sûrs qu'elle est nécessaire. Mais notons que nous n'avons pas dit que tous les moyens légaux ont été épuisés. De toute façon, les démarches normales doivent être répétées; la liberté d'expression est toujours possible. Mais si les actions passées ont montré que la majorité ne pouvait pas changer ou était apathique, on a des raisons de penser que les nouvelles tentatives seront sans succès et donc on a là une seconde condition pour justifier la désobéissance civile. Mais cette condition n'est qu'une supposition. Certains cas peuvent être si extrêmes qu'on n'a même plus le devoir de commencer par recourir aux seuls moyens d'opposition politique. Par exemple, si l'assemblée législative promulguait une loi scandaleuse, violant le principe de la liberté égale pour tous, par exemple en interdisant la religion d'une minorité faible et sans défense, on ne pourrait sûrement pas s'attendre à ce que cette secte s'oppose à la loi en utilisant les procédures politiques normales. En fait, même la désobéissance civile peut être beaucoup trop modérée, la majorité s'étant déjà rendue coupable d'intentions ouvertement hostiles et dont l'injustice ne fait aucun doute.
La troisième et dernière condition que j'examinerai peut être assez compliquée. Elle vient de ce que les deux conditions précédentes ne suffisent, en général, pas toujours à justifier la désobéissance civile. Dans certaines circonstances, le devoir naturel de justice peut exiger une certaine retenue. Voyons ceci de plus près. Si une certaine minorité recourt à juste titre à la désobéissance civile, alors toute autre minorité est également justifiée à agir ainsi, dans des circonstances semblables. En prenant comme critères de jugement les deux conditions précédentes, nous pouvons dire que, toutes choses égales par ailleurs, deux minorités sont justifiées de la même façon à recourir à la désobéissance civile si elles ont souffert pendant aussi longtemps du même degré d'injustice et si leur appel également sincère aux moyens politiques normaux a également échoué. Mais il est concevable, même si c'est peu probable, que plusieurs groupes aient des raisons aussi fondées (au sens que nous avons défini) de recourir à la désobéissance civile, mais que, si tous agissaient ainsi, cela entraînerait des désordres considérables, risquant de nuire au fonctionnement d'une juste constitution. Je pose donc qu'il y a une limite à l'utilisation de la désobéissance civile pour qu'elle ne nuise pas au respect de la loi et de la constitution, ce qui entraînerait des conséquences malheureuses pour tous. D'autre part, le public a une capacité de compréhension limitée pour des contestations de ce genre; l'appel lancé par des groupes de désobéissance civile peut être déformé et leur intention de toucher le sens de la justice de la majorité peut être perdue de vue. Pour l'une ou l'autre de ces raisons, donc, l'efficacité de la désobéissance civile comme forme de protestation diminue à partir d'un certain point. Ceux qui pensent à l'utiliser devraient réfléchir à ces contraintes.
La solution idéale, sur le plan théorique, consisterait dans une coopération politique des minorités afin de limiter le niveau global de contestation. Considérons en effet la situation suivante : nous avons affaire à de nombreux groupes, tous également fondés à recourir à la désobéissance civile, tous désireux d'exercer ce droit justifié, dans chaque cas, par des raisons tout aussi valables les unes que les autres. Mais, s'ils agissent tous ainsi, cela pourrait porter atteinte de manière durable à la constitution juste vis-à-vis de laquelle ils reconnaissent tous avoir un devoir naturel de justice. Quand il y a des revendications toutes également justifiées et que leur total dépasse ce qui peut être accordé, il faut alors adopter un juste plan qui les traite toutes de manière équitable. Dans les cas simples de revendications pour des biens qui sont indivisibles et en quantité limitée, un système de rotation ou de loterie peut être une solution équitable quand le nombre des revendications également valides est trop élevé. Mais ce type de solution est complètement irréaliste pour notre problème. Ce qu'il faudrait, c'est une entente politique entre les minorités souffrant de l'injustice. Elles peuvent remplir leur devoir à l'égard des institutions démocratiques en coordonnant leurs actions de façon à ce que, tout en donnant à chacune la possibilité d'exercer ses droits, les limites de la désobéissance civile ne soient pas dépassées. Il est certain qu'une telle alliance est difficile à organiser; mais, avec une direction lucide, cela ne devrait pas être impossible.
La situation que nous avons envisagée est certainement particulière et il est possible que ces considérations ne soient pas un obstacle à la désobéissance civile quand elle est justifiée. Il y a peu de chances de trouver beaucoup de minorités ayant toutes le droit de recourir à cette forme de contestation qui, en même temps, reconnaissent leurs devoirs vis-à-vis d'une juste constitution. Mais il faut noter qu'une minorité lésée est tentée de croire que sa revendication est aussi fondée que celle de n'importe quelle autre; et, donc, que les raisons de recourir à la désobéissance civile soient également valables ou pas, de toute façon, il est souvent sensé de faire comme si elles le sont. En adoptant cette maxime, les circonstances imaginées ont plus de chances de se réaliser. Ce type de problème est également intéressant parce qu'il montre que l'exercice du droit à la contestation, comme l'exercice des droits en général, est parfois limité par le fait que les autres ont exactement le même droit. Si tout le monde exerçait ce droit, cela aurait des conséquences nuisibles pour tous; il faut donc recourir à un plan équitable.
