Introduction
La science économique n'a pas la possibilité de se servir de la méthode à laquelle les sciences naturelles sont redevables de leurs grands progrès ; l'économiste n'a pas la faculté, en effet, d'instituer des expériences. Le physicien se sert de l'expérimentation pour étudier les effets qu'entraîne la modification d'une condition isolée. "L'expérimentation, c'est l'étude d'un phénomène provoqué". Le Savant s'efforce, par le moyen de l'expérience provoquée, de déterminer l'interdépendance ou l'indépendance des éléments ou conditions d'un phénomène donné. La préoccupation principale, au cours de l'expérimentation, est donc d'arriver à isoler la modification dont on se propose d'étudier les effets. Si cette condition d'isolement n'est pas pleinement réalisée, et si la modification que l'on se propose d'observer s'accompagne d'autres modifications encore, le résultat de l'expérience risque d'être faussé. car ce résultat ne peut être réellement satisfaisant qu'autant que, toutes autres conditions égales, la modification n'a porté que sur l'élément exclusivement dont on désire déterminer le rôle.
Les méthodes d'observation auxquelles la science économique peut recourir diffèrent complètement de celles que les physiciens ou les biologues appliquent au cours des expériences provoquées en laboratoire. Les économistes ne peuvent pas instituer des expériences. On s'est parfois, au cours de ces dernières années, en particulier aux États-Unis, à désigner par le terme de laboratoire les bureaux ou les services qui procèdent à l'élaboration des données statistiques. Mais c'est là une désignation tout à fait impropre, car les associations d'idées qu'elle engendre risquent de voiler les différences fondamentales existant entre le travail du physicien ou du biologiste dans son laboratoire et les travaux de ceux qui analysent les données statistiques concernant les prix, les salaires ou le taux de l'intérêt. Les données statistiques sont, de même que tous les phénomènes dont s'occupe la science économique, des faits de nature historique. Or la connaissance historique porte toujours sur des faits complexes impliquant la modification simultanée de conditions multiples et diverses ; l'observation de faits de nature historique ne permet par suite jamais de conclure à l'interdépendance de deux éléments donnés d'un phénomène avec le même degré de certitude que cette conclusion peut comporter à la suite d'une expérience provoquée en laboratoire. On ne peut jamais établir, en effet, que deux phénomènes d'ordre historique soient nécessairement liés entre eux, car on ne peut jamais les étudier dans un cadre où toutes les autres conditions demeureraient identiques. L'observation des phénomènes d'ordre historique est précisément caractérisée par le fait que les conditions de l'observation ne demeurent jamais identiques : "caetera non sunt paria".
La science économique doit donc appliquer d'autres méthodes que les sciences naturelles. Elle doit avoir recours à des expériences fictives. Elle doit s'efforcer de forger par la pensée, et en recourant à des constructions fictives auxiliaires, les moyens qui lui permettent de suppléer à ce que l'observation ne saurait lui fournir.
Cette méthode consiste à construire par la pensée des situations économiques fictives en partant desquelles l'économiste pourra ensuite analyser les effets de la modification isolée d'un facteur unique. L'économiste construit par la pensée une économie fictive, dans laquelle les effets de la modification qu'il se propose d'étudier ne se trouvent point faussés par la concomitance d'autres modifications. En recourant à de telles constructions, il n'oublie nullement, cependant, que les situations économiques qui se présentent dans la réalité ne sont jamais identiques à celles que comporte l'économie imaginaire qui est à l'origine de son raisonnement.
C'est là une méthode dont on a, non sans raison, dénoncé les grands dangers. Elle peut, en effet, très facilement engendrer des erreurs, mais il convient de ne pas oublier que c'est la seul dont la science économique dispose. Tous ceux qui portent des jugements sur des faits économiques, dehors même des économistes et des théoriciens, c'est-à-dire tous les hommes d'affaires, politiciens, historiens, juristes, philosophes, ont recours à cette méthode, pour la bonne raison qu'il n'en existe point d'autre. Quand on affirme, par exemple, qu'un phénomène B est la conséquence d'une autre phénomène A, on imagine en pensée une économie à laquelle manquerait uniquement le phénomène A, et on analyse par le raisonnement l'évolution qui interviendrait dans de telles conditions. L'unique différence existant entre le raisonnement de l'économiste et les jugements des profanes est que le premier s'efforce de concevoir clairement ces constructions fictives et d'en pousser l'analyse à fond, afin de déterminer jusqu'à quel point et pour quelles fins, ainsi que dans quelles limites il lui est loisible de s'en servir sans inconvénient, alors que le profane emploie ces constructions inconsciemment et sans se donner la peine de les analyser.
L'analyse minutieuse de ces constructions fictives dans leurs aspects les plus divers est une tâche que d'aucuns jugeront peut-être fastidieuse et pénible, mais c'est une tâche inéluctable et une des plus importante que comporte l'étude de la science économique. car c'est au prix, uniquement, d'un examen critique sans cesse renouvelé de ses conceptions que l'économiste peut espérer éviter des erreurs auxquelles, plus que d'autres, il est exposé.
I. La construction fictive d'une économie échangiste pure
La construction fictive d'une économie échangiste pure suppose un marché dans lequel le mécanisme des échanges ne se trouve pas faussé par des éléments étrangers ; le marché est, dans cette construction, un marché libre en ce sens que la formation des prix n'y subit l'influence d'aucun facteur autre que le jeu de l'offre et de la demande. L'économie admet, dans cette hypothèse, que la division du travail ainsi que la propriété privée des moyens de production subsistent, ce qui signifie que l'utilisation des moyens de production est déterminée par le jeu de l'offre et de la demande. L'économiste s'en tient pour commencer à cette première hypothèse. Ce n'est qu'après avoir établi toutes les conséquences qui en découlent qu'il passe à l'analyse des effets que peut déterminer l'intervention éventuelle de toutes autres conditions supplémentaires. Cette analyse des problèmes que pose l'intervention de facteurs étrangers au mécanisme des échanges constitue précisément ce qu'on appelle généralement la science ou la théorie de la politique économique.
Il est surprenant que cette méthode, logiquement impeccable, la seul qui convienne pour l'étude des problèmes en question, ait été vivement critiquée. On a prétendu y voir un parti-pris en faveur d'une politique économique libérale, et on affirmé qu'elle ne pouvait guère, ou très peu, contribuer à l'étude d'une réalité économique qui ne correspondrait pas intégralement et sur tous les points aux hypothèses admises. Il est bien vrai que la plupart des économistes ont conclu, des enseignements de leur science, que les buts que toute politique économique doit viser à atteindre peuvent le mieux être réalisés au sein d'une économie où la propriété privée des moyens de production ne se trouve pas limitée par des interventions des autorités politiques, et où le mécanisme des échanges ne subit l'influence d'aucun facteur étranger. Mais ils ne sont arrivés à cette conclusion que par l'analyse précisément de ces interventions et de leurs efforts et non pas à la suite d'un prétendu parti-pris qu'aurait engendré l'étude des problèmes d'une économie échangiste pure.
Il est vrai également que le maintien intégral de la propriété privée des moyens de production, sans limitation ou intervention d'aucune sorte, constituait, aux yeux des économistes de l'école classique, une condition "naturelle" ou "conforme à la nature des choses" et qu'ils considéraient les interventions comme des mesures "artificielles", susceptibles de "fausser" l'évolution normale. Mais, ici encore, ils avaient été amenés à l'emploi de cette terminologie par l'étude, précisément, des problèmes de l'interventionnisme. Il est compréhensible que, usant d'un langage qui était celui de leur époque, ces économistes aient désigné comme contraires à l'ordre naturel les interventions qu'ils jugeaient inopportunes et incapables d'aboutir au résultat escompté.
Sous l'influence du déisme et du théisme en honneur à l'époque de l'émancipation, on était enclin à voir, dans l'action régulière des lois de la nature révélée par l'étude des sciences, l'intervention de la providence. Il est donc compréhensible qu'en découvrant que l'action humaine était, elle aussi, régie par des lois, on ait voulu y voir l'affirmation d'une volonté divine. Tel est le sens de doctrine de l'harmonie préétablie, propre à de nombreux économistes de l'époque, et qui donne constamment lieu à des interprétations erronées. En un temps où la conception monarchique de l'État et de la société se fondait sur la mission divine des rois, appelés à régir l'économie par des décrets, l'école libérale croyait bien faire ne faisant valoir, contre cette conception, que le mécanisme des échanges sur le marché libre attestait lui aussi, dans son fonctionnement, l'action d'une volonté divine.
En élaborant la construction fictive d'un marché libre, basé sur la division du travail et sur la propriété privée des moyens de production et soustrait à toute intervention étrangère, l'école économique classique élaborait également l'antithèse logique de cette notion, à savoir la construction fictive d'une économie collectiviste fondée sur la division du travail. C'est même cette dernière construction fictive qui, dans l'étude des problèmes ayant abouti à la découverte du fonctionnement automatique du mécanisme des échanges, se trouvait logiquement — bien que d'une manière non exprimée — au premier plan. Est-il possible — se demandait-on en effet — que le tailleur reçoive du pain et des souliers, sans que le boulanger ou le cordonnier soient obligés, par une autorité pourvue d'un pouvoir coercitif ou par une règle morale à laquelle ils se soumettrait spontanément, de produire les biens nécessaires à la satisfaction des besoins de leurs concitoyens. L'idée première était, dans le problème ainsi posé, que l'autorité publique devait imposer aux producteurs l'obligation de pourvoir aux besoins des consommateurs ; ce fut pour les économistes une découverte tout à fait inattendue, qu'ils n'étaient pas loin de juger stupéfiante, de constater que les besoins des consommateurs peuvent être satisfaits même sans aucune intervention de l'autorité. En opposant les notions de productivité et de rentabilité et en analysant les rapports existant entre l'intérêt privé et l'intérêt collectif, ces économistes paraient de l'idée d'une société dans laquelle la coopération des individus serait assuré par l'action d'une autorité centrale agissant selon un plan déterminé. L'étonnement avec lequel il constatèrent l'action régulatrice exercée par le jeu de l'offre et de la demande s'explique précisément par le fait qu'ils ne s'attendaient pas à ce qu'en l'absence de toute réglementation, le mécanisme des échanges, abandonné à lui-même, règle la production et la répartition de la même manière que s'il était soumis à l'action d'une volonté centrale. L'idée du socialisme — c'est-à-dire d'une économie fondée sur la division du travail et dirigée selon un plan déterminé par une autorité centrale — n'est pas née dans le cerveau des utopistes ; ceux-ci se bornaient, au début, à préconiser des réformes visant à la création de petites unités économiques autarciques sans lien entre elles ; qu'on songe, par exemple, à la phalange de Fourier. Leurs efforts ne donnèrent naissance à l'idée d'un socialisme centralisé qu'à partir du moment où ils adoptèrent une construction auxiliaire de la science économique pour en faire le plan d'un ordre social futur.
La science économique doit évidemment analyser aussi les phénomènes qui interviennent au sein d'un système économique collectiviste. Il ne lui est possible cependant de rempli cette tâche qu'après avoir étudié, au préalable, le fonctionnement d'une économie échangiste. Toute étude des problèmes qui se posent dans la science économique suppose en effet, comme condition première, l'analyse du jeu des divers facteurs au sein d'une économie où le mécanisme des échanges ne subit l'influence d'aucun élément étranger.
II. La construction fictive de l'économie simple
De toutes les constructions auxquelles la science économique recourt il n'en est point qui ait provoqué plus de critique et même de sarcasme que celle de l'économie d'un producteur isolé qui ne produit que pour lui-même. Les plaisanteries faciles sur les "Robinsons de l'économie" constituent un thème dont ne font pas faute d'user les critiques de la science économique qui désirent se tailler un succès auprès du grand public. Une méthode scientifique ne saurait néanmoins être considérée comme inadmissible ou stérile pour la seule raison que des esprits dénués de culture scientifique sont incapables d'en comprendre la portée.
Pour analyser le mécanisme des échanges entre plusieurs individus, il faut envisager également une situation où ces échanges n'interviendraient point. La science économique ne saurait par conséquent renoncer à se servir de la construction fictive d'une économie simple ou sans échanges. Elle fait intervenir cette construction dans deux formes distinctes : celles de l'économie d'un producteur isolé et de l'économie d'une collectivité socialiste. Envisageant ici les problèmes d'un point de vue scientifique et non pas historique, nous ne saurions, pour réfuter les objections qu'on élève contre l'emploi de la notion du producteur isolé, nous référer simplement au rôle que l'économie domestique fermée a joué au cours de l'histoire. En nous plaçant dans la situation d'un Robinson, qui aurait parfaitement pu exister dans la réalité, ou en imaginant le cas — inexistant en fait — du Directeur général d'une économie collectiviste, et en le faisant agir et penser sur la base de calculs économiques qui ne peuvent intervenir, comme outils de pensée, qu'au sein d'une économie échangiste, nous ne risquons évidemment pas de nous méprendre sur le caractère fictif d'une telles construction. Quant à la question de savoir s'il est indiqué ou non de recourir à cette fiction, on ne saurait la trancher qu'en tenant compte des particularités de chaque cas concret.