Supposons que, à la lumière de ces trois conditions, nous ayons le droit de faire entendre notre revendication en utilisant la désobéissance civile. L'injustice contre laquelle nous protestons est une violation claire des libertés civiques ou de l'égalité des chances, elle a été plus ou moins délibérée pendant un certain temps face à l'opposition politique normale, et toutes les complications soulevées par la question de l'équité (fairness) sont réglées. Ces conditions ne sont pas exhaustives; il faut envisager la possibilité de léser un tiers, l'innocent pour ainsi dire. Mais je suppose que les points essentiels sont pris en compte. Reste cependant la question de savoir s'il est sage ou prudent d'exercer ce droit. Ayant établi le droit, nous sommes libres à présent, alors que nous ne l'étions pas auparavant, de laisser ces considérations décider du résultat. Nous pouvons agir dans le cadre de nos droits, et pourtant de manière déraisonnable, si notre conduite ne sert qu'à provoquer la réplique cruelle de la majorité. Il est certain que, dans un état proche de la justice, la répression sévère de la contestation légitime est peu probable, mais il est important que l'action soit convenablement planifiée pour faire appel efficacement à la communauté. Puisque la désobéissance civile est une forme d'appel au public, il faut bien veiller à ce qu'elle soit comprise. Ainsi l'exercice de ce droit devrait, comme tout autre droit, être planifié rationnellement afin qu'il serve nos objectifs ou les objectifs de ceux que nous voulons aider. La théorie de la justice n'a rien à dire de particulier au sujet de ces considérations pratiques. Dans tous les cas, les questions de stratégie et de tactique dépendent des circonstances particulières. Mais la théorie de la justice doit indiquer à quel moment ces questions doivent intervenir de manière légitime.
Mais, dans cet examen de la justification de la désobéissance civile, je n'ai pas mentionné le principe d'équité. Le devoir naturel de justice est la base première de nos liens politiques avec un régime constitutionnel. Comme nous l'avons remarqué plus haut, seuls les membres les plus favorisés de la société risquent d'avoir une obligation politique claire, par opposition à leur devoir politique. Ils sont mieux placés pour obtenir une position publique et profitent plus facilement du système politique. C'est pourquoi ils ont acquis à l'égard de tous les citoyens l'obligation de soutenir la constitution juste. Les membres des minorités dominées, qui ont de fortes raisons d'utiliser la désobéissance civile, n'ont pas, au contraire, d'obligation politique de ce type, mais ceci ne veut pas dire que le principe d'équité ne suscite pas des obligations importantes dans leur cas. Car, non seulement de nombreuses exigences de la vie privée découlent de ce principe, mais encore il s'applique quand des personnes ou des groupes s'unissent en vue d'objectifs politiques communs. De même que nous contractons des obligations envers les autres membres des diverses associations privées dont nous faisons partie, de même ceux qui s'engagent dans une action politique assument des obligations les uns envers les autres. Ainsi, alors que l'obligation politique des contestataires vis-à-vis de l'ensemble des citoyens est problématique, des liens de loyauté et de fidélité se développent néanmoins entre eux quand ils cherchent à défendre leur cause. En général, une association libre sous une constitution juste suscite des obligations, à condition que les objectifs du groupe soient légitimes et que son organisation soit juste. Ceci est aussi vrai en politique que dans d'autres associations. Ces obligations ont une immense importance et elles imposent au comportement des individus de nombreuses limites. Mais elles sont distinctes de l'obligation d'obéir à une juste constitution. Mon examen de la désobéissance civile ne se réfère qu'au seul devoir de justice; un point de vue plus large comporterait d'autres exigences.
La justification de l'objection de conscience
Dans l'étude de la justification de la désobéissance civile, j'ai supposé, pour simplifier, que les lois et les politiques contestées concernaient les affaires intérieures. Il est normal de se demander comment la théorie du devoir politique s'applique à la politique étrangère. Or, pour ce faire, il est nécessaire d'élargir la théorie de la justice pour y faire entrer le droit international public. Je vais essayer d'indiquer de quelle manière. Pour fixer les idées, j'examinerai brièvement la justification de l'objection de conscience qui refuse certains actes de guerre ou le service militaire. Je supposerai que ce refus est basé sur des principes politiques et non pas religieux ou autres; les principes utilisés pour la justification sont donc ceux de la conception de la justice sous-jacente à la constitution. Notre problème est alors de relier les principes politiques justes qui commandent la conduite des États à la doctrine du contrat et d'expliquer la base morale du droit international public de ce point de vue.
Supposons que nous ayons déjà déduit les principes de la justice en tant qu'ils s'appliquent aux sociétés prises comme des unités et à la structure de base. Imaginons aussi que les différents principes du devoir naturel et de l'obligation qui s'appliquent aux individus aient été adoptés. Ainsi, les personnes dans la position originelle se sont mises d'accord sur les principes du juste s'appliquant à leur propre société et à elles-mêmes en tant qu'elles en font partie. Arrivés à ce point, nous pouvons étendre l'interprétation de la position originelle et considérer les partenaires comme les représentants des différentes nations qui doivent choisir ensemble les principes fondamentaux pour arbitrer les revendications conflictuelles des États. Reprenant la conception de la situation initiale, je suppose que ces représentants sont privés de diverses catégories d'information. Tout en sachant qu'ils représentent différentes nations, dans lesquelles règnent les conditions normales de l'existence humaine, ils ne savent cependant rien des conditions particulières à leur propre société, de sa puissance et de sa force par rapport aux autres nations; ils ne connaissent pas non plus leur place dans leur propre société. De même les partenaires, ici les représentants des États, n'ont droit qu'à l'information suffisante pour faire un choix rationnel qui protège leurs intérêts, mais pas à celle qui permettrait aux plus favorisés de tirer avantage de leur situation particulière. Cette position originelle est juste (fair) envers les nations; elle annule les contingences et les inégalités dues à l'histoire. La justice entre les États est déterminée par les principes qui seraient choisis dans une telle position originelle. Ces principes sont politiques, car ils commandent la politique de l'État à l'égard des autres nations.