La construction fictive de l'économie simple est à la base — ainsi qu'on l'a déjà vu — de la distinction entre productivité et rentabilité, dont on s'est servi dans la seconde moitié du XIXe siècle, comme d'un critère de valeur pour juger les faits qui interviennent au sein d'une économie échangiste. Aux yeux des adversaires du libéralisme, l'économie simple conçue dans la forme d'une collectivité socialiste apparaît comme réalisant l'idéal d'une économie rationnelle. Tous les faits qui interviennent au sein d'une économie échangiste sont considérés, de ce point de vue, comme bons ou mauvais selon qu'ils pourraient ou non se justifier au sein d'une économie socialiste. Seules les activités qui pourraient être considérées comme rationnelles dans une communauté collectiviste méritent, par conséquent, d'être considérées comme bonnes et productives ; quant aux autres activités des individus au sein d'une économie échangiste, elles sont déclarées nuisibles parce qu'elles ne sont que rentables mais non pas productives. Le commerce — se demandaient par exemple ces économistes — est-il productif ? et ils répondaient : dans la mesure uniquement où il a pour objet de transporter les biens préoccuper afin de les rendre accessibles aux consommateurs.
La science économique ne saurait se préoccuper de jugements de valeur de ce genre ; sa tâche est de connaître et non point de juger.
III. Les constructions fictives de l'état d'immobilité et d'économie immuable
On ne saurait concevoir l'activité humaine que comme visant à amener un état qui n'appellerait plus d'activité, soit parce que tous les besoins se trouveraient satisfaits, soit parce que — sans que les besoins soient entièrement satisfaits — une activité ultérieure serait impuissante à les satisfaire davantage. L'activité vise ainsi à amener un état d'immobilité dans lequel les conditions nécessaires pour une activité ultérieure feraient défaut.
la théorie générale de la valeur et des prix part, par conséquent, dans l'analyse du marché, de l'idée que les échanges se poursuivent jusqu'au moment où ils ne peuvent plus intervenir parce qu'aucune des parties ne saurait tirer un avantage supplémentaire des échanges auxquels il serait encore possible de procéder sur la base de ses évaluations ainsi que de celles des autres parties. Cet état d'immobilité n'est pas uniquement une fiction théorique, il intervient, en fait, régulièrement sur le marché. Au moment de la fermeture de la bourse, tous les ordres de bourse qui étaient exécutables aux cours du jour ont été effectivement exécutés, seuls demeurent inexécutés en ce moment les ordres des acheteurs qui offraient un prix inférieur à ces cours. De même à l'heure où prend fin le marché hebdomadaire, tous ceux qui étaient disposés à payer les prix exigés ont effectué leurs achats, et tous ceux qui se contentaient des prix offerts ont vendu leurs marchandises. L'ensemble de l'économie peut être considéré, de ce point de vue, comme ne constituant qu'une vaste bourse ou un vaste marché. Toutes les affaires qui, à un moment donné, peuvent être conclues aux prix offerts par les acheteurs et acceptés par les vendeurs sont effectivement conclues ; et dès que ces échanges ont été effectués, un état d'immobilité s'établit et de nouveaux échanges ne pourront intervenir que lorsque les évaluations des parties se seront modifiées.
On a objecté que la construction d'un marché sur lequel un état d'immobilité s'établirait à la suite d'une série d'échanges est inadéquate et insuffisante du fait qu'elle ne concernerait que les échanges des biens de rang inférieur provenant de stocks déjà existants et ne saurait fournir par contre aucune indication sur la production et la formation des prix des moyens de production. Cette critique n'est cependant pas fondée. Les principes généraux de la théorie des prix, établis sur la base de cette construction, s'appliquent à toutes les opérations d'échange sans distinction. Le fait que les acheteurs des moyens de production recommencent à produire après la fermeture du marché et la réalisation de l'état d'immobilité et qu'ils reviendront par suite bientôt sur le marché pour y écouler leurs produits et acquérir en échange les biens dont ils ont besoin pour leur propre consommation ou pour la continuation de leur activité productrice, n'est en rien contraire à notre construction. Le fait que l'état d'immobilité du marché ne se maintient pas et qu'il prend fin par le changement des conditions qui déterminent les évaluations des individus, ce fait se concilie parfaitement avec les données de la construction envisagée ici.
De la construction fictive de l'état d'immobilité du marché, on passe sans difficulté à une autre construction fictive, à laquelle la science économique moderne s'est tout particulièrement attachée, à savoir celle de l'économie immuable, que l'on désigne habituellement pas les termes mal choisis d'économie statique, d'équilibre statique ou encore d'économie stationnaire. Cette construction suppose une économie au sein de laquelle les opérations de production de répètent constamment de manière identique, en ce sens que les biens de rang supérieur interviennent dans ces opérations en quantité et en qualité constamment égales, et parcourent uniformément les divers stades de la production, jusqu'au moment où ils parviennent, sous forme de produits finis, aux consommateurs pour être consommés par eux. Dans ce système, dont toutes les données et par suite aussi les prix de tous les biens et services demeurent inchangés, il n'existe pas d'état d'immobilité ; c'est une économie parcourue par un mouvement incessant mais uniforme. On ne saurait même affirmer qu'il y ait dans ce système un état d'immobilité des prix. La loi de l'offre et de la demande joue simplement de telle manière que les prix s'établissent constamment à un même niveau, ce qui fait qu'on peut parler ici d'un prix statique ou d'un prix d'équilibre — les classiques se servaient ici du terme du "prix naturel". On peut donc parfaitement renoncer, jusqu'à un certain point, à la supposition que toutes les conditions demeurent inchangées. Il est permis, en effet, d'admettre que les conditions se modifient mais que les changements sont exclusivement de telle sorte que leurs effets sur le jeu de l'offre et de la demande, et par suite sur la formation des prix, se compensent mutuellement. Il n'est donc pas nécessaire, dans cette construction, que les individus soient des êtres immortels qui ne vieilliraient pont et n'engendreraient point de descendance. Rien ne s'oppose, au contraire, dans notre hypothèse, à ce que les individus naissent, grandissent et meurent, pourvu que le chiffre de la population et sa répartition par catégories d'âge demeurent identiques. En ce cas, la demande des biens qui répondent aux besoins des consommateurs d'une catégorie d'âge déterminée demeure inchangée, encore qu'elle n'émane point des mêmes individus.