Je ne peux donner qu'une indication des principes qui seraient reconnus. Mais, en aucun cas, ils ne seront une surprise, car ce sont, je crois, des principes bien connus. Le principe de base du droit international public est un principe d'égalité. Des peuples indépendants organisés en États ont tous les mêmes droits fondamentaux. Ce principe est analogue à l'égalité des droits civiques dans un régime constitutionnel. Une des conséquences de l'égalité des nations est le principe d'autodétermination, c'est-à-dire le droit d'un peuple à régler ses propres affaires sans l'intervention de puissances étrangères. Une autre conséquence est le droit à l'autodéfense contre l'agression, y compris le droit de former des alliances pour défendre ce droit; un principe supplémentaire affirme que les traités doivent être respectés à condition qu'ils soient compatibles avec les autres principes des relations entre États. Ainsi, des traités de défense commune, correctement interprétés, devraient être contraignants, mais des accords de coopération en vue d'une agression injustifiée sont nuls ab initio.
Ces principes définissent une juste raison de faire la guerre ou, selon l'expression traditionnelle, le jus ad bellum d'une nation. Mais il y a aussi des principes qui gouvernent les moyens qu'une nation peut utiliser pour faire la guerre, son jus in bello. Même dans une guerre juste, certaines formes de violence sont strictement inadmissibles; et les contraintes concernant les moyens à utiliser sont d'autant plus strictes que les raisons de faire la guerre sont plus discutables et peu solides. Des actes autorisés pendant une guerre de légitime défense, quand ils sont nécessaires, peuvent être catégoriquement exclus dans une situation plus douteuse. Le but de la guerre est une paix juste, c'est pourquoi les moyens employés ne doivent pas détruire la possibilité de la paix ni encourager un mépris de la vie humaine qui mette en danger notre sécurité et celle de l'humanité. La direction de la guerre doit se conformer à cet objectif. Les représentants des États reconnaîtraient que leur intérêt national, du point de vue de la position originelle, est mieux servi en reconnaissant ces limitations des moyens de la guerre. En effet, l'intérêt national d'un État juste est défini par les principes de la justice qui ont déjà été acceptés. C'est pourquoi un tel État cherchera par-dessus tout à maintenir et à protéger ses institutions justes et les conditions qui les rendent possibles. Il n'est pas mû par le désir de domination. mondiale ou de gloire nationale et, s'il fait la guerre, ce n'est pas pour obtenir des avantages économiques ou territoriaux. De tels buts seraient incompatibles avec la conception de la justice qui définit les intérêts légitimes d'une société, même s'ils ont pu être fréquents dans la conduite effective des États. En tenant compte de ces hypothèses, il semble donc raisonnable de supposer que les interdits traditionnels qui englobent le devoir naturel de protéger la vie humaine seront choisis.
Or, si l'objection de conscience en temps de guerre fait appel à ces principes, elle est alors fondée sur une conception politique et non pas nécessairement sur des idées religieuses ou autres. Bien que cette forme de refus ne soit pas obligatoirement un acte politique, puisqu'elle n'a pas lieu sur le forum public, elle est basée sur la théorie de la justice même qui est sous-jacente à la constitution et qui guide son interprétation. En outre, on peut supposer que l'ordre légal lui-même reconnaisse, dans la forme des traités, la validité de certains du moins des principes du droit international public. C'est pourquoi, si un soldat reçoit l'ordre de participer à certains actes de guerre illicites, il peut refuser s'il croit en son âme et conscience que les principes qui guident la guerre ont été violés de manière flagrante. Il peut soutenir que, toutes choses bien considérées, son devoir naturel de ne pas participer à des injustices graves et à des torts faits à autrui l'emporte sur son devoir d'obéir. Je ne peux pas examiner ici ce qui constitue une violation manifeste de ces principes. Il suffira de faire remarquer qu'il en existe certains cas bien connus. Le point essentiel est que la justification s'appuie sur des principes politiques qui peuvent être pris en compte par la doctrine du contrat. Je pense que la théorie de la justice peut être développée afin de traiter ce problème.