Il ne saurait y avoir, dans la réalité économique, de situation conforme à la construction fictive de l'économie immuable. Mais pour comprendre la nature du changement et du mouvement varié, il est nécessaire de leur opposer en pensée l'absence de changement et de mouvement varié. C'est donc une erreur de prétendre qu'on ne saurait, en partant de la construction de l'économie immuable, arriver à comprendre ce qui se passe dans une économie soumise au changement, et c'est une erreur, de même, de vouloir que la science économique renonce à sa conception "statique" pour se placer à un point de vue "dynamique". La méthode dite "statique" constitue précisément l'outil nécessaire pour l'analyse du changement. On ne saurait, en effet, comprendre la portée d'une modification qu'en l'étudiant par la méthode statique, c'est-à-dire en analysant, toutes autres conditions supposées identiques, la modification isolée d'un facteur unique. Il ne faudrait pas conclure que le recours à la construction de l'économie immuable serait d'autant plus utile pour l'étude d'une situation réelle donnée, que celle-ci se rapprocherait davantage, par l'absence de changement, des conditions de cette construction. La méthode statique s'applique dans une mesure égale, à l'étude de tous les phénomènes économiques sans distinction, quelle que soit la rapidité de l'évolution du système économique dont ils font partie.
Les critiques dont la construction fictive de l'économie immuable a été l'objet ont manqué leur but, elles n'ont pas su déceler les faiblesses de cette construction, ni montrer les dangers réels que peut entraîner son emploi irréfléchi.
L'activité, c'est le changement, et le changement se place dans le temps. Mais la construction fictive de l'économie immuable prétend éliminer le changement de l'activité, et place donc celle-ci en quelque sorte en dehors du temps. Cette construction suppose, en effet, que toutes les conditions demeurent inchangées, que les mêmes phénomènes se reproduisent constamment de manière identique, et que par conséquent, hier ne diffère pas d'aujourd'hui, ni aujourd'hui de demain. L'activité c'est le changement et la vie, alors que cette construction prétend la figer dans une forme immuable. Agir implique choisir et préférer ; mais dans la construction envisagée l'action est réduite à un mécanisme dépourvu d'âme, et qui ne présente plus rien d'humain.
La construction fictive de l'économie immuable permet toutefois de faire une constatation féconde : elle permet de mettre en lumière la nature du rôle de l'entrepreneur et de ses profits. En supposant que toutes les conditions demeurent immuables et que par suite l'action qui — nécessairement — a en vue l'avenir ne comporte plus aucun élément d'incertitude, on élimine d'un seul coup l'entrepreneur et les risques de l'entreprise, ses bénéfices et ses pertes. C'est ce qu'on a voulu exprimer, en recourant à une terminologie contestable, en disant que les gains de l'entrepreneur ne constituent pas une source statique de revenu.
Ce serait une erreur complète de croire qu'en recourant à cette construction, l'économiste veuille se représenter une situation dans laquelle les facteurs déterminant la formation des prix demeureraient immuables pendant une période donnée, si courte qu'elle soit d'ailleurs. Il ne songe nullement à imaginer une situation susceptible de se prolonger tant soit peu, mais vise uniquement à saisir l'instant fugitif pendant lequel rien ne se modifie et aucune influence nouvelle n'intervient, instant aussitôt évanoui par la survenance d'une condition nouvelle, c'est-à-dire de la modification précisément dont il se propose d'étudier les effets. La construction fictive de l'économie immuable n'est en effet que le point de départ d'un raisonnement basé sur l'hypothèse que toutes les autres conditions sont demeurées identiques. Or pour avoir le droit d'admettre que toutes les autres conditions demeurent identiques, on est bien obligé de supposer que les changements ne se produisent jamais simultanément, en sorte que tous les effets d'une première modification se trouvent épuisés et l'état d'immobilité revenu au moment où il se produit une modification nouvelle.
Ce n'est qu'avec ces réserves qu'il est permis de recourir à la construction fictive de l'économie immuable, et on ne doit s'en servir que dans le but exclusivement que nous avons précisé, à savoir l'étude des rapports existant entre les prix et les coûts et par suite des risques de l'entrepreneur. Pour peu qu'on s'écarte de ce but et qu'on cherche à voir dans cette construction autre chose qu'in outil de pensée adapté à l'étude des problèmes en question, on se heurte aussitôt à des contradictions qui ne permettent pas de pousser le raisonnement jusqu'à ses dernières conséquences. On ne saurait, en effet, concevoir l'économie immuable comme un état durable pour la raison précisément qu'il n'y a pas de place dans cette construction pour un motif d'action, pour une initiative économique, c'est-à-dire pour la fonction de l'entrepreneur. Or l'activité des entrepreneurs est indispensables à la vie économique dans notre construction. Les divers moyens complémentaires de la production ne sauraient en effet se combiner d'eux-mêmes — c'est-à-dire sans l'intervention de l'action humaine — de manière à engendrer les biens de consommation.
La théorie générale de la valeur et des prix doit, dans les principes qu'elle pose, partir de l'hypothèse que les biens et les services économiques s'échangent directement, sans l'intervention d'un moyen d'échange d'usage général tel que la monnaie. C'est là une hypothèse indispensable pour montrer que les rapports d'échange sont déterminés, en dernière analyse, par les évaluations des consommateurs. Il n'est permis d'y recourir du reste qu'à condition de ne jamais oublier qu'un marché sans monnaie ne saurait exister et de ne tirer des raisonnement basés sur ces prémisses aucune conclusion concernant la théorie monétaire.