Il existe une autre question un peu différente, qui est de savoir si, en temps de guerre, on devrait vraiment rejoindre les forces armées. Il est probable que la réponse dépendra aussi bien du but de cette guerre que de la manière dont elle est menée. Afin de préciser la situation, admettons que la conscription soit en vigueur et que l'individu doive se demander s'il va obéir à son devoir légal de faire son service militaire. Je supposerai, dans ce cas, que, puisque la conscription est une atteinte grave aux droits civiques de base, égaux pour tous, elle ne peut être justifiée par rien de moins urgent que la sécurité nationale. Dans une société bien ordonnée (ou presque juste), ce serait la défense des institutions justes. La conscription n'est autorisée que si elle est exigée pour la défense de la liberté même, c'est-à-dire non seulement des libertés des citoyens de la société en question, mais aussi de celles des personnes dans d'autres sociétés. C'est pourquoi, si une armée de conscrits court moins le risque d'être l'instrument d'aventures étrangères injustifiées, elle peut être fondée sur cette seule base, même si la conscription porte atteinte aux libertés civiques égales. Mais, de toute façon, la priorité de la liberté (en supposant un ordre lexical) exige que la conscription soit utilisée seulement quand la sécurité de la liberté la nécessite. Examiné dans le cadre de la législation (le stade qui convient à ce problème), le mécanisme de la conscription peut être défendu seulement par ces arguments. Les citoyens acceptent cette organisation comme un moyen équitable de partager la charge de la défense nationale. Certes, les risques auxquels tout individu doit faire face sont en partie le résultat d'accidents et de circonstances historiques fortuites. Mais, dans une société bien ordonnée, ces maux surgissent de l'extérieur, c'est-à-dire d'agressions externes injustifiées. Des institutions justes ne peuvent éliminer complètement ces épreuves. Le mieux qu'elles puissent faire, c'est de s'assurer que les risques de subir ces malheurs imposés sont partagés de manière plus ou moins égale pour tous les membres de la société tout au long de leur vie, sans influence de classe dans le choix de ceux que la conscription a appelés.
Imaginons alors une société démocratique avec la conscription. On peut en son âme et conscience refuser d'obéir au devoir de rejoindre les forces armées pendant une guerre donnée parce que les objectifs du conflit sont injustes, comme, par exemple, des avantages économiques ou la puissance nationale. On ne peut pas sacrifier les libertés civiques de base pour atteindre ces fins. Et il est évidemment injuste et contraire au droit international public d'attaquer la liberté d'autres sociétés pour ces raisons. Alors, dans ce genre de cas, il n'y a pas de motif juste pour la guerre, ce qui peut être assez évident pour qu'un citoyen soit justifié dans son refus de remplir son devoir légal. Aussi bien le droit international public que les principes de la justice de sa propre société appuient sa revendication. Il y a parfois une raison supplémentaire pour ce refus qui vient non pas des objectifs, mais du déroulement de la guerre. Un citoyen peut soutenir que, dès qu'il est clair que le code moral de la guerre est régulièrement violé, il a le droit de refuser de servir sous les drapeaux parce qu'il a le droit de s'assurer que son devoir naturel est bien respecté. A partir du moment où il est engagé dans les forces armées et dans une situation où on lui ordonne de commettre des actes contraires au code moral de la guerre, il se peut qu'il ne puisse plus résister à ces ordres. En fait, si les buts du conflit sont suffisamment douteux et si le risque de recevoir des ordres d'une injustice flagrante est assez grand, on peut avoir le devoir, et pas seulement le droit, de refuser. Effectivement, la conduite et les objectifs des États, surtout les grandes puissances, dans la guerre risquent, dans certaines circonstances, d'être si injustes qu'on est forcé de conclure qu'il faut rejeter tout service militaire dans un futur prévisible. Ainsi compris, un pacifisme conditionnel peut être une position parfaitement raisonnable : la possibilité d'une guerre juste est reconnue, mais pas dans les circonstances présentes.
Ce qu'il faut donc, ce n'est pas un pacifisme global, mais une objection de conscience sélective face à la guerre dans certaines circonstances. Les États n'ont pas refusé de reconnaître le pacifisme et de lui donner un statut particulier. Mais le refus de prendre part à une guerre, quelles que soient les circonstances, est une vue irréaliste, condamnée à rester une doctrine sectaire. Elle n'est pas plus un danger pour l'autorité de l'État que le célibat des prêtres pour la sainteté du mariage. En exemptant les pacifistes du service militaire, l'État peut même sembler manifester une certaine magnanimité. Mais l'objection de conscience, basée sur les principes de la justice entre les peuples appliqués à des conflits particuliers, est autre chose. En effet, un tel refus est un affront aux prétentions du gouvernement, et, quand il se répand, il peut rendre impossible la continuation d'une guerre injuste. Étant donné que les buts du pouvoir étatique sont souvent prédateurs et que les hommes ont tendance à laisser aux gouvernements la décision de faire la guerre, une résistance générale à l'égard des revendications de l'État est d'autant plus nécessaire.
Le rôle de la désobéissance civile
Le troisième objectif d'une théorie de la désobéissance civile consiste à en expliquer le rôle à l'intérieur d'un système constitutionnel et à rendre compte de sa relation avec un régime démocratique. Comme toujours, je suppose que la société en question est " presque juste ", qu'elle a une forme de gouvernement démocratique, ce qui ne veut pas dire que toute injustice grave ait disparu. Dans une telle société, les principes de la justice sont publiquement reconnus comme les fondements d'une coopération volontaire entre des personnes libres et égales. En recourant à la désobéissance civile, donc, nous voulons faire appel au sens de la justice de la majorité et indiquer de façon publique que, selon notre opinion sincère et bien réfléchie, les conditions de la libre coopération sont violées. Nous faisons appel aux autres pour qu'ils reconsidèrent la situation, se mettent à notre place et reconnaissent qu'ils ne peuvent plus compter sur notre consentement indéfini, face aux conditions qu'ils nous imposent.