La construction fictive de l'économie immuable implique à vrai dire l'échange indirect et le calcul monétaire. mais on n'a pas cru devoir préciser les conditions dans lesquelles l'échange indirect intervient dans le cadre de cette construction. Dans un système qui exclut toute possibilité de changement, le producteur ne saurait envisager pour l'avenir aucun imprévu. Il ne lui est donc pas nécessaire de tenir une caisse, car il peut prévoir exactement à l'avance de quelle somme il aura besoin à un moment donné. Il peut donc investir immédiatement le montant intégral de ce qu'il touche, c'est-à-dire le prêter à nouveau de telle manière qu'il lui sera remboursé au moment précis où il en aura besoin. Supposons par exemple qu'on ait recours, dans notre économie imaginaire, à une monnaie réelle telle que l'or. Dans la mesure où les conditions de cette économie se rapprochent de celles de l'économie immuable, les producteurs réduisent leur encaisse et l'or devenu libre se trouve de nouveau investi dans l'industrie. Au moment où l'état d'équilibre est entièrement réalisé, il n'existe plus, dans ce système, de caisse. Les producteurs possèdent, à la place de leur argent, des comptes plus ou moins importants selon les circonstances auprès d'une banque centrale ; ces créances deviennent exigibles, au moment nécessaire, pour le montant précisément dont les producteurs doivent pouvoir disposer en vue de paiements immédiats. La banque centrale, de son côté, n'a pas besoin de disponibilités monétaires pour faire face ponctuellement à ses engagements, car le montant des sommes qu'elle doit verser chaque jour à ses clients se trouve exactement compensé par les versements quotidiens de ces derniers, en sorte que toutes les opérations s'effectuent par voie de compensation, sans que jamais un solde subsiste pour lequel il serait nécessaire de recourir à un versement en espèces. dans un tel système, la "monnaie" cesse d'être en vérité une monnaie, c'est-à-dire un moyen d'échange d'usage général, pour n'être plus qu'un moyen purement abstrait de calcul, ayant à peu près le caractère que la fantaisie de nombreux économistes et l'ignorance de la plupart des profanes, attribuent faussement à la monnaie. L'emploi et l'intervention de cette monnaie abstraite ne sauraient en rien modifier les rapports d'échanges ; elle demeure complètement en dehors de l'activité économique. Ce n'est donc plus une monnaie, mais l'auxiliaire irréel et logiquement inconcevable d'un impossible calcul. L'hypothèse de l'économie immuable, caractérisée par la fixité de tous les facteurs économiques et de tous les rapports d'échange implique certes que le pouvoir d'achat de cette monnaie inopérante est tout à fait stable — stabilité qui n'est concevable du reste qu'au sein de cette construction.
La construction de l'économie immuable est susceptible, à condition cependant d'être employée avec discernement, de fournir des enseignements précieux auxquels il eût été impossible d'aboutir par une autre voie. Il convient néanmoins de ne jamais perdre de vue qu'il ne s'agit que d'une fiction qui ne saurait se trouver réalisée dans la vie économique réelle. L'activité, telle qu'elle se présente au sein de cette construction, constitue en effet un cas-limite où se confondent l'action et l'inaction et où le comportement conscient s'identifie à la réaction automatique. C'est précisément parce qu'elle unit en elle des éléments logiquement inconciliables que la construction de l'économie immuable se heurte à une contradiction interne ; là est sa faiblesse ainsi que la source des erreurs susceptibles de vicier les raisonnements dont elle forme la base et d'en compromettre les conclusions. Il n'est possible d'échapper à ces dangers que si l'on se représente clairement que l'analyse porte uniquement sur les forces qui tendent, dans toute action économique, à amener une situation conforme aux conditions d'une économie immuable, mais que la construction de l'économie immuable constitue, en elle-même, un cas-limite jamais réalisé. Ce serait donc un jeu stérile de l'esprit que d'exprimer l'état d'équilibre du système à l'aide d'équations, et il serait tout à fait vain de chercher à tirer d'une analyse de ce genre, qu'elle s'exprime ou non dans un langage mathématique, des conclusions quelconques pour l'action réelle.
Il est, il est vrai, possible à l'aide de cette construction fictive, de se représenter comment se forment les évaluations des biens de rang supérieur et d'exprimer celles-ci au moyen d'un système d'équations? Ces équations traduiront alors l'état d'équilibre d'une économie hypothétique, mais ne fourniront aucune indication sur les conditions dans lesquelles l'état d'équilibre en question pourrait se réaliser. C'est donc une erreur de penser qu'il serait possible, en partant d'une économie qui ne se trouve pas en état d'équilibre, de déterminer, au moyen d'équations de ce genre, l'état d'équilibre vers lequel tend, à un moment donné, l'économie en question. Ce n'est point parce qu'une telle méthode exigerait des calculs trop compliqués et trop nombreux qu'elle ne se prête pas à l'utilisation pratique : elle st inutilisable parce qu'elle suppose des données qui ne sauraient être connues avant la réalisation de l'état d'équilibre. A supposer même que l'on sache comment les producteurs évaluent, dans la situation présente, les divers biens et qu'on soit fondé à admettre qu'ils ne modifieront pas leurs évaluation tant que subsisteront les mêmes conditions, il est impossible de prévoir comment s'établiront leurs évaluations à un moment futur, lorsque la situation présente se sera modifiée. Or l'évolution progressive de l'économie vers un état d'équilibre modifiera forcément — nul ne le contestera — les conditions existantes. Il est impossible de prévoir à l'avance les fluctuations futures tant de la demande que de l'offre, et il est impossible de les déduire des données concernant leurs fluctuations passées et des conditions existant à l'état présent, même si l'on est fondé à admettre que, toutes autres conditions demeurant égales, la demande ne varierait point. Car l'évolution de l'économie vers l'état ‘équilibre aura précisément pour effet de modifier le jeu des facteurs qui déterminent la demande. Nous avons beau savoir comment la demande de pain s'est comportée dans le passé, nous ne pouvons rien en déduire quant à la manière dont les consommateurs réagiront dans l'avenir à une modification de l'offre. C'est la méconnaissance de cette vérité fondamentale qui est à l'origine des erreurs qu'entraîne l'application des méthodes mathématiques à l'analyse économique.
La construction de l'économie immuable a été correctement utilisée, par exemple, par J.B. Clark dans le raisonnement où pour étudier la productivité limite du capital et de la main-d'oeuvre il fait intervenir successivement deux systèmes économiques fictifs, en admettant, dans une première hypothèse, que les quantités de capitaux demeurent identiques et que les deux systèmes ne se distinguent que par la quantité de la main-d'oeuvre disponible, et en supposant ensuite dans une seconde hypothèse, que la quantité de main-d'oeuvre demeure identique tandis que seule varie la quantité de capitaux disponibles [1]. C'est, de même, se servir correctement de cette construction que de comparer deux systèmes qui ne diffèrent que par la quantité de monnaie en circulation de telle sorte qu'à la quantité totale de monnaie "A" du premier système correspond une quantité "A b" dans le second système, et qu'à chaque montant de monnaie "a" du premier système correspond un montant "a b" dans le second système ("b" pouvant être plus grand ou plus petit que 1) afin de démontrer, par cette comparaison, que la quantité de monnaie en circulation est indifférente, qu'il ne saurait y avoir dans une économie ni un excédent ni un manque de monnaie, et que toute quantité de monnaie quelle qu'elle soit, suffit pour assurer à une économie tous les avantages que comporte l'emploi d'une monnaie. Il serait incorrect, par contre, de tirer, de la comparaison de ces deux systèmes, la conclusion qu'une modification de la quantité de monnaie en circulation dans le premier système, qui passerait par exemple de la quantité "A" à la quantité "A b", aboutirait à un nouvel état d'équilibre, dans lequel les anciens prix seraient par rapport aux prix nouveaux dans la proportion de 1:b [2]. Or c'est précisément cette conclusion erronée qui se trouve à la base d'un grand nombre de théories quantitatives de la monnaie, ainsi que des équations dont se sert la théorie mathématique de la monnaie.
Dans la construction de l'économie immuable la monnaie joue le rôle uniquement d'un moyen de calcul économique. Or les calculs sur lesquels se fondaient les actes qui ont abouti à l'établissement de l'équilibre n'étaient point basés sur cette monnaie fantôme, mais sur la monnaie réelle. Il n'est pas permis d'oublier cette différence dans les raisonnements de la théorie monétaire. La théorie monétaire ne peut se baser dans son analyse que sur un seul fait, à savoir l'encaisse des consommateurs et des producteurs. Et la construction de l'économie immuable ne saurait fournir d'indications concernant cette encaisse.
On ne saurait dire au juste si le recours à cette construction a été en définitive utile ou nuisible à la science économique. Mais les erreurs qu'elle a pu engendrer ne proviennent à coup sûr que d'une utilisation incorrecte de ses données ; il est impossible par contre de ne pas reconnaître qu'elle constitue un moyen d'analyse indispensable pour l'étude du rôle des entrepreneurs et de la nature de leur fonction économique.
IV. La construction fictive de l'économie stationnaire
On a souvent confondu la construction fictive de l'économie stationnaire avec celle de l'économie immuable. Or ce sont en réalité des notions tout à fait différentes.
L'économie stationnaire suppose que la richesse moyenne et les revenus moyens des producteurs et des consommateurs ne varient point. Il est possible d'admettre dans cette construction l'existence de changements qui seraient inconciliables avec les données d'une économie immuable. C'est ainsi que la population pourrait s'accroître ou diminuer, à la seule condition que la quantité des biens disponibles augmente ou diminue dans la même proportion. La répartition de la demande pourrait, de même, varier, pourvu que les modifications se produisent avec une lenteur telle qu'il suffise, pour opérer les transferts de capitaux d'une industrie à l'autre, de ne pas remplacer les biens de production usés dans la branche dont on se propose de restreindre l'activité et de les remplacer par contre dans la branche que l'on se propose d'étendre.
A la notion de l'économie stationnaire s'opposent les notions de l'économie en progrès et de l'économie en régression. La moyenne de la richesse et des revenus des producteurs et des consommateurs augmente dans l'une de ces deux constructions, et diminue dans l'autre.
L'inconvénient de ces constructions est qu'elles ne sauraient être utilisées avec une rigueur scientifique que si l'on possédait un critère pour évaluer l'étendue de la richesse et des revenus. L'absence de tout critère de ce genre réduit considérablement l'utilité de ces constructions pour la science économique ; elles jouent cependant un rôle considérable encore que fort discutable dans l'histoire et dans la politique économiques.
V. Le problème d'une théorie économie dynamique
Il était fatal, du moment qu'on avait appliqué le terme de statique à la construction de l'économie immuable, qu'on invoquât la nécessité, pour la science économique, d'abandonner le point de vue statique pour adopter une méthode dynamique. On s'est cependant abstenu de préciser exactement en quoi cette méthode dynamique consisterait. Au sein d'une économie immuable, les conditions peuvent se modifier sous l'influence de facteurs extérieurs, étrangers au système, et qui en détruisent l'équilibre. La méthode statique permet précisément d'établir comment se réalise, en ce cas, un nouvel équilibre correspondant aux conditions nouvelles ; c'est même en cela que consiste l'utilité et la valeur essentielle de la méthode statique.
Il n'y a donc pas de place dans l'analyse économique pour une méthode soi-disant dynamique, à moins qu'on ne prétende désigner par ce terme l'ensemble des connaissance de la science économique. Le terme de science économique statique était mal choisi et il n'est pas indiqué par suite d'opposer à cette science statique une science prétendue dynamique. La science économique se donne pour objet, dans l'étude de l'activité économique, d'analyser des changements, et elle peut donc toujours être considérée, à ce titre, comme une science dynamique. L'emploi des constructions fictives de l'état d'immobilité, de l'économie immuable et de l'économie stationnaire constitue uniquement un travail préparatoire pour l'étude de changements et de mouvements. Mais la méthode dont la science se sert pour analyser les changements des conditions, ainsi que les activités que ces changements déterminent, cette méthode est, toujours et nécessairement, statique ; elle vise à établir de quelle manière et dans quelles conditions pourrait se réaliser un nouvel état d'immobilité ainsi qu'un nouveau mouvement uniforme.
VI. La construction fictive d'une division fonctionnelle dans l'économie échangiste
Pour l'étude de l'activité qui s'exerce dans des conditions changeantes, la science économique a recours à la construction fictive d'une division fonctionnelle de l'économie. Cette construction fait intervenir les catégories de l'entrepreneur, du travailleur, du propriétaire foncier, du capitaliste et du consommateur. Les termes dont la science économique se sert pour désigner ces catégories praxéologiques sont identiques aux termes employés, dans l'histoire économique et dans l'analyse des faits contemporains, pour désigner des types idéaux qui remplissent, dans ces dernières disciplines, un rôle différent de celui qui jouent les catégories correspondantes dans la théorie économique et il convient par conséquent de les en distinguer nettement. La science économique se sert des catégories praxéologiques pour établir la théorie de la division fonctionnelle de l'activité ; l'histoire économique par contre et l'étude des faits contemporains se proposent, en établissant les types en question, de préciser la répartition individuelle des activités dans la période historique qui fait l'objet de leurs recherches [3]. Les sciences économiques historiques doivent évidemment utiliser, dans leurs recherches, les résultats fournis par la théorie économique ; elles se servent, pour construire les types qu'elles étudient des catégories établies par la pensée praxéologique ; mais cela ne change rien au fait que les types en question diffèrent par leur nature logique de ces catégories. les catégories praxéologiques se rapportent à des fonctions économiques conçues d'une manière abstraite, tandis que les types désignent des individus concrets qui ont vécu et agi réellement. Ces individus ne sont jamais l'expression d'une fonction unique. Ils sont, à tout le moins, toujours des producteurs (au sens le plus large de ce terme en y comprenant également les propriétaires des moyens de production) en même temps que des consommateurs et ils sont souvent, à la fois, travailleurs, propriétaires, entrepreneurs, etc.