Or, l'impact d'un tel appel suppose une conception démocratique de la société comme système de coopération entre des personnes égales. Si la conception de la société est différente, alors cette forme de protestation sera peut-être déplacée. Par exemple, si l'on croit que la loi fondamentale est le reflet de l'ordre de la nature et que le souverain gouverne de droit divin comme le lieutenant choisi par Dieu, alors ses sujets n'ont que les droits des suppliants. Ils peuvent plaider leur cause, mais ils ne peuvent désobéir au cas où leur appel serait rejeté. Agir ainsi, en effet, serait se rebeller contre la plus haute autorité morale légitime (et pas seulement légale). Cela ne veut pas dire que le souverain ne puisse pas se tromper, mais seulement que ses sujets n'ont pas à le corriger. Mais, dès que nous concevons la société comme une coopération entre des égaux, il est clair que les victimes d'une grave injustice n'ont aucune raison de l'accepter. En fait, la désobéissance civile (ainsi que l'objection de conscience) est un des moyens de stabiliser un système constitutionnel, même si c'est par définition un moyen illégal. Quand elle est utilisée de manière limitée et à bon escient, elle aide à maintenir et à renforcer des institutions justes tout comme des élections libres et régulières ainsi qu'un pouvoir judiciaire indépendant ayant le pouvoir d'interpréter la constitution (qui n'est pas nécessairement écrite). En résistant à l'injustice dans les limites de la fidélité à la loi, elle sert à empêcher les manquements vis-à-vis de la justice et à les corriger s'il s'en produit. Que les citoyens soient prêts à recourir à la désobéissance civile justifiée conduit à stabiliser une société bien ordonnée, ou presque juste.
II faut examiner cette doctrine du point de vue des personnes placées dans la position originelle. Elles ont à traiter deux problèmes reliés l'un à l'autre. Tout d'abord, ayant choisi des principes pour les individus, elles doivent élaborer des lignes directrices pour évaluer l'importance des devoirs naturels et des obligations, en particulier celle du devoir d'obéir à une juste constitution ainsi qu'à l'une de ses procédures fondamentales, le gouvernement par la majorité. Le second problème consiste à trouver des principes raisonnables qui s'appliqueraient à des situations injustes ou dans lesquelles l'obéissance à des principes justes est seulement partielle. Or, il semble que, étant donné les caractéristiques d'une société presque juste, les partenaires seront d'accord sur les hypothèses (qui ont été précédemment examinées) précisant quand la désobéissance civile est justifiée. Ils reconnaîtraient les critères définissant quand cette forme de contestation est appropriée. Ainsi serait indiquée l'importance du devoir naturel de justice dans un cas particulier important et la réalisation de la justice dans toute la société progresserait grâce au développement de l'estime de soi-même ainsi que du respect pour autrui. Comme la doctrine du contrat le souligne, les principes de la justice sont les principes de la coopération volontaire entre des égaux. Ne pas rendre justice à quelqu'un, c'est soit refuser de le reconnaître comme un égal -c'est-à-dire comme quelqu'un dont nous tenons compte en limitant nos actions par des principes que nous choisirions dans une juste situation d'égalité -, soit manifester le désir d'exploiter les contingences naturelles ou historiques pour notre propre avantage. Dans les deux cas, l'injustice délibérée invite à la soumission ou à la résistance. La soumission ne suscite que le mépris de ceux qui commettent l'injustice et confirme leurs intentions, alors que la résistance défait les liens de la communauté. Si, ayant fait appel pendant assez longtemps aux moyens politiques normaux pour lutter contre les atteintes aux libertés de base, les citoyens en venaient à recourir à la désobéissance civile comme moyen de protestation, ces libertés seraient davantage en sûreté, semble-t-il, que le contraire. C'est pourquoi les partenaires accepteraient les conditions qui justifient la désobéissance civile, dans les limites de la fidélité à la loi, comme un dernier recours pour maintenir la stabilité d'une juste constitution. Bien que cette forme d'action soit, à strictement parler, contraire à la loi, c'est néanmoins un moyen moralement correct de maintenir un régime constitutionnel.
Dans un exposé plus complet, on pourrait probablement expliquer de la même façon les conditions qui justifient l'objection de conscience (en supposant encore le contexte d'un État presque juste), mais je ne les examinerai pas ici. Je voudrais plutôt souligner que la théorie constitutionnelle de la désobéissance civile repose uniquement sur une conception de la justice. Même les caractères de publicité et de non-violence s'expliquent sur cette base. Et il en va de même pour l'analyse de l'objection de conscience, bien qu'elle demande une élaboration supplémentaire de la doctrine du contrat. Nulle part, il n'a été fait référence à d'autres principes que politiques; des conceptions religieuses ou pacifistes ne sont pas essentielles. Bien que ceux qui recourent à la désobéissance civile aient souvent été motivés par des convictions de cet ordre, il n'y a pas de relation nécessaire entre elles et la désobéissance civile. En effet, cette forme d'action politique peut être comprise comme une façon de s'adresser au sens de la justice de la communauté, comme un appel aux principes de coopération reconnus par des égaux. Étant un appel à la base morale de la vie civique, c'est un acte politique et non pas religieux. Il repose sur des principes de la justice du sens commun tels qu'on peut demander à chacun de les suivre et non sur les affirmations de la foi religieuse et de l'amour du prochain qu'on ne peut demander à chacun d'accepter. Je ne veux pas dire, bien entendu, que des conceptions non politiques n'auraient pas de validité. Elles peuvent, en fait, confirmer notre jugement et renforcer notre action en nous en donnant d'autres justifications. Néanmoins, ce ne sont pas ces principes, mais les principes de la justice, c'est-à-dire les termes fondamentaux de la coopération sociale entre des personnes libres et égales, qui sont à la base de la constitution. La désobéissance civile, telle que nous l'avons définie, n'exige pas d'être fondée sur des croyances sectaires, elle dérive de la conception publique de la justice qui caractérise une société démocratique. En ce sens, une conception de la désobéissance civile fait partie de la théorie du système de gouvernement basé sur la liberté.
Ce qui distingue le constitutionnalisme médiéval du constitutionnalisme moderne, c'est que, dans le premier, la suprématie de la loi n'était pas garantie par des contrôles institutionnels. Le frein au pouvoir du souverain qui, dans ses jugements et ses édits, s'opposait au sens de la justice de la communauté était limité, pour l'essentiel, au droit de résistance de toute la société ou d'une partie de celle- ci. Même ce droit ne semble pas avoir été interprété comme un acte du corps politique; un roi injuste était simplement déposé. Ainsi le Moyen Age ne connaissait pas les idées de base du constitutionnalisme moderne, c'est-à-dire l'idée du peuple souverain ayant l'autorité ultime et l'institutionnalisation de cette autorité par des élections et des parlements ainsi que d'autres formes constitutionnelles. De la même façon que la conception moderne s'est formée en complétant les idées médiévales, de même la théorie de la désobéissance civile complète la conception purement légale de la démocratie constitutionnelle. Elle tente de formuler les conditions dans lesquelles on peut contester une autorité démocratique légitime d'une façon qui, tout en étant clairement contraire à la loi, exprime néanmoins une fidélité à cette loi et fait appel aux principes politiques fondamentaux d'un régime démocratique. On peut ainsi compléter les formes légales du constitutionnalisme par certains modes de protestation illégale qui ne contredisent pas les objectifs d'une constitution démocratique, étant donné les principes qui guident une telle contestation. J'ai tenté de montrer comment ces principes peuvent être expliqués par la doctrine du contrat.
Certains peuvent reprocher à cette théorie de la désobéissance civile son absence de réalisme. Elle présuppose chez la majorité un sens de la justice, et l'on peut alors répliquer que les sentiments moraux ne sont guère une force politique importante. Ce qui gouverne les hommes, ce sont les différents intérêts : l'amour du pouvoir, du prestige, de la richesse, et ainsi de suite. Même si les individus sont habiles à fournir une justification morale à l'appui de leurs revendications dans un contexte ou dans un autre, les divers arguments qu'ils donnent ne constituent pas une conception cohérente de la justice. Leurs points de vue, à n'importe quel moment, sont plutôt des improvisations fabriquées pour défendre tels ou tels intérêts. Il faut reconnaître qu'il y a beaucoup de vrai dans une telle objection et dans certaines sociétés encore plus que dans d'autres. Mais la question essentielle demeure celle de l'importance relative des tendances qui s'opposent au sens de la justice et si ce dernier est jamais assez puissant pour être invoqué avec une quelconque efficacité.
Quelques remarques rendront l'analyse que j'ai présentée plus plausible. Tout d'abord, j'ai supposé tout au long de mon exposé que nous avions affaire à une société presque juste. Ceci implique l'existence d'un régime constitutionnel et d'une conception de la justice publiquement reconnue. Il est évident que, dans des cas particuliers, certains individus ou certains groupes peuvent être tentés de ne pas s'y conformer, mais le sentiment collectif favorable aux principes de la justice conserve une force considérable quand on y fait appel de la bonne façon. Ces principes sont posés comme les termes nécessaires de la coopération entre des personnes libres et égales. Si l'on peut clairement identifier et isoler du reste de la communauté ceux qui commettent l'injustice, le poids des convictions de la majorité peut être suffisant. Ou bien, si les adversaires sont de force à peu près égale, c'est le sentiment de la justice de ceux qui sont en dehors du conflit qui pourra être le facteur décisif. De toute façon, en l'absence de telles circonstances, nous pourrions douter de la sagesse de la désobéissance civile car, sauf si nous pouvons faire appel au sens de la justice de la société dans son ensemble, la majorité peut simplement être poussée à prendre des mesures plus répressives au cas où cela lui paraîtrait plus avantageux. Les tribunaux devraient tenir compte, dans le cas d'actes de protestation, du fait qu'il s'agit de désobéissance civile et qu'elle peut être justifiée (ou semble l'être) par les principes politiques qui sont à la base de la constitution; ils devraient pour ces raisons réduire et, dans certains cas, suspendre la sanction légale. Mais c'est le contraire qui peut se produire quand l'arrière-plan nécessaire est absent. Nous devons donc reconnaître que la désobéissance civile, appuyée sur des justifications, n'est normalement une forme raisonnable et efficace de contestation que dans le cas d'une société où le sens public de la justice exerce une influence considérable.