Mais la tentative de la science économique de concevoir, en recourant à la construction fictive de la division fonctionnelle de l'économie, les diverses fonctions comme entièrement distinctes ne saurait réussir entièrement. Car il est impossible, sans aboutir à des contradictions, de raisonner comme si ces fonctions étaient entièrement séparées.
L'entrepreneur qui ne serait qu'entrepreneur doit être par définition considéré comme distinct du propriétaire des moyens matériels de production. Il est donc dépourvu de ressources. Les capitaux dont il a besoin pour la gestion de son entreprise lui sont fournis, sous forme de prêts, par les capitalistes. Et même s'il achète, avec les capitaux empruntés, les moyens matériels de production qui lui sont indispensables, et devient par suite propriétaire au sens juridique du terme, il reste dépourvu de ressources parce que sa propriété se trouve contrebalancée par le montant de ses dettes. Si l'entreprise réussit et si elle assure des profits, ceux-ci sont acquis à l'entrepreneur. Mais si par contre l'entreprise échoue, les pertes, qui ne peuvent être mises à la charge de l'entrepreneur dépourvu de ressources, devront être supportés par ceux qui ont mis à sa disposition, sous forme de crédits, les fonds nécessaires à l'exploitation de l'entreprise. Les propriétaires fonciers pourront certes rentrer en possession du terrain loué et que la faillite de l'entreprise ne saurait leur enlever, en sorte qu'ils ne perdront que le montant courant des bénéfices qu'ils avaient escomptés. Les capitalistes par contre devront supporter intégralement les pertes occasionnées par l'effondrement de l'entreprise.
Dès lors, tout capitaliste ou propriétaire foncier se trouve être nécessairement en même temps un entrepreneur. La notion juridique du rapport existant entre le propriétaire des moyens de production et l'entrepreneur est, de ce point de vue, tout aussi indifférente que le fait, pour l'entrepreneur, d'emprunter les capitaux dont il a besoin et d'acheter ou de louer, à l'aide de ces fonds, les moyens matériels de production. Ces modalités n'influent que sur la répartition des risques de l'entreprise entre les propriétaires et les entrepreneurs avec lesquels ils collaborent. Les capitalistes et les propriétaires fonciers ne sauraient jamais échapper complètement à leur rôle d'entrepreneurs ainsi qu'aux risques qu'il comporte. Leurs revenus contiennent par suite toujours un élément de profits, à moins que ceux-ci n'aient été compensés par les pertes de l'entreprise.
S'il est impossible de concevoir un capitaliste ou un propriétaire foncier qui n'exerceraient pas en même temps des fonctions d'entrepreneurs et ne supporteraient pas des risques d'entreprise, il est impossible également d'imaginer un entrepreneur complètement dépourvu de ressources. Un tel entrepreneur serait en vérité un employé du propriétaire, avec une participation de 100 % aux bénéfices et sans participation aux pertes.
La fonction d'entrepreneur consiste dans l'investissement de moyens de production en vue d'une activité productrice, et les risques de l'entreprise proviennent de l'incertitude quant aux conditions futures du marché. Ces risques sont inséparables de la possession des moyens matériels de production. Le propriétaire de ces moyens de production les supporte nécessairement, car la valeur de chaque moyen de production dépend de l'état du marché et peut augmenter ou diminuer avec les fluctuations de l'offre et de la demande. Si, d'autre part, le propriétaire a investi ses capitaux en acquérant ses créances sur des entrepreneurs, il devra supporter les fluctuations du pouvoir d'achat de la monnaie et les conséquences de la solvabilité ou de l'insolvabilité de son débiteur. L'idée d'une division fonctionnelle entre les fonctions des entrepreneurs et celles des propriétaires est, bien que pour des raisons différentes, tout aussi pleine de contradictions que les types d'entrepreneurs purs ou de capitalistes purs dont se servent l'histoire économique et l'étude des faits contemporains.
Dans la construction fictive de la division fonctionnelle de l'économie, les entrepreneurs sont les propriétaires des moyens matériels de production en tant qu'ils encourent des risques de profit ou de perte qui peuvent résulter des modifications de l'état du marché. Les capitalistes et les propriétaires fonciers sont, dans cette construction, les propriétaires en tant qu'ils subissent les conséquences des changements de valeur qui interviennent sur le marché par le seul fait du temps qui s'écoule.
C'est dans ce sens uniquement que l'on peut distinguer entre propriétaires et entrepreneurs. Les termes d'entrepreneurs et de propriétaires servent à désigner et à distinguer par la pensée des fonctions qui même dans la construction praxéologique, apparaissent comme inséparables.
La valeur du travail dépend elle aussi de l'état du marché et le salaire des travailleurs est déterminé par le jeu de l'offre et de la demande. Mais le travailleur vend ses services contre une rémunération en espèces immédiate, et ses gains ne dépendent pas, dans ces conditions, de l'état futur du marché ; on peut dire, de ce point de vue, qu'il se décharge des risques de l'entreprise sur l'entrepreneur. Toutefois, dans la mesure ou le travailleur a effectué des dépenses en vue de se spécialiser dans une branche particulière., il supporte lui aussi des risques d'entreprise. Le salaire de l'ouvrier qualifié comporte — au cas où les conditions auraient évolué entre le moment où il a entrepris des dépenses pour acquérir une qualification déterminée et le moment où il vend ses services de travailleur qualifié — un élément qui doit être considéré, selon qu'il est positif ou négatif, comme représentant des gains ou des pertes d'entreprise. Si la demande des services qu'il peut fournir augmente, le travailleur touche des gains d'entreprise, et si cette demande diminue il peut perdre entièrement ou en partie ce qu'il a dépensé pour sa formation dans la spécialité donnée.