Il peut y avoir des malentendus dans l'interprétation de cette influence du sens de la justice. On peut penser que ce sentiment doit s'exprimer dans des déclarations de principes sincères et dans des actions exigeant à un degré considérable le sacrifice de soi-même. Mais c'est trop demander. Il est plus probable que le sentiment de la justice d'une communauté se révélera dans le fait que la majorité ne peut se résoudre à réprimer la minorité ni à punir les actes de désobéissance civile comme la loi l'y autorise, et que des méthodes brutales, possibles dans d'autres sociétés, ne sont pas réellement envisagées. Ainsi, c'est souvent de façon inconsciente que le sens de la justice influence notre interprétation de la vie politique, notre perception des modes d'action possibles, notre volonté de résister aux protestations justifiées des autres et ainsi de suite. En dépit de ses pouvoirs plus grands, la majorité peut renoncer à ses positions et accepter les propositions des contestataires; son désir de justice affaiblit sa capacité à défendre ses avantages injustes. On comprendra que le sentiment de la justice soit une force politique bien plus influente, une fois reconnues les formes subtiles dans lesquelles elle exerce son pouvoir et particulièrement son rôle pour rendre indéfendables certaines positions sociales.
Dans tout ceci, j'ai supposé que, dans une société presque juste, ce sont les mêmes principes de la justice qui sont publiquement admis. Cette hypothèse, heureusement, est plus forte que nécessaire. Il peut, en fait, y avoir des différences considérables dans les conceptions de la justice des citoyens à condition qu'elles mènent à des jugements politiques semblables. Et ceci est possible puisque des prémisses différentes peuvent conduire à la même conclusion. Dans ce cas, il existe ce que nous pourrions appeler un consensus large plutôt que strict. En général, un recoupement entre des conceptions explicites de la justice est suffisant pour faire de la désobéissance civile une forme de protestation politique raisonnable et prudente. Il est évident que ce recoupement n'a pas besoin d'être parfait; il suffit de respecter la condition de réciprocité. Les deux côtés doivent être convaincus que, si grandes que soient les différences entre leurs conceptions de la justice, ils soutiennent le même point de vue dans la situation en question et continueraient de le faire même si leurs positions respectives étaient échangées. Mais finalement il arrive un moment où l'accord nécessaire pour arriver à un jugement n'est plus possible et où la société éclate en groupes plus ou moins distincts qui soutiennent des opinions différentes sur des questions politiques fondamentales. Dans ce cas, le consensus est strictement limité à chacun de ces groupes et il n'y a plus de base pour la désobéissance civile. Supposons, par exemple, que des gens qui ne croient pas à la tolérance et qui ne toléreraient pas les autres, s'ils avaient le pouvoir, désirent protester à cause de la diminution de leur liberté en faisant appel au sens de la justice de la majorité qui défend le principe d'une liberté égale pour tous. Donc ceux qui défendent ce principe devraient, comme nous l'avons vu, être tolérants à l'égard des intolérants, aussi longtemps que la sauvegarde des institutions libres le permet; mais il est probable qu'ils seront mécontents d'être rappelés à ce devoir par des gens intolérants qui, si les positions étaient échangées, établiraient aussitôt leur propre domination. La majorité sentira nécessairement que sa fidélité au principe d'une liberté égale pour tous est exploitée par d'autres pour des buts injustes.
Cette situation illustre une fois de plus le fait qu'un sens commun de la justice est un grand atout collectif et que la coopération de tous est nécessaire à son maintien. On peut considérer que l'intolérant abuse du " ticket gratuit ", qu'il cherche les avantages de justes institutions sans remplir ses devoirs vis-à-vis d'elles en les défendant. Ceux qui reconnaissent les principes de la justice devraient toujours être guidés par eux, mais, dans une société fragmentée, comme dans une société gouvernée par les égoïsmes de groupe, les conditions de la désobéissance civile n'existent pas. Cependant un consensus strict n'est pas nécessaire, car souvent un consensus large permet de remplir la condition de réciprocité.
Il est évident que le recours à la désobéissance civile comporte des risques précis. Une des raisons à la base des formes constitutionnelles et de leur interprétation juridique est qu'elles établissent une interprétation publique de la conception politique de la justice et une explication de l'application de ses principes à des questions sociales. Jusqu'à un certain point, il est plus important que la loi et son interprétation soient bien établies plutôt que d'être établies de façon juste. C'est pourquoi on peut objecter que l'analyse précédente ne précise pas qui doit dire quand les circonstances justifient la désobéissance civile. Elle risque de conduire à l'anarchie en encourageant chacun à décider par lui-même et a pour conséquence l'abandon de l'interprétation publique des principes politiques. La réponse à une telle objection est qu'effectivement chacun doit prendre sa propre décision. Bien que les hommes aient l'habitude de chercher des avis et des conseils et d'accepter les ordres des responsables, quand ceux-ci leur paraissent raisonnables, ils sont toujours responsables de leurs actes. Nous ne pouvons nous décharger de notre responsabilité et transférer le blâme sur les autres. Ceci est vrai dans toute théorie du devoir et de l'obligation politiques compatible avec les principes d'une constitution démocratique. Le citoyen est autonome, pourtant il est tenu pour responsable de ce qu'il fait. Si nous pensons habituellement que nous devrions obéir à la loi, c'est parce que c'est la conclusion normale à laquelle mènent nos principes politiques. Il est certain que, dans un contexte proche de la justice, il y a une présomption en faveur de l'obéissance en l'absence d'arguments contraires solides. Les nombreuses décisions individuelles, libres et raisonnées, s'harmonisent dans un régime politique bien ordonné.
Mais, bien que chacun doive décider par lui-même si les circonstances justifient la désobéissance civile, il n'en résulte pas que la décision dépende de ce qui nous plaît. Nous ne devrions pas nous laisser guider par nos intérêts personnels ni par nos fidélités politiques au sens étroit. Pour agir de manière autonome et responsable, un citoyen doit prendre conscience des principes politiques qui sont à la base de la constitution et qui en guident l'interprétation. Il doit essayer d'évaluer comment ces principes devraient être appliqués dans le contexte actuel. Si, après mûre réflexion, il arrive à la conclusion que la désobéissance civile est justifiée et se conduit en conséquence, il agit en accord avec sa conscience. Et, bien qu'il puisse se tromper, il n'a pas agi selon son caprice. La théorie du devoir et de l'obligation politiques nous permet de faire ces distinctions.
On peut faire un parallèle avec le type de consensus et de conclusions auquel on arrive dans les sciences. Là aussi, chacun est autonome et pourtant responsable. Nous avons à évaluer des théories et des hypothèses à la lumière des faits, d'après des principes publiquement reconnus. Il est exact qu'il y a des travaux qui font autorité, mais ils résument le consensus de nombreuses personnes, chacune décidant par elle-même. L'absence d'une autorité qui décide en dernier ressort, et donc d'une interprétation officielle que tous doivent accepter, ne conduit pas à la confusion mais est plutôt une condition du progrès théorique. Des êtres égaux acceptant et appliquant des principes raisonnables n'ont pas besoin d'autorité au-dessus d'eux. A la question : qui doit décider? la réponse est : tous doivent décider, chacun réfléchissant par lui-même, et, avec du bon sens, de la courtoisie et de la chance, on arrive souvent à de bons résultats.
Dans une société démocratique, donc, il est reconnu que chaque citoyen est responsable de son interprétation des principes de la justice et de sa conduite en conséquence. Il ne peut exister d'interprétation légale ou socialement approuvée de ces principes que nous serions tenus moralement de toujours accepter, même si elle est donnée par une cour suprême ou une assemblée législative. Effectivement, tous les organes constitutionnels, le législatif, l'exécutif et le judiciaire, proposent leur interprétation de la constitution et des idéaux politiques qui en sont la base. Bien que la Cour suprême puisse avoir le dernier mot en réglant un cas particulier, elle n'est pas à l'abri d'influences politiques puissantes qui peuvent la forcer à réviser son interprétation de la constitution. La Cour présente une doctrine rationnellement argumentée; sa conception de la constitution doit convaincre la majorité des citoyens de son bien-fondé, si elle doit durer. La cour d'appel, en dernier ressort, n'est ni la Cour suprême, ni l'exécutif, ni l'assemblée législative, mais l'électorat dans son ensemble. C'est à lui que la désobéissance civile s'adresse d'une façon particulière. Il n'y a pas de danger d'anarchie aussi longtemps qu'existe un accord viable entre les conceptions de la justice des citoyens et que les conditions pour recourir à la désobéissance civile sont remplies. C'est une des données implicites d'un régime démocratique que les hommes puissent atteindre un tel accord et respecter de telles limites dans le cadre des libertés politiques de base. Il n'y a aucun moyen d'éviter complètement le danger d'éclatement, pas plus qu'on ne peut exclure la possibilité d'une controverse scientifique fondamentale. Mais, si la désobéissance civile justifiée semble menacer la concorde civique, la responsabilité n'en revient pas à ceux qui protestent, mais à ceux dont les abus d'autorité et de pouvoir justifient une telle opposition. Car, employer l'appareil coercitif de l'État pour maintenir des institutions manifestement injustes est, en lui-même, un usage illégitime de la force auquel les hommes ont le droit de résister à un moment donné.
Ces remarques terminent notre analyse du contenu des principes de la justice. Tout au long de cette seconde partie, mon but a été de décrire un système d'institutions qui respecte ces principes et d'indiquer les devoirs et les obligations qui en découlent. Il s'agit de voir si la théorie de la justice qui a été proposée s'accorde avec nos jugements bien réfléchis et les élargit d'une manière acceptable. Nous avons besoin de vérifier si elle définit une conception politique viable et nous aide à centrer nos réflexions sur les problèmes moraux de base les plus importants. L'analyse est restée très abstraite, mais j'espère avoir apporté quelques éclaircissements sur la façon dont les principes de la justice s'appliquent dans la pratique. Il ne faut toutefois pas oublier le champ limité de la théorie telle que je l'ai présentée. Pour l'essentiel, j'ai essayé de développer une conception idéale, ne m'arrêtant qu'occasionnellement aux différents cas de théorie non idéale. Certes les règles de priorité suggèrent des directives dans de nombreuses situations et elles peuvent être utiles si on n'y insiste pas trop. Cependant, la seule question de la théorie non idéale que j'ai examinée en détail est celle de la désobéissance civile, dans le cas particulier d'un contexte presque juste. Si la théorie idéale vaut la peine d'être étudiée, c'est parce qu'elle est, comme je l'ai supposé, la partie fondamentale de la théorie de la justice et qu'elle est donc essentielle aussi pour sa partie non idéale. Je n'approfondirai pas davantage ces questions. Il nous reste encore à compléter la théorie de la justice en voyant comment elle est enracinée dans la pensée et les sentiments humains et liée à nos fins et à nos aspirations.