Il est bien évident que dans notre construction le "consommateur" ne représente, lui aussi, que l'abstraction d'une fonction, et qu'il ne saurait y avoir des consommateurs qui ne seraient à la fois, selon le cas entrepreneurs, capitalistes, propriétaires fonciers ou travailleurs, pas plus qu'il ne saurait y avoir des entrepreneurs, des capitalistes, des propriétaires fonciers ou des travailleurs qui ne seraient pas en même temps des consommateurs. C'est là un point sur lequel il serait tout à fait superflu d'insister.
Conclusion
Les constructions fictives dont se sert la science économique prêtent, ainsi que nous l'avons déjà vu, le flanc à de nombreuses critiques. Mais le fait qu'elles ne correspondent pas à la réalité économique ne saurait en tous cas en infirmer la valeur. Leur fonction n'est nullement en effet de représenter la réalité, mais au contraire de donner une image qui diffère de l'économie réelle et qui, confrontée avec la réalité économique, permet d'analyser celle-ci. Ces constructions servent uniquement de base et de point de départ à une expérience hypothétique à l'aide de laquelle l'économiste se propose de déterminer les effets d'une modification donnée.
L'utilité de ces constructions et les services qu'elles rendent à la science économique ne sauraient être mises en doute. Toute pensée économique doit nécessairement y avoir recours et c'est à leur emploi que la science économique est redevable de ses résultats.
Ces constructions peuvent cependant avoir également une utilité plus directe et faciliter la compréhension de phénomènes économiques concrets. Il pourra être utile de montrer, par un exemple, la nature des services qu'une pensée qui s'appuie sur ces constructions peut rendre dans la pratique économique, ainsi que dans les recherches d'histoire économique.
Supposons ainsi que le prix d'une marchandise, exprimé en or, soit plus élevé à New York qu'à Londres ; pour bien saisir les phénomènes économiques réels qui se traduisent par cette différence de prix, il importe d'analyser tous les facteurs qui déterminent cette différence et de préciser le rôle de chacun d'eux ainsi que la part exacte qui lui revient dans l'écart envisagé. Nous devons, pour commencer, admettre que le prix statique de cette marchandise serait identique sur les deux marchés ; en constatant que les prix sont néanmoins différents, nous ne devons pas considérer le problème comme élucidé en disant simplement que le pouvoir d'achat n'est pas le même dans les deux villes. Dans l'économie immuable le pouvoir d'achat doit être, en effet, identique pour une même monnaie ou, s'il s'agit de deux monnaies distinctes, il ne pourra différer que dans la mesure exacte correspondant au change. Il est donc nécessaire de déterminer quels sont les facteurs qui ont amené cette différence et d'indiquer exactement l'influence exercée par chacun d'eux. Ce n'est qu'après avoir intégralement répondu à ces questions que nous pourrons considérer le problème comme résolu. Il ne suffira pas, dans ce but, de déterminer les facteurs généraux et universellement connus tels que les frais de transport, les droits de douane, etc. ; il y aura lieu d'envisager également tous les autres facteurs susceptibles de contribuer au même résultat. Il sera nécessaire d'expliquer complètement pourquoi cette différence de prix n'a pas disparu par suite de l'entrée en jeu de spéculateurs et de commerçants qui sont à l'affût des bénéfices que des différences de prix de ce genre peuvent procurer. Il y aura donc lieu d'établir avec précision quels sont les éléments qui ont empêché les commerçants d'intervenir, et d'acheter la marchandise sur le marché où son prix est bas pour la vendre sur le marché où son prix est élevé jusqu'à ce que l'égalité des prix se soit rétablie.
L'étude de la statistique des prix ne constitue en quelque sorte qu'un préliminaire de cette tâche ; elle ne fait que préparer l'analyse économique. Ce n'est que lorsque toutes les données disponibles ont été réunies que débute le travail de l'économiste.
Il ne saurait nullement suffire d'avoir recours, pour interpréter les statistiques économiques, à des expressions telles que "différence du pouvoir d'achat", "surévaluation" ou "sous-évaluation", "état de la conjoncture", "niveau des prix", etc. Ce qu'il faut, c'est expliquer pourquoi les prix diffèrent. Ce n'est qu'en fournissant cette explication qu'on peut prétendre donner un tableau exact des phénomènes économiques contemporains et que l'on peut estimer avoir rempli la tâche qui incombe à l'économiste pratique. Expliquer, par exemple, pourquoi les prix diffèrent considérablement en Angleterre et en Hongrie, c'est analyser l'économie de ces deux pays, c'est permettre de comprendre leur situation et leur politique économiques, c'est, enfin, montrer un des aspects de la réalité économique et de l'évolution générale du temps présent.
En procédant de cette manière (la seule qui puisse aboutir à des résultats valables), on pourra faire cette constatation surprenante que les chiffres de la statistique des prix — dont on tire souvent des conclusions prématurées et dont on use parfois avec irréflexion pour critiquer les conclusions de la science économique, en alléguant qu'elles sont en contradiction avec les "faits" — ne reposent pas toujours sur des données comparables, susceptibles d'être groupées dans des séries. On constatera, par exemple, qu'il existe, entre les marchandises auxquelles ces prix se rapportent, des différences importantes de qualité ou encore que certains éléments essentiels qui interviennent dans la formation des prix, tels que les délais de paiement, les risques, etc., n'ont pas été suffisamment pris en considération. En d'autres termes : l'étude attentive des faits engendrera une attitude critique, non envers la théorie, mais à l'égard des données statistiques.
Une telle méthode de travail suppose toutefois que l'économiste ne se borne pas à étudier en vase clos les données statistiques, et ne se contente pas de les grouper, de calculer les valeurs moyennes et de rechercher les éventuelles corrélations. Les chiffres sont une matière inerte et seule la pensée scientifique peut leur conférer une signification vivante. C'est uniquement à l'aide de la théorie et de la pensée abstraite, en apparence si étrangère à la vie, que l'économiste peut déterminer et reconnaître les problèmes qu'il est appelé à résoudre dans l'analyse de la réalité économique.
Notes
[1] Cf. J.B. Clark, Essentials of Economic Theory, New York, 1907, p. 133 ss.
[2] Cf. mon livre Theorie des Geldes und der Umlaufsmittel, 2. Auflage Munchen, 1924, p. 126 ss.
[3] Cf. J.B. Clark, The distribution of wealth, New York, 1908, p. 5 ; Böhm-Bawerk, Gesammelte Schriften, édition de F.X. Weiss, Vienne, 1924, p. 299.